ANALYSE DE LA TRADUCTION DU CHANT XXVI DE L`ENFER DE
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ANALYSE DE LA TRADUCTION DU CHANT XXVI DE L`ENFER DE
ANALYSE DE LA TRADUCTION DU CHANT XXVI DE L’ENFER DE DANTE ALIGHIERI (VV 94-142) : la condition de l’errance dans l’œuvre et la vie de Marguerite Yourcenar par Valentina MAZZA (Université de Milan, Italie) L’amour que Marguerite Yourcenar a toujours nourri pour l’Italie est très connu et prouvé par sa correspondance privée ainsi que par sa biographie. Au début elle a surtout vu dans notre pays le berceau de l’Empire romain, évoqué dans les vers des auteurs latins, ou le charme décadent des sites archéologiques et des incisions piranésiennes, mais ensuite elle a appris à apprécier les aspects plus typiquement italiens. Pour focaliser notre attention sur la production poétique médiévale italienne j’ai choisi comme point de départ La Voix des choses1. Il s’agit d’un travail très intime qui révèle des sentiments et des émotions profonds de l’auteur. Ce petit volume où elle a recueilli des textes qu’elle aimait particulièrement, qui l’ont accompagnée toute la vie, contient des traductions en français de la main de Yourcenar. Le volume est sorti en 1987 et au mois d’août de la même année, désormais épuisée par la maladie, elle accorde sa dernière interview à Jean-Pierre Corteggiani, parce qu’il était son ami. En parlant de cette dernière publication elle déclare : C’est un livre [...] qui a traîné avec moi. Il n’y a pas un mot de moi. Il y a quelques traductions, que j’ai faites de l’anglais – parce que je ne sais pas 1 Marguerite YOURCENAR, La Voix des choses, Paris, Gallimard, 1987. 185 Valentina Mazza le chinois – de l’italien, une traduction du grec, des choses très variées. Ce sont des carnets de notes sur lesquels j’ai inscrit toute ma vie – je continue d’ailleurs – des phrases, des idées, qui me semblaient particulièrement belles, et satisfaisantes, et suffisantes, si on n’a pas d’autres livres avec soi, pour les relire le soir. (PV, p. 407) Il est étonnant que dans La Voix des Choses, livre lié aux sentiments les plus profonds de l’auteur, parmi les 53 textes traduits, six soient italiens, et parmi les plus longs. Donc la production poétique italienne avait un rôle fondamental dans le monde culturel de Yourcenar qui avait identifié dans certaines expressions des éléments liés à la sagesse et à la vérité universelles. Il est en effet significatif que la traduction des 48 vers (v. 94-142) du chant XXVI d’Ulysse soit intitulée Sagesse de Dante, sans aucune référence spécifique au contenu décrivant le dernier exploit du héros d’Homère. Dans une lettre du 22 août 1968, destinée à Lidia Storoni Mazzolani, traductrice italienne des Mémoires d’Hadrien, Yourcenar écrit : Comme je vous sais gré de citer à propos de Zénon l’Ulysse de Dante... Voici plusieurs années que je les porte partout avec moi, dans ma valise, entre une lettre de crédit et un passeport, ces grands vers, parmi les plus beaux qui aient jamais été écrits, dactylographiés par moi sur une feuille de papier à lettre ! et qui m’ont toujours fait l’effet d’une sorte de talisman dans la vie et dans la mort. (L, p. 289-290) Yourcenar a lu dans la Divine Comédie l’anticipation, pendant l’époque médiévale, d’un humanisme universel et impérissable qui ne s’affirmera historiquement que bien plus tard, mais qui possède déjà sa foi dans le grand poème encore imprégné de philosophie scolastique. D’ailleurs en France l’œuvre d’Auguste Renaudet publiée en 1952, Dante humaniste2, qui avait lu l’œuvre de Dante comme un anneau de conjonction entre Moyen Âge et Époque Moderne, avait eu une grande diffusion. L’interprétation que Yourcenar offre de Dante est toutefois autonome. Sa formation d’autodidacte pendant sa jeunesse, puis le départ pour les États-Unis au cours de la deuxième guerre mondiale, l’ont 2 A. RENAUDET, Dante humaniste, Paris, Belles Lettres, 1952. 186 Analyse de la traduction du chant XXVI de L’Enfer de Dante rendue indépendante et imperméable aux écoles de pensée. La traduction des vers de Dante, absolument originale par rapport aux traductions contemporaines, le prouve3. Dans la bibliothèque de Yourcenar4 il n’y a pas de versions françaises de la Comédie, exception faite pour la traduction du Paradis de Philippe Guiberteau 5 qu’elle avait reçue en cadeau de l’auteur6. Il y a la version anglaise de Carlyle, Okey et Wicksteed, de 19337. Il s’agit d’ouvrages des toutes premières années du XXe siècle, les « Temple Classics »8. 