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Ces adolescentes qui se précipitent vers la maternité
ou le comblement de toutes les béances.
par Diane MONGIN1
L’âge moyen des femmes au moment de leur premier accouchement ne cesse
d’augmenter. Pourtant la proportion de mères de moins de vingt ans ne cesse de
s’accroître, bien que dans cette population le recours à l’IVG soit aussi de plus en
plus fréquent.
Au Toboggan2, les adolescentes que nous accueillons sont souvent enceintes mais
recourent peu à l’IVG: elles semblent s’engouffrer dans la maternité.
Après avoir donné quelques chiffres qui témoignent de cette précipitation, nous
essaierons d’en esquisser le contexte et d’en comprendre les raisons pour mieux
cerner ce que peut être notre rôle auprès d’elles.
1
Les chiffres
En France3 le taux d’IVG pour les grossesses d’adolescentes est de 62 % entre
14 et 15 ans, de 50 % de 16 à 17 ans, et de 36 % de 18 à 19 ans.
En Belgique, nous n’avons pu accéder au taux d’IVG pour les grossesses
d’adolescentes. En revanche, on sait que le taux d’IVG pour la population des
femmes de moins de 20 ans est passé de 12,4 % en 1993 à 15,8 % en 19994.
En 2000, 4 % des enfants nés en Communauté française de Belgique ont une
mère de moins de 20 ans.
Dans le Hainaut, pour la tranche d’âge de 12 à 17 ans, le taux de naissance s’est
légèrement accru depuis 10 ans. Pour fixer les idées il était en 2001 de 0,39 %5;
en prenant en compte l’année des 18 ans, il pourrait être de 0,8%6.
1
Psychologue à l’ASBL «Le Toboggan» à Mons.
2
Le Toboggan accueille sous mandat des adolescentes de 14 à 18 ans.
3
In «Le rapport du Pr. Nisand sur l’IVG en France», résumé publié sur le site
http://www.ping.be/planning-familial/nisaubry.html, p 7.
4
Grossesse et désir de grossesse à l’adolescence, Bruxelles Santé, 22 juin 2001, cité par l’équipe
SOS enfants de Mons-Borinage.
5
Sources: ONE pour le nombre de naissances d’enfants de mères âgées de 12 à 17 ans et de 18 à
21 ans et INS pour le nombre d’adolescentes par tranche d’âge.
1
Au Toboggan, ces treize dernières années, de 1989 à 2002, sur un total d’environ
200 adolescentes accueillies, 39 ont été enceintes pendant leur placement
(19,5%). Trois d’entre elles ont souhaité recourir à une interruption volontaire
de grossesse, dont une à deux reprises, ce qui représente 10,2% d’IVG pour les
grossesses d’adolescentes. Le taux de naissance est donc de 17,5%. Il faut également savoir que 17 autres adolescentes se sont retrouvées enceintes dans
l’année qui a suivi la fin de leur placement.
Si ces chiffres doivent être nuancés car certaines autorités de placement nous
adressent des jeunes filles déjà enceintes, force nous est de constater que les
adolescentes que nous accueillons entament des grossesses précoces de manière
bien plus fréquente que les adolescentes vivant dans la même région (20 fois plus
de grossesses avant 18 ans) et recourent 5 fois moins souvent à une IVG. Ces
chiffres sont trop éloquents pour être le simple fruit du hasard. Comment les
expliquer?
2
2.1
Pourquoi ces grossesses?
Qui sont-elles
Toutes les adolescentes placées au Toboggan présentent des problèmes graves
et récurrents. Ceux-ci s’expriment par des comportements qui les mettent en
danger, elles-mêmes ou d’autres - tentatives de suicide, automutilations, comportements violents ou agressifs, fugues -, ainsi que par des difficultés scolaires
voire une impossibilité de scolarisation.
Ces adolescentes sont qualifiées de difficiles. Si elles sont particulièrement difficiles à vivre pour ceux qui les entourent, elles sont surtout difficiles à aider
parce que les carences relationnelles et les traumatismes qu’elles ont vécus ont
eu des effets déstructurants sur leur psychisme et qu’elles ont perdu confiance
en l’adulte.
