Pour une réfforme de la standardisation du kabyle
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Pour une réfforme de la standardisation du kabyle
Pour une réforme de la standardisation du kabyle Prof. Kamal Naït-Zerrad Inalco – Paris La standardisation(1) du kabyle est un processus en cours qui est encore loin d’être achevé. Cette opération a commencé autour d’un noyau de parlers et s’est élargie quelque peu mais sans prendre en compte toute la variation existante et tous les parlers de Kabylie. Les outils pédagogiques utilisés dans l’enseignement sont basés sur ce « standard » (voir par exemple Chaker 1996 ou Naït-Zerrad 2001 et tous les manuels scolaires produits par l’institution en Algérie). Ces manuels scolaires sont utilisés dans toutes les régions de Kabylie et là où les parlers sont assez éloignés de ce standard, cela pose des problèmes pédagogiques. Depuis une dizaine d’années, plusieurs publications ou travaux académiques ont renouvelé notre connaissance en matière de dialectologie kabyle (pour une synthèse, v. NaïtZerrad 2004). Des travaux anciens sur des parlers situés aux limites de l’aire kabyle ont été également redécouverts. Cela nous amène à proposer une réforme de la standardisation du kabyle en tenant compte des parlers qui avaient été négligés il y a plus de quinze ans, c’est-à-dire qui intègre la variation intrinsèque au kabyle même. Cette réforme nécessaire aura des implications sur la didactique et la pratique de l’enseignement du kabyle et permettra de se rapprocher un peu plus des réalités du terrain. Le modèle « standard » Avant d’aller plus avant, il faut dire un mot sur « tamazight » : ce terme, qui a connu une fortune extraordinaire, est employé maintenant en particulier au Maroc et en Algérie pour désigner la langue berbère. Dans les manuels algériens ou marocains, on parle de « tamazight » ou de l’ « amazighe » alors que cette dénomination recouvre des réalités différentes : en Kabylie, il s’agit de kabyle, et c’est d’ailleurs dans cette langue que sont rédigés les manuels… J’emploierai donc ici le terme « kabyle » pour la langue de Kabylie. L’enseignement du berbère est étroitement lié aux questions d’aménagement linguistique. Si l’on ne prend que le domaine kabyle, la standardisation a écarté ou lissé des phénomènes linguistiques locaux, elle a été pensée et mise en œuvre en se basant sur un kabyle « central » négligeant ainsi des pans importants du domaine. La tendance a été / est encore de concevoir une norme unique, bien balisée, réglant tous les détails. C’est ce que nous appellerons le modèle « standard », même si nous sommes encore loin de la normalisation complète. (1) Il faut souligner que l’aménagement linguistique du berbère a commencé en dehors des institutions officielles algériennes et marocaines. La distance linguistique induite entre le modèle « standard » et les parlers naturels peut selon les traits linguistiques croître, diminuer ou être identique à mesure que l’on s’éloigne du « standard » pour les parlers les plus occidentaux, les plus méridionaux et surtout les plus orientaux. Par exemple, la tendue « ww » est réalisée ainsi dans des parties excentrées de la Kabylie (mais correspond au standard, et donc la distance linguistique entre ce dernier et ces parlers est nulle) alors que dans la partie centrale de la Kabylie, les réalisations « bbʷ » ou « ggʷ » impliquent une distance non nulle. De la même manière, la distance linguistique liée à la variation naturelle, fluctue à mesure que l’on s’éloigne d’un parler particulier (Naït-Zerrad, 2005). Une étude dialectométrique serait intéressante à réaliser : la mesure des distances linguistiques des parlers kabyles par rapport au modèle standard actuel. Le but d’un nouveau modèle sera non pas simplement de diminuer les distances « modèle - parlers » mais également de les uniformiser en minimisant les écarts. Par exemple, le graphique ci-dessous (réalisé à l’aide du logiciel Gabmap2) montre la distance linguistique de plusieurs parlers kabyles (correspondant aux petits cercles) en fonction de la distance géographique en prenant comme référence le parler de Adni (correspondant au point zéro). Il est normal que plus on s’éloigne, plus la distance linguistique augmente. Les parlers situés en haut à droite sont ceux de la partie la plus orientale de la Kabylie avec la distance linguistique la plus élevée correspondant à environ 0.4 sur le graphique. Le nouveau modèle issu d’une standardisation « idéale » devrait être une ligne horizontale proche de zéro… Sur la carte, les polygones correspondent aux parlers et le parler de référence est indiqué par une étoile (ici Adni en blanc). Plus la distance linguistique est élevée et plus les couleurs s’assombrissent. 