ECRIRE (ENTRE) SES LANGUES EN ATELIER D`ECRITURE

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ECRIRE (ENTRE) SES LANGUES EN ATELIER D`ECRITURE
MATHIS, Noëlle - Écrire (entre) ses langues en atelier d’écriture.
Carnets : revue électronique d’études françaises. Série II, nº 7, mai 2016, p. 251-267
ÉCRIRE (ENTRE) SES LANGUES EN ATELIER D’ÉCRITURE
Une approche plurilingue des textes de Driss Chraïbi,
Wajdi Mouawad et Nancy Huston
NOËLLE MATHIS
LIDILEM
[email protected]
Résumé : Lors d’ateliers d’écriture plurilingue à l’université avec des apprenants adultes de
français langue étrangère, j’utilise des extraits de textes d’auteurs qui s’exercent à rendre
transparent le maniement de leurs diverses langues. Dans cet article, je tente de montrer
comment ces textes offrent une forme de légitimation aux apprenants afin que ces derniers
puissent également utiliser leur répertoire composé de plusieurs langues et leurs identités
plurilingues au profit de leur apprentissage langagier.
Mots-clés : Atelier d’écriture plurilingue, identités et répertoire plurilingue
Abstract : During creative writing workshops at university with French as a Second Language
adult students, I use the works of published authors who navigate amongst several languages in
their writing. In this article, I attempt to show how these texts offer a kind of legitimation to
students so that they also use their plurilingual repertoire and identities in their literacy
practices as a way to improve language competencies.
Key-words : Plurilingual writing workshops, plurilingual identity and repertoire
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Carnets : revue électronique d’études françaises. Série II, nº 7, mai 2016, p. 251-267
Dans le cadre d’ateliers d’écriture plurilingue avec des apprenants adultes de
français langue étrangère (FLE), j’utilise des extraits de textes d’auteurs qui ont la
particularité d’adopter le français comme langue principale, mais non exclusive,
d’écriture, tels Driss Chraïbi (1998), Wajdi Mouawad (2008) et Nancy Huston (1999).
Plusieurs raisons motivent mon choix : outre le choix de(s) langue(s) d’écriture, les
auteurs partagent avec leurs lecteurs certaines de leurs représentations au sujet des
langues et des cultures par le biais de leur expérience personnelle et interrogent leurs
langues en mettant en exergue leur « surconscience linguistique » (Gauvin, 2000) et en
jouant de leur répertoire plurilingue (Coste, Moore & Zarate, 1997, 2009 ; Moore,
2006). Au croisement des champs disciplinaires de la didactique des langues et du
plurilinguisme et de la littérature plurilingue, je tente de comprendre comment la mise
en évidence du répertoire plurilingue d’un auteur, par le biais d’analyses de textes en
classe, peut servir de tremplin à des apprenants-scripteurs plurilingues, en les
autorisant à utiliser leur palette de langues lors de productions écrites et d’exprimer
leurs identités linguistiques.
Ainsi, dans un contexte de création textuelle en plusieurs langues, au sein d’une
salle de classe à l’université, je me pose les questions suivantes. Quand une fenêtre
créative plurilingue est offerte à des apprenants de langues, qu’en font-ils dans leurs
textes ? Comment le répertoire plurilingue d’auteurs peut-il influencer l’écriture des
apprenants ? Comment se manifestent les identités plurilingues des apprenantsscripteurs dans leurs textes ?
Dans cet article, je présenterai successivement le contexte didactique des
ateliers d’écriture plurilingue et ce que j’entends par personne plurilingue, notamment
en lien avec le répertoire et les compétences plurilingues et plurilittératiées 1. Puis, je
définirai les écrits plurilingues selon une approche sociolinguistique en mettant en
exergue les stratégies possibles, dont le tissage codique. Enfin, je proposerai une
analyse des textes de Chraïbi, Mouawad et Huston, suivie d’une présentation et de
commentaires portant sur des textes d’apprenants.
Moore (2006: 118) propose le terme « pratiques plurilittératiées » pour définir « toute instance au cours
de laquelle la communication se construit dans plus de deux langues dans et autour de l’écrit ». La notion
de littératie se comprend comme désignant à la fois les pratiques sociales et les conceptions liées à la
lecture et à l’écriture par les acteurs sociaux précisément qui les mettent en œuvre, et prend en compte les
contextes de production / réception des pratiques langagières des individus plurilingues, considérés
comme des acteurs sociaux, en rapport au pouvoir.
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Un atelier d'écriture plurilingue
Les ateliers d'écriture plurilingue que j’anime sont caractérisés par plusieurs
facteurs. Premièrement, ils s’inscrivent dans une « approche didactique plurielle » qui
met « en œuvre des activités impliquant à la fois plusieurs variétés linguistiques et
culturelles » (Candelier, 2008 : 68). Plus précisément, les ateliers sont conçus en
prenant en compte le fait que les apprenants sont plurilingues. Ainsi, les approches
didactiques plurielles s’adressent-elles à l’ensemble des apprenants, et notamment ceux
qui possèdent dans leur répertoire langagier plusieurs langues autres que celles de
l’école ; elles permettent la mise en relation des langues dans un processus d’ouverture
et d’intégration ; elles font appel à la diversité des langues qui sont « déjà-là » sans
l’ambition de les faire apprendre et sans accorder d’importance à l’une plus qu’à
l’autre ; et enfin, elles concernent à la fois des aptitudes langagières et métalangagières.
