Etat, Démocratie et Identité en Afrique: pour une autre problématique

Transcription

Etat, Démocratie et Identité en Afrique: pour une autre problématique
Etat, Démocratie et Identité en Afrique: pour une autre
problématique
Christian Coulon1
RESUME: La diversité ethnique est souvent vue comme une maladie expliquant les
malheurs de l’Afrique. Elle est aussi considérée comme un obstacle à la démocratie.
Cet article prend le contre-pied de ces analyses. Il montre que l’ethnicité est le
produit et l’expression du changement et de la modernité. Il souligne qu’elle
s’articule à la globalisation et qu’elle n’a rien de contradictoire avec la démocratie, à
condition de devenir un acteur de la société civile et politique, au lieu d’agir dans
l’ombre et d’être manipulée par les hommes politiques.
ABSTRACT: Ethnic diversity is very often considered as a disease which is supposed
to explain all the misfortunes of Africa as well as a obstacle to democracy.
This article takes the opposite view of this analysis. It shows that ethnicity is the
product and the expression of social change and therefore of modernity. It
underlines the fact that ethncicity is linked to globalization and that ethnicity is not
the ennemy of democracy, if it is accommodated as a actor of civil society and of
political society, instead of acting in the dark and of being manipulated by
politicians.
RESUMEN: La diversidad etnica es muy a menudo considerada como una
enfermedad para Africa y como un obstàculo a la democracia.
Este articulo toma un punto de vista contrario a este tipo de analisis. Muestra que
la etnicidad es el producto y la expresion de del cambio social y de la modernidad.
Subraya que la etncicidad esta
articulada a la globalisacion y no esta
neceseramente el enimigo de la democracia, se esta tratada como actor de la
1
Professeur de Science Politique. Institut D´Etudes Politiques de Bordeaux (France).
-1-
sociedad civil y de la sociedad politica, en lugar de actuar en la sombra y de estar
manipulada por los politicos.
-2-
La problématique que je souhaite discuter dans les lignes qui suivent peut
être résumée ainsi : en Afrique – mais la question se pose aussi bien
entendu sur d’autres continents – les identités dites ethniques sont-elles un
obstacle majeur à la construction de l’Etat, à la bonne gouvernance, à la
démocratisation ?
Il existe selon moi deux versions de cette thèse qui veut que les
appartenances ethniques soient incompatibles avec la modernité et le
progrès.
La première est surtout présente dans les médias et dans les imaginaires
qu’ils façonnent. L’ethnicité serait une maladie grave, responsable en
grande partie des malheurs de l’Afrique. Il conviendrait donc de l’éradiquer,
comme on tente de le faire pour les grandes endémies.
Cette vision est proprement d’origine coloniale. Elle présente l’Afrique
comme un ensemble disparate de «tribus», naturellement hostiles les unes
envers les autres. Elle met l’accent sur l’univers étroit et primitif que
porterait l’ordre tribal qu’il faudrait faire voler en éclat pour rendre possible
le développement et permettre l’intégration nationale. Mais comme les
Africains seraient naturellement et fondamentalement «ethniques» il y
aurait, explique cette thèse, une résistance structurelle de ceux-ci à se
débarrasser de ces identités traditionnelles, si fortement ancrées dans leur
univers mental et social.
On aura reconnu là une entreprise de sauvagisation de l’Afrique que les
colonisateurs avaient mise au point pour légitimer ce qu’ils appelaient «la
mission civilisatrice», mais qui a encore de beaux restes puisqu’elle
demeure encore souvent, notamment dans la presse, la clé explicative de
tous les maux qui minent le continent. Depuis la révolte des Mau Mau au
Kenya (1952), jusqu’aux conflits africains les plus récents (celui de la Côte
d’Ivoire
par
exemple),
la
plupart
des
guerres
intestines
et
même
internationales qui font l’actualité africaine sont fréquemment analysées
comme des violences ethniques trouvant leur origine dans cette Afrique
primitive qui demeure imperméable à la modernité. Le tribalisme serait
donc le vieux démon de l’Afrique et les identités ethniques serait le vecteur
d’affrontements irréductibles.
