James Ellroy — “the gift and the curse of obsession” La

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James Ellroy — “the gift and the curse of obsession” La
F. Dumas : OBSESSION — James Ellroy
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James Ellroy — “the gift and the curse of obsession”
La production littéraire de James Ellroy est bâtie autour d’un événement traumatique
destructeur et fondateur, daté précisément du dimanche 22 juin 1958. Ellroy avait alors dix
ans, lorsqu’un policier lui annonça le meurtre de sa mère. Commença alors une descente aux
enfers qui le mena entre autres à la perversion sexuelle, à la drogue et à la délinquance.
À défaut de chair, son œuvre abondante ne cesse de donner mots à cette mère qu’il
détestait pourtant. My Dark Places, ouvertement autobiographique, retrace en détails la
déchéance, puis la fin des addictions, la quête, et la rédemption de l’auteur. La conclusion de
cet épais volume est une épitaphe triomphale et programmatique :
I’m with you now. You ran and hid and I found you. [...] I robbed your grave. I
revealed you. [...] I’ll learn more. [...] I’ll rewrite your history and revise my judgment
as your old secrets explode. I will justify it all in the name of the obsessive life you gave
me. [...] You’re gone and I want more of you. (355)
La frustration inhérente à l’entreprise est marquée par le paradoxe de la simultanéité
de la présence nécessairement fantasmée (« I’m with you now ») et de l’absence concrète
irrémédiable (« You’re gone »). L’incomplétude de la tâche appelle son prolongement dans
les œuvres à venir et Destination: Morgue! s’inscrit dans une telle démarche. La première
partie réunit neuf textes déjà publiés dans GQ Magazine entre 1999 et 2002, et la deuxième
partie trois fictions inédites, narrées par un détective de la police de Los Angeles ressemblant
comme deux gouttes d’eau au(x) narrateur(s) précédent(s). Les neuf récits de la première
partie sont de veine autobiographique et, à l’instar de nombreuses autres productions d’Ellroy,
l’homicide maternel en constitue la trame thématique obsessionnelle (« obsession » est un
terme récurrent chez Ellroy). Le texte et le hors-texte (une trentaine de photographies)
ressassent les mêmes événements et mettent en scène les mêmes personnages.
Les récits autobiographiques présentent l’ambivalence essentielle de l’obsession
maternelle comme la clef de la rédemption :
I cultivated the gift and the curse of obsession. The gift finally won. [...] I credit the
Almighty God with the save. [...] Literature is a deep calling. I knew it at the bottom of
my shame. (43)
Cet article se concentrera sur My Dark Places et Destination: Morgue! pour analyser
la genèse de l’obsession de l’auteur, ce qui conduira à mettre au jour certaines obsessions
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paranoïaques proprement américaines de l’époque, puis à esquisser en quoi la success story de
l’auteur Ellroy, personnage de ses propres textes, compose une rédemption littéraire
typiquement hollywoodienne.
Genèse de l’obsession
Le corps à demi dénudé de Geneva — Jean — Hilliker Ellroy fut retrouvé sur le bord
d’une route à El Monte, un faubourg de Los Angeles ; elle avait été étranglée. Malgré une
enquête tout à fait sérieuse, le ou les meurtriers ne furent jamais retrouvés. Ellroy fut confié à
la garde de son père, qui l’encouragea à lire les faits divers et la littérature policière.
Très vite, l’enfant découvrit The Badge, sorti l’année du décès de Jean. Il s’agit d’un
recueil de récits de véritables meurtres, rédigés par Jack Webb, un acteur très populaire, qui
interprétait le rôle d’un détective à la radio puis plus tard à la télévision. Cette lecture fut une
révélation, notamment l’histoire d’Elizabeth Short, “The Black Dahlia”, jeune femme torturée
et assassinée en 1947 : « I read the Dahlia story a hundred times. I read the rest of The Badge
and stared at the pictures.” (My Dark Places, 103) La fascination exercée par le texte et les
photos de The Badge est de nature fort ambiguë, puisqu’elle conduit un enfant à quasiment
s’identifier à d’impitoyables meurtriers : « Stephen Nash, Donald Bashor and the fire-bomb
guys became my friends » (My Dark Places, 103)
The Badge conduit aussi l’enfant à érotiser sa mère en l’identifiant à une femme
suppliciée, puis livrée en pâture — textuelle et visuelle — aux lecteurs : la photo de Betty
Short vivante la révèle « like a 1940s portrait shot of my mother » (My Dark Places, 103), et
celle de son cadavre offre une grande similitude avec celui de Jean : « Her legs were half
visible » (My Dark Places, 103). Ellroy exprime la nature de son attirance pour The Black
Dahlia en des termes on ne peut plus directs :
Betty short became my obsession.
