1ère S1 2011-2012 Camus, La Peste, textes des lectures

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1ère S1 2011-2012 Camus, La Peste, textes des lectures
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Camus, La Peste,
textes des lectures analytiques
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1° Incipit, ch. I, p. 11-12
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Les curieux événements qui font le sujet de cette chronique
se sont produits en 194., à Oran. De l'avis général, ils n'y
étaient pas à leur place, sortant un peu de l'ordinaire. À
première vue, Oran est, en effet, une ville ordinaire et rien
de plus qu'une préfecture française de la côte algérienne.
La cité elle-même, on doit l'avouer, est laide. D'aspect
tranquille, il faut quelque temps pour apercevoir ce qui la
rend différente de tant d'autres villes commerçantes, sous
toutes les latitudes. Comment faire imaginer, par exemple,
une ville sans pigeons, sans arbres et sans jardins, où l'on
ne rencontre ni battements d'ailes ni froissements de
feuilles, un lieu neutre pour tout dire ? Le changement des
saisons ne s'y lit que dans le ciel. Le printemps s'annonce
seulement par la qualité de l'air ou par les corbeilles de
fleurs que des petits vendeurs ramènent des banlieues ;
c'est un printemps qu'on vend sur les marchés. Pendant
l'été, le soleil incendie les maisons trop sèches et couvre
les murs d'une cendre grise; on ne peut plus vivre alors que
dans l'ombre des volets clos. En automne, c'est, au
contraire, un déluge de boue. Les beaux jours viennent
seulement en hiver.
Une manière commode de faire la connaissance d'une
ville est de chercher comment on y travaille, comment on y
aime et comment on y meurt. Dans notre petite ville, est-ce
l'effet du climat, tout cela se fait ensemble, du même air
frénétique et absent. C'est-à-dire qu'on s'y ennuie et qu'on
s'y applique à prendre des habitudes. Nos concitoyens
travaillent beaucoup, mais toujours pour s'enrichir. Ils
s'intéressent surtout au commerce et ils s'occupent
d'abord, selon leur expression, de faire des affaires.
Naturellement ils ont du goût aussi pour les joies simples,
ils aiment les femmes, le cinéma et les bains de mer. Mais,
très raisonnablement, ils réservent ces plaisirs pour le
samedi soir et le dimanche, essayant, les autres jours de la
semaine, de gagner beaucoup d'argent. Le soir, lorsqu'ils
quittent leurs bureaux, ils se réunissent à heure fixe dans
les cafés, ils se promènent sur le même boulevard ou bien
ils se mettent à leurs balcons. Les désirs des plus jeunes
sont violents et brefs, tandis que les vices des plus âgés ne
dépassent pas les associations de boulomanes, les
banquets des amicales et les cercles où l'on joue gros jeu
sur le hasard des cartes.
2° La confession de Tarrou, ch. IV, p. 254-256
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«Depuis, je n'ai pas changé. Cela fait longtemps que j'ai
honte, honte à mourir d'avoir été, fût-ce de loin, fût-ce dans
la bonne volonté, un meurtrier à mon tour. Avec le temps,
j'ai simplement aperçu que même ceux qui étaient
meilleurs que d'autres ne pouvaient s'empêcher
aujourd'hui de tuer ou de laisser tuer parce que c'était dans
la logique où ils vivaient et que nous ne pouvions pas faire
un geste en ce monde sans risquer de faire mourir. Oui, j'ai
continué d'avoir honte, j'ai appris cela, que nous étions tous
dans la peste, et j'ai perdu la paix. Je la cherche encore
aujourd'hui, essayant de les comprendre tous et de n'être
l'ennemi mortel de personne. Je sais seulement qu'il faut
faire ce qu'il faut pour ne plus être un pestiféré et que c'est
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là ce qui peut, seul, nous faire espérer la paix, ou une bonne
mort à son défaut. C'est cela qui peut soulager les hommes
et sinon les sauver, du moins leur faire le moins de mal
possible et même parfois un peu de bien. Et c'est pourquoi j'ai
décidé de refuser tout ce qui, de près ou de loin, pour de
bonnes ou de mauvaises raisons, fait mourir ou justifie qu'on
fasse mourir.
