ANALYSE DE LA TRADUCTION DU CHANT XXVI DE L`ENFER DE

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ANALYSE DE LA TRADUCTION DU CHANT XXVI DE L`ENFER DE
ANALYSE DE LA TRADUCTION
DU CHANT XXVI DE L’ENFER
DE DANTE ALIGHIERI (VV 94-142) :
la condition de l’errance dans l’œuvre et la vie
de Marguerite Yourcenar
par Valentina MAZZA (Université de Milan, Italie)
L’amour que Marguerite Yourcenar a toujours nourri pour l’Italie est
très connu et prouvé par sa correspondance privée ainsi que par sa
biographie.
Au début elle a surtout vu dans notre pays le berceau de l’Empire
romain, évoqué dans les vers des auteurs latins, ou le charme décadent
des sites archéologiques et des incisions piranésiennes, mais ensuite elle a
appris à apprécier les aspects plus typiquement italiens.
Pour focaliser notre attention sur la production poétique médiévale
italienne j’ai choisi comme point de départ La Voix des choses1. Il s’agit
d’un travail très intime qui révèle des sentiments et des émotions
profonds de l’auteur. Ce petit volume où elle a recueilli des textes qu’elle
aimait particulièrement, qui l’ont accompagnée toute la vie, contient des
traductions en français de la main de Yourcenar. Le volume est sorti en
1987 et au mois d’août de la même année, désormais épuisée par la
maladie, elle accorde sa dernière interview à Jean-Pierre Corteggiani,
parce qu’il était son ami. En parlant de cette dernière publication elle
déclare :
C’est un livre [...] qui a traîné avec moi. Il n’y a pas un mot de moi. Il y a
quelques traductions, que j’ai faites de l’anglais – parce que je ne sais pas
1
Marguerite YOURCENAR, La Voix des choses, Paris, Gallimard, 1987.
185
Valentina Mazza
le chinois – de l’italien, une traduction du grec, des choses très variées.
Ce sont des carnets de notes sur lesquels j’ai inscrit toute ma vie – je
continue d’ailleurs – des phrases, des idées, qui me semblaient
particulièrement belles, et satisfaisantes, et suffisantes, si on n’a pas
d’autres livres avec soi, pour les relire le soir. (PV, p. 407)
Il est étonnant que dans La Voix des Choses, livre lié aux sentiments
les plus profonds de l’auteur, parmi les 53 textes traduits, six soient
italiens, et parmi les plus longs. Donc la production poétique italienne
avait un rôle fondamental dans le monde culturel de Yourcenar qui avait
identifié dans certaines expressions des éléments liés à la sagesse et à la
vérité universelles.
Il est en effet significatif que la traduction des 48 vers (v. 94-142) du
chant XXVI d’Ulysse soit intitulée Sagesse de Dante, sans aucune
référence spécifique au contenu décrivant le dernier exploit du héros
d’Homère. Dans une lettre du 22 août 1968, destinée à Lidia Storoni
Mazzolani, traductrice italienne des Mémoires d’Hadrien, Yourcenar
écrit :
Comme je vous sais gré de citer à propos de Zénon l’Ulysse de Dante...
Voici plusieurs années que je les porte partout avec moi, dans ma valise,
entre une lettre de crédit et un passeport, ces grands vers, parmi les plus
beaux qui aient jamais été écrits, dactylographiés par moi sur une feuille
de papier à lettre ! et qui m’ont toujours fait l’effet d’une sorte de
talisman dans la vie et dans la mort. (L, p. 289-290)
Yourcenar a lu dans la Divine Comédie l’anticipation, pendant
l’époque médiévale, d’un humanisme universel et impérissable qui ne
s’affirmera historiquement que bien plus tard, mais qui possède déjà sa
foi dans le grand poème encore imprégné de philosophie scolastique.
D’ailleurs en France l’œuvre d’Auguste Renaudet publiée en 1952, Dante
humaniste2, qui avait lu l’œuvre de Dante comme un anneau de
conjonction entre Moyen Âge et Époque Moderne, avait eu une grande
diffusion. L’interprétation que Yourcenar offre de Dante est toutefois
autonome. Sa formation d’autodidacte pendant sa jeunesse, puis le départ
pour les États-Unis au cours de la deuxième guerre mondiale, l’ont
2
A. RENAUDET, Dante humaniste, Paris, Belles Lettres, 1952.
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Analyse de la traduction du chant XXVI de L’Enfer de Dante
rendue indépendante et imperméable aux écoles de pensée. La traduction
des vers de Dante, absolument originale par rapport aux traductions