Deuxièmement, les ateliers d’écriture plurilingues menés avec des apprenants
de FLE ont, avant tout, pour objectif de faire écrire (et dire) à des apprenants des
fragments biographiques de leurs parcours de mobilité et de leur faire découvrir leur(s)
voix. Les écrits sont des identity texts, nommés ainsi par Cummins & Early (2011),
c’est-à-dire des textes écrits, oraux et / ou performés, créés par un apprenant au sein
d’un espace pédagogique et orchestré par l’enseignant. Les apprenants y investissent
leurs identités en combinant différents modes d’écrits, de visuels sous des formes
multimodales. Précisons que, dans l’atelier d’écriture, au vu des pratiques langagières,
sont principalement mises en lumière des « identités plurilingues 2 » (Moore & Brohy,
2013). Selon Cummins & Early, an identity text « holds a mirror up to students in
which their identities are reflected in a positive light » (2011 : 3). De plus, lorsque les
apprenants partagent leur identity texts avec une audience sous formes diverses
(lecture à haute voix en classe, recueil de textes, lecture publique), ils sont susceptibles
de recevoir des feedback positifs et une affirmation de soi lors de, et après, l’interaction
avec ce public.
Troisièmement, l’atelier d’écriture plurilingue prend son inspiration dans des
récits ou processus narratifs d’origines différentes. J’en considère trois : les premiers,
ceux des auteurs publiés qui servent de base de discussion en classe. Ceux de Chraïbi
2
Les identités plurilingues sont une catégorie de l’identité (individuelle et/ou collective). Elles s’expriment
au travers de l’usage que fait un locuteur de ses langues, et au travers de ses discours sur celles-ci. Elles
sont marquées par l’instabilité et l’ambivalence. Elles se révèlent de manière différente selon les choix des
locuteurs à l’intérieur de l’ensemble de possibles, choix qui dépendent, entre autres, des trajectoires de vie
individuelle, des catégories sociales et linguistiques à disposition et des interprétations que donne
l’individu aux circonstances locales dans lesquelles il est amené à négocier la différence et à signaler ses
affiliations (Moore & Brohy, 2013 : 297).
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(1998), Mouawad (2008) et Huston (1999) font l’objet de l’analyse de cet article. Les
deuxièmes, ceux qui concernent mon propre parcours en tant que migrante plurilingue
ayant vécu l’exil et la condition d’étrangère (voir Mathis, 2014). Les troisièmes, ceux
des apprenants, de nature très variés, à la fois fragments de leurs expériences, textes
qu’ils écrivent et réécrivent au cours de la session, récits oraux de leurs parcours.
L’ensemble de ces récits, ayant une forme et une fonction d’étayage, offrent un pont
entre l’expérience narrativisée des uns et celle, à faire émerger, formuler et interpréter,
des autres. En d’autres termes, les récits offrent un tremplin entre des connaissances
« déjà-là » et celles nouvelles qui peuvent ainsi naître, balbutier et progressivement
croître.
Des personnes bi-/plurilingues
Les apprenants de l’étude sont considérées comme des personnes bi/plurilingues, comme l’entend Grosjean c’est-à-dire des « personnes qui se servent de
deux ou plusieurs langues (ou dialectes) dans la vie de tous les jours » (Grosjean, 1995 :
14), et – aspect essentiel – qui maîtrisent leurs langues et leurs variétés de langues à
des degrés différents. Certains pourront avoir une compétence développée à lire dans
une langue alors qu’écrire dans cette même langue posera plus de difficultés ; d’autres
auront recours à l’écriture comme moyen d’expression alors que leur production orale
reflètera leur hésitation. De plus, outre les compétences à des niveaux variés, l’individu
plurilingue utilise également ses différentes langues sur un continuum et peut donc
passer d’un mode monolingue à un mode bilingue. Il peut, par ailleurs, passer d’une
posture d’apprenant à celle d’expert dans des situations différentes quand le besoin se
présente.
On peut donc dire que les personnes bi-/plurilingues font usage d'un répertoire
plurilingue (Coste, Moore & Zarate, 1997, 2009 ; Moore, 2006) composé de l’ensemble
des langues et de leurs variétés linguistiques utilisées selon les situations de
communication spécifiques et en fonction des interlocuteurs. Ce répertoire plurilingue
inclurait les différentes compétences à des degrés variés dans différentes langues sur un
continuum en fonction de la situation de communication, des interlocuteurs en
présence (ou en absence), des intentions de communication, mais aussi selon « les
configurations identitaires que les discours permettent de prendre en charge
localement » (Moore, 2006 : 100).