2 http://www.gabmap.nl/ Le modèle standard, proposé il y a près d’une vingtaine d’années, n’est pas figé : le processus de son élaboration est bien antérieur et on continue à le remanier et à le réviser, avec des corrections plus ou moins heureuses. Ce modèle a tenu compte surtout des grandes variations phonétiques en les réduisant à l’écrit. Il a été amélioré, complété, corrigé depuis, mais il n’est pas clos : plusieurs questions restent encore à débattre et sont en attente de propositions. Cette standardisation a tenu compte de la documentation de l’époque, majoritairement issue d’une seule partie de la Kabylie. Certains traits linguistiques propres à des parlers ou groupes de parlers kabyles, bien qu’en partie connus, n’ont pas été pris en compte, car considérés comme marginaux, peut-être aussi pour ne pas déstabiliser un premier modèle. Il s’agissait de doter le berbère (en particulier le kabyle) d’une notation usuelle, c’est-à-dire d’un système graphique, d’une orthographe, etc. En réalité, il n’y a pas eu de vraie réflexion sur l’enseignement et sur la didactique elle-même à partir de données réelles exhaustives. Au plan de la connaissance scientifique, ces lacunes documentaires ont depuis été en partie comblées même s’il nous manque encore des monographies sur certains groupes de parlers aux limites de l’aire kabyle. Ces nouvelles données n’ont cependant pas encore été intégrées dans l’aménagement linguistique. On tentera ici de donner quelques pistes pour justement diminuer le hiatus entre un enseignement « standardisé » venu d’en « haut » avec ses outils pédagogiques « formatés » et de jeunes élèves des régions périphériques de la Kabylie : en intervenant sur la standardisation elle-même, ce qui aura des implications sur la formation des enseignants et sur l’élaboration des manuels Le modèle « polynomique » Toutes les langues sont confrontées – à des degrés divers - au problème de la variation linguistique et les solutions apportées à la normalisation peuvent suivre des voies divergentes. L’exemple classique de l’intégration de la variation dans la norme est celui du corse pour lequel Marcellesi (1983, 1989) a introduit le concept de langue polynomique qu’il définit ainsi : « une langue à l’unité abstraite, à laquelle les utilisateurs reconnaissent plusieurs modalités d’existence, toutes également tolérées sans qu’il y ait entre elles hiérarchisation ou spécialisation de fonction. Elle s’accompagne de l’intertolérance entre utilisateurs de variétés différentes sur les plans phonologiques et morphologiques, de même que la multiplicité lexicale est conçue ailleurs comme un élément de richesse » (Marcellesi 1989). En opposition avec le modèle « standard », la norme envisagée ici est « plurielle » et toutes les variétés sont prises en compte. Ameur (2009) a discuté de l’applicabilité de ce concept pour le Maroc afin de rapprocher les trois grandes variétés de ce pays (en première approximation : Nord, Centre et Sud). Il s’agit d’intégrer la variation dans une norme plurielle, pour l’ensemble du berbère (au moins à l’échelle d’un pays, le Maroc), c’est-à-dire qu’il est question ici de la variation interdialectale. Or, avec le recul et une meilleure connaissance des parlers de la Kabylie (et des autres variétés), il semble bien que l’on pourrait appliquer ce concept de polynomie aux variétés régionales ou géolectes, en particulier dans les pratiques didactiques. A l’intérieur du kabyle, certains phénomènes linguistiques ont déjà reçu une réponse dans le cadre du « standard », en particulier ceux qui peuvent se retrouver dans différents géolectes : la labio-vélarisation qui est présente dans une majorité de parlers kabyles et qui a été pratiquement écartée parce que non pertinente, l’affriquée « ts » qui a été écartée au profit du phonème « berbère » correspondant (la tendue « tt »), les assimilations, la transformation de certaines tendues, etc. Mais il s’agissait jusqu’à présent de parlers kabyles dont les variations ne touchaient pas des éléments fondamentaux du système. Avec certains parlers orientaux de la Kabylie, la variation est beaucoup plus importante. Voici quelques exemples dans le tableau page suivante pour le parler des Aït Mbarek dans la commune de Aït-Smail (daira de Darguina, wilaya de Bejaia) tel que décrit dans Genevois 1955. La variation affecte tous les niveaux linguistiques : phonologie, morphologie, syntaxe, lexique… Modèle « standard » 1 2 déictique de proximité -a : invariable de base « cet homme » argaz-a « ces hommes » irgazen-a particules préverbales parler des Aït Mbarek sg : -a / pl. –i argaz-a irgazen-i pour qu’ils sèchent je travaillerai …ce que je ferai… ad Ara akken / bac ad qqaren ad xedmeɣ …acu ara xedmeɣ di / i Di bac i qqaren di xedmeɣ …acu di xedmeɣ 3 particules de négation ur --- ara ul --- ula 4 Participe