3 J’ouvre une parenthèse sur la fortune de Dante au XXe siècle en France. A. VALLONE, dans sa La critica dantesca nel Novecento (Firenze, Olschki, 1976), affirme que la France ne s’est pas vraiment intéressée à Dante, au moins jusqu’à la deuxième guerre mondiale et que jusque-là il n’y a eu aucune école d’études dantesques comme dans d’autres pays, par exemple l’Allemagne. L’œuvre la plus importante est probablement celle de la Pléiade publiée en 1965 à l’occasion du septième centenaire de la naissance du poète florentin, réalisée par André PÉZARD (D. ALIGHIERI, Œuvres complètes, traduction et commentaires par A. Pézard, Paris, Gallimard, 1965). A. Pézard a en outre traduit toute la production dantesque, même les œuvres latines, dont il est le seul traducteur en France au XXe siècle. D’autres traductions intégrales de la Divine Comédie sont celles d’Espinasse (1920), de Pératé (1923), de Longon (1931), de Saint-René (1935), de Masseron (1948) et de J. Risset (1985-1990). Cf. L’opera di Dante nel mondo, Edizioni e traduzioni nel Novecento, Atti del Convegno internazionale di studi, Roma 27-28 aprile 1989, a cura di E. ESPOSITO, Ravenna, Longo Editore, 1992, in part. p. 83-93. 4 Cf. Inventaire de la Bibliothèque de Marguerite Yourcenar. Petite Plaisance, établi par Y. BERNIER, Clermont-Ferrand, SIEY, 2004. 5 D. ALIGHIERI, Le Paradis, Le Raincy, Les Éditions Claires, 1947. Dans sa lettre à P. Guiberteau, Yourcenar écrit : « J’aurai sans doute souvent recours à votre volume quand il m’arrivera d’avoir à relire un passage ou à rechercher une allusion chez Dante », « Lettre au Dr. Ph. Guiberteau », 8 février 1956, dans HZ, p. 509. 6 Il y a par contre une anthologie de la littérature italienne où des fragments de traduction sont précédés d’une abondante introduction historique. Il s’agit de Poésie italienne du Moyen Âge – XIIe-XVe siècles, commentée et traduite par Henry SPITZMULLER, qui toutefois ne contient pas de passages de la Divine Comédie (Poésie italienne du Moyen Âge – XIIe-XVe siècles, textes recueillis, traduits et commentes par Henry SPITZMULLER en trois volumes, Paris, Desclee De Brouwer, 1975). 7 D. ALIGHIERI, La Divina Commedia,Inferno-Purgatorio-Paradiso, London, J. M. Dent & Sons, Ltd, 1933. 8 En 1899 était sorti le Paradis de Wicksteed, en 1900 l’Enfer dans la version de 1849 de Carlyle revue par H. Oelsner, et en 1904 le Purgatoire de Okey. Il s’agit de trois petits volumes de poche dans les deux langues avec une traduction en prose plutôt littérale respectant la scansion en tercets. Chaque chant est précédé d’un résumé commenté du contenu où se concentrent la force et l’originalité des trois traducteurs qui emploient des 187 Valentina Mazza L’autre version anglophone de la Comédie que Yourcenar possédait est celle qui contenait la traduction de Henry Francis Cary et celle de la Vita Nuova de Dante Gabriel Rossetti avec notes de Oscar Kuhns, imprimée à New York en 18979. Il n’y a pas de traces par contre dans la bibliothèque de traductions d’auteurs américains. Bien qu’elles ne soient pas présentes dans la bibliothèque de Petite Plaisance, il est difficile d’imaginer que Yourcenar n’ait jamais consulté les éditions françaises de la Divine Comédie, complètement éloignées, il est vrai, des choix de l’auteur. Une question épineuse concernant les versions françaises consistait principalement dans la possibilité de rendre le tercet de Dante en vers ou en prose en choisissant au fur et à mesure de privilégier la compréhension des contenus ou l’harmonie du rythme. Les auteurs qui ont fait le choix de se lier à une version poétique ont employé généralement l’alexandrin ou bien le décasyllabe, vers correspondant à l’hendécasyllabe italien, en évitant en général de reproduire la rime qui, dans le tercet de Dante, est une rime enchaînée (hendécasyllabes ABA BCB CDC DED EFE). A. Pézard, par exemple, de formation philologique et partisan de la critique stylistique, a choisi d’utiliser le décasyllabe sans rime, et, choix courageux et selon certains hardi, d’utiliser de nombreux archaïsmes ou des néologismes pour reproduire les effets de la langue de Dante. Le choix de Yourcenar est plus proche de celui de Jacqueline Risset qui a décidé de respecter la valeur poétique du texte original mais avec des vers plus libres et un langage moderne. Dans l’introduction à son travail10, en expliquant les choix effectués dans la traduction, elle cite un passage du Convivio : « Et que chacun sache que nulle chose harmonisée images très suggestives liées à une conception romantique du poème. Jusqu’en 1943 l’Angleterre ne connaîtra pas d’autres traductions complètes de la Comédie. La version de ces trois grands sera la seule à disposition des chercheurs et des écrivains tels que Yeats, Pound, Eliot et Joyce, qui furent très influencés par Dante. 