contemporaines, le prouve3.
Dans la bibliothèque de Yourcenar4 il n’y a pas de versions françaises
de la Comédie, exception faite pour la traduction du Paradis de Philippe
Guiberteau 5 qu’elle avait reçue en cadeau de l’auteur6. Il y a la version
anglaise de Carlyle, Okey et Wicksteed, de 19337. Il s’agit d’ouvrages
des toutes premières années du XXe siècle, les « Temple Classics »8.
3
J’ouvre une parenthèse sur la fortune de Dante au XXe siècle en France. A. VALLONE,
dans sa La critica dantesca nel Novecento (Firenze, Olschki, 1976), affirme que la France
ne s’est pas vraiment intéressée à Dante, au moins jusqu’à la deuxième guerre mondiale et
que jusque-là il n’y a eu aucune école d’études dantesques comme dans d’autres pays, par
exemple l’Allemagne. L’œuvre la plus importante est probablement celle de la Pléiade
publiée en 1965 à l’occasion du septième centenaire de la naissance du poète florentin,
réalisée par André PÉZARD (D. ALIGHIERI, Œuvres complètes, traduction et
commentaires par A. Pézard, Paris, Gallimard, 1965). A. Pézard a en outre traduit toute la
production dantesque, même les œuvres latines, dont il est le seul traducteur en France au
XXe siècle. D’autres traductions intégrales de la Divine Comédie sont celles d’Espinasse
(1920), de Pératé (1923), de Longon (1931), de Saint-René (1935), de Masseron (1948) et
de J. Risset (1985-1990). Cf. L’opera di Dante nel mondo, Edizioni e traduzioni nel
Novecento, Atti del Convegno internazionale di studi, Roma 27-28 aprile 1989, a cura di
E. ESPOSITO, Ravenna, Longo Editore, 1992, in part. p. 83-93.
4
Cf. Inventaire de la Bibliothèque de Marguerite Yourcenar. Petite Plaisance, établi par
Y. BERNIER, Clermont-Ferrand, SIEY, 2004.
5
D. ALIGHIERI, Le Paradis, Le Raincy, Les Éditions Claires, 1947. Dans sa lettre à
P. Guiberteau, Yourcenar écrit : « J’aurai sans doute souvent recours à votre volume
quand il m’arrivera d’avoir à relire un passage ou à rechercher une allusion chez Dante »,
« Lettre au Dr. Ph. Guiberteau », 8 février 1956, dans HZ, p. 509.
6
Il y a par contre une anthologie de la littérature italienne où des fragments de traduction
sont précédés d’une abondante introduction historique. Il s’agit de Poésie italienne du
Moyen Âge – XIIe-XVe siècles, commentée et traduite par Henry SPITZMULLER, qui
toutefois ne contient pas de passages de la Divine Comédie (Poésie italienne du Moyen
Âge – XIIe-XVe siècles, textes recueillis, traduits et commentes par Henry
SPITZMULLER en trois volumes, Paris, Desclee De Brouwer, 1975).
7
D. ALIGHIERI, La Divina Commedia,Inferno-Purgatorio-Paradiso, London, J. M.
Dent & Sons, Ltd, 1933.
8
En 1899 était sorti le Paradis de Wicksteed, en 1900 l’Enfer dans la version de 1849 de
Carlyle revue par H. Oelsner, et en 1904 le Purgatoire de Okey. Il s’agit de trois petits
volumes de poche dans les deux langues avec une traduction en prose plutôt littérale
respectant la scansion en tercets. Chaque chant est précédé d’un résumé commenté du
contenu où se concentrent la force et l’originalité des trois traducteurs qui emploient des
187
Valentina Mazza
L’autre version anglophone de la Comédie que Yourcenar possédait est
celle qui contenait la traduction de Henry Francis Cary et celle de la Vita
Nuova de Dante Gabriel Rossetti avec notes de Oscar Kuhns, imprimée à
New York en 18979. Il n’y a pas de traces par contre dans la bibliothèque
de traductions d’auteurs américains.
Bien qu’elles ne soient pas présentes dans la bibliothèque de Petite
Plaisance, il est difficile d’imaginer que Yourcenar n’ait jamais consulté
les éditions françaises de la Divine Comédie, complètement éloignées, il
est vrai, des choix de l’auteur. Une question épineuse concernant les
versions françaises consistait principalement dans la possibilité de rendre
le tercet de Dante en vers ou en prose en choisissant au fur et à mesure de
privilégier la compréhension des contenus ou l’harmonie du rythme. Les
auteurs qui ont fait le choix de se lier à une version poétique ont employé
généralement l’alexandrin ou bien le décasyllabe, vers correspondant à
l’hendécasyllabe italien, en évitant en général de reproduire la rime qui,