-3-
La deuxième version
explique que l’ethnicité est une illusion, une
«conscience fausse», pour reprendre la terminologie marxiste. C’est une
thèse que l’on pourrait appeler «déconstructiviste»: l’ethnie serait une
représentation trompeuse de la réalité, une catégorie d’appartenance
élaborée par le colonisateur dans le cadre de sa politique indigène, puis
manipulée par certaines élites africaines à des fins politiciennes ou comme
méthode de gouvernement.
L’ethnie, somme toute, serait un fardeau aliénant.
Cette vision a connu un certain succès dans les sciences sociales
africanistes, en particulier en France avec les ouvrages de Jean-Loup
Amselle et Elias M’Bokolo (Jean-Loup Amselle et Elokia M’Bokolo, 1985) ou
de Jean-François.Bayart (Jean-François Bayart, 1996). Le titre d’un article
de l’anthropologue André Bourgeot, spécialiste des Touaregs, résume
parfaitement cette position: «Les peuples heureux n’ont pas d’ethnie»
(André Bourgeot, 1994).
Dans le même sens, certains mouvements ou leaders africains nationalistes
se sont appliqués à «libérer» l’Afrique du «carcan ethnique», vu comme un
produit du «colonialisme» et du «féodalisme». On connaît le slogan du
FRELIMO: «Pour libérer la nation, la tribu doit mourir».
Je prendrai ici le contre-pied de ces approches. Je m’efforcerai de montrer
que les appartenances et mobilisations ethniques ne sont pas que
meurtrières ou problématiques, mais qu’elles peuvent aussi à certains
égards, être un lieu de construction démocratique et participer à une
nouvelle bonne gouvernance des sociétés africaines. A condition, bien
entendu, de s’inscrire dans la société civile comme acteur social et d’être
prises en compte dans l’espace public.
L’ethnie n’est pas en elle-même antidémocratique (ou démocratique), elle le
devient dans certains contextes et circonstances historiques.
Je développerai cette argumentation autour de cinq points de réflexion.
I/ Les identités ethniques sont une production historique. Elles portent et
traduisent des dynamiques sociales et politiques. Elles participent donc à
l’historicité des sociétés africaines. En aucun cas on ne peut les concevoir
-4-
comme une réalité immuable, comme viscéralement associées à des
«traditions».
D’abord, faisons attention à ne pas faire de l’ethnie la seule catégorie
d’appartenance et d’identification de l’Afrique précoloniale. Les liens définis
par la parenté, par la position statutaire (notamment dans les systèmes
sociaux hiérarchisés en ordres ou castes), ou encore par la religion ou le
culte, ont pu être dans les sociétés africaines dites «traditionnelles» tout
aussi puissants comme fondement majeur de l’identité que ceux que
dessinait l’origine ethnique. Sans compter que ces espaces identitaires n’ont
jamais été figés mais se sont souvent décomposés et recomposés en
fonction des changements sociaux.
Ensuite, il est évident que si la colonisation n’a pas «inventé» les ethnies,
elle a durablement agi sur elles. Elle a bricolé et normalisé selon sa logique
administrative et ses intérêts politiques ces modes d’identification. Elle a
bureaucratisé les chefferies, et ce faisant elle a crée une sorte d’ordre
ethnique avec ses responsables patentés. Elle a territorialisé les espaces
ethniques, jusque là assez ouverts.
Mais en même temps il faut observer que ces reformulations identitaires
coloniales ont été à leur tour réinterprétées par les Africains eux-mêmes.
Georges Balandier a souligné dans ses travaux que les populations
africaines – et pas seulement les couches supérieures – ont souvent été
partie prenante de cette entreprise de traditionalisation et d’ethnicisation.
Face aux traumatismes de la situation coloniale, il indique que la fraternité
ethnique et le recours à la tradition ont pu représenter une contreacculturation (Georges. Balandier, 1974). De son côté John Lonsdale
remarque que les Africains se mirent à développer pour leur propre compte
des identités que les Européens leur avaient attribuées. Ils découvrirent,
écrit-il, que «la tribu pouvait être une excellente coopérative de production
ou un syndicat de premier ordre»2.
