Etat, Démocratie et Identité en Afrique: pour une autre problématique
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Etat, Démocratie et Identité en Afrique: pour une autre problématique
Etat, Démocratie et Identité en Afrique: pour une autre problématique Christian Coulon1 RESUME: La diversité ethnique est souvent vue comme une maladie expliquant les malheurs de l’Afrique. Elle est aussi considérée comme un obstacle à la démocratie. Cet article prend le contre-pied de ces analyses. Il montre que l’ethnicité est le produit et l’expression du changement et de la modernité. Il souligne qu’elle s’articule à la globalisation et qu’elle n’a rien de contradictoire avec la démocratie, à condition de devenir un acteur de la société civile et politique, au lieu d’agir dans l’ombre et d’être manipulée par les hommes politiques. ABSTRACT: Ethnic diversity is very often considered as a disease which is supposed to explain all the misfortunes of Africa as well as a obstacle to democracy. This article takes the opposite view of this analysis. It shows that ethnicity is the product and the expression of social change and therefore of modernity. It underlines the fact that ethncicity is linked to globalization and that ethnicity is not the ennemy of democracy, if it is accommodated as a actor of civil society and of political society, instead of acting in the dark and of being manipulated by politicians. RESUMEN: La diversidad etnica es muy a menudo considerada como una enfermedad para Africa y como un obstàculo a la democracia. Este articulo toma un punto de vista contrario a este tipo de analisis. Muestra que la etnicidad es el producto y la expresion de del cambio social y de la modernidad. Subraya que la etncicidad esta articulada a la globalisacion y no esta neceseramente el enimigo de la democracia, se esta tratada como actor de la 1 Professeur de Science Politique. Institut D´Etudes Politiques de Bordeaux (France). -1- sociedad civil y de la sociedad politica, en lugar de actuar en la sombra y de estar manipulada por los politicos. -2- La problématique que je souhaite discuter dans les lignes qui suivent peut être résumée ainsi : en Afrique – mais la question se pose aussi bien entendu sur d’autres continents – les identités dites ethniques sont-elles un obstacle majeur à la construction de l’Etat, à la bonne gouvernance, à la démocratisation ? Il existe selon moi deux versions de cette thèse qui veut que les appartenances ethniques soient incompatibles avec la modernité et le progrès. La première est surtout présente dans les médias et dans les imaginaires qu’ils façonnent. L’ethnicité serait une maladie grave, responsable en grande partie des malheurs de l’Afrique. Il conviendrait donc de l’éradiquer, comme on tente de le faire pour les grandes endémies. Cette vision est proprement d’origine coloniale. Elle présente l’Afrique comme un ensemble disparate de «tribus», naturellement hostiles les unes envers les autres. Elle met l’accent sur l’univers étroit et primitif que porterait l’ordre tribal qu’il faudrait faire voler en éclat pour rendre possible le développement et permettre l’intégration nationale. Mais comme les Africains seraient naturellement et fondamentalement «ethniques» il y aurait, explique cette thèse, une résistance structurelle de ceux-ci à se débarrasser de ces identités traditionnelles, si fortement ancrées dans leur univers mental et social. On aura reconnu là une entreprise de sauvagisation de l’Afrique que les colonisateurs avaient mise au point pour légitimer ce qu’ils appelaient «la mission civilisatrice», mais qui a encore de beaux restes puisqu’elle demeure encore souvent, notamment dans la presse, la clé explicative de tous les maux qui minent le continent. Depuis la révolte des Mau Mau au Kenya (1952), jusqu’aux conflits africains les plus récents (celui de la Côte d’Ivoire par exemple), la plupart des guerres intestines et même internationales qui font l’actualité africaine sont fréquemment analysées comme des violences ethniques trouvant leur origine dans cette Afrique primitive qui demeure imperméable à la modernité. Le tribalisme serait donc le vieux démon de l’Afrique et les identités ethniques serait le vecteur d’affrontements irréductibles. -3- La deuxième version explique que l’ethnicité est une illusion, une «conscience fausse», pour reprendre la terminologie marxiste. C’est une