dans le tercet de Dante, est une rime enchaînée (hendécasyllabes ABA
BCB CDC DED EFE). A. Pézard, par exemple, de formation
philologique et partisan de la critique stylistique, a choisi d’utiliser le
décasyllabe sans rime, et, choix courageux et selon certains hardi,
d’utiliser de nombreux archaïsmes ou des néologismes pour reproduire
les effets de la langue de Dante.
Le choix de Yourcenar est plus proche de celui de Jacqueline Risset
qui a décidé de respecter la valeur poétique du texte original mais avec
des vers plus libres et un langage moderne. Dans l’introduction à son
travail10, en expliquant les choix effectués dans la traduction, elle cite un
passage du Convivio : « Et que chacun sache que nulle chose harmonisée
images très suggestives liées à une conception romantique du poème. Jusqu’en 1943
l’Angleterre ne connaîtra pas d’autres traductions complètes de la Comédie. La version de
ces trois grands sera la seule à disposition des chercheurs et des écrivains tels que Yeats,
Pound, Eliot et Joyce, qui furent très influencés par Dante.
9
A. DANTE, The Divine Comedy of Dante Alighieri, with D. G. ROSSETTI's translation
of The New Life; edited by O. KUHNS, New York, Thomas Y., Crowell Company, 1897.
La version de Cary, prêtre anglais, est un classique sorti en Angleterre déjà en 1814. ll
préserve le ton de l’original tout en permettant une lecture aisée.
10
D. ALIGHIERI, La Divine Comédie, traduction, introduction et notes de J. RISSET,
Paris, Flammarion, 1985-1990.
188
Analyse de la traduction du chant XXVI de L’Enfer de Dante
par lien musaïque ne se peut transmuer dans son idiome en un autre sans
perdre toute sa douceur et son harmonie » 11.
Donc Dante lui-même avait soutenu l’impossibilité de la traduction
poétique et Jacqueline Risset part avec la conviction que le complexe
tercet dantesque est impossible à rendre dans une autre langue, surtout à
cause des valeurs symboliques qu’il revêt. Sa solution consiste à « faire
émerger – ou [...] tenter de faire émerger – un aspect de la Comédie
généralement voilé par l’opération de traduire : la vitesse de Dante » 12.
Pour cela elle a cherché à traduire à la lettre sans jamais renoncer à la
modernité du langage dans le choix des mots.
J’ai utilisé les versions de Pézard et de Risset comme référence pour
confronter la traduction de Yourcenar. Il s’agit en effet de deux œuvres
de grande diffusion en France et très différentes entre elles.
Comme cela a été amplement établi pendant le colloque de Tours de
novembre 1997 intitulé Écriture, réécriture, traduction, Yourcenar a
toujours affirmé son rôle d’auteur même quand elle traduit, pour arriver à
recréer de façon personnelle l’œuvre de départ. Dans la lettre qu’elle écrit
le 8 février 1956 à Philippe Guiberteau elle affirme que « le traducteur
ayant le sens de ce que c’est qu’une bonne traduction littéraire [est celui]
qui respecte à la fois le génie des deux langues » (HZ, p. 509).
Nous vérifions en effet une approche du texte libre et personnel. Les
vers de Dante subissent des modifications différentes jusqu’à arriver,
dans certains cas, à des changements du sens de départ. Je souligne que le
vers employé par Yourcenar est le vers libre : il y a une totale irrégularité
dans le nombre de syllabes et la présence de la rime est ignorée. De plus,
parfois, le contenu du vers de Dante n’est pas respecté. Souvent les
enjambements de l’italien sont éliminés et dans d’autres cas ajoutés. On
vérifie aussi la modification de la succession des vers par rapport à
l’ordre de Dante. Autre élément significatif : dans la traduction qui va du
vers 94 au vers 142 il y a un vers de moins par rapport à l’original. Dans
La Voix des choses il n’y a aucune numérotation des vers.
11
12
Ibid., p. 17.
Ibid., p 21.
189
Valentina Mazza
Sagesse de Dante
Ni le tendre amour du fils,
Ni le respect et la piété du père,
Ni la dette de bonheur due à
Pénélope,
Né dolcezza di figlio, né la pieta
Del vecchio padre, né ‘l debito
amore
Lo qual dovea Penelopè far lieta,
Dans le premier tercet MY13 décide de dédier un vers à chaque parent
envers qui Ulysse a une responsabilité, en éliminant dans la traduction les
deux enjambements de l’original.