9 A. DANTE, The Divine Comedy of Dante Alighieri, with D. G. ROSSETTI's translation of The New Life; edited by O. KUHNS, New York, Thomas Y., Crowell Company, 1897. La version de Cary, prêtre anglais, est un classique sorti en Angleterre déjà en 1814. ll préserve le ton de l’original tout en permettant une lecture aisée. 10 D. ALIGHIERI, La Divine Comédie, traduction, introduction et notes de J. RISSET, Paris, Flammarion, 1985-1990. 188 Analyse de la traduction du chant XXVI de L’Enfer de Dante par lien musaïque ne se peut transmuer dans son idiome en un autre sans perdre toute sa douceur et son harmonie » 11. Donc Dante lui-même avait soutenu l’impossibilité de la traduction poétique et Jacqueline Risset part avec la conviction que le complexe tercet dantesque est impossible à rendre dans une autre langue, surtout à cause des valeurs symboliques qu’il revêt. Sa solution consiste à « faire émerger – ou [...] tenter de faire émerger – un aspect de la Comédie généralement voilé par l’opération de traduire : la vitesse de Dante » 12. Pour cela elle a cherché à traduire à la lettre sans jamais renoncer à la modernité du langage dans le choix des mots. J’ai utilisé les versions de Pézard et de Risset comme référence pour confronter la traduction de Yourcenar. Il s’agit en effet de deux œuvres de grande diffusion en France et très différentes entre elles. Comme cela a été amplement établi pendant le colloque de Tours de novembre 1997 intitulé Écriture, réécriture, traduction, Yourcenar a toujours affirmé son rôle d’auteur même quand elle traduit, pour arriver à recréer de façon personnelle l’œuvre de départ. Dans la lettre qu’elle écrit le 8 février 1956 à Philippe Guiberteau elle affirme que « le traducteur ayant le sens de ce que c’est qu’une bonne traduction littéraire [est celui] qui respecte à la fois le génie des deux langues » (HZ, p. 509). Nous vérifions en effet une approche du texte libre et personnel. Les vers de Dante subissent des modifications différentes jusqu’à arriver, dans certains cas, à des changements du sens de départ. Je souligne que le vers employé par Yourcenar est le vers libre : il y a une totale irrégularité dans le nombre de syllabes et la présence de la rime est ignorée. De plus, parfois, le contenu du vers de Dante n’est pas respecté. Souvent les enjambements de l’italien sont éliminés et dans d’autres cas ajoutés. On vérifie aussi la modification de la succession des vers par rapport à l’ordre de Dante. Autre élément significatif : dans la traduction qui va du vers 94 au vers 142 il y a un vers de moins par rapport à l’original. Dans La Voix des choses il n’y a aucune numérotation des vers. 11 12 Ibid., p. 17. Ibid., p 21. 189 Valentina Mazza Sagesse de Dante Ni le tendre amour du fils, Ni le respect et la piété du père, Ni la dette de bonheur due à Pénélope, Né dolcezza di figlio, né la pieta Del vecchio padre, né ‘l debito amore Lo qual dovea Penelopè far lieta, Dans le premier tercet MY13 décide de dédier un vers à chaque parent envers qui Ulysse a une responsabilité, en éliminant dans la traduction les deux enjambements de l’original. Tendre amour : c’est justement la tendresse paternelle. Pieta : pietas, mot qui en latin a une signification différente du langage moderne. MY a préféré le séparer dans le double concept de respect et de compassion, participation à la condition de faiblesse de l’âge avancé et dévotion qui fait partie des comportements dus par le fils à son père selon la coutume de l’antiquité. Ulysse de cette façon est comparé par contraste à Énée qui fuyant de Troie, charge son vieux père Anchise sur ses épaules. Dette de bonheur : ici, par contre ce que Dante met dans un vers et demi est contenu dans un seul vers en utilisant un concept plus moderne d’amour comme promesse de bonheur. Chez Dante est évidente la prépondérance de la valeur légale du lien matrimonial, consacré par le rite, et le fait que le bonheur en est seulement une conséquence possible. Ne triomphèrent en moi de l’ardeur, Qui me poussait à m’instruire du monde Et des vices et des vertus des hommes. Vincer potero dentro a me l’ardore ch’i ebbi a divenir del mondo esperto e de li vizi umani e del valore. Ce tercet reste très fidèle à l’original. Nous savons que Dante a pris l’image à un vers de l’Ars Poetica d’Horace, qui à son tour avait pris cela à l’Odyssée : « Mores hominum multorum uidit et urbes »; un héros qui 13 Au cours de l’analyse du texte je vais utiliser cette abréviation au lieu du nom de Marguerite Yourcenar. 