Les personnes bi-/plurilingues sont également dotées d’une compétence
plurilingue et pluriculturelle (Coste, Moore et Zarate, 1997, 2009), considérée comme
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un ensemble global de ressources langagières et de mises en relation « au sein d’une
compétence conçue comme globale (englobante), dynamique (susceptible de
reconfigurations et d’évolutions suivant un parcours de vie), singulière (différente pour
chaque individu), et porteuse de valeurs symboliques et identitaires » (Moore, 2006:
213). Son caractère global et non segmenté est essentiel : la compétence plurilingue
n’est pas considérée comme la somme des compétences à communiquer dans
différentes langues mais comme une compétence complexe et unique qui englobe
l’ensemble du répertoire langagier à disposition (Candelier, 2008). Par ailleurs, se joint
à cette notion « des compétences de type plurilittératiées » (Dagenais & Moore, 2008 :
15), qui prennent en compte les façons complexes et multiples qu’une personne
possède pour donner du sens à travers ses pratiques d’écriture en plusieurs langues.
Les écrits plurilingues
Les écrits plurilingues ont été récemment définis dans les sciences humaines
par Van den Avenne (2013) qui envisage quatre types dans lesquels s’inscrivent des
phénomènes différents de contacts de langues : les textes translittérés, les textes
mixtes, les textes bilingues, les textes reflétant implicitement une situation bilingue.
Avant de les définir, je tiens cependant à justifier la prise en compte d’une notion
émanant du champ de la sociolinguistique plutôt que de la littérature ou des études
littéraires. En effet, on pourrait se référer aux travaux de Dion, Lüsebrink & Riesz
(2002) pour distinguer les différentes « stratégies de détour » à disposition des auteurs
plurilingues, soit « le passage d’une langue à l’autre », « l’écriture de deux ou plusieurs
langues à la fois », « l’alternance des langues ». Toutefois, se présentent deux défis
majeurs. Le premier consiste en la présence très forte, dans le domaine de la littérature
et de la critique littéraire, d’une (dé)limitation importante entre ce que constituent
langues maternelles et langues étrangères et, par conséquent, l’usage de notions telle
que l’interférence qui n’est plus utilisée dans la conception actuelle du plurilinguisme.
Le deuxième est, de ce fait, qu’il ne prend pas en compte ni le répertoire plurilingue de
l’auteur et la possibilité propre à toute personne bi-/plurilingue de naviguer entre
langues et discours, comme explicité dans la section précédente, ni le fait que l’auteur
pourrait avoir plusieurs langues maternelles.
Revenons à Van den Avenne. Ses deux premiers types d’écrits plurilingues
conviennent partiellement pour décrire les écrits des auteurs étudiés en classe et les
textes écrits par les apprenants. En effet, les textes translittérés « sont des textes écrits
dans une graphie ‘importée’ d’une langue différente de celle dans laquelle est écrite le
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texte » (Van den Avenne, 2013 : 248). De tels textes mettent en valeur le fait qu'une
langue peut être écrite dans une graphie autre que celle dans laquelle elle est écrite
dans son contexte d'origine (l’arabe écrit en alphabet latin par exemple). L’utilisation
d'une autre graphie soulignera un rapport de pouvoir par rapport à la norme de la
langue dans laquelle le texte est écrit. Les textes mixtes, quant à eux, « sont caractérisés
par des changements de langue en cours de texte, c’est-à-dire des phénomènes
d’alternance codique et de mélange de codes » (ibid. : 249). Ils seraient caractérisés par
l’utilisation de plusieurs codes linguistiques et registres de langues qui se manifeste par
l’emprunt, l’alternance, entre autres, tout en sachant qu’en général ils sont marqués par
une langue de base et que l’alternance, par exemple, peut ne concerner que de brèves
insertions.
Une perspective supplémentaire à apporter aux écrits plurilingues serait celle
du tissage codique (code-meshing) défini par Canagarajah (2006, 2011) comme une
stratégie de communication plurilingue qui, ni ne sépare les codes linguistiques et leurs
utilisations en fonction des contextes appropriés, ni ne suggère une hiérarchisation
entre plusieurs codes, comme le ferait l’alternance codique. Canagarajah précise qu’il
s'agit, pour le scripteur plurilingue, de « shuttle between languages, treating the
diverse languages that form their repertoire as an integrated system » (Canagarajah,
2011 : 401). En d'autres termes, le tissage codique fait référence à la fusion de codes et à
leur utilisation dans le même texte, et ce, ajoute Canagarajah (2006), afin de servir les
intérêts des apprenants et de valoriser leurs identités plurielles. Sont donc remises en
question les frontières des langues. De plus, à la dimension des codes linguistiques,
Canagarajah ajoute la dimension multimodale, pour les apprenants-scripteurs, qui leur
permet d'utiliser, parmi les mots écrits, d’autres modes de communication tels que les
images, les photos, les symboles, les espaces, les icones. Si Canagarajah propose le
code-meshing pour l’écriture au sein d’une salle de classe, il s’applique à tout écrit par
tout scripteur faisant partie, ou ayant navigué, entre des communautés multilingues. Ce
phénomène n’étant pas nouveau, Canagarajah suggère que les apprenants provenant de
communautés multilingues puissent s’inspirer des traditions de littératies multilingues
et multimodales qui leur sont proposés de par leur héritage culturel et traditionnel.