And my symbiotic stand-in for Geneva Hilliker Ellroy.
[...]
My Dahlia obsession was explicitly pornographic. (My Dark Places, 103)
L’imagination de l’enfant se trouva nourrie par sa propre perception des similitudes des
destinées des deux femmes, influencée par des récits d’origine masculine, eux-mêmes
probablement fortement fantasmés :
Betty was running and hiding. My mother ran to El Monte and forged a secret weekend
life there. Betty and my mother were body-dump victims. Jack Webb said Betty was a
loose girl. My father said my mother was a drunk and a whore. (My Dark Places, 103)
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Ellroy déclare que la mort de sa mère lui avait procuré avant tout un sentiment de
soulagement, et offre pour preuve (My Dark Places, 79) la photo prise quelques instants après
l’annonce du décès, dans laquelle il affirme que son regard n’exprime aucune tristesse (le
même cliché est utilisé sur la jaquette, ainsi que page 32 de Destination: Morgue!). Enfant,
Ellroy se sentait bien plus proche de son père que de sa mère « I used to hate her because my
father did. I used to hate her to prove my love for him » (My Dark Places, 91). Sa fixation
nécrophile pour Betty Short peut donc s’expliquer par la tension entre le rejet de sa mère
inconsciemment dénié et la nécessité impérieuse du travail de deuil :
The fixation sidestepped my mother’s death and locked in on surrogate victims. The
Black Dahlia became my murdered woman of choice. Her death-details were savage.
They blitzed my mother’s death-details in malign imagery. The Dahlia was my mother
rendered hyperbolic and distanced enough to be fantasy-savored. She was my invitation
to mourn once-removed and my beckoning to all-time obsession. (Destination: Morgue!,
31)
La logique qui gouverne ce travail de deuil n’est pas rationnelle, mais
pulsionnelle. Chez l’enfant, le désir irrépressible de tout découvrir sur le meurtre de la
mystérieuse Betty Short est de nature sexuelle, et opère par transfert celui de percer à jour le
meurtre de sa propre mère, qu’il était convaincu de ne pas aimer, mais qui n’en était pas
moins son fantasme de référence :
I spent hours in the bathtub [...]. I saw my mother half-nude and nude and stripped to her
slip. I saw her breasts sway. [...] I saw the red between her legs and the way steam made
her skin flush.
I hated her and lusted for her. (My Dark Places, 92)
La question photographique
Jaquette et couverture
Très frappantes sur le plan visuel, la jaquette de My Dark Places et la couverture de
Destination: Morgue! jouent sur le côté accrocheur de la littérature (au sens large) du crime,
c’est-à-dire les journaux à sensation, pour My Dark Places, et les romans hardboiled ou les
thrillers, pour Destination: Morgue!. La photo de la couverture de Destination: Morgue!,
prise de l’intérieur d’une voiture, montre en plan subjectif un bras armé d’un révolver, visant
le conducteur invisible d’une autre voiture. Une telle pose ne saurait relever que d’une mise
en scène car, jouant sur le point de vue, elle place le lecteur dans la position — fort
improbable — d’un tueur ambidextre virtuose, capable de tirer d’une main et de se
photographier simultanément de l’autre. Cette identification ambiguë du lecteur au criminel
est caractéristique du fait divers : « Le contenu refoulé de représentation ou de pensée
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s’introduit dans la conscience tout en étant nié et condamné. Le lecteur peut participer au
meurtre, s’identifier à l’assassin tout en ayant la conscience tranquille » (Fait divers et
littérature, 84).