thèse que l’on pourrait appeler «déconstructiviste»: l’ethnie serait une représentation trompeuse de la réalité, une catégorie d’appartenance élaborée par le colonisateur dans le cadre de sa politique indigène, puis manipulée par certaines élites africaines à des fins politiciennes ou comme méthode de gouvernement. L’ethnie, somme toute, serait un fardeau aliénant. Cette vision a connu un certain succès dans les sciences sociales africanistes, en particulier en France avec les ouvrages de Jean-Loup Amselle et Elias M’Bokolo (Jean-Loup Amselle et Elokia M’Bokolo, 1985) ou de Jean-François.Bayart (Jean-François Bayart, 1996). Le titre d’un article de l’anthropologue André Bourgeot, spécialiste des Touaregs, résume parfaitement cette position: «Les peuples heureux n’ont pas d’ethnie» (André Bourgeot, 1994). Dans le même sens, certains mouvements ou leaders africains nationalistes se sont appliqués à «libérer» l’Afrique du «carcan ethnique», vu comme un produit du «colonialisme» et du «féodalisme». On connaît le slogan du FRELIMO: «Pour libérer la nation, la tribu doit mourir». Je prendrai ici le contre-pied de ces approches. Je m’efforcerai de montrer que les appartenances et mobilisations ethniques ne sont pas que meurtrières ou problématiques, mais qu’elles peuvent aussi à certains égards, être un lieu de construction démocratique et participer à une nouvelle bonne gouvernance des sociétés africaines. A condition, bien entendu, de s’inscrire dans la société civile comme acteur social et d’être prises en compte dans l’espace public. L’ethnie n’est pas en elle-même antidémocratique (ou démocratique), elle le devient dans certains contextes et circonstances historiques. Je développerai cette argumentation autour de cinq points de réflexion. I/ Les identités ethniques sont une production historique. Elles portent et traduisent des dynamiques sociales et politiques. Elles participent donc à l’historicité des sociétés africaines. En aucun cas on ne peut les concevoir -4- comme une réalité immuable, comme viscéralement associées à des «traditions». D’abord, faisons attention à ne pas faire de l’ethnie la seule catégorie d’appartenance et d’identification de l’Afrique précoloniale. Les liens définis par la parenté, par la position statutaire (notamment dans les systèmes sociaux hiérarchisés en ordres ou castes), ou encore par la religion ou le culte, ont pu être dans les sociétés africaines dites «traditionnelles» tout aussi puissants comme fondement majeur de l’identité que ceux que dessinait l’origine ethnique. Sans compter que ces espaces identitaires n’ont jamais été figés mais se sont souvent décomposés et recomposés en fonction des changements sociaux. Ensuite, il est évident que si la colonisation n’a pas «inventé» les ethnies, elle a durablement agi sur elles. Elle a bricolé et normalisé selon sa logique administrative et ses intérêts politiques ces modes d’identification. Elle a bureaucratisé les chefferies, et ce faisant elle a crée une sorte d’ordre ethnique avec ses responsables patentés. Elle a territorialisé les espaces ethniques, jusque là assez ouverts. Mais en même temps il faut observer que ces reformulations identitaires coloniales ont été à leur tour réinterprétées par les Africains eux-mêmes. Georges Balandier a souligné dans ses travaux que les populations africaines – et pas seulement les couches supérieures – ont souvent été partie prenante de cette entreprise de traditionalisation et d’ethnicisation. Face aux traumatismes de la situation coloniale, il indique que la fraternité ethnique et le recours à la tradition ont pu représenter une contreacculturation (Georges. Balandier, 1974). De son côté John Lonsdale remarque que les Africains se mirent à développer pour leur propre compte des identités que les Européens leur avaient attribuées. Ils découvrirent, écrit-il, que «la tribu pouvait être une excellente coopérative de production ou un syndicat de premier ordre»2. Après les indépendances, si l’ethnicité a été incontestablement manipulée par les gouvernements et les administrations dans les luttes factionnelles ou les stratégies clientélistes, elle a aussi servi de caisse de mode d’expression 2 J.Lonsdale, « Ethnicité morale et tribalisme politique », Politique africaine, 61, 1996, p. 162. -5- à des formes d’opposition à l’Etat autoritaire. C’est pourquoi, tout en pratiquant le clientélisme ethnique – ce que j’appelle le tribalisme –, de nombreux dirigeants africains ont donné l’étiquette «ethnique» à des formes et mouvements d’opposition et à certaines revendications, dans le but de les disqualifier. On retiendra de ce premier point que l’ethnie accompagne l’histoire africaine. Il ne faut pas limiter l’ethnicité à des appartenances anciennes et «traditionnelles». Elle est porte et traduit des dynamiques sociales. II. Si l’ethnie joue un rôle important dans les dynamiques sociales africaines, c’est qu’elle constitue une ressource importante de l’action collective. C’est toute la question de la «saillance» de l’ethnicité, c’est-à-dire de sa mise en relief. Si celle-ci est possible, c’est que cette appartenance fait sens pour les acteurs sociaux. En premier lieu l’ethnie est une catégorie d’identification intériorisée et donc compréhensible et légitime pour beaucoup d’Africains. On sait, bien sûr, que les ethnies sont des constructions sociales, qu’elle se font et se défont, qu’elles n’ont rien de «naturel», mais néanmoins elles existent comme cadre de différenciation entre Nous et les Autres, elles fonctionnent dans les mentalités et les imaginaires comme système de repère et de classement tout autant que comme «communauté émotionnelle», pour reprendre une notion de Max Weber. Ainsi que le dit avec humour Ferran Iniesta: «pour un certain nombre de théoriciens, les ethnies n’existent pas, mais, comme disent les Galiciens à propos des sorcières, elles n’existent pas, mais, il y en a»3. Les ethnies correspondent donc à un besoin d’identification que la nation a du mal à satisfaire. Elles demeurent souvent la communauté de référence par excellence. Certains chercheurs ont mis en discussion cette culture de la communauté et ont montré qu’un certain individualisme était à l’œuvre dans les sociétés africaines contemporaines, travaillées par la mobilité géographique, l’urbanisation et la mondialisation (Alain Marie, 1997). L’esprit et l’ethos communautaires dont l’ethnicité est porteuse seraient-ils donc en voie de dégradation ? Il me semble qu’il faut être extrêmement prudent sur ce 3 F.Iniesta, L’univers africain, Paris, L’Harmattan, 1995, P.77. -6- point. Rien certainement n’indique qu’il y aurait en Afrique une loi d’airain qui rendrait impossible l’émergence de l’individu, et d’ailleurs il n’est pas du tout évident que les sociétés africaines anciennes elles-mêmes n’aient fonctionné que selon des logiques strictement communautaires et que les conduites individuelles y aient été absentes, notamment dans les périodes de changement social intense – il n’y a pas d’exception africaine sur ce point. Reste cependant que même si ces conduites individuelles sont bien repérables dans certains milieux et dans certaines générations (chez les jeunes en particulier) – des recherches récentes ont bien mis en relief ces phénomènes (Jean-François Havard, 2006) –la communauté, dans ses différentes formes (ethniques, mais aussi familiales et religieuses) fait fonction dans les situations de crise que connaît l’Afrique de système de sécurité collective, tant au plan psychologique, que culturel et social. La «dette communautaire» est loin d’avoir disparu. La communauté est sans doute le meilleur rempart contre la décomposition et l’anomie qui guette les sociétés africaines actuelles soumises à tous les aléas de la marginalisation et de la misère. De plus, en Afrique comme ailleurs, individualisation et besoin d’identification communautaire ne sont pas du tout incompatibles, dans la mesure où on assiste de plus en plus dans nos sociétés contemporaines à de nouvelles compositions identitaires qui ne relèvent pas seulement de l’héritage – réel ou imaginaire –mais sont le fruit de choix de nature individuelle. La communauté n’est plus alors assignée, elle est adoptée librement: je suis Touareg, Zoulou ou Peul, parce que j’ai décidé de l’être. Mais, et c’est le deuxième sens de cette identification, l’appartenance ethnique fait sens aussi parce qu’elle construit une relation à l’Etat. L’ethnicité devient alors une modalité de cette relation. Elle n’est pas du tout contradictoire avec la gouvernance. Elle est une façon de se situer, de se positionner dans la sphère publique. On peut ainsi considérer que les liens ethniques sont dans certaines situations une demande d’accès aux ressources de l’Etat. Le «patron» ethnique est un intermédiaire entre