La violence par abus de dépendance
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La violence par abus de dépendance
421 LA SEMAINE DU DROIT LIBRES PROPOS RÉFORME DU DROIT DES CONTRATS L’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations entre en vigueur le 1er octobre 2016. Retrouvez chaque semaine un commentaire des principales innovations 421 La violence par abus de dépendance POINTS-CLÉS ➜ La consécration par l’ordonnance du 10 février 2016 du cas de nullité du contrat pour violence par abus de dépendance comporte une série de notions indéterminées dont seule une interprétation équilibrée peut conduire à la préservation de la sécurité juridique ➜ La situation de dépendance, première condition d’application, apparaît finalement largement comprise ➜ Elle n’est pas restreinte à la dépendance économique, et surtout, ne semble pas non plus cantonnée à la dépendance envers le cocontractant, ouvrant la question de la dépendance à l’égard d’un tiers ➜ Par conséquent, le souci de sécurité juridique conduit à canaliser les autres conditions d’application du texte Hugo Barbier, professeur à l’université d’Aix-Marseille L a lutte contre l’abus de faiblesse et contre le déséquilibre du contenu du contrat devait être l’un des symboles de la réforme. Dans cette perspective, l’avant-projet de réforme avait pris le parti quelque peu radical de traiter chacune des deux questions de manière parfaitement séparée. D’un côté avait été consacré le cas de nullité pour violence par abus de dépendance, concentré sur le contexte de formation du contrat et le vice du consentement du contractant, sans référence à un quelconque déséquilibre objectif final du contenu du contrat (Avant-projet, art. 48). D’un autre, avait été introduit le réputé non écrit des clauses abusives dans les contrats de gré à gré ou d’adhésion, ainsi tourné vers le contrôle du contenu du contrat et indifférent au contexte de sa formation (Avantprojet, art. 77). Ce choix de la nette séparation entre le contrôle subjectif des vices de consentement et le contrôle objectif de licéité du contenu du contrat était singulier au regard d’autres Page 722 modèles nationaux ou internationaux, davantage enclins à mêler contrôle du contenu du contrat et contexte de formation de celui-ci. Ainsi, si plusieurs pays ont pu consacrer le réputé non écrit des clauses abusives, ils ont limité ce contrôle au contrat dont la formation n’a pas donné lieu à négociation, le contrat d’adhésion (outre le fameux modèle allemand, V. aussi l’article 4 : 110 des Principes du droit européen du contrat ou encore les articles 79 et suivants de la proposition de règlement européen relatif à un droit commun de la vente [COM(2011) 635 final]). Par ailleurs et surtout, tous les textes consacrant le vice d’abus de faiblesse ont exigé, en des termes proches, la présence d’un déséquilibre important du contenu du contrat pour caractériser le vice source de nullité (V. en droit allemand, une « disproportion flagrante » : BGB, § 138. - En droit québécois, une « disproportion importante » : C. civ. québécois, art. 1406. - Dans les principes européens du droit des contrats, un « avantage déloyal » : art. 4 : 109. - Dans les Principes de Pavie, la condition d’« avantages patrimoniaux manifestement disproportionnés » : art. 30, 3°). Or justement, dans les tous derniers temps de gestation de la réforme française, par un chassé-croisé des plus intéressant, le législateur est revenu à ce syncrétisme, combinant les protections de la saine formation du contrat et de l’équilibre de son contenu. Le réputé non écrit des clauses abusives a finalement été cantonné aux contrats d’adhésion (C. civ., art. 1171. - V. not. M. Bekar-Touchais : JCP G 2016, act. 391), se rapprochant ainsi d’un mécanisme de contrôle attaché au contexte de formation du contrat, flirtant avec l’idée d’un défaut de consentement effectif à certaines clauses du contrat. Dans le même temps, le vice de violence par abus de dépendance s’est enrichi d’une exigence d’un « avantage manifestement excessif » pour que puisse jouer la nullité. Reprenant ainsi les termes de l’avant-projet de réforme du groupe Catala (art. 1114-3), le nouvel article 1143 du Code civil s’est rapproché, quant à lui, d’un mécanisme de contrôle du contenu du contrat : « Il y a également violence lorsqu une partie, abusant de l état de dépendance dans lequel se trouve son cocontractant, obtient de lui un engagement qu il n aurait pas souscrit en l absence d une telle contrainte et en tire un avantage manifestement excessif ». Si le tout aboutit à faire se rejoindre l’esprit de ces protections, centrées sur la lutte contre un contenu du contrat plus imposé que choisi, chacun de ces mécanismes