Par ailleurs, l’écrit plurilingue est également un écrit dialogique. Dans l’atelier
d’écriture, je conçois, en effet, les textes des auteurs retenus à la fois comme pré-textes
au sens littéral du terme - ceux qui précèdent le texte – et comme prétextes à l’écriture
des apprenants du groupe. En effet, les textes d’auteurs font l’objet d’interactions orales
en classe durant lesquelles, non seulement sont discutés le contenu du texte, le style
d’écriture, les choix linguistiques, mais aussi permis, entre ces analyses textuelles, des
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récits d’expérience personnelle de mobilité et d’altérité des apprenants, entremêlés de
leurs langues autres que la langue cible. Je considère donc les textes d’auteurs et les
interactions comme des pré-textes. Et ce qui précède le texte demande réponse : le prétexte est un prétexte au dialogue. Il demande réponse, et celle-ci se manifeste et se
concrétise dans le texte écrit par les apprenants qui (re)prend certaines des discussions
en classe, et aussi certains des procédés linguistiques utilisés par les auteurs selon le
principe d’intertextualité.
En utilisant des textes qui offrent un miroir de la réalité des apprenants
plurilingues, on retrouve ce que Cicurel appelle « le principe de réciprocité » dans l’acte
de lecture, selon lequel le texte est « envisagé comme une partition dont les lecteurs
seraient les interprètes » (Cicurel, 2000 : 262). Ce qui m’intéresse, c’est le décodage
auquel procède le lecteur qui lui permet de construire une « figure énonciative » à
travers laquelle il peut se reconnaître (ou non). C’est pourquoi, dans ce qui suit, je
souhaite me pencher sur les stratégies textuelles que Chraïbi, Mouawad et Huston ont
mises en œuvre pour représenter la langue. Je chercherai ainsi à examiner comment le
texte parle la langue et comment la langue parle de l’auteur. Si j’analyse ces textes et les
procédés d’écriture mis en place, c’est parce que je tente de faire un lien entre ce que
font les auteurs que nous avons étudiés en classe et les stratégies textuelles que les
apprenants plurilingues ont déployées dans leurs propres textes, les uns ayant
influencé les autres de manière parfois tout à fait inconsciente.
Les textes des auteurs
L’écrit plurilingue de Driss Chraïbi
Né au Maroc en 1926, Chraïbi se consacre entièrement à l’écriture à partir de
1952. Les thèmes abordés dans ses romans sont le choc des cultures, l’oppression des
femmes et des enfants dans la société patriarcale et la confrontation entre les mondes
ruraux et urbains. L’extrait de Vu, lu, entendu (1998) étudié en classe met en exergue le
récit d’un narrateur-auteur relatant son apprentissage du français à l’âge de six ans. Le
texte retrace ses représentations des langues de son répertoire plurilingue : l’arabe, le
français et l’anglais et fait ressortir une série d’opposition et de tension entre les trois
langues. Cependant, il s’agit de remarquer qu’il s'agit de trois langues apprises à l’école,
qui seraient considérées comme des langues normées : l’arabe (certainement
classique), le français et l’anglais. Le narrateur-auteur ne fait pas mention d’autre(s)
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langue(s) qu'il parlait dans sa famille en tant qu’enfant et qui ne serai(en)t aucune de
ces trois.
D’abord, la langue française est décrite comme étant « sous-développée » : il lui
manque des lettres et des sons que possède l’arabe. L’altérité que représente la langue
française est mise en valeur par l’italique : il s’agit d’une « autre langue ». La perte de
sens et la confusion ressenties par l’enfant, face à cette autre langue ayant un alphabet
latin et s’écrivant selon une pratique de littératie nouvelle, sont signifiées grâce à des
termes géographiques : « le planisphère (…) représentait le globe terrestre à l’envers »,
« l’Europe en haut et l’Afrique en bas », « L’Orient à droite et l’Océan Atlantique à
gauche » accompagnés de termes exprimant l’opposition : « ce devrait être le
contraire », « à l’envers », « l’inverse du nôtre » et également des réflexions sur les
transformations physiques : « je devins gaucher », « ma tête a commencé à tourner ».
Mais surtout, l’auteur choisit une pratique d’écriture translittérée en écrivant de droite
à gauche son nom comme il le ferait en arabe : « ssird tse mon noM », évoque la notion
de « miroir » nécessaire pour « rétablir la phrase dans le bon sens : Mon nom est
Driss ». Miroir qui lui-même est mis en abîme avec le possessif « mon » qui se reflète
en « nom ». Dans les deux cas, la phrase simple d’introduction de soi est écrite en
italique : utilisant la langue française, son monde s’est profondément transformé et l’a
profondément transformé, dans son identité linguistique, altérant son regard sur luimême, son peuple et les cultures.
Puis, la langue arabe dans le texte s’inscrit dans un désir de transmettre :
« madrassa = école, koursille = chaise, calame = plume, midad = encre » comme le
font les enseignants / médiateurs de langue(s), mais surtout pour critiquer le pouvoir
attribué à la langue du colonisateur. En effet, son choix de l'alphabet latin, de l’italique
et du signe mathématique égal sont sujets à réflexion : l’alphabet latin est utilisé pour
des mots d’arabe alors qu’il aurait pu choisir d’écrire dans l'alphabet et la graphie
arabe. De plus, ces mêmes mots sont écrits en italique, pour désigner à la fois leur
caractère étranger pour lui du mot arabe étant écrit non seulement en alphabet latin,
mais aussi en français. Enfin, le signe égal tenterait d’établir une certaine équivalence
en mettant l’arabe et le français sur le même pied d’égalité. Ce serait la représentation
monolingue qu’une langue est équivalente à l’autre en mettant en correspondance leurs
dictionnaires. Cependant, si Chraïbi justement joue par le biais de ses pratiques
plurilittératiées, c’est pour signaler le poids de la colonisation française qui est passé en
outre par la langue avec, comme il le souligne dans ce même texte, « le vocabulaire de
nos ‘protecteurs’ d’outre-Méditerranée », en utilisant les guillemets autour de
protecteurs.