Tendre amour : c’est justement la tendresse paternelle.

Pieta : pietas, mot qui en latin a une signification différente du
langage moderne. MY a préféré le séparer dans le double concept de
respect et de compassion, participation à la condition de faiblesse de l’âge
avancé et dévotion qui fait partie des comportements dus par le fils à son
père selon la coutume de l’antiquité. Ulysse de cette façon est comparé
par contraste à Énée qui fuyant de Troie, charge son vieux père Anchise
sur ses épaules.

Dette de bonheur : ici, par contre ce que Dante met dans un vers
et demi est contenu dans un seul vers en utilisant un concept plus
moderne d’amour comme promesse de bonheur. Chez Dante est évidente
la prépondérance de la valeur légale du lien matrimonial, consacré par le
rite, et le fait que le bonheur en est seulement une conséquence possible.
Ne triomphèrent en moi de
l’ardeur,
Qui me poussait à m’instruire
du monde
Et des vices et des vertus des
hommes.
Vincer potero dentro a me
l’ardore
ch’i ebbi a divenir del mondo
esperto
e de li vizi umani e del valore.
Ce tercet reste très fidèle à l’original. Nous savons que Dante a pris
l’image à un vers de l’Ars Poetica d’Horace, qui à son tour avait pris cela
à l’Odyssée : « Mores hominum multorum uidit et urbes »; un héros qui
13
Au cours de l’analyse du texte je vais utiliser cette abréviation au lieu du nom de
Marguerite Yourcenar.
190
Analyse de la traduction du chant XXVI de L’Enfer de Dante
selon la tradition latine, après la chute de Troie , voyagea désireux de connaître
les villes et les coutumes des hommes.

Triomphèrent : verbe très fort qui souligne jusqu’à l’exagération la soif
de connaissance d’Ulysse. Pézard utilise « ne purent étouffer » et Risset, comme
Dante, « ne purent vaincre ».

M’instruire : concept lié à la connaissance intellectuelle, au livre de la
nature de Galilée. Chez Dante il y a l’acception du latin experior, expérimenter,
mais aussi se mesurer avec.
Mais je fis route vers le large,
Seul, sur une coque de bois, avec la
petite troupe
Qui jamais ne m’abandonna.
ma misi me per l’alto mare
aperto
Sol con un legno e con quella
compagna
Picciola da la qual non fui diserto
MY tend encore à renfermer dans un vers une signification accomplie en
évitant l’enjambement ; elle crée un nouvel ordre.

Le large : Elle condense les trois mots « alto mare aperto » alors que
Pézard et Risset traduisent fidèlement tous les mots.

Seul : MY, en ajoutant une simple virgule et en détachant «seul » de «
barque », modifie le sens voulu par Dante. Chez Dante «sol» signifiait, que les
bateaux par lesquels Ulysse était parti étaient bien plus nombreux, et que, à cause
des aventures et mésaventures, ils sont réduits à un seul. MY veut souligner
l’héroïsme d’Ulysse qui est en fait celui de tout homme : la solitude devant son
destin. L’interprétation humaniste qu’elle donne de l’épisode d’Ulysse, et de la
Comédie en général, est déjà évidente dans la présence de cet adjectif attribué au
héros d’Homère.

Coque de bois : le genre de synecdoque a été transformé. Dante nomme
la matière pour l’objet, MY emploie la partie, « coque » pour le tout, le bateau
sans renoncer au mot «bois» qui pour Dante avait la fonction de remplacer le
mot bateau.
Je vis enfin l’un et l’autre rivages,
L’Espagne jusqu’au Maroc et à l’île de
Gadès
Et l’autre roc qui dans la mer baigne.
191
L’un lito e l’altro vidi infin la
Spagna
Fin nel Morrocco, e l’isola dei
Sardi,
E l’altre che quel mare intorno
bagna.
Valentina Mazza

Enfin : chez Dante signifie « jusqu’à » et non « à la fin ». La
distribution du tercet est différente. Le premier vers de MY ne contient
aucun nom de pays. Elle ne veut pas briser la continuité avec
l’enjambement qu’elle ressent comme une rupture très forte. C’est
curieux qu’elle traduise « l’isola dei Sardi » par « Gadès », ancien nom
pour Cadix, située le long de la côte (donc il ne s’agit pas d’une île) après
les colonnes d’Hercule, plus ou moins à la hauteur de Séville. Dans le
vers successif n’est pas bien évident ce que MY entend par « autre roc ».
Dante fait allusion à la morphologie de la Méditerranée qu’Ulysse a
parcourue entièrement ; la mer constitue en effet le sujet de la phrase
puisque c’est elle qui baigne et entoure les îles. MY concentre son
attention sur le détroit de Gibraltar pour préparer l’attention du lecteur au
tercet suivant dédié à la limite posée par Hercule à la connaissance
humaine. L’« autre roc » pourrait être la côte africaine du détroit de
Gibraltar, correspondant à la ville de Ceuta, nommée plus loin.
Et moi-même et mes
compagnons étions vieux et lents
Quand nous arrivâmes à cette
fosse étroite
Qu’Hercule explora du
regard,
Io e ‘compagni eravam vecchi
e tardi
Quando venimmo a quella
foce stretta
Dov’Ercule segnò li suoi
riguardi
 Moi-même : renforce l’« io » en attirant l’attention sur l’individu.
 Fosse : augmente le sens d’étroitesse infernale du passage. Chez
Dante c’est une simple ouverture, un détroit. Pézard traduit par
« bouche » et Risset par « passage ». Seule MY donne cette note tragique
de pesanteur.
 Explora du regard : le sens dantesque est complètement dénaturé.
« Riguardi » signifie signaux, limites, donc Dante souligne le moment où
Hercule a posé des frontières que l’homme ne doit pas franchir. Dans la
traduction de MY prévaut le fait qu’Hercule a pu visiter ces lieux
inaccessibles, seul parmi tous, et qu’après lui personne n’a jamais osé
enfreindre l’interdiction.
192
Analyse de la traduction du chant XXVI de L’Enfer de Dante
Car l’homme ne peut aller plus
loin.
À droite nous laissâmes Séville,
De l’autre bord déjà nous avions
dépassé Ceuta.
acciò che l’uom più oltre
non si metta ;
Da la man destra mi lasciai
Sibilia
Da l’altra già m’avea
lasciata Setta.

