Working first, un peu

Transcription

Working first, un peu
la fabrique du social
insertion professionnelle
Working first, un peu
de Canada sur la Canebière
À Marseille, le programme expérimental
Working first 13 veut permettre aux
personnes atteintes de troubles
psychiques d’accéder durablement
à l’emploi. Au-delà de la primordiale
volonté requise, une condition sine qua
non : l’accompagnement spécifique, de la
recherche jusqu’au maintien en poste.
«V
ous êtes des extraterrestres ! » Éducatrice spécialisée, Sylvie Katchadourian qualifie ainsi l’originalité de son équipe, Working first 13 (WF13). Ce programme expérimental a vu le jour à Marseille en octobre 2014. Sans structure administrative, ni juridique et même sans budget, il permet un travail d’insertion professionnelle pour trente neuf personnes atteintes de troubles psychiatriques.
Articulée autour de trois dispositifs d’accompagnement, l’équipe mobile psychiatrie précarité (Marss), Solidarité réhabilitation (la Réhab) et Un chez soi d’abord, cette expérimentation repose sur la collaboration entre l’Assistance Publique – Hôpitaux de Marseille (AP-HM) et l’association Habitat alter-
les 9 principes
de l’individual placementand support (ips)
Recherche rapide d’emploi (un mois).
Travail sur le marché régulier.
L’Attention portée sur les préférences de la personne.
Exclusion Zéro.
Lien avec les équipes de suivi medico-social.
Soutien illimité dans le temps.
Développement réseau d’employeurs.
Informer sur les enjeux économiques.
Collaboration dans les prises de décision.
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natif social (HAS). « Nous nous heurtions à l’insertion professionnelle de nos publics, explique Sylvie Katchadourian, responsable du pôle santé d’HAS. Dans le dispositif un chez soi, une fois que les personnes sont stabilisées dans leur logement, le besoin
d’activité reste une difficulté majeure, or nous n’avions pas de spécialistes de l’emploi. Puis, nous avons
découvert un modèle canadien qui semblait être le
plus efficient avec le public psy. »
Pionnier du Housing first – où des personnes sans abri souffrant de troubles psychiques sévères sont logées avant de bénéficier d’un accompagnement medico-social – le Canada constate que si 70 % des personnes ayant un suivi psychiatrique souhaitent travailler, entre 75 et 90 % subissent le chômage. Le Working first tente donc une réponse en élaborant une méthodologie d’accompagnement individualisé, l’Individual placement and support (IPS).
Ce modèle inverse le mode de pensée classique : au lieu d’être préparé à l’emploi, le bénéficiaire est accompagné dans une recherche rapide de travail puis dans son adaptation et son maintien en poste. Livia Keyser (d’HAS) et Sonia Abelanski (d’AP-HM), respectivement psychologue et diplômée en ressources humaines et management, partent donc au Québec suivre la formation à cette démarche d’emploi accompagné (lire encadré ci-contre).
« Jobcoach,
un anglicisme adapté »
Toutes deux deviennent à leur retour les piliers fondateurs de l’équipe du Working first 13. Avec 3,5 équivalents temps plein, celle-ci réunit, sur la base du volontariat, sept salariés détachés à temps partiel de leurs services. Pluridisciplinaire, elle est composée d’un moniteur éducateur, de deux psychologues, de trois médiateurs de santé pairs et d’une spécialiste de l’entreprise. Au WF13, tous se présentent comme jobcoach. « s’il énerve certains, cet anglicisme
est parfaitement adapté, constate Sylvie Katchadourian. Nos publics n’en peuvent plus des éducs et des
psys, ce nouveau métier ne ramène ni au social, ni
la fabrique du social
© M. Léon
Le 22 septembre,
lors de la réunion
de bilan de l’équipe
ouverte aux
partenaires
et aux bénéficiaires
du programme,
des ateliers
en sous-groupe,
ici avec trois
membres de l’équipe,
ont permis de discuter
des difficultés
et des possibles
améliorations
de leurs pratiques.
au médical. Pour eux, c’est déjà un pas vers le monde
ordinaire. » Complémentaire du droit commun, l’accompagnement des conseillers en emploi spécialisés englobe : l’aide à la recherche et à l’obtention d’un emploi, le soutien à la prise de poste, l’accompagnement dans l’activité sans limite de temps.