La nature ouvertement racoleuse de cette couverture s’avère constituer l’annonce
programmatique de la démarche du recueil entier, dont la cohérence se fonde sur l’imbrication
du texte et du hors texte photographique. La couleur noire rappelle immédiatement la presse
des journaux à sensation des décennies passées, ainsi que les livres policiers populaires. Le
point d’exclamation achève la violence de l’impact du texte lapidaire, en accord avec celui de
la balle que l’on imagine sortir du revolver au beau milieu de la photo. La voiture-cible date
des années 40-50, c’est-à-dire l’âge d’or du roman hardboiled et du film noir. Le traitement
photographique de la couverture de Destination: Morgue! place le volume dans la tradition
réaliste, en raison de la grande lisibilité des détails qui rappelle « la ‘une’ d’un journal, espace
mimétique qui enregistre le réel à travers des fragments figeant la réalité en instantané »,
représentation qui « relève de l’illusion référentielle, cette croyance en une référence
extérieure au texte qui serait à l’origine d’une activité narrative soumise à l’ordre de la
représentation. » (Fait divers et littérature, 84). Parallèlement, l’indéniable traitement
esthétique du cliché contrebalance l’illusion référentielle, et trahit la fictionnalité de
Destination: Morgue!.
Le hors texte suggère donc deux niveaux de lecture : l’un plongeant le lecteur superficiel
dans le cœur d’une action supposée immédiate, et l’autre laissant entrevoir au lecteur attentif
la présence de l’auteur lui-même. Cette lecture vigilante correspond à l’expérience du
« studium » évoquée par Barthes dans La chambre claire, et qui place le lecteur et l’auteur
dans un rapport paradoxal de rapprochement et de distance :
Le studium est une sorte d’éducation [...] qui me permet de retrouver l’Operator, de vivre
les visées qui fondent et animent ses pratiques, mais de les vivre en quelque sorte à
l’envers, selon mon vouloir de Spectator. C’est un peu comme si j’avais à lire dans la
Photographie les mythes du Photographe, fraternisant avec eux, sans y croire tout à fait.
(51)
Quant à la jaquette de My Dark Places, il s’agit d’un collage composé uniquement de photos
issues du dossier du meurtre de Jean Ellroy. On y découvre les photos de la victime vivante,
de son cadavre, de sa voiture, de son fils, et du portrait robot du meurtrier présumé. Le cliché
de Jean morte en arrière plan est très net, alors que celui d’elle en train de sourire est
totalement trouble. Cette situation est révélatrice de l’état d’esprit de l’auteur-narrateur
implicite, qui ambitionne de parvenir à une image de sa mère la plus fidèle possible à partir de
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souvenirs les plus flous, et qui pour cela devra nécessairement surmonter l’image
obsessionnelle d’un cadavre supplicié.
La lecture superficielle et la lecture attentive ne s’excluent pas nécessairement l’une
l’autre ; elles peuvent fort bien coexister dans la recherche d’un plaisir qui participe du
sensuel comme de l’intellectuel. Le caractère strictement privé d’une quête obsessionnelle
peut s’avérer rédhibitoire ; en flattant les bas instincts éventuels du lecteur, le hors texte
photographique de My Dark Places et de Destination: Morgue! favorise l’actualisation d’une
démarche individuelle, qui apparaît alors sous-tendue par des codes aisément identifiables.
Destination: Morgue! : une structure obsessionnelle
Destination: Morgue! ressemble en bien des points à un journal tabloïd, et son hors
texte photographique remplit principalement la fonction illustrative des clichés de ce type de
presse. La présence d’Ellroy lui-même dans ce hors texte se combine à une stratégie textuelle
qui consiste à s’inscrire en tant qu’acteur dans le contexte des faits divers californiens relatés.