Car : ne traduit pas l’« acciò » qui chez Dante est la conséquence
de la volonté d’Hercule. Il signifie « poiché », parce que, et affronte
universellement la condition de l'homme. Chez MY il ne semble pas
étroitement lié à l’action d’Hercule.

Nous : contrairement à d’autres cas ici MY choisit le sujet
« nous » pour indiquer « la petite troupe ». Dante examine par contre le
voyage du point de vue d’Ulysse.

Ceuta : nom moderne de l’antique Septa que Dante nomme
« Setta ». Pézard traduit «Septe» alors que Risset, comme MY, opte pour
le nom moderne « Ceuta ».
Ô frères, dis-je, qui à travers
mille périls,
Êtes arrivés à l’Occident,
À ce petit reste de notre vie
Corporelle, ne déniez pas
l’expérience
De ce qui se trouve derrière le
soleil,
De ce monde inhabité par
l’homme!
« O frati », dissi, « che per
cento milia
perigli
siete
giunti
a
l’occidente,
a questa tanto picciola
vigilia
d’i nostri sensi ch’è del
rimanente
non
vogliate
negar
l’esperienza,
di retro al sol, del mondo
sanza gente.
MY enlève le premier enjambement et garde le deuxième.

Périls : rejoint le premier vers et en conclut le sens. Chez MY, il
n’y a pas les guillemets du discours, nécessaires étant donné qu’Ulysse
raconte à Dante les paroles de son discours à ses compagnons.
193
Valentina Mazza

À ce petit reste.... : MY inverse les deux vers : « ch’è del
rimanente » est anticipé dans « reste ». « Notre » est attribué à vie qui
traduit « vigilia » et « nostri sensi » devient « corporelle » Chez MY il y a
une redistribution et une condensation des éléments présents en Dante
mais aucun n’est négligé. L’extrême synthèse lui permet d’anticiper
l’idée de vouloir accomplir l’expérience commencée. Chez Dante cela
occupe un vers entier. Le dernier vers du tercet par contre est dédoublé
chez MY.
Souvenez vous de votre race :
Vous n’êtes pas faits pour vivre
comme des brutes,
Mais pour acquérir la vertu et la
connaissance.
Considerate la vostra
semenza :
Fatti non foste a viver come
bruti,
Ma per seguir virtute e
canoscenza
Tercet très fidèle, proche des traductions de Pézard et de Risset pour
les mots clés. Pézard emploie « race » alors que Risset préfère
« semence ».

Virtute e canoscenza : les trois versions françaises emploient
toutes le binôme «vertu et connaissance» démontrant une forte adhérence
au texte de départ.

Acquérir : dans ce mot MY se détache des autres traducteurs qui,
proches de Dante, ont employé le verbe « suivre ». Pour MY, il est
important d’expliciter le fait que la connaissance représente un
accroissement continu. Ce n’est pas seulement quelque chose que nous
poursuivons toute notre vie mais aussi un patrimoine qui grandit avec
nous et nous transforme.
Et je donnais tant d’assurance à
mes compagnons
Par ces quelques mots, en route,
Qu’a peine aurais-je pu les retenir.
Li miei compagni fec’io si
aguti,
Con questa orazion picciola, al
cammino,
che a pena poscia li avrei
ritenuti ;

Assurance : très éloigné de « aguti » qui signifie impatients,
désireux. Pézard emploie la périphrase « fièvre si vive à reprendre la
194
Analyse de la traduction du chant XXVI de L’Enfer de Dante
route » et Risset « ardents à poursuivre la route ». Pour MY prévaut
l’idée de tranquillité, de confiance en soi à un moment où la compagnie
hésitait à suivre son chef.