190 Analyse de la traduction du chant XXVI de L’Enfer de Dante selon la tradition latine, après la chute de Troie , voyagea désireux de connaître les villes et les coutumes des hommes. Triomphèrent : verbe très fort qui souligne jusqu’à l’exagération la soif de connaissance d’Ulysse. Pézard utilise « ne purent étouffer » et Risset, comme Dante, « ne purent vaincre ». M’instruire : concept lié à la connaissance intellectuelle, au livre de la nature de Galilée. Chez Dante il y a l’acception du latin experior, expérimenter, mais aussi se mesurer avec. Mais je fis route vers le large, Seul, sur une coque de bois, avec la petite troupe Qui jamais ne m’abandonna. ma misi me per l’alto mare aperto Sol con un legno e con quella compagna Picciola da la qual non fui diserto MY tend encore à renfermer dans un vers une signification accomplie en évitant l’enjambement ; elle crée un nouvel ordre. Le large : Elle condense les trois mots « alto mare aperto » alors que Pézard et Risset traduisent fidèlement tous les mots. Seul : MY, en ajoutant une simple virgule et en détachant «seul » de « barque », modifie le sens voulu par Dante. Chez Dante «sol» signifiait, que les bateaux par lesquels Ulysse était parti étaient bien plus nombreux, et que, à cause des aventures et mésaventures, ils sont réduits à un seul. MY veut souligner l’héroïsme d’Ulysse qui est en fait celui de tout homme : la solitude devant son destin. L’interprétation humaniste qu’elle donne de l’épisode d’Ulysse, et de la Comédie en général, est déjà évidente dans la présence de cet adjectif attribué au héros d’Homère. Coque de bois : le genre de synecdoque a été transformé. Dante nomme la matière pour l’objet, MY emploie la partie, « coque » pour le tout, le bateau sans renoncer au mot «bois» qui pour Dante avait la fonction de remplacer le mot bateau. Je vis enfin l’un et l’autre rivages, L’Espagne jusqu’au Maroc et à l’île de Gadès Et l’autre roc qui dans la mer baigne. 191 L’un lito e l’altro vidi infin la Spagna Fin nel Morrocco, e l’isola dei Sardi, E l’altre che quel mare intorno bagna. Valentina Mazza Enfin : chez Dante signifie « jusqu’à » et non « à la fin ». La distribution du tercet est différente. Le premier vers de MY ne contient aucun nom de pays. Elle ne veut pas briser la continuité avec l’enjambement qu’elle ressent comme une rupture très forte. C’est curieux qu’elle traduise « l’isola dei Sardi » par « Gadès », ancien nom pour Cadix, située le long de la côte (donc il ne s’agit pas d’une île) après les colonnes d’Hercule, plus ou moins à la hauteur de Séville. Dans le vers successif n’est pas bien évident ce que MY entend par « autre roc ». Dante fait allusion à la morphologie de la Méditerranée qu’Ulysse a parcourue entièrement ; la mer constitue en effet le sujet de la phrase puisque c’est elle qui baigne et entoure les îles. MY concentre son attention sur le détroit de Gibraltar pour préparer l’attention du lecteur au tercet suivant dédié à la limite posée par Hercule à la connaissance humaine. L’« autre roc » pourrait être la côte africaine du détroit de Gibraltar, correspondant à la ville de Ceuta, nommée plus loin. Et moi-même et mes compagnons étions vieux et lents Quand nous arrivâmes à cette fosse étroite Qu’Hercule explora du regard, Io e ‘compagni eravam vecchi e tardi Quando venimmo a quella foce stretta Dov’Ercule segnò li suoi riguardi Moi-même : renforce l’« io » en attirant l’attention sur l’individu. Fosse : augmente le sens d’étroitesse infernale du passage. Chez Dante c’est une simple ouverture, un détroit. Pézard traduit par « bouche » et Risset par « passage ». Seule MY donne cette note tragique de pesanteur. Explora du regard : le sens dantesque est complètement dénaturé. « Riguardi » signifie signaux, limites, donc Dante souligne le moment où Hercule a posé des frontières que l’homme ne doit pas franchir. Dans la traduction de MY prévaut le fait qu’Hercule a pu visiter ces lieux inaccessibles, seul parmi tous, et qu’après lui personne n’a jamais osé enfreindre l’interdiction. 