Après les indépendances, si l’ethnicité a été incontestablement manipulée
par les gouvernements et les administrations dans les luttes factionnelles ou
les stratégies clientélistes, elle a aussi servi de caisse de mode d’expression
2
J.Lonsdale, « Ethnicité morale et tribalisme politique », Politique africaine, 61, 1996, p. 162.
-5-
à des formes d’opposition à l’Etat autoritaire. C’est pourquoi, tout en
pratiquant le clientélisme ethnique – ce que j’appelle le tribalisme –, de
nombreux dirigeants africains ont donné l’étiquette «ethnique» à des
formes et mouvements d’opposition et à certaines revendications, dans le
but de les disqualifier.
On retiendra de ce premier point que l’ethnie accompagne l’histoire
africaine. Il ne faut pas limiter l’ethnicité à des appartenances anciennes et
«traditionnelles». Elle est porte et traduit des dynamiques sociales.
II. Si l’ethnie joue un rôle important dans les dynamiques sociales
africaines, c’est qu’elle constitue une ressource importante de l’action
collective. C’est toute la question de la «saillance» de l’ethnicité, c’est-à-dire
de sa mise en relief. Si celle-ci est possible, c’est que cette appartenance
fait sens pour les acteurs sociaux.
En premier lieu l’ethnie est une catégorie d’identification intériorisée et donc
compréhensible et légitime pour beaucoup d’Africains.
On sait, bien sûr, que les ethnies sont des constructions sociales, qu’elle se
font et se défont, qu’elles n’ont rien de «naturel», mais néanmoins elles
existent comme cadre de différenciation entre Nous et les Autres, elles
fonctionnent dans les mentalités et les imaginaires comme système de
repère
et
de
classement
tout
autant
que
comme
«communauté
émotionnelle», pour reprendre une notion de Max Weber. Ainsi que le dit
avec humour Ferran Iniesta: «pour un certain nombre de théoriciens, les
ethnies n’existent pas, mais, comme disent les Galiciens à propos des
sorcières, elles n’existent pas, mais, il y en a»3. Les ethnies correspondent
donc à un besoin d’identification que la nation a du mal à satisfaire. Elles
demeurent souvent la communauté de référence par excellence.
Certains chercheurs ont mis en discussion cette culture de la communauté
et ont montré qu’un certain individualisme était à l’œuvre dans les sociétés
africaines
contemporaines,
travaillées
par
la
mobilité
géographique,
l’urbanisation et la mondialisation (Alain Marie, 1997). L’esprit et l’ethos
communautaires dont l’ethnicité est porteuse seraient-ils donc en voie de
dégradation ? Il me semble qu’il faut être extrêmement prudent sur ce
3
F.Iniesta, L’univers africain, Paris, L’Harmattan, 1995, P.77.
-6-
point. Rien certainement n’indique qu’il y aurait en Afrique une loi d’airain
qui rendrait impossible l’émergence de l’individu, et d’ailleurs il n’est pas du
tout évident que les sociétés africaines anciennes elles-mêmes n’aient
fonctionné que selon des logiques strictement communautaires et que les
conduites individuelles y aient été absentes, notamment dans les périodes
de changement social intense – il n’y a pas d’exception africaine sur ce
point. Reste cependant que même si ces conduites individuelles sont bien
repérables dans certains milieux et dans certaines générations (chez les
jeunes en particulier) – des recherches récentes ont bien mis en relief ces
phénomènes (Jean-François Havard, 2006) –la communauté, dans ses
différentes formes (ethniques, mais aussi familiales et religieuses) fait
fonction dans les situations de crise que connaît l’Afrique de système de
sécurité collective, tant au plan psychologique, que culturel et social. La
«dette communautaire» est loin d’avoir disparu. La communauté est sans
doute le meilleur rempart contre la décomposition et l’anomie qui guette
les
sociétés
africaines
actuelles
soumises
à
tous
les
aléas
de
la
marginalisation et de la misère.