Les récits qui composent Destination: Morgue! retracent la Bildung de l’auteur, de la petite
enfance jusqu’à aujourd’hui. « My Life as a Creep » brosse un portrait du jeune homme en
tant que — entre autres — monomaniaque, schizoïde, drogué, alcoolique, escroc voleur et
voyeur : c’était un délinquant à part entière, comme l’atteste la photo officielle de son
arrestation fournie par les services de la police de Los Angeles (115). Le délit mineur qui lui
valut son arrestation (conduite en état d’ivresse) contribue à bâtir son identité de mauvais
garçon ; en l’occurrence, elle lui fournit une photo d’identité. Ce faisant, Ellroy s’inscrit dans
la vaste communauté des marginaux de l’Amérique, dont l’image perdure dans les archives de
la police et des journaux (notons que le sens anglais de « morgue » comprend aussi celui
d’archives, notamment textuelles et photographiques, conservées par un journal en vue d’une
utilisation future). Le caractère extrêmement codifié de ces photos de police leur confère une
qualité intemporelle : tous les modèles sont pris de profil puis de face, les deux clichés d’égale
dimension étant juxtaposés sur un même support, invariablement en noir et blanc, le tout
comportant obligatoirement le nom du service de police, un numéro personnel et la date du
cliché. La répétition systématique de ce même motif photographique dans le livre atteste
d’une structure obsessionnelle totalement en phase avec une entreprise autoportraitiste
monomaniaque. Le jeune Ellroy en arrive ainsi à s’identifier visuellement à un meurtrier : sa
photo (115) présente une grande ressemblance avec celle de Bashor (262), condamné pour
avoir assassiné deux femmes au cours de cambriolages. Bashor ayant envisagé de violer le
cadavre d’une de ses victimes, il devient l’alter ego paroxystique du jeune Ellroy, qui se
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décrit lui-même comme un obsédé sexuel, dérobant des dessous féminins au cours de ses
propres cambriolages. Ce qui le distingue de Bashor est peut-être une simple question de
hasard : Ellroy ne s’étant jamais trouvé face à ses victimes, il n’a jamais eu à faire le choix du
passage à l’acte homicide.
Punctum et nécrophilie
La démarche d’Ellroy illustre de façon frappante plusieurs théories développées dans La
chambre claire, où Barthes raconte avoir découvert la photo de sa mère, récemment décédée,
dans laquelle il pensait être parvenu à la retrouver « telle qu’en elle-même » (111). Ellroy ne
prétend pas avoir fait une telle expérience par la photographie, mais Destination: Morgue!
témoigne qu’il en a vécu une similaire en combinant sa fréquentation des lieux d’un meurtre
sexuel et de la tombe la jeune victime (Stephanie), sa lecture du dossier criminel, du roman
Laura et le visionnage de l’adaptation cinématographique (la séduisante Laura meurt
sauvagement assassinée ; le détective devient fasciné par le personnage et son portrait, et finit
par se trouver face à la jeune femme). Ellroy adulte apparaît tout à fait conscient des tabous de
l’inceste et de la nécrophilie, mais son texte demeure très empreint de sexualité et dénote la
rémanence de ses pulsions de jeunesse :
My obsessions were born in 1958. “Son, your mother’s been killed” and the upshot. She
was my first untouchable crush. Stephanie was a daughter or a prom date. She’s dancing
out of a shroud. I don’t know her. I can feel her. She’s twirling. She’s showing off her
prom gown. I can smell her corsage. (73)
A priori la photo de classe de Stephanie (47) n’a rien en commun avec la beauté du
portrait de Laura. Ce qui fait la force de ce cliché est sa banalité même, qui n’en rend que plus
pathétique l’image de la jeune fille. Cet effet relève du « punctum » de Barthes, ce quelque
chose — souvent un infime détail — qui dans une photo provoquera « ma jouissance » ou
« ma douleur » (51). À l’instar de Barthes qui choisit de ne pas inclure dans son livre une
photo de sa mère — le lecteur risquant de ne pas être touché par le « punctum » —, Ellroy ne
nous livre pas de photo de Jean dans Destination: Morgue!, mais une représentation
symbolique, à travers le portrait de Stephanie, dont le lecteur ne peut pas ne pas penser en la
voyant « elle va mourir. Je frémis […] d’une catastrophe qui a déjà eu lieu » (148).