conserve tout LA SEMAINE JURIDIQUE - ÉDITION GÉNÉRALE - N° 15 - 11 AVRIL 2016 LA SEMAINE DU DROIT LIBRES PROPOS de même son champ d’action particulier, puisque le contrôle des clauses abusives ne peut pas porter sur la prestation ou le prix (C. civ., art. 1171, al. 2), sa sanction propre, car seul le vice de violence par abus de dépendance est sanctionné par la nullité du contrat, et enfin son rattachement à un corpus protecteur différent, étant entendu que l’abus de dépendance demeure inclus dans la catégorie des vices du consentement. De cela il ressort finalement une série de conditions d’application du texte, apportant chacune son lot d’incertitudes. Au vu de la souplesse de la première, l’état de dépendance, on ne peut qu’espérer une application restrictive des autres conditions d’application, l’abus viciant le consentement, et l’obtention d’un avantage manifestement excessif. Premièrement donc, doit être établi un état de dépendance du contractant, ce qui appelle deux séries de questions. Quelle dépendance ? - La dépendance économique est naturellement la première visée, laquelle comprend sans doute aussi la dépendance financière, voire la dépendance technologique. Quant aux critères de cette notion, déjà dégagés par la Cour de cassation pour les besoins d’application d’autres textes, ils s’organisent autour de l’idée que ce ne sont pas tant les tailles respectives des contractants ni même la place prépondérante du client ou du fournisseur pour une entreprise qui comptent – bien que ces éléments pèsent dans la décision du juge – mais la possibilité de trouver des clients ou des fournisseurs économiquement et techniquement comparables (Cass. com., 3 mars 2004, n° 02-14.529 : JurisData n° 2004-022753 ; JCP G 2004, I, 149, n° 1 à 8, obs. M. Chagny ; D. 2004, p. 1661, note Y. Picod, pour les besoins de l’application de l’article L. 420-2 du Code de commerce en matière de contrats de distribution. - Plus généralement, retraçant la jurisprudence en ce sens et en faveur de ce critère, Ph. Stoffel-Munck, L’abus dans le contrat, Essai d’une théorie, préf. R. Bout : LGDJ, 2000, n° 577. - C. Ouerdane-Aubert de Vincelles, Altération du consentement et efficacité des sanctions contractuelles, préf. Y. Lequette : Dalloz, 2002, n° 459. - Adde sur le critère de l’existence d’une alternative pour l’appréciation de l’economic duress en com- mon law, Y.-M. Laithier, Remarques sur les conditions de la violence économique : LPA 23 nov. 2004, p. 5, n° 14). C’est d’ailleurs selon ce critère que la Cour de cassation a récemment apprécié, pour le rejeter, l’existence d’un vice de violence économique dans une affaire révélatrice de l’importance en la matière de l’administration de la preuve (Cass. 1re civ., 18 févr. 2015, n° 13-28.278 : JurisData n° 2015-003366 ; Gaz. Pal. 9 juill. 2015, p. 16, obs. D. Houtcieff ; RDC 2015, p. 445, E. Savaux ; RTD civ. 2015, p. 371, obs. H. Barbier). En l’espèce, un courtier en assurance se plaignait de s’être vu imposer par une société d’assurances un nouveau contrat renégocié dans des conditions défavorables pour lui. Les juges ont refusé de caractériser une situation de dépendance économique au constat de ce que ce courtier n’avait pas cherché d’autre partenaire contractuel lors de cette renégociation, alors qu’il en avait justement trouvé un quelques temps après. Cette décision confine à exiger de la prétendue victime de violence qu’elle rapporte la preuve de vaines tentatives de trouver un contrat de remplacement et a de quoi fortement inciter le contractant à se préconstituer la preuve de son état de dépendance économique dès le moment de conclusion du contrat. Outre la dépendance économique, le nouvel article 1143 du Code civil laisse la porte ouverte à d’autres types de dépendance. C’est en tout cas l’intention du législateur. Le rapport au président de la République accompagnant l’ordonnance est très clair sur ce point, puisqu’il énonce que « toutes les hypothèses de dépendance sont visées, ce qui permet une protection des personnes vulnérables et non pas seulement des entreprises dans leurs rapports entre elles ». Le vice d’abus de dépendance déborde alors sur la fonction des nullités pour incapacité (V. par ex. pour un tel constat : F. Chénedé, L’équilibre contractuel dans le projet de réforme : RDC 2015, p. 655, n° 6. - Adde néanmoins pour une vision large de la capacité débordant le droit des incapacités, S. Godelain, La capacité dans les contrats : LGDJ, 2007, préf. M. Fabre-Magnan et A. Supiot). Il peut aussi empiéter sur le vice général de violence, puisque celui-ci se définit à l’égard d’un contractant comme « une contrainte qui lui inspire la crainte » (C. civ., art. 1140) et s’apprécie classique- LA SEMAINE JURIDIQUE - ÉDITION GÉNÉRALE - N° 15 - 11 AVRIL 2016 421 ment in concreto, c’est-à-dire en considération de la personne et donc de son état de vulnérabilité ou de dépendance psychologique notamment. La fongibilité des différents types de violence, avec le désordre qui en découle, est donc attisée par la réforme (V. sur le constat classique des recoupements entre variétés de vice de violence, J. Ghestin, G. Loiseau et Y.