En route : traduction ratée qui ne rend pas le lien qu’il y a chez
Dante avec « aguti ». MY interprète « pendant le chemin » (valeur
temporelle) plutôt que le sentiment de confiance qu’il y a en Dante quant
au chemin qu’ils parcourent. En tout cas, le sens du tercet est changé parce
que l’« assurance » ne se relie pas au dernier vers « à peine j’aurais pu les
retenir ». Il manque l’impatience, le désir de défi qui sont présents chez
Dante.
En tournant notre poupe du côté du
Levant,
Nos rames entre nos mains
bravèrent le vent fou,
Toujours avançant du côté gauche.
e volta nostra poppa nel
mattino,
De’ remi facemmo ali al
folle volo,
Sempre acquistando dal lato
mancino.
C’est un des tercets les plus significatifs parce qu’il n’est pas facile de
comprendre ce qui a poussé MY à transformer la métaphore, célèbre dans
toute la littérature occidentale, du « folle volo ». Cette image que Dante
reprend à l’Énéide de Virgile14 représente la conscience de Dante et
d’Ulysse que ce dernier voyage ne pourra avoir une issue positive n’étant
pas soutenu par la grâce divine. Dante reconnaît la grandeur humaine
mais aussi son insuffisance si elle n’est pas accompagnée du secours de la
Révélation. Au voyage du héros d’Homère s’oppose celui du poète
florentin dans le monde de l’au-delà qui aura par contre une fin heureuse
étant voulu par Dieu pour que Dante porte un message dans le monde
terrestre. Chez MY, les rames restent des rames, elles ne se transforment
pas en ailes, et pour ajouter du concret et du réel elle introduit «entre nos
mains» qui dessine le geste et l’effort des rameurs dans la lutte contre les
courants causés par la force du vent. C’est le vent qui devient « fou » ;
14
Cf. VIRGILE, Énéide, III, v. 518-520 : Postquam cuncta uidet caelo constare sereno, /
Dat clarum et puppi signum ; nos castra mouemus / Temptamusque uiam et uelorum
pandimus alas.
195
Valentina Mazza
MY représente une situation absolument réelle où la signification
théologique disparaît complètement.
Braver : souligne le courage, humain, pour affronter sans crainte une
situation difficile, celle des courants contraires qui tentent d’arrêter le
voyage. Naturellement ni Pézard ni Risset ne modifient la métaphore
dantesque.
Déjà la nuit voyait les étoiles de notre
pôle
Très basses, et surgissant à peine de
la plaine marine.
Cinq fois rallumée et cinq fois
obscurcie
Tutte le stelle già dell’altro
polo
Vedea la notte, e ‘l nostro
tanto basso,
Che non surgea fuor del
marin suolo.
Fut la lumière de dessous la lune,
Car nous étions entrés dans les hauts
parages
Cinque volte racceso e
cinque casso
Lo lume era di sotto da la
luna,
Poi che’ntrati eravam ne
l’alto passo,
Dans ces deux tercets un vers est perdu par rapport à l’original. Le vers
non traduit ne compromet pas la valeur globale du passage mais est
l’énième preuve de l’attitude de liberté de MY qui lui permet de négliger
les éléments qu’elle ne considère pas importants pour sa conception de
l’épisode. En fait, même ce qui est traduit, ne correspond pas au message
de Dante. MY semble avoir décrit une scène qui précède immédiatement
celle racontée par Dante, c’est-à-dire le moment où le bateau des
compagnons d’Ulysse est sur le point de traverser la ligne de l’équateur,
passant de l’hémisphère austral à l’hémisphère boréal. Les étoiles du pôle
antarctique ne sont pas encore visibles alors que celles du pôle arctique
sont très basses sur la ligne de l’horizon. Dante par contre décrit le
moment où Ulysse a à peine franchi l’équateur. Il peut donc voir les
étoiles du pôle antarctique mais non celles du pôle arctique, désormais
sous la ligne de l’horizon. La différence du moment immortalisé fait en
sorte que Dante a besoin de deux vers pour expliquer la nouvelle situation
qui se présente au regard d’Ulysse et des siens alors que chez MY la
perspective n’est pas encore complètement changée et plus forte est la
196
Analyse de la traduction du chant XXVI de L’Enfer de Dante
sensation de ce qu’ils laissent derrière eux. Les autres traducteurs français
reproduisent fidèlement Dante. Seule MY change le message du tercet,
probablement pour souligner la sensation de vertige de celui qui
comprend que toutes les certitudes, représentées par le ciel du pôle
arctique, vont disparaître à l’horizon.
La conséquence de la perte d’un vers est l’anticipation de la description
des cinq mois lunaires et, depuis ce moment, la scansion des deux textes
ne suit plus le même rythme. Nous pourrions aussi ajouter qu’à la fin du
chant MY se détache encore plus de son modèle. Elle modifie les images
dantesques et leur succession.
À propos de « cinq fois rallumée et cinq fois obscurcie » elle avait eu
des problèmes d’interprétation, comme en témoigne une lettre à Yannick
Guillou du 9 juin 1987, juste au moment où elle révise les épreuves de La
Voix des choses. Dans la lettre elle écrit :
J’ai travaillé tout de suite ce matin aux épreuves. Tout d’abord, un sérieux
contresens dont je me pressentais coupable dans Le voyage d’Ulysse
présent p. 63. Il s’agit non pas de nuits successives, mais de lunaisons (de
la pleine lune à la nuit sans lune). J’ai corrigé en restant le plus près
possible du texte, même si le sens, dans l’original, est aussi un peu
obscur. Mea culpa 15.
Ce document est très intéressant pour nous parce que c’est le seul
témoignage sur le travail de traduction de Dante. La méprise de MY
éclaire le fait que son élément de comparaison est le texte italien ancien,
étant donné qu’aucun autre traducteur français ou commentateur italien
de ce passage n’a mis en doute que l’on parlait de cinq mois et non de
cinq jours. Le travail de MY est individuel et, face à un doute ou à des
objections, elle cherche une confirmation de son interprétation ailleurs.
Ici elle est obligée de faire son mea culpa tout en cherchant à se justifier
en accusant le texte de Dante d’être obscur.
Le vers « car nous étions entrés dans les hauts parages » représente une
autre méprise. « Poi » chez Dante signifie « après » et non « parce que ».
« Car » employé par MY ne permet pas de saisir la signification qu’elle
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Marguerite YOURCENAR, « Lettre à Yannick Guillou », 9 juin 1987, L, p. 683-684.
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Valentina Mazza
veut attribuer à son vers. Ce n’est pas tout : « hauts parages » signifie
l’étendue de la mer autour de quelque chose, probablement la montagne
obscure, donc un lieu concret, alors que l’interprétation de « alto passo »
de Dante est celle d’entreprise ardue et hardie, folle décision non
soutenue par la Grâce divine. Il s’agit d’une méprise ou peut-être d’un
choix réfléchi.
Et alors m’apparut une montagne
brune,
Que personne encore n’avait vue.
Et de cette distance, elle semblait
très haute.
Nous nous réjouîmes, mais bientôt
nous pleurâmes,
quando n’apparve una
montagna, bruna
per la distanza, e parvemi alta
tanto
quanto veduta non avea
alcuna.
Noi ci allegrammo, e tosto tornò
in pianto ;