Mais l’obsession d’Ellroy est le moteur de son inspiration, qui elle-même constitue une
thérapie paradoxale puisque destinée à le débarrasser de cette même obsession. Envisagée sur
plusieurs œuvres, la démarche d’Ellroy peut en toute cohérence présenter successivement des
points communs avec la pudeur filiale de Barthes et s’inscrire en totale opposition. C’est ainsi
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qu’il dévoile dans My Dark Places — y compris sur la jaquette, c’est-à-dire aux yeux de tous,
pas uniquement de ses lecteurs — des clichés que d’aucuns qualifieraient d’obscènes, et ne
nous épargne que la photo de l’autopsie de sa mère. Il joue sur les techniques racoleuses des
tabloïds mais, à la différence de cette presse voyeuriste, son impudeur participe ici d’un
travail de dévoilement systématique des zones les plus sombres de la psyché. Dans la logique
de Barthes, la photo « n’invente pas ; elle est l’authentification même » (135-136). En cela,
les clichés de My Dark Places et de Destination: Morgue! viennent appuyer l’authenticité des
images mentales que nous dévoile l’auteur et fixent par la même occasion nos propres images
mentales (suscitées par le texte) dans un rapport analogique.
Obsession privée et intérêt (du) public
Affaire privée/affaire publique
Le meurtre de Jean Ellroy est une affaire privée rendue publique par un traitement
esthétique textuel et visuel qui le range à la fois dans la catégorie de la fiction hardboiled, de
l’autobiographie (le paratexte de My Dark Places présente celui-ci comme un « memoir ») et
du « true crime ». En même temps, l’intérieur de la jaquette de My Dark Places, copie de la
une d’un journal local, ancre le meurtre dans la réalité quotidienne de toute une communauté.
Elle atteste de la pertinence sociale de l’œuvre qui, pour être intitulée « My Dark Places »,
n’en n’est pas moins sous-titrée « An L.A. Crime Memoir »1.
Car ce fait divers s’inscrit avant tout dans le contexte idéologique et culturel de l’Amérique
des années cinquante. Pour Ellroy, la littérature hardboiled, ainsi que la presse à scandale, qui
se repaissait d’Hollywood, reflétaient les obsessions — politiques, mais surtout sexuelles, de
leurs lecteurs. Le jeune Ellroy trouvait dans ce contexte pervers un exutoire à ses penchants
paranoïaques et scopophiliques ; il projetait aussi inconsciemment dans la figure de cet Autre
archétypal — communiste — celle du meurtrier qui le mit symboliquement au monde en tuant
sa mère :
I read kids’ crime books. I jumped to Mickey Spillane’s Mike Hammer. The stories were
vindictively anti-Commie. I dug Mike Hammer’s fervor and rage. I was a childhood Red
basher. I raged to punish some unseen other. I was stalking my mother’s killer then. I
didn’t know it. I didn’t know that I was dredging shit for my own future pages.
(Destination: Morgue!, 32)
Bien que vilipendé par les médias, le crime y faisait l’objet d’une fascination évidente.
L’attrait de la littérature policière dépassait cependant celui de la télévision, au contenu et au
1
C’est moi qui souligne.
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style trop édulcoré. C’est ainsi que The Badge, inspiré de Dragnet, assimilait politique et
crime pour le plus grand plaisir des amateurs-mateurs :
The book was the TV show unchained. Jack Webb [...] compared criminals to
Communists without irony. [...] He ran down some snappy LAPD cases—free of TV
censorship strictures. (My Dark Places, 101)
Humour et obsession
Ellroy se décrit comme un adolescent schizophrène en mal de reconnaissance, dont le
seul recours consistait à jouer sur les propres psychoses de ses contemporains. Son humour
d’extrême droite accrut d’autant son aliénation :
The early ’60s were good comic fodder. I took contrary stands on the A-bomb, John
Kennedy, civil rights and the Berlin Wall brouhaha. I yelled “Free Rudolph Hess!” and
advocated the reinstatement of slavery. I did wicked JFK imitations and stumped for the
nuclear annihilation of Russia.
A few teachers told me my shtick wasn’t funny. My classmates were laughing at me—
not with me.( My Dark Places, 110)
À cette époque, la culture populaire américaine était loin de lui fournir un cadre
référentiel structurant. Le fait de trouver dans les rags à grand tirage l’écho de ses fantasmes
ne constituait en rien la garantie d’une quelconque normalité chez ce jeune homme qui
n’attendait de ses lectures que l’exaltation de ses tendances obsessionnelles. La confrontation
entre son monde privé et la réalité compose non seulement le récit de sa déchéance psychique,
mais aussi un portrait souvent clownesque :
I spotted an actress on Wilton and Melrose. She had a flat tire. She looked helpless. I
knew she was a nympho. The rags said so.