Beaucoup sont abandonniques. Jamais elles n’ont été abandonnées de manière
claire ou définitive, mais elles ont été l’objet d’investissements affectifs versatiles, changeants, ambivalents. Elles dépensent d’ailleurs souvent beaucoup
d’énergie pour tenter de maintenir le déni des négligences graves et de la situation à l’origine de leur placement et pour idéaliser leurs parents et surtout leur
mère.
6
Il s’agit d’une estimation car les chiffres ONE dont nous disposons se rapportent à la classe
d’âge 18 à 21 ans. Nous avons évalué les naissances de mères de 18 ans à 20 % des naissances de
mères entre 18 et 21 ans.
2
Leur vie apparaît comme une succession de ruptures et de renvois. Rien ne semble résister à leurs constantes mises à l’épreuve. Chaque nouvelle exclusion est
pour elles un nouvel abandon. Aussi notre institution se doit-elle de les accompagner individuellement en veillant à ne pas constituer un échec de plus. Il nous
faut tenir bon, ce qui n’est pas toujours facile.
Nous travaillons également beaucoup avec les familles dont nous prenons en
compte la souffrance. C’est un lent et délicat travail de restauration d’un lien
souvent très abîmé, dans lequel nous nous appuyons sur leurs compétences7. Nous
nous efforçons d’éviter les processus de rupture qui empiètent souvent sur plusieurs générations, quitte à constituer à certaines périodes l’unique lien avec la
famille, l’adolescente pouvant n’être remise en circuit que plus tard.
Nous n’oublions jamais que ces adolescentes seront pour la plupart mères dans un
avenir relativement proche et qu’il est important qu’avant d’enfanter elles-mêmes, puis pendant leur grossesse et après la naissance de leur enfant, elles puissent élaborer un certain nombre de choses afin de ne pas répéter ce qu’elles ont
vécu.
Mais certaines entament une grossesse au cours de leur placement!
2.2 Nos a priori
Au Toboggan, nous partageons et assumons un double a priori.
Nous n’encourageons pas plus une adolescente à «garder» son enfant qu’à recourir à une IVG. Nous l’informons et parlons avec elle des conséquences sur sa
vie de sa décision. Nous ne lui cachons pas les difficultés qu’elle risque de rencontrer en raison de son âge et surtout de sa «fragilité», mais nous lui reconnaissons, en accord du reste avec la loi, le droit de poursuivre sa grossesse si tel
est son désir et son choix.
En deuxième lieu, tant pour la mère que pour l’enfant, nous reconnaissons à une
adolescente le droit d’élever son enfant et donc d’être aidée dans cette tâche
s’il y a lieu. Il arrive que l’enfant doive lui-même être placé lorsqu’une jeune mère
ne se sent ou ne se montre pas capable de l’élever. Nous l’accompagnons alors
dans cette démarche. C’est un travail délicat mais indispensable, tant pour elle,
que pour son enfant.
Ces positions nous conduisent à aider les adolescentes à vivre, et leur maternité,
et leur adolescence.
7
Cf. G. AUSLOOS, «La compétence des familles temps, chaos, processus», éd Fleurus, 1995.
3
2.3 Relativiser
Ces grossesses d’adolescentes et ces maternités précoces, dans le monde occidental, à une époque où l’interdit de sexualité des adolescents a cédé la place à
un interdit de procréation, nous apparaissent anachroniques. Pourtant, dans
l’absolu, sont-elles tellement «anormales»?
J. B. CHAPELIER8 explique combien, ailleurs que dans le monde occidental actuel,
loin de recourir à la contraception ou l’avortement, on est au contraire préoccupé
par la fertilité et les possibilités de procréation des jeunes et très jeunes filles.
L’éclairage ethnopsychiatrique permet de moins «pathologiser» ces grossesses
d’adolescentes en prenant en compte le contexte culturel. Ainsi pour des adolescentes immigrées ou des adolescentes «défavorisées», la grossesse constitue
un rite initiatique de passage dans le monde adulte, autre que les rites scolaires
communément admis dans notre monde occidental.