« Voir des gens ambitieux,
ça donne de l’ambition »
Accueillis dans un minuscule bureau d’HAS, l’équipe adapte le programme canadien au contexte français. Ils s’y réunissent les lundis matin pour se répartir les missions de la semaine : accompagnements des bénéficiaires, échanges avec les équipes du suivi médico social, liens avec les partenaires de l’insertion professionnelle, prospection d’employeurs. Ils commencent par faire un point sur les avancés, les reculs, les stagnations, les objectifs, les offres à pourvoir. Orientée par Marss, la Réhab ou par Un chez soi, toute personne désireuse de travailler peut intégrer le programme.
Le seul critère est la motivation, qui peut fluctuer en fonction des aléas de la vie, de l’évolution des traitements… Quoi qu’il arrive, l’équipe positive les expériences. Un contrat a été écourté parce que le gars était trop lent ? « C’est déstabilisant, reconnaît Livia Keyser. Mais ça va permettre de réfléchir à ce qu’il faut mettre
en place pour aller plus vite, et il a pris conscience qu’il
lui faut quelques jours d’adaptation au poste. »
De leur côté les jobcoach s’adaptent aux besoins et aux désirs des personnes. Les rendez-vous se dérou-
lent à domicile, aux bistrots, chez un employeur potentiel, à la Cité des métiers, ou ailleurs. Travaillant en binôme, ils peuvent sur demande servir par exemple de médiateurs au sein de l’entreprise en apportant du soutien, du conseil et de l’information… Parmi les personnes suivies, certaines ont trouvé un emploi sans parler de leur maladie, et vivent le WF13 comme un soutien discret, mais rassurant. La majorité d’entre elles entament des démarches pour obtenir la reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé (RQTH), et apprécient d’être accompagnés lors des entretiens d’embauche. « Ils
m’impressionnent en terme d’adaptation, témoigne Johan (1), 24 ans. en les rencontrant, il y a deux ans,
je n’avais aucun projet. Je voulais travailler mais la
dyspraxie rend lent et maladroit, ça énerve les gens.
Je ne voyais que me freins et mes échecs. J’avais peur
de tout et j’étais très bien enfermé dans ma chambre
avec mes mangas. Peu à peu, il y a eu une émulation.
Voir des gens ambitieux, ça donne de l’ambition. »
Après une recherche à la Cité des métiers et la rencontre avec un éducateur spécialisé passionné, Johan a le déclic. Il fait une préparation au concours d’éduc spé et le réussit. « Je flippais à fond pour l’écrit. J’ai fait
un travail intensif avec le WF13. J’ai réussi à ne pas
rendre une feuille blanche. Maintenant que je suis sur les
rails, j’ai peur que l’équipe me lâche. Je le leur ai dit et
ils m’ont assuré de la poursuite de l’accompagnement. »
À 40 ans, Stéphane est entré en 2011 dans le programme Un chez soi d’abord et veut désormais retravailler. « Je voudrais pouvoir offrir à ma copine ce
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en chiffres
39 suivis.
16 personnes
en emplois
(dont 4 CDI).
3 formations.
3 stages.
7 personnes
inactives.
4 arrêtés
de suivi.
29 personnes
en liste d’attente.
548 entreprises
démarchées.
qu’elle mérite. Actuellement avec 600 euros pour deux,
à la moitié du mois je n’ai plus rien. si j’avais un
mi-temps à 1 000 euros, ça serait parfait, et puis, je
voudrais retrouver un rythme de vie, une saine fatigue. » Pour l’instant, il est « dégoûté » et en veut à Pauline Peri parce que l’agence d’interim où ils se sont retrouvés est spécialisée dans le BTP, et non dans la restauration. « C’est normal d’être déçu, moi
aussi je le suis, mais ce n’est pas perdu, tente d’apaiser la psychologue. tu as fait ton dossier, ça repousse
juste d’une semaine. » Elle lui offre un café, il lui tape une cigarette. Elle en profite pour lui proposer une mission de 2 heures pour le lendemain, avant de le relancer sur un restaurant qui cherche un plongeur. Il avait refusé pour des questions de distance. Cette fois, elle le convainc que ce n’est pas si loin en bus, et ils s’y rendent ensemble.
Entré en janvier 2016 au WF13, Stéphane est revenu en juin après un break et se donne jusqu’à septembre pour trouver. « sans eux, j’arrive pas à faire
les démarches. Mais ils ne donnent pas un ticket restau ou de quoi acheter du tabac, alors au bout d’un
moment la motivation retombe. » Malgré leur spécialisation, l’équipe se heurte parfois à des demandes éloignées de l’emploi.