192 Analyse de la traduction du chant XXVI de L’Enfer de Dante Car l’homme ne peut aller plus loin. À droite nous laissâmes Séville, De l’autre bord déjà nous avions dépassé Ceuta. acciò che l’uom più oltre non si metta ; Da la man destra mi lasciai Sibilia Da l’altra già m’avea lasciata Setta. Car : ne traduit pas l’« acciò » qui chez Dante est la conséquence de la volonté d’Hercule. Il signifie « poiché », parce que, et affronte universellement la condition de l'homme. Chez MY il ne semble pas étroitement lié à l’action d’Hercule. Nous : contrairement à d’autres cas ici MY choisit le sujet « nous » pour indiquer « la petite troupe ». Dante examine par contre le voyage du point de vue d’Ulysse. Ceuta : nom moderne de l’antique Septa que Dante nomme « Setta ». Pézard traduit «Septe» alors que Risset, comme MY, opte pour le nom moderne « Ceuta ». Ô frères, dis-je, qui à travers mille périls, Êtes arrivés à l’Occident, À ce petit reste de notre vie Corporelle, ne déniez pas l’expérience De ce qui se trouve derrière le soleil, De ce monde inhabité par l’homme! « O frati », dissi, « che per cento milia perigli siete giunti a l’occidente, a questa tanto picciola vigilia d’i nostri sensi ch’è del rimanente non vogliate negar l’esperienza, di retro al sol, del mondo sanza gente. MY enlève le premier enjambement et garde le deuxième. Périls : rejoint le premier vers et en conclut le sens. Chez MY, il n’y a pas les guillemets du discours, nécessaires étant donné qu’Ulysse raconte à Dante les paroles de son discours à ses compagnons. 193 Valentina Mazza À ce petit reste.... : MY inverse les deux vers : « ch’è del rimanente » est anticipé dans « reste ». « Notre » est attribué à vie qui traduit « vigilia » et « nostri sensi » devient « corporelle » Chez MY il y a une redistribution et une condensation des éléments présents en Dante mais aucun n’est négligé. L’extrême synthèse lui permet d’anticiper l’idée de vouloir accomplir l’expérience commencée. Chez Dante cela occupe un vers entier. Le dernier vers du tercet par contre est dédoublé chez MY. Souvenez vous de votre race : Vous n’êtes pas faits pour vivre comme des brutes, Mais pour acquérir la vertu et la connaissance. Considerate la vostra semenza : Fatti non foste a viver come bruti, Ma per seguir virtute e canoscenza Tercet très fidèle, proche des traductions de Pézard et de Risset pour les mots clés. Pézard emploie « race » alors que Risset préfère « semence ». Virtute e canoscenza : les trois versions françaises emploient toutes le binôme «vertu et connaissance» démontrant une forte adhérence au texte de départ. Acquérir : dans ce mot MY se détache des autres traducteurs qui, proches de Dante, ont employé le verbe « suivre ». Pour MY, il est important d’expliciter le fait que la connaissance représente un accroissement continu. Ce n’est pas seulement quelque chose que nous poursuivons toute notre vie mais aussi un patrimoine qui grandit avec nous et nous transforme. Et je donnais tant d’assurance à mes compagnons Par ces quelques mots, en route, Qu’a peine aurais-je pu les retenir. Li miei compagni fec’io si aguti, Con questa orazion picciola, al cammino, che a pena poscia li avrei ritenuti ; Assurance : très éloigné de « aguti » qui signifie impatients, désireux. Pézard emploie la périphrase « fièvre si vive à reprendre la 194 Analyse de la traduction du chant XXVI de L’Enfer de Dante route » et Risset « ardents à poursuivre la route ». Pour MY prévaut l’idée de tranquillité, de confiance en soi à un moment où la compagnie hésitait à suivre son chef. En route : traduction ratée qui ne rend pas le lien qu’il y a chez Dante avec « aguti ». MY interprète « pendant le chemin » (valeur temporelle) plutôt que le sentiment de confiance qu’il y a en Dante quant au chemin qu’ils parcourent. En tout cas, le sens du tercet est changé parce que l’« assurance » ne se relie pas au dernier vers « à peine j’aurais pu les retenir ». Il manque l’impatience, le désir de défi qui sont présents chez Dante. En tournant notre poupe du côté du Levant, Nos rames entre nos mains bravèrent le vent fou, Toujours avançant du côté gauche. e volta nostra poppa nel mattino, De’ remi facemmo ali al folle volo, Sempre acquistando dal lato mancino. C’est un des tercets les plus significatifs parce qu’il n’est pas facile de comprendre ce qui a poussé MY à transformer la métaphore, célèbre dans toute la littérature occidentale, du « folle volo ». Cette image que Dante reprend à l’Énéide de Virgile14 représente la conscience de Dante et