son «client» et les services de l’Etat pour obtenir un document administratif ou une bourse scolaire, par -7- exemple. Ce clientélisme est en somme une manière d’accéder grâce à des réseaux au «gâteau national». Mais il y a un autre type de rapport à L’Etat qui lui a à voir avec le mode d’organisation des liens ethniques dans un contexte étatique. En effet, à côté des modes clientélistes d’action, basés sur des relations de type personnel, existe des formes plus collectives de représentation et de mobilisation – mais les deux ne sont pas du tout incompatibles, elles peuvent très bien s’articuler. Pour agir dans la sphère publique les identités ethniques doivent s’institutionnaliser, se normaliser selon la rationalité bureaucratique. Les appartenances informelles, aux contours fluides identitaires, doivent, souvent diffuses, pour négocier avec les institutions publiques, se rationaliser sous une forme ou sous une autre; dans la plupart des cas elles s’organisent en associations. Dans son étude sur les Nkoya de Zambie, Win Van Binsbergen nous fournit une bonne illustration de ce phénomène. Il explique qu’avant le début des années quatre-vingt les Nkoya ne constituaient qu’un ensemble assez hétéroclite de communautés villageoises ou urbaines et qu’ils se tenaient à l’écart de l’Etat et de la vie politique. Mais la mise en place dans leur espace d’un ambitieux projet de développement de nature à affaiblir leur maîtrise de cet espace a conduit les Nkoya à se structurer sur un mode ethnique dans le but de se faire entendre et de tirer bénéfices de ces changements. Par leur association les Nkoya se sont érigés en interlocuteurs incontournables de l’Etat. Cette association a aussi organisé un festival folklorique annuel, appelé kazanga, qui est non seulement une forme nouvellement codifiée de la culture du groupe, mais un théâtre lors duquel sont mises aussi en scène les rapports entre les représentants du groupe ethnique et ceux du gouvernement. C’est aussi cette recherche d’un autre rapport à l’Etat que visent beaucoup de mouvements dits régionalistes ou autonomistes (je pense aux mouvements touaregs ou aux mouvements casamançais), qui ne sont pas nécessairement «séparatistes» (bien qu’ils le soient parfois), mais combattent le plus souvent pour un rapport plus équilibré, plus juste, entre le centre et la périphérie. -8- Enfin, lorsque l’Etat est en faillite, qu’il se délite, comme c’est la cas en Afrique centrale notamment, ces ensembles et institutions ethniques fonctionnent comme des institutions de secours et de solidarité, si bien, nous dit, John Lonsdale que «l’ethnicité peut exprimer le triomphe du local sur les échecs de l’Etat»4. Toutes ces observations indiquent que l’ethnie n’est pas du tout en situation d’opposition structurelle à l’Etat. La relation est plutôt de nature dialectique. L’univers étatique et l’univers ethnique s’articulent l’un à l’autre, même si cela se fait de façon contradictoire. L’ethnie se construit dans son rapport à l’Etat, et l’Etat trouve dans l’ethnie une médiation entre le centre et la périphérie. III. Il demeure cependant si l’ethnie a mauvaise réputation, si elle apparaît comme une forme agressive et exclusiviste d’appartenance, comme une pathologie, comme un obstacle à la construction de l’Etat et à la démocratie, cela tient en partie à la mauvaise gestion que les Etats africains ont eu de la question ethnique. C’est donc moins l’ethnicité en elle-même qui fait problème que l’impéritie de l’Etat qui n’a pas su la traiter politiquement, l’«accommoder», au sens anglais de ce terme, c’est-à-dire l’adapter à la modernité politique. L’héritage colonial explique sans doute ces impasses. En effet, quel que soit le type d’administration indigène mis en place, les pouvoirs coloniaux ont ceci en commun qu’ils se sont appliqués à «traditionaliser» l’ethnicité. Ils ont conçu celle-ci comme une forteresse face aux dangers d’une modernité dont la colonisation pouvait faire les frais. Les élites traditionnelles représentaient dans cette perspective une garantie d’ordre social et politique face aux demandes des nouvelles élites. Certains auteurs ont même expliqué que les colonisateurs avaient tellement agi sur la tradition, l’avaient tellement revue et corrigée, qu’en réalité ils l’avaient «inventée» (Terence Ranger, 1983) Il n’est pas du tout étonnant dans ces conditions que dans bien des cas