damned united

Damned united.
44ème jour, 7ème match de la saison. Le minibus roule dans la vallée de l’Azergues en
direction de Chazay. Déjà tu doutes. Seulement deux matchs gagnés et trois défaites cette
année, défaite à Vaugneray, défaite à la poste des Terreaux, défaite lors du premier match
officiel contre Hall Ecclectic à Gerland. .
Siège éjectable, siège éjectable…
Les joueurs, tes joueurs sont pourtant détendus. Pef lit « Ilium » de Dan Simmons. Gui,
Peter et Fred blaguent au fond du minibus. Les autres font des sudoku en réseau.
Siège éjectable, siège éjectable…
Chazay, les cuistots, match amical. Toujours commencer les saisons par le match amical
à Chazay.
L’équipe X ne se rendit pas à Chazay en octobre et cette équipe fut maudite durant toute
la saison
L’équipe Y ne joua pas à Chazay en octobre et leur jet privé s’écrasa quelque part dans
les Andes ; les survivants s’entre dévorèrent et on n’entendit plus jamais parler d’eux.
L’équipe Z refusa de se rendre à Chazay; un an plus tard la majeure partie des joueurs se
retrouva enrôlés par erreur dans l’armée de terre en Afghanistan,
Non, pas pour ça. Tu n’es pas superstitieux. Tu penses juste que c’est l’endroit idéal pour
souder ton équipe en début de saison.
Moyenne d’âge en face : 45 ans, avec deux trois vétérans de plus de 55. Dans la ligue
loisir depuis le milieu des années 70.
Maurice, octobre 75, son premier match à Chazay : « la télé passait en boucle des
images de l’évacuation de l’ambassade américaine de Saigon, avec l’hélicoptère qui tombe
sur le côté. On jouait contre Fraction Football Rouge de Givors. A l’apéro, y’avait des nems
et de l’alcool de riz, on a parlé de Giscard et Ho Chi Minh ; à cette époque j’avais des
moustaches tombantes et un choper, ma copine s’appelait Samantha…»
Des vieux de la vieille ces cuistots. « C’est des diesel, les mecs » dit Cheucheu. Diesel
and dust. Une équipe expérimentée. Physique et organisée, rugueuse sans être violente,
volontaire sans agressivité.
« Sièges éjectables », c’est le graffiti du Peigne Girafe United, qui est apparu sur le mur
de la Crèche. Certaines nuits tu entends des supporteurs bourrés crier sous tes
fenêtres…Tu sais qu’ils attendent une première victoire éclatante pour te renouveler leur
confiance.
« Vous êtes tous sur un putain de siège éjectable, tu as gueulé dans le vestiaire, tous,
ouais même toi Cheucheu, même si t’es sûrement le moins visé. Kobri : siège éjectable, un
seul but en 6 matchs ; Malik : siège éjectable : carton rouge au dernier match…
Tu égrènes les sièges éjectables ; il y en a pour tout le monde.
« Alors si c’est pas mieux ce soir, c’est direct, je vous promets que j’accepte toutes les
propositions d’achat des autres clubs et j’en ai plein mon bureau. Ca te fait rigoler, au fond ?
-
Non, non, je disais rien…
-
Tu ferais bien ouais parce que si t’actives pas tes petites pattes arrières ce
soir, j’accepte le prix de Jean-Dom. J’empoche les 20 euros du transfert et tu
continues ta saison au FC Mornant.
-
Quoi, non pas ça ! Et seulement 20 euros ? Les enculés…
-
Tu vaux pas plus en ce moment. Et toi, oui toi là, éteints ton putain de mp3 et
lève la tête de sous ton sweat à capuche.
-
Oui, prèze.
-
Un seul passement de jambes, une seule tentative de petit pont, je dis bien
une seule…
-
J’ai compris Prèze…
-
…Une seule feinte de frappe suivie d’une passe toute molle en plein axe et…
-
…je sais, Prèze, je sais, le Petit Poussin Football Club. Je vais faire tout ce
que je peux Prèze.