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Enfin l’auteur, avec beaucoup d’humour, évoque l’influence du français sur
l’anglais : « je récitai (…) avec la prononciation française : Thé ski is blu (The sky is
blue)… i âme Driss (I am Driss) ». Ce faisant, il manifeste, dans l’apprentissage de
l’anglais, l’utilisation des accents (bien français de France), soulignant ainsi (et se
moquant peut-être) des Français et de leurs compétences à parler l’anglais. Toutefois,
en tant qu’écrivain extrêmement habile de son répertoire plurilingue et plurilittératié, il
parle à son lecteur de « thé » et d’« âme » qui évoqueraient l’arabe, tout en jouant de ce
que Canagarajah (2006) appelle le code-meshing : Chraïbi ne traduit pas l’anglais qu’il
utilise pour marquer l’altérité prosodique, mais l'italique pour indiquer la
prononciation à la française, puis entre parenthèses et sans signe égal, la même phrase
en anglais corrigé est écrit sans italique, tout en transmettant en français deux mots
symbolisant l’arabe. Par ailleurs, il évoque dans son texte le fait que ses camarades l’ont
longtemps appelé « l’Angliche ». Je vois deux raisons pour lesquelles il aurait fait ce
choix. D'une part, en utilisant ce mot d’argot, composé de la première syllabe du mot
« anglais » et de la terminaison –ish du mot « english » prononcé à la française, assigné
en général par un Français à un locuteur britannique, il change complètement de
registre de langue. De ce fait, par l’adoption d’une prosodie française (de France), il
s’identifie plus à un locuteur-scripteur français qu’à un scripteur de langue arabe,
jouant ainsi de ses identités grâce à son répertoire plurilingue et plurilittératié. D’autre
part, dans le mot « Angliche », on entend également la reconnaissance d’un statut de
locuteur plurilingue expert, dans une langue non partagée par les autres locuteurs, qui
le mettent à la fois à distance et à proximité, de par sa différence, car en l’imitant ils
s’en rapprochent.
La perte de la langue maternelle de Wajdi Mouawad
Wajdi Mouawad est né au Liban en 1968. Avec sa famille, il quitte son pays
natal à l’âge de onze ans et immigre en France puis à Montréal en 1983. Homme de
théâtre, il écrit principalement des textes qui sont mis en scène. Le texte étudié en
atelier d’écriture « la langue maternelle » est un extrait du livre Seuls (2008) constitué
de réflexions autour de l’écriture, notamment celle de la genèse du texte Seuls dans
lequel un fils essaie de communiquer avec son père, tous deux exilés.
Le thème du texte est la perte de la langue maternelle, perte qui se décline de
plusieurs façons. D’abord, l’auteur-narrateur évoque son lien douloureux à la langue
maternelle : « Je tente de dire le mot fenêtre en arabe. Le disant, je le dis de manière
brisée comme tous les mots arabes que je tente de dire ». Le mot fenêtre est écrit en
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italique pour signifier l’impossible énonciation du mot en arabe. L’italique est précédé
et succédé des verbes « dire » utilisé quatre fois, « tenter » deux fois et du mot
« mot(s) » deux fois. L’impossibilité de dire, accentuée par cette répétition, est
accompagnée du rire d’un membre de sa famille : « Ma sœur éclate de rire et se moque
de moi ». L’auteur joue sur le son « ire » répété dans les verbes « dire » et « rire » que
j’interprète comme une colère (ire) intérieure, celle de non-pouvoir, renforcée par les
termes « abîme d’incompréhension », « impossible de traduire en arabe », « incapable
d’en comprendre les paroles ». Cependant, l’incompréhension ou, tout du moins, la
« conviction que cette sensation est intimement liée à la langue maternelle » se
manifeste par une quête qui se traduit dans une pragmatique du verbe : « je rentre chez
moi », « je me replonge dans l’observation », « je note dans le cahier » « je me rends
compte ». La succession de verbes indique une profonde réflexivité qui aboutit à une
autre action : « je me mets à écouter de la musique arabe ». Or, en évoquant la musique
arabe, on ressent une profonde émotion, notamment par une utilisation à profusion du
champ lexical de la musique : « chanson », « mélodie », « refrain », « chants arabes »,
« chants interminables », « mélopées », « chantonnant », « paroles ». De plus,
concomitant à l’évocation de cet univers musical, Mouawad écrit une phrase aussi
longue que la promenade heureuse dont il s’agit (« promenade », « interminable »,
« bonne humeur ») dans laquelle les nombreuses allitérations en « m » (« mélodie »,
« promenade »,
« emmenait »,
« montagnes »,
« interminables »,
« mélopées »,
« mieux », « mauvais », « humeur ») évoquent le son d’une mélodie que l’on murmure
à voix basse qui, dans les creux, est présente comme « le substrat d’une langue pour
ainsi dire ‘secrète’ » (Dion et al., 2002 : 12) même si la conscience ne peut en « dire les
mots ».