-M. Serinet, La formation du contrat, in Traité de droit civil, J. Ghestin (dir.) : LGDJ, 4e éd., 2013, n° 1505). Elle lance un défi stratégique aux plaideurs. Devrontils fonder leur demande sur l’article 1140 du Code civil ou sur celui de l’article 1143 ? (V. plus généralement, sur les difficultés d’articulation des nouveaux textes : H. Barbier, Les grands mouvements du droit commun des contrats après la réforme du 10 février 2016 : RTD civ. 2016, à paraître). Une dépendance à l’égard de qui ? - Le texte présente une particularité potentiellement lourde de conséquences. En affirmant que le vice est constitué lorsqu’un contractant abuse « de l’état de dépendance dans lequel se trouve son cocontractant », l’article 1143 du Code civil n’énonce pas envers qui cette dépendance s’est établie. Par conséquent, à suivre la lettre du texte, la dépendance d’un contractant n’a pas à être établie à l’égard du cocontractant qui en abuse mais pourrait très bien être caractérisée à l’égard d’un tiers. Le cocontractant ne ferait alors que tirer avantage de cette dépendance à l’égard d’autrui pour extorquer le consentement du contractant dépendant. Cela pose alors la question de l’application du texte en cas de dépendance d’une personne à l’égard d’une société faisant partie d’un groupe. Serait alors potentiellement nul le contrat extorqué par une filiale ayant tiré illégitimement avantage de la dépendance économique de son cocontractant envers la société mère ou envers une autre filiale du groupe. Ce point soulève d’ailleurs une autre question tout aussi délicate. La dépendance s’apprécie-t-elle envers une personne ou un groupe de personnes ? Une société peut très bien ne pas dépendre de telle ou telle filiale prise isolément, mais, si l’on additionne ses liens d’affaires avec les sociétés d’un même groupe, être dans une situation de « dépendance collective », pour reprendre l’expression de Martine Behar-Touchais (De l’abus de dépendance collective : RDC 2008, p. 649). Il reviendra à la Cour de cassation de Page 723 421 décider de l’ouverture d’un cas de nullité pour abus de dépendance à l’égard d’autrui. Qu’est-ce ici qu’un abus ? - Outre l’état de dépendance d’un contractant, le texte exige la démonstration d’un abus de cet état par son cocontractant. Là se pose une difficulté fondamentale qui revient au fond à se poser la question de l’articulation entre le genre général qu’est le vice de violence et son espèce particulière qu’est la violence par abus de dépendance. Soit l’on tire toutes les conséquences du rattachement de l’article 1143 au vice de violence, soit on préfère l’autonomiser et trouver en lui-même de quoi bâtir pour l’essentiel le régime de la violence par abus de dépendance sans guère se préoccuper des articles qui le précèdent (V. sur les conséquences techniques du rattachement de l’abus de dépendance au vice de violence, G. Loiseau in Observations sur le projet de réforme du droit des contrats et des obligations, J. Ghestin (dir.) : LPA 4 sept. 2015, p. 51). Précisément, l’abus qu’évoque l’article 1143 peut-il être autre chose que « la pression d’une contrainte » qui inspire la crainte, visée par l’article 1140, siège du vice général de violence ? Bien que cela puisse parfaitement être soutenu par l’invocation de l’adage specialia generalibus derogant, il ne nous semble pas que cela soit souhaitable. Quoique spécial, c’est bien un texte compris sous le vice général de violence dont il doit conserver le prisme et non un texte plus large sur l’abus comme l’est par exemple la sanction des abus de dépendance économique ou des clauses abusives (V. Ph. Stoffel-Munck, op. cit. spéc. n° 349 et s. et n° 572 et s.). Aussi, à notre sens, l’abus visé par le texte spécial n’est autre que la pression décrite par le texte général. On ne peut que prendre acte ici de la singularité du nouveau dispositif français à l’égard de celui présent dans d’autres pays où l’abus de faiblesse est un vice distinct du vice de violence (V. Ph. Stoffel-Munck, Autour du consentement et de la violence économique : RDC 2006, p. 45. Adde J. Ghestin, G. Loiseau et Y.