d’Ulysse que ce dernier voyage ne pourra avoir une issue positive n’étant pas soutenu par la grâce divine. Dante reconnaît la grandeur humaine mais aussi son insuffisance si elle n’est pas accompagnée du secours de la Révélation. Au voyage du héros d’Homère s’oppose celui du poète florentin dans le monde de l’au-delà qui aura par contre une fin heureuse étant voulu par Dieu pour que Dante porte un message dans le monde terrestre. Chez MY, les rames restent des rames, elles ne se transforment pas en ailes, et pour ajouter du concret et du réel elle introduit «entre nos mains» qui dessine le geste et l’effort des rameurs dans la lutte contre les courants causés par la force du vent. C’est le vent qui devient « fou » ; 14 Cf. VIRGILE, Énéide, III, v. 518-520 : Postquam cuncta uidet caelo constare sereno, / Dat clarum et puppi signum ; nos castra mouemus / Temptamusque uiam et uelorum pandimus alas. 195 Valentina Mazza MY représente une situation absolument réelle où la signification théologique disparaît complètement. Braver : souligne le courage, humain, pour affronter sans crainte une situation difficile, celle des courants contraires qui tentent d’arrêter le voyage. Naturellement ni Pézard ni Risset ne modifient la métaphore dantesque. Déjà la nuit voyait les étoiles de notre pôle Très basses, et surgissant à peine de la plaine marine. Cinq fois rallumée et cinq fois obscurcie Tutte le stelle già dell’altro polo Vedea la notte, e ‘l nostro tanto basso, Che non surgea fuor del marin suolo. Fut la lumière de dessous la lune, Car nous étions entrés dans les hauts parages Cinque volte racceso e cinque casso Lo lume era di sotto da la luna, Poi che’ntrati eravam ne l’alto passo, Dans ces deux tercets un vers est perdu par rapport à l’original. Le vers non traduit ne compromet pas la valeur globale du passage mais est l’énième preuve de l’attitude de liberté de MY qui lui permet de négliger les éléments qu’elle ne considère pas importants pour sa conception de l’épisode. En fait, même ce qui est traduit, ne correspond pas au message de Dante. MY semble avoir décrit une scène qui précède immédiatement celle racontée par Dante, c’est-à-dire le moment où le bateau des compagnons d’Ulysse est sur le point de traverser la ligne de l’équateur, passant de l’hémisphère austral à l’hémisphère boréal. Les étoiles du pôle antarctique ne sont pas encore visibles alors que celles du pôle arctique sont très basses sur la ligne de l’horizon. Dante par contre décrit le moment où Ulysse a à peine franchi l’équateur. Il peut donc voir les étoiles du pôle antarctique mais non celles du pôle arctique, désormais sous la ligne de l’horizon. La différence du moment immortalisé fait en sorte que Dante a besoin de deux vers pour expliquer la nouvelle situation qui se présente au regard d’Ulysse et des siens alors que chez MY la perspective n’est pas encore complètement changée et plus forte est la 196 Analyse de la traduction du chant XXVI de L’Enfer de Dante sensation de ce qu’ils laissent derrière eux. Les autres traducteurs français reproduisent fidèlement Dante. Seule MY change le message du tercet, probablement pour souligner la sensation de vertige de celui qui comprend que toutes les certitudes, représentées par le ciel du pôle arctique, vont disparaître à l’horizon. La conséquence de la perte d’un vers est l’anticipation de la description des cinq mois lunaires et, depuis ce moment, la scansion des deux textes ne suit plus le même rythme. Nous pourrions aussi ajouter qu’à la fin du chant MY se détache encore plus de son modèle. Elle modifie les images dantesques et leur succession. À propos de « cinq fois rallumée et cinq fois obscurcie » elle avait eu des problèmes d’interprétation, comme en témoigne une lettre à Yannick Guillou du 9 juin 1987, juste au moment où elle révise les épreuves de La Voix des choses. Dans la lettre elle écrit : J’ai travaillé tout de suite ce matin aux épreuves. Tout d’abord, un sérieux contresens dont je me pressentais coupable dans Le voyage d’Ulysse présent p. 63. Il s’agit non pas de nuits successives, mais de lunaisons (de la pleine lune à la nuit sans lune). J’ai corrigé en restant le plus près possible du texte, même si le sens, dans l’original, est aussi un peu obscur. Mea culpa 15. Ce document est très intéressant pour nous parce que c’est le seul témoignage sur le travail de traduction de Dante. La méprise de MY éclaire le fait que son élément de comparaison est le texte italien ancien, étant