La perte ou la sensation de perte de la langue maternelle se traduit par une
pratique d’écriture comme le suggère Robin (2003). Mouawad mentionne cette
sensation dans les pages précédant l’extrait choisi, comme étant un moteur : « cette
sensation à peine perceptible prendra peut-être la forme d’un spectacle ou d’un texte,
mais aujourd’hui impossible de deviner l’histoire qui la porte » (Mouawad, 2008 : 30).
Elle lui permet d’écrire, d’être en chemin, de chercher à travers les arts, une réponse,
des réponses, en ce qui concerne ses origines, des raisons pour lesquelles il ne parlerait
plus la langue maternelle : « si je ne comprends plus l’arabe, c’est un peu à cause de la
guerre civile (au Liban) » (ibid : 49, ma parenthèse). Enfin, il s’agira également de
mentionner la dimension multimodale ajoutée à ce texte en prenant en compte
l’écriture en calligraphie arabe superposée au texte écrit en lettres d’alphabet latin. En
effet, l’écriture en langue arabe se tisse entre les lignes du texte portant sur la perte de
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la langue maternelle. En bref, Mouawad, sans utiliser l’alternance codique, fait surgir
« le substrat » d’une autre langue et joue de ses identités plurielles, en quête d’une
origine perdue mais agissant comme un fil à suivre dans l’écriture.
La réflexivité de l’écriture bilingue de Nancy Huston
Nancy Huston est née en 1953 à Calgary au Canada anglophone. Écrivaine
d’expression française et anglaise, elle s’installe à Paris à l’âge de vingt ans pour y faire
des études et débuter sa carrière de romancière en 1981 avec Les Variations Goldberg.
Douze ans plus tard, avec le roman Cantique des plaines qu’elle écrit d'abord en anglais
pour ensuite le traduire en français puisque les éditeurs de langue anglaise le refusent,
elle réalise que la traduction permet d’améliorer l’original. Depuis, elle utilise cette
technique de double écriture pour tous ses romans, mais se sert exclusivement du
français pour ses essais et articles. Dans l’atelier d’écriture, j’ai utilisé des extraits de
Nord Perdu (1999) et de Lettres parisiennes – histoires d’exil (1986) en
correspondance avec Leïla Sebbar. Ces deux textes proposent des réflexions poussées
sur la migration, l’exil, le passage d’une langue à l’autre. Je tiens à souligner que bien
que Huston utilise les notions de langue maternelle et langue étrangère, notions
largement critiquées en didactique des langues, ses textes représentent toutefois une
source d'inspiration importante pour des apprenants FLE qui se questionnent sur le
passage d’une langue à l'autre. Dans ce qui suit, je souhaite particulièrement me
pencher sur les réflexions de Huston au sujet de l’écriture bilingue, le rapport à la
langue française et certaines particularités de son style d’écriture liées à la réflexivité.
Dans la lettre VI de Lettres Parisiennes, Huston fait le récit des transformations
de son journal commencé en 1970 en anglais, et treize ans plus tard entièrement en
français. Elle fait le récit du changement de langue qui s’opère :
Les entrées sont tantôt en anglais, tantôt en français ; parfois la langue change d’un
paragraphe à l’autre, voire à l’intérieur de la même phrase. Le processus de mutation est
presque physiquement sensible à chaque page. L’un des effets de cette mutation, c’est
que les italiques ont peu à peu, elles aussi changé de bord. Avant c’était les expressions
françaises dans un texte anglais que je soulignais consciencieusement, et maintenant
c’est l’inverse. Autrement dit, dans les pages que j’écris maintenant, ce sont les mots de
ma langue maternelle qui sautent aux yeux, eux qui sont mis en valeur, eux dont le
caractère exotique est systématiquement pointé (Huston & Sebbar, 1986 : 36).
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Carnets : revue électronique d’études françaises. Série II, nº 7, mai 2016, p. 251-267
Le passage à l’autre langue lui offre une distance que sa langue maternelle ne
donne pas, et lui permet d’écrire des textes que la langue maternelle n’aurait pas rendu
possible :
Le plus grand vertige, en fait, s’empare de moi au moment où, ayant traduit mes propres
textes – dans un sens ou dans l’autre – je me rends compte, ébahie : jamais je n’aurais
écrit cela dans l’autre langue ! (Huston, 1999 : 52)
La question identitaire est permanente, notamment en ce qui concerne
l’adoption d’un style d’écriture en langue française, celle-ci étant décrite par l’auteure
grâce à la métaphore d’un être tout-puissant et intouchable :
Qui suis-je, en français ? Je ne sais pas ; tout et rien sans doute. Quand je rencontre des
lycéens, ils s’étonnent souvent des ruptures de style dans mes romans, les passages
abrupts du style « soutenu » au style « familier » (…). Il est plus facile pour moi
étrangère que pour eux autochtones de transgresser les normes et les attentes de la
langue française. C’est une très grande dame, la langue française. Une reine, belle et
puissante. Beaucoup d’individus qui se croient écrivains ne sont que des valets à son
service : ils s’affairent autour d’elle, lissent ses cheveux, ajustent ses parures, louent ses
bijoux et ses atours, la flattent, et la laissent parler toute seule. Elle est intarissable, la
langue française, une fois qu’elle se lance. Pas moyen d’en placer une (Huston, 1999 :
47).