De
plus,
en
Afrique
comme
ailleurs,
individualisation
et
besoin
d’identification communautaire ne sont pas du tout incompatibles, dans la
mesure où on assiste de plus en plus dans nos sociétés contemporaines à
de nouvelles compositions identitaires qui ne relèvent pas seulement de
l’héritage – réel ou imaginaire –mais sont le fruit de choix de nature
individuelle. La communauté n’est plus alors assignée, elle est adoptée
librement: je suis Touareg, Zoulou ou Peul, parce que j’ai décidé de l’être.
Mais, et c’est le deuxième sens de cette identification, l’appartenance
ethnique fait sens aussi
parce qu’elle construit une relation à l’Etat.
L’ethnicité devient alors une modalité de cette relation. Elle n’est pas du
tout contradictoire avec la gouvernance. Elle est une façon de se situer, de
se positionner dans la sphère publique.
On peut ainsi considérer que les liens ethniques sont dans certaines
situations une demande d’accès aux ressources de l’Etat. Le «patron»
ethnique est un intermédiaire entre son «client» et les services de l’Etat
pour obtenir un document administratif ou une bourse scolaire, par
-7-
exemple. Ce clientélisme est en somme une manière d’accéder grâce à des
réseaux au «gâteau national».
Mais il y a un autre type de rapport à L’Etat qui lui a à voir avec le mode
d’organisation des liens ethniques dans un contexte étatique. En effet, à
côté des modes clientélistes d’action, basés sur des relations de type
personnel, existe des formes plus collectives de représentation et de
mobilisation – mais les deux ne sont pas du tout incompatibles, elles
peuvent très bien s’articuler. Pour agir dans la sphère publique les identités
ethniques doivent s’institutionnaliser, se normaliser selon la rationalité
bureaucratique.
Les
appartenances
informelles, aux contours fluides
identitaires,
doivent,
souvent
diffuses,
pour négocier avec
les
institutions publiques, se rationaliser sous une forme ou sous une autre;
dans la plupart des cas elles s’organisent en associations.
Dans son étude sur les Nkoya de Zambie, Win Van Binsbergen nous fournit
une bonne illustration de ce phénomène. Il explique qu’avant le début des
années quatre-vingt les Nkoya ne constituaient qu’un ensemble assez
hétéroclite de communautés villageoises ou urbaines et qu’ils se tenaient à
l’écart de l’Etat et de la vie politique. Mais la mise en place dans leur espace
d’un ambitieux projet de développement de nature à affaiblir leur maîtrise
de cet espace a conduit les Nkoya à se structurer sur un mode ethnique
dans le but de se faire entendre et de tirer bénéfices de ces changements.
Par
leur
association
les
Nkoya
se
sont
érigés
en
interlocuteurs
incontournables de l’Etat. Cette association a aussi organisé un festival
folklorique annuel, appelé kazanga, qui est non seulement une forme
nouvellement codifiée de la culture du groupe, mais un théâtre lors duquel
sont mises aussi en scène les rapports entre les représentants du groupe
ethnique et ceux du gouvernement.
C’est aussi cette recherche d’un autre rapport à l’Etat que visent beaucoup
de
mouvements
dits
régionalistes
ou
autonomistes
(je
pense
aux
mouvements touaregs ou aux mouvements casamançais), qui ne sont pas
nécessairement
«séparatistes»
(bien
qu’ils
le
soient
parfois),
mais
combattent le plus souvent pour un rapport plus équilibré, plus juste, entre
le centre et la périphérie.
-8-
Enfin, lorsque l’Etat est en faillite, qu’il se délite, comme c’est la cas en
Afrique centrale notamment, ces ensembles et institutions ethniques
fonctionnent comme des institutions de secours et de solidarité, si bien,
nous dit, John Lonsdale que «l’ethnicité peut exprimer le triomphe du local
sur les échecs de l’Etat»4.
Toutes ces observations indiquent que l’ethnie n’est pas du tout en situation
d’opposition structurelle à l’Etat. La relation est plutôt de nature dialectique.