donné qu’aucun autre traducteur français ou commentateur italien de ce passage n’a mis en doute que l’on parlait de cinq mois et non de cinq jours. Le travail de MY est individuel et, face à un doute ou à des objections, elle cherche une confirmation de son interprétation ailleurs. Ici elle est obligée de faire son mea culpa tout en cherchant à se justifier en accusant le texte de Dante d’être obscur. Le vers « car nous étions entrés dans les hauts parages » représente une autre méprise. « Poi » chez Dante signifie « après » et non « parce que ». « Car » employé par MY ne permet pas de saisir la signification qu’elle 15 Marguerite YOURCENAR, « Lettre à Yannick Guillou », 9 juin 1987, L, p. 683-684. 197 Valentina Mazza veut attribuer à son vers. Ce n’est pas tout : « hauts parages » signifie l’étendue de la mer autour de quelque chose, probablement la montagne obscure, donc un lieu concret, alors que l’interprétation de « alto passo » de Dante est celle d’entreprise ardue et hardie, folle décision non soutenue par la Grâce divine. Il s’agit d’une méprise ou peut-être d’un choix réfléchi. Et alors m’apparut une montagne brune, Que personne encore n’avait vue. Et de cette distance, elle semblait très haute. Nous nous réjouîmes, mais bientôt nous pleurâmes, quando n’apparve una montagna, bruna per la distanza, e parvemi alta tanto quanto veduta non avea alcuna. Noi ci allegrammo, e tosto tornò in pianto ; M’apparut : chez Dante le sujet est « nous ». Ils vont vers le tragique moment de la fin et MY focalise l’attention seulement sur Ulysse. Brune : MY déplace la virgule après «brune» en attribuant l’adjectif à la nature de la montagne et non au fait que c’est la distance qui la fait apparaître ainsi, comme chez Dante. Chez MY, « distance » est relié à la sensation de hauteur que suscite la montagne vue de loin alors que chez Dante « alta » est un adjectif lié au fait qu’Ulysse n’avait jamais vu une telle montagne de sa vie. Que personne encore n’avait vue : n’existe pas chez Dante. MY souligne l’unicité de l’expérience d’Ulysse, premier à franchir les frontières de ce qui est licite et humain, et elle ajoute même un point final pour donner encore plus d’emphase à l’idée. À ce point du passage l’optique de MY de représenter Ulysse comme son « héros » prévaut sur tout le reste. Car de cette terre nouvelle un tourbillon naquit, Qui frappa au centre du navire. 198 ché de la nova terra un turbo nacque e percosse del legno ‘l primo canto Analyse de la traduction du chant XXVI de L’Enfer de Dante Trois fois, nous tournoyâmes sur l’eau. La quatrième fois, notre poupe se dressa Et la proue sombra (ainsi plut-il à l’Autre) Et la mer enfin sur nous se referma. Tre volte il fé girar con tutte l’acque; La quarta levar la poppa in suso E la prora in giù, com’altrui piacque, Infin che ‘l mar fu sovra noi richiuso. Au centre du navire : chez Dante c’est la proue qui est frappée. MY veut donner de l’emphase à la scène : c’est le cœur du navire qui est frappé. Chez Dante le « turbo » est le sujet de tous les cinq vers qui décrivent la violence de l’orage tandis que pour MY le « tourbillon » est le sujet seulement des deux premiers vers qui évoquent la tempête. À partir du troisième vers le sujet devient « nous » : c’est la flotte qui devient le point focal de l’image tout en tournant sur elle-même quoique à cause de l’ouragan, pour changer à nouveau et s’incarner dans le bateau comme si ce qui n’est qu’un instrument agissait d’une volonté propre, indépendante du mouvement de l’eau et du vent. Tout au contraire chez Dante « nous », « poupe » et « proue » sont l’objet de la violence du tourbillon et non pas des sujets actifs. (Ainsi plut-il à l’Autre) : deux signes graphiques sont absents dans le texte dantesque : les parenthèses et la majuscule de « Autre », choix de révérence instinctive. D’un côté ils renforcent la présence d’une volonté divine qui se révèle comme seule possibilité d’une bonne réussite de l’entreprise, volonté divine citée ici par MY pour la première fois, comme si avant elle avait voulu ignorer le fond théologique de l’aventure d’Ulysse chez Dante. D’un autre côté la parenthèse pourrait créer un sentiment de séparation et un sens de refus de la présence réelle de la volonté divine qui ait un pouvoir sur l’homme, semant des doutes sur les raisons réelles de la fin du héros. Si nous devions suivre la ligne interprétative de MY nous pourrions arriver à affirmer qu’elle se sent obligée d’introduire la