Dans cet extrait, Huston questionne son identité en français (« Qui suis-je en
français ? ») sans vraiment répondre à la question. Cependant, elle se sert de réflexions
d’autrui, en l’occurrence de lycéens qui la questionnent sur son style et « ses passages
abrupts du style ‘soutenu’ au style ‘familier’ ». Elle justifie cette pratique en proposant
qu’il est plus facile pour une étrangère (« pour moi étrangère » est mis en opposition
avec « pour eux autochtones ») de détourner la langue (« transgresser les normes et les
attentes de la langue française »). Être en français serait, pour elle, équivalent à avoir
un style, s’autoriser à transgresser, s’écarter de la norme linguistique. Elle personnifie
la langue française en lui donnant un statut de reine et en utilisant le champ lexical de
la préciosité : « s’affairent autour d’elle », « lissent ses cheveux », « ajustent ses
parures », « louent ses bijoux et ses atours », etc. Mais, le plus intéressant au niveau
linguistique, à la fin de son paragraphe, l’utilisation d’une forme d’énonciation reflétant
les propos mêmes de la discussion sur la langue française : « pas moyen d’en placer
une ». La forme familière courte après une longue énonciation en langue soutenue dans
laquelle est discutée l’autorité de la langue française en utilisant précisément cette
expression crée un « passage abrupt », un écart de langue. Elle utilise donc une mise en
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Carnets : revue électronique d’études françaises. Série II, nº 7, mai 2016, p. 251-267
abîme qui lui permet de mettre en action dans la langue ce qu’elle énonce. L’adoption
d’un style particulier, en tant qu’écrivaine étrangère, lui donne également la possibilité
de jouer avec la langue : « je commence une nouvelle phrase et aussitôt, dans ma tête,
elle bifurque, trifurque : vaut-il mieux écrire est-ce que ‘je cherche’ ou bien ‘cherchéje’ ? Peut-être ‘chercherais-je’ » (Huston, 1999 : 47). Son jeu, transformant le préfixe bien tri-, ne cherche pas à créer de néologismes, mais plutôt à faire surgir ce qui se joue
pour les personnes bi-/plurilingues : une personne bilingue, si elle est, en réalité,
trilingue pensera peut-être à jouer avec le bi- qui pour elle est tri-. De la même façon,
tout apprenant de langue française, ayant été sensibilisé à la variation devant les
différentes manières de poser la question en français, sera à l’écrit conscient de l’effet
que produira son choix. Ainsi, la réflexivité accrue de Huston sur ses processus
d’écriture d’une langue à l’autre permet-elle au scripteur plurilingue de réfléchir à son
propre maniement de plusieurs langues dans l’écriture ainsi qu’aux choix et non-choix
stylistiques en lien avec « l’autorité » de la langue et/ou la norme linguistique imposée.
Les textes écrits par les apprenantes
Les participantes à l’étude sont des adultes plurilingues qui, pour la plupart, ont
une connaissance à des degrés variés de quatre langues qu’elles utilisent avec des
compétences diverses. Elles apprennent ou perfectionnent le français, dans ma classe de
FLE niveau B2 selon le CECRL, pour des raisons diverses tels qu’augmenter leur chance
de trouver un emploi en France ou à l’étranger, intégrer un programme de formation
universitaire française, enseigner la langue dans leur pays d’origine. Très peu ont suivi
un atelier d’écriture avant celui que je décris et qui s’est déroulé en 2009 et 2010. Dans
ce qui suit, sont précisées entre parenthèses les langues comprises dans le répertoire
plurilingue de chacune.
Vera (anglais, français, inuktitut, chinois)
Vera, Canadienne, a vécu pendant deux ans dans le Grand Nord lors de ses premières
années en tant qu’enseignante :
Curieusement, j’utilise quelques mots inuktitut, même 17 ans plus tard ; les mots que
mes élèves inuit utilisaient tout le temps. Par exemple, le mot “amaanatuq” tombé de
mes lèvres de temps en temps quand je ne peux me rappeler le nom d’une chose. Parfois,
au lieu de dire à mes enfants “venez-ici”, je leur dis l’équivalent en inuktitut “kaigi”. Et,
elles le comprennent bien ! (Vera, 2010, Pond Inlet)
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Dans cet extrait, à la manière réflexive de Huston, Vera révèle son usage courant
de mots inuktitut tel que amaanatuq et kaigi écrits entre guillemets. Les identités
linguistiques de Vera se manifestent par sa compétence à apprendre et à transmettre
les langues (à ses enfants, à ses élèves et à ses lecteurs). En effet, non seulement, elle
utilise l’alternance codique en inuktitut dans son texte de manière tout à fait fluide,
mais elle en donne une explication à son lecteur francophone afin qu’il puisse en
comprendre la signification.