L’univers étatique et l’univers ethnique s’articulent l’un à l’autre, même si
cela se fait de façon contradictoire. L’ethnie se construit dans son rapport à
l’Etat, et l’Etat trouve dans l’ethnie une médiation entre le centre et la
périphérie.
III. Il demeure cependant si l’ethnie a mauvaise réputation, si elle apparaît
comme une forme agressive et exclusiviste d’appartenance, comme une
pathologie, comme un obstacle à la construction de l’Etat et à la
démocratie, cela tient en partie à la mauvaise gestion que les Etats africains
ont eu de la question ethnique. C’est donc moins l’ethnicité en elle-même
qui fait problème que l’impéritie de l’Etat qui n’a pas su la traiter
politiquement, l’«accommoder», au sens anglais de ce terme, c’est-à-dire
l’adapter à la modernité politique.
L’héritage colonial explique sans doute ces impasses. En effet, quel que soit
le type d’administration indigène mis en place, les pouvoirs coloniaux ont
ceci en commun qu’ils se sont appliqués à «traditionaliser» l’ethnicité. Ils
ont conçu celle-ci comme une forteresse face aux dangers d’une modernité
dont la colonisation pouvait faire les frais. Les élites traditionnelles
représentaient dans cette perspective une garantie d’ordre social et
politique face aux demandes des nouvelles élites. Certains auteurs ont
même expliqué que les colonisateurs avaient tellement agi sur la tradition,
l’avaient tellement revue et corrigée, qu’en réalité ils l’avaient «inventée»
(Terence Ranger, 1983)
Il n’est pas du tout étonnant dans ces conditions que dans bien des cas ces
nouvelles élites et les mouvements politiques quelles conduisaient aient
4
J.Lonsdale, « Etnicité morale et tribalisme politique », art.cit., p.107.
-9-
considéré les identités ethniques comme un obstacle au progrès. La lutte
nationaliste impliquait une lutte contre ces «féodalités».
Il est cependant à remarquer qu’une fois arrivés au pouvoir, ces
mouvements politiques ont tenu sur le plan ethnique un double langage.
D’une part, ils l’ont stigmatisé comme une plaie, comme un forme
problématique d’appartenance dont il convenait d’interdire l’expression dans
la société politique, d’où l’interdiction dans de très nombreuses constitutions
africaines des partis politiques à base ethnique, régionale ou religieuse.
Mais d’autre part, ces gouvernements ont pratiqué ce que je nommerai une
«ethnicité de l’ombre». Ils ont souvent manipulé les appartenances
ethniques pour se maintenir au pouvoir. Ils ont pratiqué l’arithmétique
ethnique comme mode de gouvernement. Ils ont en dévoyé l’ethnicité en
tribalisme. Ils ont procédé à une instrumentalisation patrimoniale de
l’ethnicité, sans jamais la reconnaître comme lieu légitime d’expression.
Aujourd’hui cependant on assiste à un retour en force des chefs, des rois et
des princes dans la sphère publique. Du Bénin au Mozambique les chefs
traditionnels sont à la mode. La plupart des gouvernements africains se
sont rendus compte que ces élites «traditionnelles» pouvaient jouer un rôle
important dans le cadre des politiques de décentralisation impulsées
souvent d’ailleurs par les institutions internationales. Face aux difficultés
que l’Etat a d’atteindre, de pénétrer le tissu local, l’idée a fait son chemin
que ces aristocraties étaient susceptibles d’être des corps intermédiaires
fonctionnels tant en termes de légitimité qu’en termes de performance
administrative (Claude-Hélène Perrot, Xavier Fauvelle-Aymar, 2003). Le cas
le plus caricatural est sans doute celui du Mozambique où après avoir été
stipendiés et traqués par le FRELIMO, celui-ci en a fait de véritables
partenaires.
Les
«chefs
féodaux »
sont
devenues
des
«autorités
communautaires» (Salvador Cadete Forquilha, 2006).