M’apparut : chez Dante le sujet est « nous ». Ils vont vers le
tragique moment de la fin et MY focalise l’attention seulement sur
Ulysse.

Brune : MY déplace la virgule après «brune» en attribuant
l’adjectif à la nature de la montagne et non au fait que c’est la distance
qui la fait apparaître ainsi, comme chez Dante. Chez MY, « distance » est
relié à la sensation de hauteur que suscite la montagne vue de loin alors
que chez Dante « alta » est un adjectif lié au fait qu’Ulysse n’avait jamais
vu une telle montagne de sa vie.

Que personne encore n’avait vue : n’existe pas chez Dante. MY
souligne l’unicité de l’expérience d’Ulysse, premier à franchir les
frontières de ce qui est licite et humain, et elle ajoute même un point final
pour donner encore plus d’emphase à l’idée. À ce point du passage
l’optique de MY de représenter Ulysse comme son « héros » prévaut sur
tout le reste.
Car de cette terre nouvelle un
tourbillon naquit,
Qui frappa au centre du navire.
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ché de la nova terra un
turbo nacque
e percosse del legno ‘l
primo canto
Analyse de la traduction du chant XXVI de L’Enfer de Dante
Trois fois, nous tournoyâmes sur
l’eau.
La quatrième fois, notre poupe se
dressa
Et la proue sombra (ainsi plut-il
à l’Autre)
Et la mer enfin sur nous se
referma.
Tre volte il fé girar con
tutte l’acque;
La quarta levar la poppa in
suso
E la prora in giù,
com’altrui piacque,
Infin che ‘l mar fu sovra
noi richiuso.
 Au centre du navire : chez Dante c’est la proue qui est frappée.
MY veut donner de l’emphase à la scène : c’est le cœur du navire qui est
frappé.

Chez Dante le « turbo » est le sujet de tous les cinq vers qui
décrivent la violence de l’orage tandis que pour MY le « tourbillon » est
le sujet seulement des deux premiers vers qui évoquent la tempête. À
partir du troisième vers le sujet devient « nous » : c’est la flotte qui
devient le point focal de l’image tout en tournant sur elle-même quoique
à cause de l’ouragan, pour changer à nouveau et s’incarner dans le bateau
comme si ce qui n’est qu’un instrument agissait d’une volonté propre,
indépendante du mouvement de l’eau et du vent. Tout au contraire chez
Dante « nous », « poupe » et « proue » sont l’objet de la violence du
tourbillon et non pas des sujets actifs.