2.4 Comprendre
J’ai évoqué plus haut la notion de rite de passage à l’âge adulte. Le système scolaire valorise la connaissance en s’appuyant sur des mécanismes psychiques tels
que l’anticipation et la temporisation. Là est le problème pour ces adolescentes
au passé carentiel. De fait toutes les adolescentes enceintes que nous avons
connues étaient en décrochage scolaire9 ou fréquentaient l’école de manière très
irrégulière avec de réels problèmes d’intégration, et se trouvaient donc exclues
du système de socialisation terriblement exigeant que représente l’école.
Elles n’avaient d’ailleurs pas tout à fait tort en pensant devenir adulte grâce à
leur maternité puisque le législateur leur reconnaît l’autorité parentale sur leur
enfant alors même qu’elles restent mineures.
Si la grossesse peut correspondre à un passage à l’état adulte au moyen d’un rite
«bricolé»10, elle n’est évidemment pas que cela pour les jeunes filles que nous
accueillons. Cet élément n’intervient que parmi une série d’autres facteurs.
8
CHAPELIER J. B. Grossesse et adolescence: approche ethnopsychiatriaque in Grossesse et
adolescence, Actes du colloque, Poitiers, 2000, F.I.R.E.A.
9
Sauf une qui avait été placée consécutivement à une grossesse incestueuse.
10
Par la famille ou un petit groupe social, selon l’expression de D. MARCELLI.
4
D. Marcelli décrit trois types de lectures qui peuvent s’entremêler les unes aux
autres11:
-
«la grossesse comme vérification de l’intégrité du corps et des organes
de la reproduction»,
«la grossesse comme «prise de risque», quasi conduite ordalique12 dont
l’objet est de mettre le corps en danger»,
«la grossesse et plus encore le désir d’enfant comme recherche d’un
«objet» de comblement des carences de l’enfance».
Pour les adolescentes que nous accueillons, même s’il y a parfois manque de
connaissances ou vérification des capacités de procréation, ce n’est pas un élément prépondérant. Nous en voulons pour preuve un très faible pourcentage
d’IVG.
La notion de prise de risque est en revanche omniprésente. La grossesse apparaît
souvent comme une attaque du corps propre, au même titre qu’une tentative de
suicide ou que certains troubles du comportement alimentaire. En effet, à
l’adolescence, le corps, dans l’accès à une sexualité génitale, devient source de
frustration et donc persécuteur, ce qui conduit certains adolescents à le persécuter en retour. Bon nombre des très jeunes mères qui ont fréquenté le foyer se
mettaient en danger de manière répétitive: fugues, actes de délinquance, prises
de drogue, sexualité «impulsive» non protégée et à risque. Pour certaines
d’entre elles, ces comportements ont diminué au cours de la grossesse, pour
d’autres non.
Une grossesse constitue également souvent pour ces adolescentes une attaque
de leur propre enfance (qu’elles tuent en quelque sorte) et de leur mère. C’est
une manière pour elles de marquer leur autonomie en faisant d’ailleurs basculer
au passage les parents dans la génération des grands-parents - tout en affirmant
un besoin de sécurité qui renforce leur dépendance.
Le troisième niveau d’interprétation de Marcelli s’avère extrêmement pertinent
pour les adolescentes au passé carentiel ou violent que nous accueillons. La parentalité précoce est d’ailleurs fortement corrélée à une mauvaise estime de soi
liée à des carences et négligences précoces13. Nous observons tous les jours à
11
MARCELLI D. Adolescence grossesse et sexualité. Une douloureuse conjonction in Grossesse
et adolescence, Actes du colloque, Poitiers, 2000, F.I.R.E.A, p 39.
12
L’ordalie étant l’épreuve judiciaire par les éléments naturels, les effets de l’eau ou du feu
reflétant le jugement de Dieu.
13
Cf. étude de HERRENKOHL E.C. et Coll. (1998), citée par MARCELLI D. Adolescence grossesse
et sexualité. Une douloureuse conjonction in Grossesse et adolescence, Actes du colloque,
Poitiers, 2000, F.I.R.E.A, p 44.