La question posée par ces développements est donc la suivante: ces
nouvelles politiques, qui ressemblent étrangement à celles qu’avaient mises
en place les colonisateurs, ne tendent-elles pas à associer de manière très
étroite l’ethnicité et la tradition et donc à ignorer les aspects et expressions
plus dynamiques et modernes de l’ethnicité?
- 10 -
IV. Ces dynamiques identitaires sont particulièrement tangibles dans un le
contexte de la globalisation. Celle-ci est un processus plus contradictoire et
paradoxal qu’il n’y paraît à première vue. Si elle induit certes de
l’homogénéisation de nature à porter atteinte à la diversité culturelle, elle
produit aussi des formes inédites d’articulation entre le global et le local. En
Afrique comme ailleurs, ces processus transforment les identités, les
poussent à se recomposer.
L’anthropologue africaniste Jean-Loup Amselle parle à juste de raison de
«branchements» pour désigner ces phénomènes qui mettent en contact les
cultures locales et la culture globale pour aboutir à de nouvelles
combinatoires. Il le montre bien dans son étude sur le mouvement N’Ko du
Mali qui constitue une nouvelle version de la culture mandingue, très
éloignée de celle analysée par les anthropologues classiques. Il s’agit d’une
réinvention de la culture mandingue par des emprunts à la culture arabomusulmane, aussi bien qu’aux cultures occidentales, tout en se référant à
l’expérience de l’ancien empire du Mali (Jean-Loup Amselle, 2001). Les
identités ethniques africaines constituent ce que Arjan Appadurai appelle de
«ethnoscapes», c’est-à-dire des paysages identitaires mouvants par rapport
à leur origine (Arjun Appadurai, 2001). Ces identités sont prises dans des
flux globaux, elles s’inscrivent dans des phénomènes migratoires, elles
s’appuient sur les nouvelles technologies de l’information et de la
communication. Elles n’ont donc plus grand-chose à voir avec des identités
«traditionnelles». L’identité wolof, pour prendre un exemple sénégalais qui
m’est familier, n’est plus enracinée principalement dans son vieux monde
rural ancien, elle se décline aussi bien à New York qu’à Paris, elle s’exprime
par le rap tout autant que par les chants des griots, elle est plus aujourd’hui
liée à un commerce internationalnqui conduit les entrepreneurs wolof vers
l’Asie ou les pays du Golfe qu’à la vieille économie arachidière. Bref, on
assiste à une recomposition sociale et imaginaire des identités. Les identités
voyagent matériellement et virtuellement. Elles sont de plus en plus
déterritorialisées.
Elles
subissent
la
mondialisation,
mais
aussi
se
l’approprient, l’indigénisent. Elles relèvent de ce que certains appellent la
«glocalisation».
- 11 -
V. Pour terminer et conclure, je souhaiterais élargir le débat sur l’ethnicité
en le plaçant sur le plan de la philosophie de la démocratie. Je pose comme
postulat que le respect de la diversité culturelle constitue une nouvelle
frontière de la démocratie et qu’il n’y a aucune raison, bien au contraire,
que l’Afrique ne soit pas concernée par de telles perspectives.
La démocratie en effet n’est pas un concept figé. Tout au long de son
histoire elle a connu des avancées et a investi de nouveaux espaces. Au
cours de ces dernières années un certain nombre de philosophes, tels
Michael Walzer ou Charles Taylor, ont affirmé haut et fort que dans nos
sociétés très pluralistes d’un point de vue culturel il n’y a pas de véritable
démocratie sans traitement adéquat de la diversité culturelle. Le respect de
la culture de chacun devient partie intégrante de la dignité humaine et
autorise cette «coexistence pacifique» si nécessaire à la vie commune. Alain
Touraine, quant à lui, affirme qu’il est urgent de reconnaître qu’aujourd’hui
«le pluralisme culturel est l’objectif principal que doit se donner l’esprit
démocratique»5.