Thich (vietnamien, anglais, chinois, français)
Thich, Vietnamienne, a rejoint son mari en France avec l’intention de continuer
des études supérieures :
Notre phrase est construite de façon identique : le sujet + le verbe + le mot qui indique le
temps + l’objet. Il n’y a pas de conjugaison du futur ou du passé dans notre langue. Par
exemple, le vietnamien dit “ Tôi đã ăn cơm ”, le chinois dit “ 我吃饭了 ”, c'est-à-dire “ j’ai
déjà mangé ”. Les mots “ đã ” et “ 了 ” indique le temps du passé (Thich, 2010, Mes
langues).
Thich explique que le chinois et le vietnamien se construisent de la même
manière en ce qui concerne les temps : une particule temporelle est utilisée pour
signifier le temps du passé. En tant que locutrice-apprenante de plusieurs langues, elle
prend un rôle d’expert de ses langues par le biais de réflexions métalinguistiques. Elle
utilise les caractères respectifs de chaque langue tout en conservant le français comme
structure de base. Son identité en tant que locutrice plurilingue se manifeste par sa
compétence à transmettre un savoir sur différents systèmes langagiers que le lecteur
français ne connaîtra peut-être pas. L’alternance codique en vietnamien et en chinois
écrite entre guillemets a une fonction métalinguistique à caractère didactique, soit, à la
manière de Chraïbi, une volonté de faire comprendre en expliquant le fonctionnement
de deux langues asiatiques, leurs similarités et leurs différences avec le français.
Nati (géorgien, russe, anglais, français)
Nati, Géorgienne, a passé plusieurs années en Russie avant de s’installer en France où
elle a entrepris un Master en relations internationales :
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Qu'est-ce qui pourrait être plus facile à dire que quelques mots sur soi... ? C’est évident !
Mais, quand je commence à écrire : « je suis... », mon Babylon me fait perdre tous les
mots. Les quatre personnes à l’intérieur de moi commencent à parler toutes ensemble
dans une langue différente. Elles se bousculent en prétendant atteindre la page la
première. So, finalement je dirais : M e n j a z o v u t Nati. I love ma famille, t s h o v r e
b a, et j'espère que c'est mutuel (Nati, 2009, Biographie).
Lorsque Nati écrit à propos de ses langues, elle transforme le nom d’une ville en
un phénomène personnel qui fait référence à la tour de Babel, sa tour de Babel, c’est-àdire, pour elle, son chaos linguistique. Son Babylon est un lieu dans lequel les langues
sont personnifiées, à la manière de Huston. Parler de soi, c’est parler de ses langues et
de l’équilibre et du déséquilibre qu’elles convoquent, de l’absence et de la présence des
locuteurs porteurs de ces langues. Elle écrit en quatre langues : d’abord l’interjection so
en anglais, puis le français, langue cible, ensuite elle se présente en russe m e n j a z o v
u t (je m’appelle), parle de sa famille en anglais, fait référence à la Géorgie T s h o v r e b
a, et revient en français pour l’excipit. Elle enchâsse les quatre langues qui font partie
de son répertoire langagier et font référence à la famille, l’histoire, les racines, mais
aussi l’ouverture sur le monde. Ces langues entremêlées, des fils à tisser, nomment
l’attachement aux valeurs ancestrales tout en croisant passés et futurs possibles.
Discussion
Il semblerait que les extraits de textes d’auteurs étudiés en classe ont permis
aux apprenantes de mettre en lumière, dans des écrits courts, leur répertoire et leurs
identités plurilingues. On observe, en effet, des textes d’apprenantes qui, bien que
principalement rédigés en français - la langue d’apprentissage -, font appel à d'autres
langues. Ces autres langues apparaissent dans leur graphie originale (comme le
chinois, le vietnamien) et/ou dans des graphies autres que celles dans lesquelles elles
seraient écrites dans leur contexte d’origine (le cyrillique et l’inuktitut écrits en
alphabet latin). Les textes composés mettent ainsi en évidence la compétence
plurilittératiée des apprenantes, l’utilisation de l’alternance codique et du tissage
codique, mais aussi l’intertextualité existante entre les différents types de récits
proposés en atelier. On pourrait donc dire que les auteurs plurilingues, tels Chraïbi,
Mouawad et Huston, en mettant en exergue leur répertoire plurilingue, offrent une
forme de légitimation à l’utilisation de plusieurs langues et variétés de langues que les
apprenantes de langues n’utiliseraient probablement pas si le contexte didactique ne le
permettait pas explicitement.
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D’un point de vue didactique, il s’agirait d’envisager les apprenants comme des
individus plurilingues pour qui leurs identités et leur palette de langues sont propices à
leur développement plurilittératié. Les apprenants utilisent, en effet, toutes les
ressources à disposition, y compris la modalité graphique des langues, pour apprendre
et/ou perfectionner une autre langue. Par ailleurs, il serait essentiel de considérer
l’apport extrêmement riche de textes d’auteurs ayant navigué (entre) plusieurs langues,
en mettant en lumière leurs stratégies textuelles et multimodales et en les
reconnaissant, eux aussi, comme étant plurilingues. On ne peut que le constater : les
apprenantes, en utilisant leurs langues dans des textes en français, bousculent la
norme du texte monolingue essentiellement pratiqué dans les centres d’apprentissage
de langue française.
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