ces nouvelles élites et les mouvements politiques quelles conduisaient aient 4 J.Lonsdale, « Etnicité morale et tribalisme politique », art.cit., p.107. -9- considéré les identités ethniques comme un obstacle au progrès. La lutte nationaliste impliquait une lutte contre ces «féodalités». Il est cependant à remarquer qu’une fois arrivés au pouvoir, ces mouvements politiques ont tenu sur le plan ethnique un double langage. D’une part, ils l’ont stigmatisé comme une plaie, comme un forme problématique d’appartenance dont il convenait d’interdire l’expression dans la société politique, d’où l’interdiction dans de très nombreuses constitutions africaines des partis politiques à base ethnique, régionale ou religieuse. Mais d’autre part, ces gouvernements ont pratiqué ce que je nommerai une «ethnicité de l’ombre». Ils ont souvent manipulé les appartenances ethniques pour se maintenir au pouvoir. Ils ont pratiqué l’arithmétique ethnique comme mode de gouvernement. Ils ont en dévoyé l’ethnicité en tribalisme. Ils ont procédé à une instrumentalisation patrimoniale de l’ethnicité, sans jamais la reconnaître comme lieu légitime d’expression. Aujourd’hui cependant on assiste à un retour en force des chefs, des rois et des princes dans la sphère publique. Du Bénin au Mozambique les chefs traditionnels sont à la mode. La plupart des gouvernements africains se sont rendus compte que ces élites «traditionnelles» pouvaient jouer un rôle important dans le cadre des politiques de décentralisation impulsées souvent d’ailleurs par les institutions internationales. Face aux difficultés que l’Etat a d’atteindre, de pénétrer le tissu local, l’idée a fait son chemin que ces aristocraties étaient susceptibles d’être des corps intermédiaires fonctionnels tant en termes de légitimité qu’en termes de performance administrative (Claude-Hélène Perrot, Xavier Fauvelle-Aymar, 2003). Le cas le plus caricatural est sans doute celui du Mozambique où après avoir été stipendiés et traqués par le FRELIMO, celui-ci en a fait de véritables partenaires. Les «chefs féodaux » sont devenues des «autorités communautaires» (Salvador Cadete Forquilha, 2006). La question posée par ces développements est donc la suivante: ces nouvelles politiques, qui ressemblent étrangement à celles qu’avaient mises en place les colonisateurs, ne tendent-elles pas à associer de manière très étroite l’ethnicité et la tradition et donc à ignorer les aspects et expressions plus dynamiques et modernes de l’ethnicité? - 10 - IV. Ces dynamiques identitaires sont particulièrement tangibles dans un le contexte de la globalisation. Celle-ci est un processus plus contradictoire et paradoxal qu’il n’y paraît à première vue. Si elle induit certes de l’homogénéisation de nature à porter atteinte à la diversité culturelle, elle produit aussi des formes inédites d’articulation entre le global et le local. En Afrique comme ailleurs, ces processus transforment les identités, les poussent à se recomposer. L’anthropologue africaniste Jean-Loup Amselle parle à juste de raison de «branchements» pour désigner ces phénomènes qui mettent en contact les cultures locales et la culture globale pour aboutir à de nouvelles combinatoires. Il le montre bien dans son étude sur le mouvement N’Ko du Mali qui constitue une nouvelle version de la culture mandingue, très éloignée de celle analysée par les anthropologues classiques. Il s’agit d’une réinvention de la culture mandingue par des emprunts à la culture arabomusulmane, aussi bien qu’aux cultures occidentales, tout en se référant à l’expérience de l’ancien empire du Mali (Jean-Loup Amselle, 2001). Les identités ethniques africaines constituent ce que Arjan Appadurai appelle de «ethnoscapes», c’est-à-dire des paysages identitaires mouvants par rapport à leur origine (Arjun Appadurai, 2001). Ces identités sont prises dans des flux globaux, elles s’inscrivent dans des phénomènes migratoires, elles s’appuient sur les nouvelles technologies de l’information et de la communication. Elles n’ont donc plus grand-chose à voir avec des identités «traditionnelles». L’identité wolof, pour prendre un exemple sénégalais qui m’est familier, n’est plus enracinée principalement dans son vieux monde rural ancien, elle se décline aussi bien à New York qu’à Paris, elle s’exprime par le rap tout autant que par les chants des griots, elle est plus aujourd’hui liée à un commerce