5
quel point leur désir de grossesse est grand. Elles nourrissent l’espoir de tout
réparer, d’être pour leurs enfants à venir la mère qu’elles n’ont pas eue. Elles rêvent d’un enfant qui les réconciliera avec leur famille, les réconfortera et leur
donnera tout l’amour dont elles ont manqué. Cette dimension de comblement
narcissique s’exprime à tous niveaux. Cet enfant résoudra tout, il fera d’elles des
adultes, des femmes, leur garantira l’attachement de leur compagnon et de leur
belle-famille.
On parle peu du père de l’enfant. Dans notre population de jeunes filles mères, il
s’agit très exceptionnellement de concevoir un enfant de cet homme-là dans le
cadre d’un couple bien assuré. Seuls deux de ces couples ont «tenu», l’un des
pères a passé la majeure partie de son temps en prison, l’autre est d’une extrême
violence. Certains des compagnons, qu’ils soient ou non les géniteurs, s’avèrent
attentifs, sécurisants pour la jeune maman et s’occupent très bien de l’enfant,
mais ils ne sont souvent que de passage, la relation étant marquée par
l’ambivalence et la précarité. Beaucoup de ces «pères précoces» sont eux-mêmes des enfants placés et, comme leur compagne, ils attendent de ce bébé qu’il
les répare, les aime et guérisse leurs souffrances.
La réalité se révèle souvent toute autre. Le décalage entre ce bébé rêvé et le
bébé réel qui pleure et se salit devient parfois rapidement intolérable et peut se
révéler à l’origine de maltraitances.
2.5 La situation sur le terrain ou «une enfant qui a un enfant»
Ces grossesses apparaissent prématurées. Comme le dit D. Marcelli de manière
percutante14: «une grossesse à l’adolescence, c’est un risque d’adolescence
avortée». Rien ne va de soi pour ces mères elles-mêmes encore enfants et qui
ont à assumer des responsabilités de parents. C’est encore plus vrai pour les
adolescentes que nous accueillons au Toboggan qui ont encore beaucoup besoin de
grandir encore et de se réparer elles-mêmes.
Autant le désir de grossesse est grand, autant le désir d’enfant, lui, semble faible ou en tout cas ambivalent. Par exemple, il arrive parfois que, alors que
l’accouchement approche, l’adolescente ne souhaite pas se préoccuper de comment l’accueillir (layette, berceau…), ou bien, ce qui inquiète à juste titre les
professionnels de la petite enfance, la représentation de l’enfant à naître semble
n’arriver que très tard dans la grossesse, voire pas du tout.
Il y a création de nouvelles interactions et de nouveaux éléments qui viennent
compliquer et enrichir notre travail, comme par exemple l’entrée en jeu du futur
père et de la belle-famille.
14
MARCELLI D. et BRACONNIER A., 1999,
6
Beaucoup de choses se jouent et se rejouent. A travers cette grossesse,
l’adolescente tente de réparer ou essaie de résoudre ce qui est au nœud de sa
propre destinée. Les espoirs les plus fous sont permis et les répétitions les plus
douloureuses possibles. Il arrive qu’une adolescente tente ainsi de redevenir la
fille de sa mère tout en s’appropriant son statut. Tentant de lui montrer qu’elle
peut être pour son enfant une meilleure mère que celle-ci ne l’a été pour elle, elle
échoue au point que sa propre mère prend l’enfant en charge. L’adolescente se
sentira une deuxième fois abandonnée par cette mère qui ne l’a pas élevée et qui
s’occupe à présent de son petit-fils ou de sa petite-fille. L’histoire peut se
répéter indéfiniment à travers les générations.
De manière générale, pour les éducateurs qui en ont la charge, accompagner ces
très jeunes mères s’avère lourd de sollicitations, tant professionnellement,
qu’humainement. Ils ne doivent pas être seuls dans cette tâche.
Les sources d’inquiétude sont nombreuses, Ces adolescentes manquent de sens
pratique et sont extrêmement démunies. Souvent peu capables de se prendre en
charge elles-mêmes, elles assument très difficilement les soins et la disponibilité
qu’exige un bébé.