I was bombed. She was bombed. I changed her tire. I suggested a drink at her place.
She said no. she gave me a dollar and a pat on the head. (Destination: Morgue!, 177)
Hollywood : chute et rédemption
La presse à scandale de Hollywood raffolait de la chute de nombreuses idoles de
second plan, souvent causée par leur déviance sexuelle et leurs addictions. L’attrait d’Ellroy
pour ce genre de récit exemplaire pourrait dans une certaine mesure s’expliquer par une
normalisation paradoxale de sa propre déviance. En effet, la liste des têtes de Turc et de leurs
« forfaits » supposés est assez vaste pour recouper plusieurs caractéristiques du mode de vie
d’Ellroy ou pour relativiser ses propres méfaits à la même époque :
Dipsomaniacs, hopheads, nymphos, fruits, dykes. Satyrs, Commies,
miscegenators, hoods, provocateurs. Car wrecks, bar brawls, paternity suits.
Gang bangs. Three-ways. Toilet-stall assignations. [...] Loose shirttails and
gaping flies outside whorehouses. (Destination: Morgue!, 173)
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Dans My Dark Places et Destination: Morgue!, la vie se lit et s’écrit comme un fait
divers : tous deux font le récit de l’identification d’Ellroy et de ses proches à des personnages
réels, eux-mêmes indissociables de leur persona : acteurs, célébrités de la presse à scandale,
victimes assassinées, etc. C’est ainsi que le spectacle de l’alcoolisme maternel et le
traumatisme de la vision de la scène primale, par exemple, sont apparemment rendus
supportables : « My mom drank bourbon highballs. I watched her shape-shift behind booze.
She dated men who vibed the film noir psychopath. I caught her in flagrante twice.”
(Destination: Morgue!, 30) Bien que chosifiées à outrance par la presse et le cinéma
d’Hollywood, de telles expériences conservent un impact traumatique intact dans la vie réelle.
Cet impact est trahi par la récurrence textuelle : « She was a drunk. Her boyfriends looked
like film noir psychopaths. [...] I caught my mom in bed with a man. It looked like a scandalrag pic.” (Destination: Morgue!, 173,174).
Pour le jeune Ellroy, Hollywood présente deux faces : d’un côté une grille de lecture
paradoxalement rassurante, lui donnant une image de la réalité conforme à ses fantasmes
pervers et, de l’autre, la preuve terrifiante d’une altérité irréductible, celle de la ville envisagée
dans sa matérialité incontournable : « Hollywood scared and vexed me. Hippies were faggot
shit-heads. [...] Hollywood was a pus pocket. [...] the real world frightened me [...]. » (My
Dark Places, 133)
D’histoire en histoire et de livre en livre se retrouvent les mêmes événements et les
mêmes personnages, au sein d’un contexte autobiographique cohérent, et s’inscrivant dans un
cadre historique avéré. Mis en texte et en images, le monde privé d’Ellroy acquiert vite une
dimension familière. Cependant Destination: Morgue! porte à son paroxysme un équivalent
stylistique de l’obsession thématique : le vocabulaire hardboiled récurrent, la parataxe et
l’allitération à outrance peuvent rebuter ou/et atteindre un effet poétique : « They stamped
stereotypes in stereophonic sound. » (171) ; “Hopheads howled. Homos humped in a hot
heap. » (186) ; « Crime crystallized crisp in my cranial cracks » (41) Tout comme le clown
pathétique qu’était le jeune Ellroy de My Dark Places et de Destination: Morgue!, de tels
effets amusent tout autant qu’ils irritent. Tout comme son monde privé, ce style véritablement
obsessionnel n’est pas toujours une partie de plaisir. Il atteste à grand bruit de la
transfiguration d’Ellroy, qui ne nous laisse jamais le loisir d’oublier un seul instant qu’il est à
présent… un auteur. Il exprime d’ailleurs sans ambages le mécanisme et la nature de sa
rédemption :
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My mother gave me the gift and the curse of obsession. It began as curiosity in lieu of
childish grief. It flourished as a quest for dark knowledge and mutated into a horrible
thirst for sexual and mental sublimation. Obsessive drives almost killed me. A rage to
turn my obsessions into something good and useful saved me. I outlived the curse. The
gift assumed its final form in language. (My Dark Places, 206)
Comme dans un scénario hollywoodien conventionnel, cette rédemption s’accompagne d’une
réussite sociale et commerciale exemplaires. La deuxième de couverture de Destination:
Morgue! se trouve d’ailleurs tout entière occupée par un assemblage monumental composé de
toutes les couvertures des livres d’Ellroy. L’omniprésence du nom de l’auteur y éclipse
totalement les titres des ses créations : Ellroy est à présent une célébrité, et une marque de
fabrique à succès.
