ou le retour à la valeur de l´esprit

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ou le retour à la valeur de l´esprit
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THINK TANK
DOSSIER
Lux
OU LE RETOUR
À LA VALEUR DE L´ESPRIT
La culture ne saurait être réduite à un luxe, un supplément d’âme,
une source de distinction ou un pouvoir. Son âme, reflet de ce qui nous identifie
et nous caractérise doit répondre à l’esprit de notre temps.
Par Laure Kaltenbach et Olivier Le Guay
Cultiver les jardins de l’art comme le paradis de verdure à 500
millions de dollars créé par Bernardo Paz à Belo Horizonte;
organiser des concerts privés pour mettre l’art en musique
comme le Russe Roman Abramovitch invitant Amy Winehouse,
l’Ukrainien Victor faisant de même avec Paul McCartney ou
le Français Édouard Carmignac avec les Rolling Stones;
s’offrir une star de l’architecture, comme l’Ukrainienne Luba
Michailova avec l’agence AID pour sa Fondation Izolyatsia, le
Français Bernard Arnault avec Frank Gehry pour sa Fondation
Vuitton, pour un jour rentrer dans le livre des records comme
la Qatari Cheikha Mayassa, 30 ans, avec «Les Joueurs de
cartes» de Cézanne acheté 250 millions de dollars en 2011:
voici quelques-uns des «Cinq commandements des nababs de
l’art» (selon Le Figaro du 9 avril 2013) qui confirment une
accélération débridée des amalgames entre culture et luxe,
à la fois comme signe de pouvoir, et de légitimation. Rien de
nouveau dans cette parade, diriez-vous, depuis les surenchères
entre les cours princières à la «montre» post-moderne… sauf
que cette course mondiale s’inscrit dans un désenchantement
du monde, livré au «populisme industriel» selon Bernard
Stiegler1.
LE POUVOIR DE LA CULTURE
Culture et luxe ont toujours convergé pour les puissants, en
quête de reconnaissance, de légitimité, de prise de pouvoir mais
aussi par passion sincère. La nouveauté tient désormais à la
dimension mondiale de ce théâtre d’ombres qui dope l’ostentation et la financiarisation de la culture. Pour tous les «baba-
bling», de l’Indonésien Budi Tek aux Chinois Liu
Yiqian et Dai Zhikang, si luxe rime avec culture
c’est pour mieux s’imposer sur la scène mondiale,
et tirer à soi le prestige symbolique, ce que résume
un autre article du Figaro: «Des Émirats à la Chine
capitaliste, une génération de collectionneurs a
émergé. Ils imposent leur loi au marché.» Tous
misent sur l’art pour valoriser leur fortune nouvelle, en construisant à tour de bras des musées
privés. Quelque 360 ont ouvert en Chine en 2012,
Russes, Brésiliens, Indiens, Américains ne sont
bien entendu pas en reste.
Fini le luxe discret, analyse Yves Michaud (voir
entretien p. 66-67) dans son dernier ouvrage2 .
Place au scintillement, aux tours, aux parades,
aux mises en scène. Aujourd’hui, le luxe n’est plus
de bon goût, ni de bon ton. Il est insolent, violent
et arrogant. Cette arrogance fait bon ménage avec
celle de l’argent et l’affirmation de la cupidité. Si
la culture n’a jamais été le seul support de ce «nouveau» luxe, elle garde un puissant pouvoir symbolique, avec une forte garantie de passeport pour
l’éternité. Les trésors accumulés à titre privé
deviennent souvent un patrimoine public permettant ainsi à ses «amateurs d’art» (Francis Haskell) de laisser une trace dans l’Histoire. Qui se
souviendrait du cardinal Scipione Borghese ou
de Paul Getty sans le musée à leur nom?
REMPLIR LE DÉSENCHANTEMENT DU MONDE
Luxe et culture nourris de l’hédonisme exacerbé de nos contemporains contribuent à «l’esthétisation du monde» selon Gilles
Lipovetsky 3 qui souligne: «N’ayant plus foi en un avenir
qui serait mécaniquement meilleur et plus juste, il reste pour
les individus l’espoir d’un mieux être, la fête des sens, l’attente
des beautés qui nous sortent de la grisaille du quotidien. Le luxe
n’est plus la part maudite, mais la part du rêve, de l’excellence et
du superlatif dont l’homme a besoin. Cette part de rêve trouve
dans la culture, une dynamique de réalisation.» Cette quête de
jouissance plus synesthésique qu’esthétique, renforce une
«vaporisation» selon Yves Michaud en «expérience d’ambiance
où seule importe finalement la qualité de l’émotion vécue», en
cohérence avec l’égotisme contemporain: «La culture, et maintenant le luxe, constituent les secteurs paradigmes de l’économie
et de la vie sociale où l’on est passé du monde des objets et des
personnes à un monde des processus et des affects.»
BANALISATION DE L’ARTISTE
Cette esthétisation du «capitalisme trans-esthétique» (Lipovetsky) a changé le sens de l’art, de la culture cultivée, et domine
désormais un art de consommation de masse qui ne requiert
ni ne crée de savoir spécifique. Une culture «liquide» (Bauman),
sans aucun idéal d’élévation, issu ou favorisant les hybridations
bouscule la hiérarchie des arts: l’architecture et le design préférés aux arts visuels… Si ce désir d’art et de culture participe
au financement d’une cohorte de plus en plus nombreuse de
CULTURE ET LUXE ONT
TOUJOURS CONVERGÉ
POUR LES PUISSANTS,
EN QUÊTE DE
RECONNAISSANCE.
créateurs, il contribue aussi à la banalisation du
discours sur l’art, réduisant «l’artiste-entreprise»
(Greffe4), en «agent d’ambiance» (Michaud).