Il est vrai que parfois, comme éblouies par leur nouveau-né, ces très jeunes mères paraissent métamorphosées. Cet éblouissement est favorisé par l’absence de
représentation préalable à l’égard du nouveau-né. Encore peu actif et demandeur,
il est le bébé dont elles rêvaient en jouant à la poupée. Expertes, elles lui dispensent des soins qui semblent parfaits. Mais cet éblouissement est de courte
durée.
Les autres mères construisent leur identité de mère en tâtonnant, à l’écoute de
leurs émotions et de leurs souvenirs. Elles, dans l’affirmation de leur être mère,
ne doutent pas d’elles, ne «parlent pas bébé» à ce tout-petit avec lequel elles
instaurent un dialogue d’égal à égal, comme avec un double d’elles-mêmes. Elles le
séduisent, rieuses, inventives, pour le laisser tout à coup face au vide de leur absence dès que le jeu devient trop excitant.
Du fait de leur jeune âge et surtout du fait de propre histoire, elles ont beaucoup de mal à décoder les signaux de leur nouveau-né et à les distinguer de leurs
propres attentes. Il en résulte une grande discontinuité des soins, tributaires de
leur humeur et de leurs propres besoins. Tantôt le bébé sera pris et cajolé à
tout moment, tantôt il sera oublié ou délaissé.
Il risque de réagir et de devenir un mauvais objet, source de dépit. De plus, dès
qu’intervient un événement traumatisant, par exemple une maladie précoce,
comme l’écrit Michel LEMAY15: «la blessure narcissique ne peut être assumée
15
LEMAY M. «J’ai mal à ma mère», éd. Fleurus Pédagogie, PARIS, 1979, p 245.
7
et les fantasmes agressifs sont dangereusement réactivés. Par moment, un sursaut se produit, la mère se sentant coupable de rejeter le nouveau-né va le protéger, fusionne avec lui mais (…) ce mouvement amoureux est trop passionnel
pour autoriser l’écoute des demandes infantiles».
Ce contexte rend aléatoire pour l’enfant la construction d’une enveloppe, d’une
identité.
L’institution, dans la pratique, est confrontée à des problèmes d’hygiène, de carences de soin, de violence dans le couple lorsque le père est présent.
L’éducateur de référence doit être très présent et évaluer les risques encourus.
Là où l’institution et ses partenaires assument le risque existant, il devra guider
et conseiller l’adolescente, sans juger ni se substituer à elle, mais en lui permettant de développer ses compétences de mère. Dans bien des cas, malgré le
contexte défavorable que je viens de décrire, tout se passe mieux que nous ne le
craignions.
3
3.1
Notre rôle
L’histoire de S.
S. a 14 ans quand les autorités judiciaires décident de nous interpeller afin de la
prendre en charge. En proie à un abandonnisme affectif profond et dans une totale fuite en avant, elle erre depuis près de deux années à la recherche d’un
ailleurs meilleur.
En effet, née d’une mère prise en charge en milieu psychiatrique et totalement à
la dérive, elle a connu un début de vie difficile. Ballottée entre cette mère rejetante et des grands-parents tendant à se substituer à leur fille, S. n’a jamais eu
de place. Confiée très jeune au monde des institutions, elle y a développé cet
abandonnisme qui va conduire toutes ses actions par la suite.
C’est dans ce climat que notre prise en charge débute.
Incapable d’entendre et d’accepter que les milieux institutionnels puissent lui
apporter l’accompagnement, l’aide et l’écoute dont elle a besoin, elle poursuit son
comportement de fuite à la recherche d’une famille idéalisée dans laquelle son
manque affectif pourrait enfin être comblé. Ses tentatives de construire des
milieux familiaux au hasard de ses points de chutes s’avèrent autant d’échecs
renforçant son abandonnisme.
Vers l’âge de 15 ans, S. commence à moins chercher la famille idéale qui
l’accueillerait et rêve de se constituer sa famille son foyer.