(Ainsi plut-il à l’Autre) : deux signes graphiques sont absents
dans le texte dantesque : les parenthèses et la majuscule de « Autre »,
choix de révérence instinctive. D’un côté ils renforcent la présence d’une
volonté divine qui se révèle comme seule possibilité d’une bonne réussite
de l’entreprise, volonté divine citée ici par MY pour la première fois,
comme si avant elle avait voulu ignorer le fond théologique de l’aventure
d’Ulysse chez Dante. D’un autre côté la parenthèse pourrait créer un
sentiment de séparation et un sens de refus de la présence réelle de la
volonté divine qui ait un pouvoir sur l’homme, semant des doutes sur les
raisons réelles de la fin du héros. Si nous devions suivre la ligne
interprétative de MY nous pourrions arriver à affirmer qu’elle se sent
obligée d’introduire la personne de Dieu : autrement ce serait une
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Valentina Mazza
omission trop évidente dans la traduction. De fait pourtant elle ne
s’intéresse pas à la question théologique de l’épisode de la fin d’Ulysse.
Les commentateurs affirment que Dante a une grande admiration pour
ce héros qui jusqu’au dernier moment a suivi la loi naturelle énoncée par
Aristote : « Tous les hommes naturellement désirent savoir ». Dante
pourtant pose une limite à cette loi naturelle, limite qui sert d’admonition
à soi-même, porté à faire passer la science avant tout le reste : la nécessité
du soutien de la Grâce. Selon lui, sans ce soutien, plus l’homme est noble
et grand et plus il court le risque d’être aveuglé par sa propre vanité.
Malgré toute l’admiration de Dante, nous ne devons pas oublier qu’il
considère « folle » l’entreprise d’Ulysse et qu’il l‘a désapprouvée
implicitement, tout en comprenant absolument les sentiments qui
l’animent. Nous pouvons dire qu’il y a une grande participation et
compassion pour les derniers moments de la vie du héros mais aussi
désapprobation pour la présomption qu’il a démontrée. Aussi fou
risquerait d’être le voyage entrepris par Dante ; Ulysse et Dante se
dirigent vers le même but, la montagne du Purgatoire, mais ils
l’approchent par des voies différentes. Le voyage de Dante cesse d’être
fou seulement parce qu’il est voulu par Dieu.
Ce fond est absent chez Yourcenar qui a voulu voir dans la fin
d’Ulysse l’exaltation de l’homme qui se distingue de la brute, celui qui
brûle de connaître et qui est prêt à assumer n’importe quel risque pour
être libre de suivre son élan naturel vers la condition d’homme. Ce que
Yourcenar dans La Voix des choses qualifie de « sagesse de Dante »
représente le modèle de vie de l’auteur, son ambition en tant qu’être
humain.
Le thème de l’errance a eu un rôle structurant dans la vie et dans
l’œuvre de Yourcenar.
Peu d’hommes aiment longtemps le voyage, ce bris perpétuel de toutes
les habitudes, cette secousse sans cesse donnée à tous les préjugés. Mais
je travaillais à n’avoir nul préjugé et peu d’habitudes. (OR, p. 381)
Cette phrase prononcée par l’empereur Hadrien, souvent citée, exprime
un concept clé de la conception de l’existence de Yourcenar : la crainte
que la vie, dans sa répétitivité, s’enferme dans l’habitude. L’existence
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Analyse de la traduction du chant XXVI de L’Enfer de Dante
doit être une lutte continuelle contre l’accoutumance naturelle aux
habitudes acquises.
Dans l’essai « Voyages dans l’espace et voyages dans le temps »,
rédigé à l’occasion de la conférence de Tokyo en 1982, Yourcenar
exprime sa conception du voyage, seul moyen pour « s’instruire du
monde tel qu’il est et de s’instruire aussi devant les vestiges de ce qu’il a
été » (EM, p. 691). Le verbe « s’instruire » renvoie à « acquérir » utilisé
par elle pour traduire l’expression de Dante « divenire del mondo
esperto ». Le voyage est un parcours physique tourné vers la recherche de
la connaissance comme l’étude est un parcours mental qui a le même
but : « Nous sentons qu’en dépit de tout, nos voyages, comme nos
lectures et comme nos rencontres avec nos semblables, sont des moyens
d’enrichissement que nous ne pouvons pas refuser » (EM, p. 701).
Dans les « Carnets des notes de Mémoires d’Hadrien » Yourcenar note
une phrase de Flaubert qui l’avait passionnée en 1927 et qui est restée
inoubliable : « Les dieux n’étant plus, et le Christ n’étant pas encore, il y
a eu, de Cicéron à Marc Aurèle, un moment unique où l’homme seul a
été » (OR, p. 519).
Si cette phrase a été un des ressorts des Mémoires d’Hadrien, nous ne
pouvons pas la considérer moins inspiratrice pour le personnage de
Zénon, seul devant le moment historique pendant lequel il a vécu et en
conflit ouvert avec lui, ou pour Nathanaël, en harmonie avec le monde
mais également sans demeure et sans Dieu. Ulysse représente
l’incarnation de ce modèle absolu d’un homme qui pour Yourcenar et
pour ses personnages, partie intégrante d’elle-même, a été une raison de
vivre. La traduction du passage de Dante ne suit pas l’exigence de donner
aux lecteurs français l’accès à un texte qui autrement leur serait
inaccessible. Dans cette traduction Yourcenar a exprimé son credo, son
défi personnel à la vie et à la mort, qui s’incarne dans la fidélité d’Ulysse
à une Ithaque qui n’est pas l’âpre île où l’attend Pénélope, mais une
Ithaque intérieure, reconnaissance de sa propre individualité comme seule
référence, perdue dans l’universalité du cosmos.
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