personne de Dieu : autrement ce serait une 199 Valentina Mazza omission trop évidente dans la traduction. De fait pourtant elle ne s’intéresse pas à la question théologique de l’épisode de la fin d’Ulysse. Les commentateurs affirment que Dante a une grande admiration pour ce héros qui jusqu’au dernier moment a suivi la loi naturelle énoncée par Aristote : « Tous les hommes naturellement désirent savoir ». Dante pourtant pose une limite à cette loi naturelle, limite qui sert d’admonition à soi-même, porté à faire passer la science avant tout le reste : la nécessité du soutien de la Grâce. Selon lui, sans ce soutien, plus l’homme est noble et grand et plus il court le risque d’être aveuglé par sa propre vanité. Malgré toute l’admiration de Dante, nous ne devons pas oublier qu’il considère « folle » l’entreprise d’Ulysse et qu’il l‘a désapprouvée implicitement, tout en comprenant absolument les sentiments qui l’animent. Nous pouvons dire qu’il y a une grande participation et compassion pour les derniers moments de la vie du héros mais aussi désapprobation pour la présomption qu’il a démontrée. Aussi fou risquerait d’être le voyage entrepris par Dante ; Ulysse et Dante se dirigent vers le même but, la montagne du Purgatoire, mais ils l’approchent par des voies différentes. Le voyage de Dante cesse d’être fou seulement parce qu’il est voulu par Dieu. Ce fond est absent chez Yourcenar qui a voulu voir dans la fin d’Ulysse l’exaltation de l’homme qui se distingue de la brute, celui qui brûle de connaître et qui est prêt à assumer n’importe quel risque pour être libre de suivre son élan naturel vers la condition d’homme. Ce que Yourcenar dans La Voix des choses qualifie de « sagesse de Dante » représente le modèle de vie de l’auteur, son ambition en tant qu’être humain. Le thème de l’errance a eu un rôle structurant dans la vie et dans l’œuvre de Yourcenar. Peu d’hommes aiment longtemps le voyage, ce bris perpétuel de toutes les habitudes, cette secousse sans cesse donnée à tous les préjugés. Mais je travaillais à n’avoir nul préjugé et peu d’habitudes. (OR, p. 381) Cette phrase prononcée par l’empereur Hadrien, souvent citée, exprime un concept clé de la conception de l’existence de Yourcenar : la crainte que la vie, dans sa répétitivité, s’enferme dans l’habitude. L’existence 200 Analyse de la traduction du chant XXVI de L’Enfer de Dante doit être une lutte continuelle contre l’accoutumance naturelle aux habitudes acquises. Dans l’essai « Voyages dans l’espace et voyages dans le temps », rédigé à l’occasion de la conférence de Tokyo en 1982, Yourcenar exprime sa conception du voyage, seul moyen pour « s’instruire du monde tel qu’il est et de s’instruire aussi devant les vestiges de ce qu’il a été » (EM, p. 691). Le verbe « s’instruire » renvoie à « acquérir » utilisé par elle pour traduire l’expression de Dante « divenire del mondo esperto ». Le voyage est un parcours physique tourné vers la recherche de la connaissance comme l’étude est un parcours mental qui a le même but : « Nous sentons qu’en dépit de tout, nos voyages, comme nos lectures et comme nos rencontres avec nos semblables, sont des moyens d’enrichissement que nous ne pouvons pas refuser » (EM, p. 701). Dans les « Carnets des notes de Mémoires d’Hadrien » Yourcenar note une phrase de Flaubert qui l’avait passionnée en 1927 et qui est restée inoubliable : « Les dieux n’étant plus, et le Christ n’étant pas encore, il y a eu, de Cicéron à Marc Aurèle, un moment unique où l’homme seul a été » (OR, p. 519). Si cette phrase a été un des ressorts des Mémoires d’Hadrien, nous ne pouvons pas la considérer moins inspiratrice pour le personnage de Zénon, seul devant le moment historique pendant lequel il a vécu et en conflit ouvert avec lui, ou pour Nathanaël, en harmonie avec le monde mais également sans demeure et sans Dieu. Ulysse représente l’incarnation de ce modèle absolu d’un homme qui pour Yourcenar et pour ses personnages, partie intégrante d’elle-même, a été une raison de vivre. La traduction du passage de Dante ne suit pas l’exigence de donner aux lecteurs français l’accès à un texte qui autrement leur serait inaccessible. Dans cette traduction Yourcenar a exprimé son credo, son défi personnel à la vie et à la mort, qui s’incarne dans la fidélité d’Ulysse à une Ithaque qui n’est pas l’âpre île où l’attend Pénélope, mais une Ithaque intérieure, reconnaissance de sa propre individualité comme seule référence, perdue dans l’universalité du cosmos. 201