C’est alors que germe en elle l’idée de trouver le conjoint idéal et de lui faire au
plus vite un enfant, avec le double l’objectif de lier ce conjoint à elle et de
construire le nid familial désiré depuis toujours.
8
Notre souci de l’aider à rationaliser et à assumer autrement ses difficultés s’est
heurté à l’envie impérieuse et la volonté farouche de construire ce rêve. Nous
étions également confrontés à sa recherche effrénée d’un lien affectif, à
rompre tout aussi vite par peur d’être rejetée.
C’est ainsi que S. s’est trouvée enceinte dès l’âge de 16 ans, forçant son conjoint
à assumer un choix qu’il n’avait pas fait. De plus, sa peur panique du rejet, dès
lors qu’elle investit une relation, l’a rapidement conduite à développer des
comportements qui ont provoqué la rupture du couple.
A nouveau S. se retrouvait seule, abandonnée, rejetée de tous … L’enfant qu’elle
portait et qui n’était à ses yeux que l’instrument permettant de construire ses
rêves les plus profonds devenait plus un poids de plus et une nouvelle difficulté à
assumer.
Dès lors, pour nous, l’enjeu a consisté à éviter que S. ne s’inscrive dans une dynamique transgénérationnelle au sein de laquelle elle répéterait l’histoire maternelle avec son lot de déchirements et d’abandons. Eu égard à son âge et son développement affectif, il s’agissait d’un «enfant qui élève un enfant»; si l’on
considérait sa seule capacité à assumer cet enfant, la seule attitude raisonnable
aurait consisté à organiser la prise en charge de l’enfant indépendamment de sa
mère. Il était pourtant évident pour nous que cette mesure aurait contribué à
perpétuer l’abandon et le rejet transgénérationnels.
Dès lors, le seul choix éthique qui pouvait être effectué était permettre à S. de
prendre en charge son enfant. Ce choix nous conduisait de toute évidence à assumer un risque majeur, aussi était-il capital pour nous d’en mesurer les difficultés, les obstacles, et les nécessités d’accompagnement à tous les niveaux, et
c’est ce que nous avons fait.
En premier lieu, nous avons accepté la dualité des positions de S., en l’occurrence
ce rôle de mère à construire et cet état d’enfant ou d’adolescente qu’elle pouvait
légitimement revendiquer. Respectée dans cette dualité, S. a pu vérifier notre
souci de l’aider à construire sa place de mère.
Pendant les deux années qui ont suivi la naissance de l’enfant, tout notre travail a
consisté à permettre à S. d’assumer ces deux aspects de son existence. C’est
ainsi que nous nous sommes appuyés sur des structures proches pouvant permettre, avec l’accord de S., la prise en charge de l’enfant quelques jours par semaine.
Le fait même que S. ne soit pas seule à assumer son bébé lui a permis de ne pas
être confrontée aux attitudes de rejet qui auraient été les siennes si ce
dispositif n’avait pas été organisé.
S. reste aujourd’hui une jeune femme fragile, mais elle a appris à expérimenter
avec son enfant une relation affective approfondie et sans rupture, donc un lien
constructif, pour elle comme pour lui, et qu’elle maintient encore à ce jour. En
9
cela elle a grandi tout en permettant à son enfant de grandir lui aussi, ce qui
était notre objectif premier.
Cette situation confirme que, si les grossesses précoces qui surviennent chez les
adolescentes que nous accueillons ne sont que très rarement motivées par autre
chose que des manques affectifs profonds et par l’utilisation de l’enfant comme
objet de résolution de ces manques, il n’en est pas moins possible pour elles de
devenir mères, c'est-à-dire de construire ce rôle de mère où l’enfant devient
sujet d’affection et de responsabilisation.
3.2 Nos objectifs
Michel LEMAY expliquait récemment16 que, s’il devait réécrire aujourd’hui son
livre «J’ai mal à ma mère», il nuancerait le chapitre consacré aux répétitions
transgénérationnelles et serait à cet égard beaucoup plus optimiste qu’alors.
Nous pensons également que la répétition des maltraitances ou des carences qui
ont conduit au placement de la jeune fille n’est pas une fatalité, à certaines
conditions évidemment, et c’est là que vient s’inscrire notre travail.