-M. Serinet, op. cit. spéc. n° 1500). C’est là établir ce qui semble essentiel, à savoir l’étanchéité des deux critères principaux de la faute du contractant, l’abus d’un Page 724 côté, l’obtention d’avantages manifestement excessifs de l’autre. L’un ne peut faire présumer l’autre (V. sur le danger de déduire l’existence d’un vice de violence à partir du seul constat d’un déséquilibre Y.-M. Laithier, op. cit., spéc. n° 27 et s.). Qu’est-ce qu’un avantage manifestement excessif ? - Quant à justement la notion d’avantage excessif, il s’agit là d’un critère à la fois nouveau et ancien en droit français, puisqu’il est l’ancêtre du critère de déséquilibre significatif. La fameuse loi Scrivener (L. n° 78-23, 10 janv. 1978, art. 35) considérait en effet comme abusives les clauses « imposées aux non professionnels ou consommateurs par un abus de la puissance économique de l’autre partie et (qui) confèrent à cette dernière un avantage excessif ». La ressemblance d’ensemble du texte avec le nouvel article 1143 est d’ailleurs tout à fait saisissante. Fautil alors trouver dans l’acquis jurisprudentiel issu de l’application de la notion de déséquilibre significatif (C. consom., art. L. 132-1 ou C. com., art. L. 442-6, I, 2e) un point d’appui pour bâtir la notion d’avantage excessif ? Un point d’appui sans doute, un point de référence, peut-être pas. L’évidente proximité entre ces deux notions (V. par ex. D. Mazeaud, La loi du 1er février 1995 relative aux clauses abusives : Dr. et patrimoine juin 1995, p. 47) ne vaut pas nécessairement identité. La notion de déséquilibre entre les droits et obligations des parties implique, per se, une comparaison entre les parties pour le contrat dans son ensemble. La notion d’avantage peut s’y appuyer mais peut aussi se caractériser par la mise en relation de l’avantage d’un contractant avec autre chose que ce que l’autre reçoit, par exemple avec ce qui se pratique habituellement dans le secteur professionnel considéré. Par ailleurs, la notion de déséquilibre entre les droits et obligations des parties est en large partie juridique, celle d’avantage excessif, plus fortement teintée de considérations économiques. Prenons l’exemple de clauses de résolution ou de résiliation du contrat particulièrement souples. Si celles-ci sont accordées à chacun des contractants, il peut être difficile de constater un déséquilibre des droits et obligations des parties, lesquels sont strictement les mêmes ici. En revanche, il est parfaitement concevable d’y voir un avantage excessif laissé à une partie, celle qui a en pratique le plus intérêt à l’insertion de telles clauses et qui n’a guère à craindre une résiliation anticipée venant de son cocontractant en état de dépendance. On le voit, si la réciprocité des droits et obligations apparaît comme un critère salutaire pour bien des clauses contrôlées au prisme du déséquilibre significatif (V. par ex. N. Sauphanor-Brouillaud, Clauses abusives dans les contrats de consommation : critères de l’abus : Contrats, conc. consom. 2008, étude 7, n° 30), elle ne l’est pas nécessairement pour un avantage octroyé à un contractant. Un même droit accordé à deux parties ne donne pas nécessairement le même avantage pour chacune d’elles. Néanmoins n’oublions pas un dernier point important. L’avantage doit être « manifestement » excessif. Cela paraît ne permettre un contrôle judiciaire qu’un cran en deçà de celui opéré à partir de la notion de déséquilibre « significatif ». Toutefois, l’on sait combien le standard du manifeste peut être perçu différemment par les juges selon la vision qu’ils ont de l’opportunité de leur propre contrôle. Prenons d’un côté la nullité manifeste de la convention d’arbitrage de l’article 1448 du Code de procédure civile, si rarement caractérisée par les juges dans un souci de faveur pour l’arbitrage ; prenons, de l’autre, la clause pénale manifestement excessive de l’ancien article 1152 du Code civil, bien plus souvent stigmatisée par des juges en quête de rééquilibrage des sanctions contractuelles. Comment alors verront-ils ce nouveau pouvoir d’annulation du contrat qui leur est accordé ? D’un bon œil ? Y trouvant de quoi redresser les torts des contractants, dans les réseaux de distribution notamment, ou de l’œil qu’on leur connaît pour l’instant ? Se contentant alors d’une reconnaissance platonique si l’on peut dire, c’est-à-dire dénuée de toute application pratique (V. sur ce dernier constat pour la jurisprudence antérieure à la réforme, V. J. Ghestin, G. Loiseau, et Y.-M. Serinet, op. cit. spéc. n° 1511, p. 1246 et s.). Sur ce point comme sur les précédents, l’objectif de sécurité juridique affiché comme premier par le rapport au président de la République (au degré de normativité non encore identifié), devrait servir, sinon de principe directeur, du moins de directive de principe ! LA SEMAINE JURIDIQUE - ÉDITION GÉNÉRALE - N° 15 - 11 AVRIL 2016