-
Yannick ?
-
Oui, Prèze ?
-
Je suis content de te voir de nouveau parmi nous. Ton séjour à Chicago a été
long pour toute l’équipe. Welcome back to FAR.
Merci Prèze.
Tu comprends les joueurs qui sont partis jouer à l’étranger. Mais tu sais qu’ils
reviennent toujours.
Tu laisses la parole au Coach.
El Pono présente la feuille de match aux joueurs. Disposition en quinconce, une vraie
tortue romaine portée vers l’attaque. Il y a des flèches tracées entre les joueurs,
indiquant les couloirs où la balle doit circuler, parfois des flèches à sens unique, parfois à
double sens.
Pour certains, c’est compliqué.
-
Ca veut dire quoi en fait quand la flèche est en pointillé ?
-
Ca veut dire qu’on n’est pas obligé de se faire des passes.
Putain. Kobri vient d’apprendre ce qu’était un joueur de surface.
Le coach, ton coach, égrène les consignes.
« Faut faire circuler le ballon, dit El Pono, on repasse par derrière, on construit
tranquillement, on balance pas des grosses chiches, on ferme sa bouche sur le terrain et
on se fait plaize. »
Tu regardes Kobri, Cheucheu, Roll ; toujours pas l’équipement réglementaire.
Toujours leurs sandales d’eau, toujours leurs chaussettes en laine mauve remontées sur
les cuisses.
Les joueurs du FAR, les champions 2006.
Tes joueurs s’échauffent derrière le Fred. Tes joueurs échauffent le Roll. Tes joueurs
vont chercher le ballon dans le parking. 2008-2009, nouvelle saison, tout à prouver,
encore et encore, chaque saison, chaque nouvelle putain de saison
Chazay, les cuistots, l’équipe des cuistots de la vallée de l’Azergues…
Le FAR ne les a jamais battus.
11 joueurs sont présents ce vendredi soir, 11 joueurs, pas un de plus.
Roll, Cheucheu, Requin, Fred, Gui,Nico, Pef, Kobri, Malik, Peter et Yannick.
C’est le 17 octobre 2008.
La première mi-temps est très équilibrée. Tu observes des deux cotés de bonnes phases
de conservation du ballon, tu vois : des joueurs éveillés et vifs, des ballons qui circulent au
sol. Tu commences à y croire. Mais c’est Chazay qui concrétise : centre à la limite de la ligne
de but, Ibrahimovic (appelons le ainsi par convention) marque de la tête.
Chazay mène 1-0 à la mi-temps. Rien de dramatique. Pas de panique. Tout va bien. Vous
êtes bien organisés. Continuez comme ça.
Encourager les joueurs, leur gratter la nuque, un petit bisou dans le cou, mais aussi : un
murmure menaçant à l’oreille, un regard noir qui dit transfert, transfert, transfert…
Les chouettes hululent, les pare-brises deviennent opaque, la lune se lève et blanchit les
visages : les joueurs retournent sur le terrain. Très vite ils perdent pied, très vite Pipo Inzaghi
se présente seul devant Roll, à la limite du hors-jeu et marque, et puis Yannick se blesse et
doit sortir, Chazay prête un joueur, plutôt porté vers l’attaque ; et Pipo se représente devant
Roll à la limite du hors-jeu et marque une nouvelle fois,
Siège éjectable, essuie-glaces tordus, des œufs pourris jetés sur mes vitres, putain …
et quelques minutes plus tard, Pipo se re-re-présente exactement au même endroit et
Pipo de Chazay réalise le coup du chapeau, il trompe pour la troisième fois la défense du
FAR.
Encore un autre ? Allez encore un autre. Un dernier pour la route. Chazay 5, le FAR 0. Il
reste un quart d’heure à jouer.
