Littérature et sous

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Littérature et sous
Semaine 5
Littérature et sous-littérature, 2
A chaque époque ses Marc Lévy, ses Guillaume Musso, Katherine Pancol, Françoise Bourdin et autres
Eric-Emmanuel Schmitt…. Dans les années 1960, 70, 80, toutes les collégiennes de Sainte-Croix
lisaient Gilbert Cesbron : Une Abeille contre la vitre, Chiens perdus sans collier, C’est Mozart qu’on assassine. Ces
titres fameux atteignaient des tirages ahurissants : 4 millions d’exemplaires vendus pour Chiens perdus
sans collier ! Cinq titres de Cesbron ont dépassé le million d’exemplaires. On peut estimer que ses œuvres
ont été vendues à 30 ou 40 millions d’exemplaires rien qu’en français. Les éditions Rencontre avaient
lancé ses Œuvres complètes qu’on voit quelquefois encore – rarement – trainer aux puces ou chez
Emmaüs… Tout cela s’est écroulé. Plus personne n’en veut. Les bouquinistes eux-mêmes jugent ces
romans invendables et les passent au vieux papier. Le public qui lisait ce genre de livres s’est tourné
vers d’autres auteurs à succès. C’est un public sans mémoire. Aucun des lecteurs, aucune des lectrices
actuelles de Lévy, Musso, Schmitt et autres auteurs de même farine n’a jamais entendu même
prononcer le nom de Cesbron. Sic transit gloria mundi…
Requiem aussi pour Françoise Mallet-Joris.
Je me souviens que, jeune libraire à la librairie Antoine Dousse, j’essayais de communiquer
mon enthousiasme pour Charles-Albert Cingria dont L’Age d’Homme commençait, à cette époque, à
publier les Œuvres complètes. Les Musiques de Fribourg venaient d’être rééditées dans « La Merveilleuse
Collection » et j’en plaçais régulièrement un exemplaire. J’avais fait l’article à une dame venue acheter le
dernier roman de Mallet-Joris, et elle s’était laissé convaincre. Elle est revenue le lendemain me traiter
d’idiot. Pour elle, Cingria c’était de la foutaise. Mon premier éditeur, Vladimir Dimitrijevic, disait
justement que Cingria était « un écrivain pour écrivains », que les gens du métier voyaient son génie et le
goûtaient, mais que ce génie restait invisible au public moyen, celui qui veut lire une histoire. Et c’est
vrai. Les premiers lecteurs enthousiastes de Charles-Albert étaient des écrivains : Ramuz, Paulhan,
Claudel, Cocteau, Mandiargues, Borgeaud, Bouvier, Follain… Tout ce qui comptait est là ; et ce qui
compte aujourd’hui ne contredit pas les juges de naguère : Réda, Jaccottet, Starobinski, Butor, Michon,
Bergounioux, Macé, Goffette… sont des lecteurs enthousiastes de Charles-Albert. Alors que le pouvoir
des écrivains ordinaires s’éteint avec l’époque qui les a produits et propulsés au palmarès des meilleures
ventes, les écrivains personnels, hors normes, inventifs, échappent au dépérissement, à la péremption
des produits standard, et renouvellent leur public de génération en génération. Leur pouvoir ne
s’affaiblit pas. C’est le miracle de la littérature.
Frédéric Wandelère

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