La première de ces conditions constitue notre objectif essentiel. Il s’agit que
ces très jeunes mères puissent continuer à être des adolescentes. Aussi nous
attachons-nous, de manière presque caricaturale, à valoriser et préserver cette
adolescence. La nier ne pourrait d’ailleurs, nous semble-t-il, que la faire resurgir
de manière négative et revendicatrice dans la relation à l’enfant et au détriment
de celui-ci.
Pour atteindre cet objectif, pour que ces jeunes filles puissent être à la fois mères et adolescentes, il nous faut en particulier constituer un tiers en permanence
et ne pas oblitérer ce qui les a amenées à être enceintes, à savoir le comblement
des carences qu’elles ont vécues.
La prise en charge se déroule à l’extérieur et la présence physique vingt-quatre
heures sur vingt-quatre est impossible. Il en résulte une prise de risques non négligeable, inhérente pour nous à un tel accompagnement. Il revient au foyer, mais
également à l’entourage de la jeune fille et aux autorités de placement, d’évaluer
ces risques, mais surtout d’en être pleinement conscients et de les assumer dans
le cadre d’une responsabilité partagée.
En troisième lieu, ce qui donne une chance supplémentaire à la réussite d’être
mère, c’est la présence autour de l’adolescente d’un réseau: le père de l’enfant,
les familles respectives ou assimilées, et les services de première ligne. Dans
cette prise de risque calculée, il faut parfois aussi veiller à protéger la jeune
16
LEMAY M., «J’ai mal à ma mère: de la destruction à la reconstruction du lien parent-enfant»,
conférence, La Marlagne, 4 octobre 2002.
10
mère de l’anxiété des professionnels qui veulent être rassurés et vont exiger une
compétence immédiate de sa part sans lui donner le temps d’un apprentissage.
L’existence d’un réseau de proches contribue souvent à rassurer les services et
les aide à se montrer plus respectueux du temps nécessaire à l’adolescente pour
apprendre son rôle de mère.
Lorsque des années plus tard des «anciennes» du Toboggan viennent nous voir
avec leurs enfants, et que nous nous remémorons nos légitimes inquiétudes, nous
sommes souvent heureux de constater que nos craintes ne se sont pas réalisées,
et que peut-être, ce que nous avions si patiemment semé, a germé.
4
Conclusion
Ainsi, les adolescentes que nous accueillons ne conçoivent des enfants ni par hasard, ni par accident. Pour elles, mais à leur insu, ces maternités précoces sont
toujours des entreprises périlleuses. Blessées, désavouées, elles s’y engouffrent
pour combler les béances de leur passé et de leur enfance en souffrance.
Leurs enfants, s’ils ont le devoir de tout réparer, risquent d’être, eux aussi,
«sacrifiés» dans un processus transgénérationnel qui semble sans fin.
Sont utiles toutes les actions qui permettent d’éviter l’isolement de la jeune fille
et l’aident à continuer à grandir. Elles donnent également à l’enfant une plus
grande chance d’être sujet et non plus seulement objet réparateur pour sa mère.
Notre rôle est d’accompagner ces adolescentes et d’ouvrir des choix auxquels
elles participent véritablement. Nous nous efforçons de travailler avec elles dans
le respect de ce qu’elles sont, de leur enfant, et de leur famille.
Nous souhaitons œuvrer le plus possible en partenariat, non seulement pour partager les responsabilités et être plus adaptés et efficaces, mais aussi parce que
l’action de l’institution est limitée dans le temps et qu’il est important que des
liens soient tissés en dehors de nous avant les 18 ans de la jeune mère.
C’est en ne négligeant pas la souffrance de ces jeunes filles qui choisissent un
enfant au prix de leur propre adolescence, que nous pouvons les aider à l’élever
tout en grandissant elles-mêmes. L’enjeu est de taille. Si elles réussissent à développer leurs capacités à attendre et à supporter la frustration, si donc elles
permettent à cet enfant de grandir sereinement, alors elles deviendront des
adultes pacifiées et aptes au bonheur et à la relation.
11