…oui mais si le parachute ne se déclenche pas ? Ne se déclenche plus ? Tu t’écraseras à
terre à deux cent kilomètres heures. Une masse sanguinolente étalée au milieu de la foule
de la Vogue.
Dernier quart d’heure. Le FAR revient à 2-5, grâce à deux buts de Malik, le second d’une
belle frappe enroulée à la limite des 16 mètres, après une passe en retrait de notre attaquant
transfuge de Chazay.
2-5, score final.
Tu dis, et ton coach dit, et tout le monde dit en sortant du terrain :
franchement la première mi-temps c’était pas mal du tout,
C’est quoi qu’on bouffe après ?
par contre en deuxième mi-temps on a craqué,
et vous savez c’est quoi qui est prévu pour le repas ?
on a voulu jouer le hors-jeu, on s’est fait niqué trois fois.
l’attaque a clairement manqué de réussite
parce que ça dépend je sais pas si je reste, en même temps j’ai faim
on a manqué de précision et de confiance,
On est par encore assez solides et on n’avait pas de remplaçants
.la dernière fois c’était de la viande en sauce avec des coquillettes
c’est sûr qu’avec une heure ou deux de plus on serait revenu au score...
Et à la presse, tu dis : L’Azerguistan est une terre à la fois rude et accueillante. Nos
adversaires ont su étouffer notre jeu et développer le leur. Ils ont obtenu une belle victoire et
je les félicite. Mais je reste confiance pour la saison qui commence.
Et tu regardes tes joueurs qui reviennent à moitié carbonisés après la douche réglée sur
45°, et tu dis aux journalistes : c’est mes gars et croyez-moi, j’en ferai quelque chose cette
saison. Maintenant à la bouffe, ça va être de la tuerie !
Réunion du district du Rhône, septembre 2003 : tu prends la présidence du FAR. Un
responsable local te dit : « Chazay, ça c’est une équipe de costauds, des costauds bien
sympas » et tu avais compris : une équipe de cuistots, tu n’as jamais voulu revenir làdessus. Ta fierté de Prèze, ta putain de dignité de constructeur du FAR.
Et des années plus tard, la légende reste vive, tu l’as alimentée chaque année malgré les
évidences, tu l’as saupoudrée d’anecdotes
Le grand au visage carré, là-bas au bout de la table avec les lunettes, il a bossé pendant des
années au Bangkok. ,
Chazay : des spécialistes du wok et des experts en persillade, des virtuoses de la sauce de
salade…
Autrefois ils avaient un resto dans la Dombes, on venait du Japon pour y déguster des
cuisses de grenouilles à la groseille, à te rouler par terre.
Chazay sur Azergues, les cuistots. Minuit. Le vin, le pastis et les chips coulent à flots.
Tes joueurs et leurs joueurs sont réunis autour de la table dans la salle du club de
Chazay.
Eclats de rires, de voix, de verres. Cris de cacahuètes et tremblement de fourchettes.
Tes joueurs sont heureux. Leurs yeux brillent. Les yeux de tes joueurs. Qui n’ont pas
gagné. Qui ont perdu.
Une bonne macédoine de légumes et une salade d’endives, puis c’est le rôti de porc sur
son lit de lentilles. Deux gros pots de mayo circulent dans la joie et la bonne humeur. Les
verres se remplissent et les litres de vin se vident.
Le Diesel And Dust Football Club de Chazay, ce sont avant tout des costauds sympas.
Dans le minibus, sur la route du retour, tu somnoles.
…Si tu veux conduire tes troupes derrière la montagne,
tu vois déjà le match suivant, tu vois plus loin….
Ne les accable pas sur les sentiers escarpés.
…Sun Tzu ?
Tu t’endors.
(A lire en vrai : « 44 jours, The Damned United » de David PEACE, Rivages Thriller,
bientôt disponible au Tasse Livre ?...)