«C'est pourquoi encore cette épidémie ne m'apprend rien,
sinon qu'il faut la combattre à vos côtés. Je sais de science
certaine (oui, Rieux, je sais tout de la vie, vous le voyez bien)
que chacun la porte en soi, la peste, parce que personne, non,
personne au monde n'en est indemne. Et qu'il faut se surveiller
sans arrêt pour ne pas être amené, dans une minute de
distraction, à respirer dans la figure d'un autre et à lui coller
l'infection. Ce qui est naturel, c'est le microbe. Le reste, la
santé, l'intégrité, la pureté, si vous voulez, c'est un effet de la
volonté et d'une volonté qui ne doit jamais s'arrêter. L'honnête
homme, celui qui n'infecte presque personne, c'est celui qui a
le moins de distraction possible. Et il en faut de la volonté et de
la tension pour ne jamais être distrait ! Oui, Rieux, c'est bien
fatigant d'être un pestiféré. Mais c'est encore plus fatigant de
ne pas vouloir l'être. C'est pour cela que tout le monde se
montre fatigué, puisque tout le monde, aujourd'hui, se trouve
un peu pestiféré. Mais c'est pour cela que quelques-uns, qui
veulent cesser de l'être, connaissent une extrémité de fatigue
dont rien ne les délivrera plus que la mort.
«D'ici là, je sais que je ne vaux plus rien pour ce monde
lui-même et qu'à partir du moment où j'ai renoncé à tuer, je me
suis condamné à un exil définitif. Ce sont les autres qui feront
l'histoire. Je sais aussi que je ne puis apparemment juger ces
autres. Il y a une qualité qui me manque pour faire un meurtrier
raisonnable. Ce n'est donc pas une supériorité. Mais
maintenant, je consens à être ce que je suis, j'ai appris la
modestie. Je dis seulement qu'il y a sur cette terre des fléaux
et des victimes et qu'il faut, autant qu'il est possible, refuser
d'être avec le fléau. Cela vous paraîtra peut-être un peu
simple, et je ne sais si cela est simple, mais je sais que cela est
vrai. J'ai entendu tant de raisonnements qui ont failli me
tourner la tête, et qui ont tourné suffisamment d'autres têtes
pour les faire consentir à l'assassinat, que j'ai compris que tout
le malheur des hommes venait de ce qu'ils ne tenaient pas un
langage clair. J'ai pris le parti alors de parler et d'agir
clairement, pour me mettre sur le bon chemin. Par conséquent,
je dis qu'il y a les fléaux et les victimes, et rien de plus. Si,
disant cela, je deviens fléau moi-même, du moins, je n'y suis
pas consentant. J'essaie d'être un meurtrier innocent. Vous
voyez que ce n'est pas une grande ambition.
« I l faudrait, bien sûr, qu'il y eût une troisième catégorie, celle
des vrais médecins, mais c'est un fait qu'on n'en rencontre pas
beaucoup et que ce doit être difficile. C'est pourquoi j'ai décidé
de me mettre du côté des victimes, en toute occasion, pour
limiter les dégâts. Au milieu d'elles, je peux du moins chercher
comment on arrive à la troisième catégorie, c'est-à-dire à la
paix.»
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Camus, La Peste,
textes des lectures analytiques
3° Le bain, ch. IV, p. 258-259
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Elle sifflait doucement au pied des grands blocs de la
jetée et, comme ils les gravissaient, elle leur apparut,
épaisse comme du velours, souple et lisse comme une bête.
Ils s'installèrent sur les rochers tournés vers le large. Les
eaux se gonflaient et redescendaient lentement. Cette
respiration calme de la mer faisait naître et disparaître des
reflets huileux à la surface des eaux. Devant eux, la nuit était
sans limites. Rieux, qui sentait sous ses doigts le visage
grêlé des rochers, était plein d'un étrange bonheur. Tourné
vers Tarrou, il devina, sur le visage calme et grave de son
ami, ce même bonheur qui n'oubliait rien, pas même
l'assassinat.