Les sociétés occidentales réfléchissent de plus en plus à cette nouvelle
problématique qui implique de nouvelles formes de citoyenneté que l’on
appelle quelquefois multiculturelles. Même les pays les plus jacobins comme
la France, dont la tradition démocratique est très hostile à toute forme de
reconnaissance de la diversité culturelle commencent au moins à se poser
des
questions
sur
ce
terrain,
dans
le
contexte
des
politiques
de
décentralisation et dans celui des controverses que suscite le traitement
public des identités des populations immigrées.
Mais ces débats ne doivent pas toucher que les sociétés dites développées
et stables. Et ce n’est pas parce que l’Afrique est, dit-on, malade, de ces
ethnies qu’il faudrait les évacuer des problématiques démocratiques. La
meilleure façon, me semble-t-il, de soigner cette maladie, si elle existe, est
sans doute non pas de procéder à une éradication des appartenances
ethniques, mais plutôt de les voir autrement, de réfléchir à leur insertion
dans la société civile et dans la société politique. Les en bannir au nom de
5
A. Touraine, « Faux et vrais problèmes », in M. Wieviorka (sous la direction de), Une société
fragmentée. Le multiculturalisme en débat, Parisn Flammarion, 2001.
- 12 -
l’intégration nationale ou d’une conception individualiste de la citoyenneté,
c’est contribuer à les radicaliser, à les pervertir.
En outre, si l’on réfléchit en termes de temps historique long, on s’aperçoit
qu’en Afrique les conflits dits ethniques sont surtout apparus à la suite de la
colonisation qui a sans doute était à l’origine d’une rigidification et d’une
crispation de l’ethnicité peu visible dans l’Afrique précoloniale où les
identités ethniques paraissaient, paradoxalement sans doute, plus ouvertes,
plus souples qu’elles ne le furent par la suite.
Il n’est pas inutile de rappeler cette histoire de l’ethnicité en Afrique, car
elle nous montre d’une part qu’il convient de se méfier des schémas
évolutionnistes qui font de l’ethnicité le propre des sociétés archaïques ou
traditionnelles, d’autre part que l’expérience africaine pour aussi nous aider
à penser sans préjugé les problèmes de nos sociétés contemporaines dans
une perspective démocratique
Il convient donc de requalifier l’ethnicité dans l’univers politique afin de
procéder à un bon ajustement entre identité et démocratie.
- 13 -
Biliographie
Amselle (Jean-Loup), M’Bokolo (Elikia), Au cœur de l’ethnie. Ethnies,
tribalisme et Etat en Afrique, Paris, La Découverte, 1985.
Amselle (Jean-Loup), Branchements. Anthropologie de l’universalité des
cultures, Paris, Flammarion, 2001.
Appadurai (Arjun), Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la
globalisation, Paris, Payot, 2001.
Bayart (Jean-François), L’Illusion identitaire, Paris, Fayard, 1996.
Balandier (Georges), Anthropo-logiques, Paris, PUF, 1974.
Bourgeot (André), «Les peuples heureux n’ont pas d’ethnie», Autrement,
72, 1994.
Forquilha (Salvador, Cadete), Les processus de mobilisation de la chefferie
comme ressource politique au Mozambique, Bordeaux, Thèse de doctorat en
science politique, Institut d’études politiques de Bordeaux, France, 2006.
Lonsdale (John), «Ethnicité morale et tribalisme politique», Politique
africaine, 61, 1996.
Marie (Alain) (dir.), L’Afrique des individus, Paris, Karthala, 1997.
Perrot (Claude-Hélène), Fauvelle-Aymard (Xavier) (dir.), Le retour des
chefs, Paris, Karthala, 2003.
Ranger (Terence), «The invention of tradition in Tropical Africa”, in
Hobsbawn
(E)
and
Ranger
(T.)
(dir.),
The
Invention
of
Tradition,
Cambridge, Cambridge University Press, 1983.
Taylor
(Charles),
Multiculturalisme,
différence
et
démocratie,
Paris,
Flammarion, 1992.
Van Binsbergen (Win), «Kazanga. Ethnicité en Afrique. Entre Etat et
tradition, Afrika Focus, vol.9, N°1/2, 1993.
Walzer (Michael), Traité sur la tolérance, Paris, Gallimard, 1997.
- 14 -