l’homme qui verra l’homme qui a vu l’homme qui n’a pas vu c’est l’homme qui a vu argaz ara yeẓren argaz (i) yeẓran argaz ur neẓri d argaz nni i/ay yeẓran argaz di ẓer argaz n yeẓran argaz u n neẓra d argaz n ay yeẓran 5 « un » Yiwen Yiǧ 6 lexique (exemples) gandoura ; robe petit garçon Oreille Acheter Noyau sortir / monter (côte) Amulette Taqendurt Aqcic ameẓẓuɣ aɣ iɣess ffeɣ lḥerz tikbert ameččuk imej aseɣ aɣwaw areg tirit (pl. tiray) … Nous n’avons indiqué ici que quelques exemples parmi les plus significatifs : on pourrait ajouter la conjugaison particulière de l’aoriste avec particule préverbale pour certains types de verbes. Commentaires pour le tableau : 2. Dans le modèle standard, « ara » est employée comme allomorphe de « ad » dans les relatives alors que le parler en question utilise la forme « di » correspondant à « ad ». Pour les autres subordonnées, c’est la particule « i » qui est utilisée dans le parler (modèle standard : « ad ») 4. la forme du participe est différente pour l’aoriste : c’est la 3e p. du singulier qui est employée (comme en tachelhit du Maroc). 6. pour quelques termes du lexique de base, on voit qu’il y a divergence. Cet échantillon montre que l’on ne peut simplement utiliser les manuels existants (basés sur le modèle standard) dans des localités où le parler est différent. Propositions 1. La formation des enseignants ne doit pas simplement se limiter au modèle standard. Il est indispensable que les enseignants aient une bonne formation en linguistique et en dialectologie kabyle et berbère en général. 2. Les manuels doivent tenir compte de la variation et les élèves y seront sensibilisés en particulier dès les premières années du premier cycle. Dans les manuels actuels, les parlers locaux orientaux ne sont pas représentés d’où un hiatus entre les enseignants et les manuels d’une part, et les élèves qui ne reconnaissent pas leur langue, d’autre part (pour les kabylophones de la région). Le problème se pose également pour les élèves résidant en dehors de leur localité d’origine. Il faudra donc repenser la conception des manuels scolaires. Le préalable à cette formation des enseignants et à l’élaboration de ces nouveaux manuels consiste en la conception d’outils de référence que sont - une grammaire polylectale du kabyle (intégrant la variation : les réflexions théoriques et les propositions de Berrendonner & al. 1983 et Péronnet 1997 pourront être une source importante pour sa mise en œuvre) - un dictionnaire intégrant le lexique de la majorité des parlers kabyles ainsi que les néologismes. Ces outils s’appuieront sur des enquêtes réalisées dans tous les villages kabyles, en commençant par ceux pour lesquels nous n’avons pas de description. Ces enquêtes constituent en elles-mêmes un grand projet scientifique qui peut être mené à bien sous l’égide des universités concernées de la région avec la participation des étudiants en post-graduation. Il est par ailleurs important pour la linguistique générale et historique. Enfin, le programme global ne peut résulter que d’une collaboration entre linguistes et didacticiens en s’inspirant de l’expérience d’autres langues qui ont choisi une voie similaire. Bibliographie - Ameur M., 2009, « Aménagement linguistique de l’amazighe : pour une approche polynomique », in Asinag, 3, IRCAM, Rabat, p. 75-88 - Berrendonner A., Le Guern M., Puech G., 1983, Principes de Grammaire Polylectale, P.U.L., Lyon - Chaker S., 1996, « Propositions pour la notation usuelle à base latine du berbère ». Atelier « Problèmes en suspens de la notation usuelle à base latine » (24-25 juin 1996), Synthèse des travaux et conclusions, in Études et Documents Berbères, 14, La Boite à Documents/Edisud, p. 239-253. - Genevois H., 1955, Ayt-Embarek. Notes d’enquête linguistique, Fichier de Documentation berbère, n°49, Fort-National, Algérie - Marcellesi J.-B., 1983, « La définition des langues en domaine roman: les enseignements à tirer de la situation corse » in Actes du congrès des romanistes d'Aix-enprovence vol n°5, Sociolinguistique des langues romanes, p.309-314. - Marcellesi J.-B., 1989, « Corse et théorie sociolinguistique : reflets croisés », in Georges Ravis-Giordani (dir.), L’île miroir, Ajaccio, La Marge, p. 165-174 -Naït-Zerrad K., 2001, Grammaire moderne du kabyle, Karthala, Paris - Naït-Zerrad K., 2004, « Kabylie : Dialectologie », in Encyclopédie berbère XXVI, Edisud, Aix-en-Provence, p. 4067-4070 - Naït-Zerrad K., 2005, « Essai d’analyse dialectométrique appliquée au berbère », in Studi Magrebini, Nuova Serie, Vol. III (Studi Berberi e mediterranei, Miscellanea offerta in onore di Luigi Serra), Napoli, p. 229-238 - Péronnet L., 1997, « Proposition d’un modèle pour une grammaire de la variation », in Revue des sciences de l'éducation, vol. 23, n° 3, p. 545-560.