internationalnqui conduit les entrepreneurs wolof vers l’Asie ou les pays du Golfe qu’à la vieille économie arachidière. Bref, on assiste à une recomposition sociale et imaginaire des identités. Les identités voyagent matériellement et virtuellement. Elles sont de plus en plus déterritorialisées. Elles subissent la mondialisation, mais aussi se l’approprient, l’indigénisent. Elles relèvent de ce que certains appellent la «glocalisation». - 11 - V. Pour terminer et conclure, je souhaiterais élargir le débat sur l’ethnicité en le plaçant sur le plan de la philosophie de la démocratie. Je pose comme postulat que le respect de la diversité culturelle constitue une nouvelle frontière de la démocratie et qu’il n’y a aucune raison, bien au contraire, que l’Afrique ne soit pas concernée par de telles perspectives. La démocratie en effet n’est pas un concept figé. Tout au long de son histoire elle a connu des avancées et a investi de nouveaux espaces. Au cours de ces dernières années un certain nombre de philosophes, tels Michael Walzer ou Charles Taylor, ont affirmé haut et fort que dans nos sociétés très pluralistes d’un point de vue culturel il n’y a pas de véritable démocratie sans traitement adéquat de la diversité culturelle. Le respect de la culture de chacun devient partie intégrante de la dignité humaine et autorise cette «coexistence pacifique» si nécessaire à la vie commune. Alain Touraine, quant à lui, affirme qu’il est urgent de reconnaître qu’aujourd’hui «le pluralisme culturel est l’objectif principal que doit se donner l’esprit démocratique»5. Les sociétés occidentales réfléchissent de plus en plus à cette nouvelle problématique qui implique de nouvelles formes de citoyenneté que l’on appelle quelquefois multiculturelles. Même les pays les plus jacobins comme la France, dont la tradition démocratique est très hostile à toute forme de reconnaissance de la diversité culturelle commencent au moins à se poser des questions sur ce terrain, dans le contexte des politiques de décentralisation et dans celui des controverses que suscite le traitement public des identités des populations immigrées. Mais ces débats ne doivent pas toucher que les sociétés dites développées et stables. Et ce n’est pas parce que l’Afrique est, dit-on, malade, de ces ethnies qu’il faudrait les évacuer des problématiques démocratiques. La meilleure façon, me semble-t-il, de soigner cette maladie, si elle existe, est sans doute non pas de procéder à une éradication des appartenances ethniques, mais plutôt de les voir autrement, de réfléchir à leur insertion dans la société civile et dans la société politique. Les en bannir au nom de 5 A. Touraine, « Faux et vrais problèmes », in M. Wieviorka (sous la direction de), Une société fragmentée. Le multiculturalisme en débat, Parisn Flammarion, 2001. - 12 - l’intégration nationale ou d’une conception individualiste de la citoyenneté, c’est contribuer à les radicaliser, à les pervertir. En outre, si l’on réfléchit en termes de temps historique long, on s’aperçoit qu’en Afrique les conflits dits ethniques sont surtout apparus à la suite de la colonisation qui a sans doute était à l’origine d’une rigidification et d’une crispation de l’ethnicité peu visible dans l’Afrique précoloniale où les identités ethniques paraissaient, paradoxalement sans doute, plus ouvertes, plus souples qu’elles ne le furent par la suite. Il n’est pas inutile de rappeler cette histoire de l’ethnicité en Afrique, car elle nous montre d’une part qu’il convient de se méfier des schémas évolutionnistes qui font de l’ethnicité le propre des sociétés archaïques ou traditionnelles, d’autre part que l’expérience africaine pour aussi nous aider à penser sans préjugé les problèmes de nos sociétés contemporaines dans une perspective démocratique Il convient donc de requalifier l’ethnicité dans l’univers politique afin de procéder à un bon ajustement entre identité et démocratie. - 13 - Biliographie Amselle (Jean-Loup), M’Bokolo (Elikia), Au cœur de l’ethnie. Ethnies, tribalisme et Etat en Afrique, Paris, La Découverte, 1985. Amselle (Jean-Loup), Branchements. Anthropologie de l’universalité des cultures, Paris, Flammarion, 2001. Appadurai (Arjun), Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation, Paris, Payot, 2001. Bayart (Jean-François), L’Illusion identitaire, Paris, Fayard, 1996. 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