Ils se déshabillèrent. Rieux plongea le premier. Froides
d'abord, les eaux lui parurent tièdes quand il remonta. Au
bout de quelques brasses, il savait que la mer, ce. soir-là,
était tiède, de la tiédeur des mers d'automne qui reprennent à
la terre la chaleur emmagasinée pendant de longs mois. Il
nageait régulièrement. Le battement de ses pieds laissait
derrière lui un bouillonnement d'écume, l'eau fuyait le long
de ses bras pour se coller à ses jambes. Un lourd clapotement
lui apprit que Tarrou avait plongé. Rieux se mit sur le dos et
se tint immobile, face au ciel renversé, plein de lune et
d'étoiles. Il respira longuement. Puis il perçut de plus en plus
distinctement un bruit d'eau battue, étrangement clair dans
le silence et la solitude de la nuit. Tarrou se rapprochait, on
entendit bientôt sa respiration. Rieux se retourna, se mit au
niveau de son ami, et nagea dans le même rythme. Tarrou
avançait avec plus de puissance que lui et il dut précipiter
son allure. Pendant quelques minutes, ils avancèrent avec
la même cadence et la même vigueur, solitaires, loin du
monde, libérés enfin de la ville et de la peste. Rieux s'arrêta
le premier et ils revinrent lentement, sauf à un moment où ils
entrèrent dans un courant glacé. Sans rien dire, ils précipitèrent
tous deux leur mouvement, fouettés par cette surprise de la mer.
Habillés de nouveau, ils repartirent sans avoir prononcé
un mot. Mais ils avaient le même cœur et le souvenir de
cette nuit leur était doux. Quand ils aperçurent de loin la
sentinelle de la peste, Rieux savait que Tarrou se disait,
comme lui, que la maladie venait de les oublier, que cela
était bien, et qu'il fallait maintenant recommencer.
4° Épilogue, ch. V, p. 309-310
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Du port obscur montèrent les premières fusées des
réjouissances officielles. La ville les salua par une longue
et sourde exclamation. Cottard, Tarrou, ceux, et celle que
Rieux avait aimés et perdus, tous, morts ou coupables,
étaient oubliés. Le vieux avait raison, les hommes étaient
toujours les mêmes. Mais c'était leur force et leur
innocence et c'est ici que, par-dessus toute douleur,
Rieux sentait qu'il les rejoignait. Au milieu des cris qui
redoublaient de force et de durée, qui se répercutaient
longuement jusqu'au pied de la terrasse, à mesure que
les gerbes multicolores s'élevaient plus nombreuses dans
le ciel, le docteur Rieux décida alors de rédiger le récit qui
s'achève ici, pour ne pas être de ceux qui se taisent, pour
témoigner en faveur de ces pestiférés, pour laisser du
moins un souvenir de l'injustice et de la violence qui leur
avaient été faites, et pour dire simplement ce qu'on
apprend au milieu des fléaux, qu'il y a dans les hommes
plus de choses à admirer que de choses à mépriser.
Mais il savait cependant que cette chronique ne pouvait
pas être celle de la victoire définitive. Elle ne pouvait être
que le témoignage de ce qu'il avait fallu accomplir et que,
sans doute, devraient accomplir encore, contre la terreur
et son arme inlassable, malgré leurs déchirements
personnels, tous les hommes qui, ne pouvant être des
saints et refusant d'admettre les fléaux, s'efforcent
cependant d'être des médecins.
Écoutant, en effet, les cris d'allégresse qui montaient de
la ville, Rieux se souvenait que cette allégresse était
toujours menacée. Car il savait ce que cette foule en joie
ignorait, et qu'on peut lire dans les livres, que le bacille de
la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, qu'il peut rester
pendant des dizaines d'années endormi dans les meubles
et le linge, qu'il attend patiemment dans les chambres, les
caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses, et
que, peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et
l'enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats
et les enverrait mourir dans une cité heureuse.

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