Evaluer le retour en emploi
ou le mieux être ?
dateur. Une des personnes accompagnées a arrêté, le temps de s’occuper de la CMU pour se refaire les dents.
Avec un autre, le WF13 a travaillé la présentation en l’accompagnant dans une friperie pour se refaire un look. Puis, il a été hospitalisé. « Il est beaucoup
dans l’injection, mais c’est parce qu’il s’emmerde, relativise le chantre du rétablissement. Même s’il
est jugé irrécupérable à l’hôpital psy, il ne faut pas
se laisser contaminer par le regard des soignants, il
devrait aller mieux avec une activité. J’ai tellement
vu les effets positifs de la remise en emploi, que je
crois qu’il faut continuer. » Les jobcoach assurent y croire et finissent sur du positif, une entrée en chantier d’insertion tailleur de pierre. « C’est bien, il doit
agir, transpirer, ça lui laisse moins de temps pour se
défoncer. » Kaled confirme, il se sent mieux, et après un mois et demi, dit avoir cessé de boire.
Après deux ans, l’équipe n’a toujours pas les moyens de s’offrir une supervision. Elle se contente d’une réunion d’autorégulation où chacun fait remonter ses doutes, son désir de voir évoluer les outils, ses difficultés… Le 4 août, la gestion de la liste d’attente du programme questionne. « L’empowerment est une
démarche personnelle qui suppose de l’investissement, souligne Yves Bancelin, médiateur de santé pair. Beaucoup se sont inscrits, même si c’est trop compliqué pour eux. Comment leur expliquer qu’il faut laisser leur place, avec la possibilité de revenir ? » Sonia s’interroge aussi sur le sens de l’accompagnement pour certains. En pair, Caroline Gianinazzi suggère la possibilité de formaliser dans un contrat écrit la pause. « Parfois j’ai l’impression que nous nous rendons compte de leur absence, mais eux non. » Livia apporte un autre regard : « Je me sens en conflit en
terme de résultat. C’est quoi nos attentes ? Je ne pense
pas efficacité, mais philosophie. si l’on doit aller vite,
Pôle emploi et Cap emploi sont là pour ça. » La chef de service tranche : « La réussite doit être évaluée
ailleurs que dans le retour à l’emploi, il faut voir avec
l’équipe clinique comment évaluer le mieux être des
personnes. Je suis persuadée que la prise en considération de leur volonté de travailler est déjà un facteur
d’amélioration. » Comme pour motiver les troupes, le téléphone sonne avec une bonne nouvelle : après quatre entretiens dans une grosse entreprise, Arno vient de décrocher le boulot de ses rêves !
Myriam Léon
Depuis une semaine, Yanis se déclare super motivé et demande un suivi intensif. Il faut le réveiller par un coup de fil à 8 h 45 les mardis et les jeudis, pour qu’il soit disponible à 10 heures. Après s’être inscrit dans des agences d’interim, il réalise qu’un Caces (certificat d’aptitude à la conduite en sécurité) faciliterait l’accès à des missions. Il faut voir le financement avec Pole emploi. Le 2 août, il fixe un rendez-vous devant le bureau de Un chez soi d’abord, « entre le palmier et
la poubelle ». Sonia Abelanski et Oana Ianos, la stagiaire en formation à la médecine du travail, attendent en vain. Juste à côté, elles enchaînent avec Jef à la terrasse d’un snack. Saoul, il pleure, rie, articule difficilement. Oana reste sans voix. Sonia tente d’établir un dialogue. Il parle d’amour. « tu sais nous, on
est plutôt sur le travail. Comment, on pourrait t’aider
dans tes démarches ? » Rendez-vous est pris pour le lendemain, après une vingtaine de minutes de conversation décousue où il évoque sa consommation excessive d’alcool. « Ça sort pour la première fois, positive Sonia. La porte est ouverte pour pouvoir en parler. »
L’échange régulier avec les référents du médico-social doit permettre à tous de suivre l’évolution du projet, et de ne pas faire doublon dans les accompagnements. Sonia et Livia font le point sur les suivis du Mouvement et action pour le rétablissement sanitaire et social (Marss) avec Vincent Girard, le psychiatre fon- (1) Les prénoms des bénéficiaires ont été modifiés.
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