LE POUVOIR DE L’ESPRIT
S’il n’y a plus, dans le registre de la langue, la
moindre distance entre la culture et l’économique,
alors de grands dangers se préparent, selon l’étude
de Louvre Alliance pour le Forum d’Avignon 2013
qui invoque «Culture, territoires et pouvoirs:
L’esprit d’Atlas»5. Un tel discours – offensif ou
défensif – est pourtant indéniablement nécessaire
et le Forum d’Avignon, dès 2008, a eu le courage
de le produire. Le danger, mortel, est bien que ce
discours soit désormais le seul. L’erreur est de
n’avoir plus de discours culturel qui ne soit pas
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économique. Proposer un autre mot que celui de «culture»
n’est pas une tentative de lexicologue, c’est instaurer une nouvelle catégorie. Paul Valéry, dès 1919, proposait le mot «esprit».
Le mot est fort. Nulle métaphysique n’est ici convoquée, nulle
référence au spirituel, mais bien ce qu’en dit Valéry en 1932:
une puissance de transformation, un procédé qui engage
l’homme dans une aventure – artistique, scientifique, littéraire,
philosophique –, qui l’éloigne sans cesse de ses conditions de
vie initiales, le fait renoncer à la monotonie du vivant et à la
pulsion. L’esprit est bien, résolument, du côté du désir et du
vouloir, du côté de la puissance et non de celui du pouvoir. Il ne
préjuge pas d’un objet, il le cherche; n’ayant rien à consommer,
il fabrique; l’érudition et la technique sont utiles a l’inutilité
revendiquée de son processus.
L’ESPRIT N’EST PAS FAIT
POUR PARACHEVER
LE DESTIN DE NOTRE
DISPARITION, MAIS
AU CONTRAIRE
POUR LUI RÉSISTER.
LUX INDISPENSABLE
Le paradoxe est que la culture compte parmi les rares médiateurs dans ce monde désenchanté à sortir d’un consumérisme
fi xé comme seul horizon de la vie et de donner d’autres buts
à l’existence. Réside précisément dans cette contradiction
le grand défi que doit relever la culture, pardon «l’esprit» de
demain.
Laissons ici parler les poètes, car seul le LUX, l’esprit selon
Valéry, peut aider de passer la lumière physique (qu’utilisent
nos sens) à la lumière intérieure (de notre être), «passage de
l’esthétique du dehors à l’esthétique du dedans» (pour citer Pierre
Reverdy). Trajet que seuls les artistes peuvent nous aider à
faire: sur Le livre d’or de l’humanité, pour Paul Eluard dans La
nostalgie de la lumière totale dans Les écrits sur l’Art, les artistes
ont inscrit leurs raisons, leur raison – par sympathie. Ils ont
le souci de tout dire. L’aube a besoin de la journée. Les vérités
s’entrecroisent, les lumières s’éteignent et se rallument, la
confiance et l’inquiétude, l’habileté et la naïveté, la connaissance
et l’intuition concourent à un même but: la vérité de la beauté
et la beauté de la vérité, pour le plus grand plaisir de la raison.
brûler quelques déchets qui encombreraient vos
tuyaux de vie. Pour nettoyer, faire place nette,
aspirer, réamorcer la vie.»
UNE GENÈSE TOUJOURS ACTIVE
L’esprit n’est pas fait pour parachever le destin
de notre disparition, mais au contraire pour lui
résister. Construite comme un bloc d’émotions,
«le propre d’une œuvre d’art est d’offrir du présent
à l’infini» (Malraux). «Que la lumière se fasse, et
chaque fois qu’elle se fait, la création recommence.
Tout s’efface de qui est venu entre-temps la ternir,
la souiller. Le jour, c’est toujours le premier jour.
Il n’y aura qu’une lumière qui est originelle»,
promet le critique Pierre Schneider6. Il faut vivre
avec intensité ce qu’offre cette lumière à inventer
dans de nouvelles directions en mobilisant l’intelligence et l’imagination des hommes. Qui sont
inépuisables.
RETOUR DE FLAMME
Il n’y a pas lieu ici de citer tous les artistes qui ont engagé cette
quête partagée, mais seulement de revendiquer cet «esprit»
comme une cartographie deleuzienne d’exploration individuelle
et collective, où, dans les plis, se nichent des histoires d’hommes
et de couleurs, des lieux et des fabriques. Cette «atopie» chère
à Roland Barthes qui refuse tout progrès en art au profit d’un
«habitacle à la dérive». Mais laissons parler le poète Francis
Ponge dans L’Atelier contemporain: «La vie est camaïeu d’oxydations: depuis les plus lentes aux plus rapides et à la plus rapide
de toutes: le feu, il faut toute cette gamme. Qu’une flamme soit
nécessaire, nul doute. Pourquoi? Pour attirer le regard. Pour
attirer quelqu’un? Mais, aussi bien, pour vous-même, pour
(1) Ré-enchanter le monde. La valeur esprit contre le populisme industriel,
Bernard Stiegler, Flammarion, 2006.
(2) Le nouveau luxe. Expériences, arrogance, authenticité, Stock, 2013.
(3) L’esthétisation du monde. Vivre à l'âge du capitalisme artiste, Gilles
Lipovetsky et Jean Serroy, Gallimard, 2013.
(4) L’artiste-entreprise, Xavier Greffe, Dalloz, 2012.
(5) Disponible sur le site forum-avignon.org
(6) L’Unique source, Pierre Schneider, Mercure de France, 1959.