En constituant le moteur d’une création de soi, la littérature offre à l’auteur-persona
ses vertus thérapeutiques ; telle un vaccin, cependant, elle contient à son tour les germes
obsessionnels mortifères. Dès le plus jeune âge, les livres des autres permettaient à Ellroy de
mettre à distance le meurtre de sa mère en le transformant en objet esthétique : « Every book
I read was a twisted homage to her. Every mystery solved was my love for her in ellipses. »
(My Dark Places, 96) Néanmoins, à l’âge adulte, ces livres participèrent eux-mêmes d’un
processus toxicomaniaque :
I socked in a case of vodka, a load of steaks and a load of inhalers. I gorged myself on
fantasy, fantasy sex, cholesterol, and the work of Raymond Chandler, Dashiell Hammett
and some junk2 crime writers” (My Dark Places, 141)
Même à présent, le rapport d’Ellroy avec sa propre production présente de frappantes
similitudes avec le mécanisme vicieux du trouble obsessionnel du comportement, où le rituel
mis en place pour combattre la phobie en arrive à se poser lui-même en tant que problème. En
effet, Ellroy semble ressasser son texte autobiographique tout autant que les souvenirs qui le
hantent : “My Dark Places is the only one of my books that I re-read continually.”3
Toutes les enquêtes de la persona « Ellroy » visent à exorciser la mort de la mère —
énigme indéchiffrable, hors texte destructeur par excellence. L’échec annoncé d’une telle
2
« Junk » signifiant « drogue » en argot, l’association de ce terme avec la littérature policière dénote clairement
les propriétés addictives de ce type de lecture chez Ellroy.
3
«James Ellroy: In His Own Words”, http://www.randomhouse.com/vintage/ellroy/qna.html, 1997, accédé en
août 2005.
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démarche contribue paradoxalement à faire entrer en résonance les démons de l’auteur et ceux
du lecteur. Car celui-ci est toujours survivant ou en sursis du même désastre — et lui-même
condamné. L’échec systématique de la persona ne l’empêche cependant pas de renaître de
livre en livre pour tenter toujours la même quête ; si la prise de conscience de cet éternel
recommencement peut signifier la sortie du gouffre (ce fut le cas pour Ellroy), le lecteur n’est
pas moins (re)mis face à sa condition de Sisyphe. C’est ainsi qu’Ellroy fait entrer son lecteur
dans un univers privé et familier, universel et, au bout du compte, américain :
TIMEOnline:
Do we Americans have a special obsession with crime, and with
romanticizing criminals?
J. Ellroy:
Yes. Crime is like jazz - Americans do it best.4
4
« Chat with James Ellroy », http://www.time.com/time/community/transcript.html, TimeOnline, 1996 (?),
accédé en août 2005.
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Ouvrages cités
BARTHES, Roland. La chambre claire : Note sur la photographie. Paris : Cahiers du
cinéma, Gallimard, Seuil, 1980.
ELLROY, James. My Dark Places: An L.A. Crime Memoir. New York : A. Knopf, 1996.
—— . Destination: Morgue!: L.A. Tales, London : Arrow Books, 2004.
EVRARD, Frank. Fait divers et littérature. Paris : Nathan université, « Lettres 128 »,
1997