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4REPÈRES ET TENDANCES 4CONJONCTURES 4DOSSIER 6LIVRES ET IDÉES A Dangerous Mind : Carl Schmitt in Post-War European Thought Carl Schmitt : une critique de droite du libéralisme DAviD CuMiN * En présentant l’héritage schmittien dans la pensée politique moderne, à droite comme à gauche, Jan-Werner 1 Müller révèle la vigueur de l’antilibéralisme en dépit (ou à cause) de l’hégémonie du libéralisme. Il rappelle le destin de l’intellectuel rallié à Hitler, l’ampleur de son œuvre au confluent du droit, de la théologie et de la philosophie politique, et surtout l’influence qu’elle n’a cessé d’exercer depuis un sous le IIIe Reich, ainsi que quelques recueils. Réelle même si elle demeure partielle, cette réception est tardive par rapport à d’autres pays occidentaux non germaniques, où elle a été beaucoup plus ample. Plus de 250 ouvrages ont été consacrés à Schmitt dans le monde, dont la moitié depuis 1990. On les compte sur les doigts d’une main en France, malgré bien des citations, articles, préfaces, colloques ou polémiques. Les milieux universitaires et intellectuels de notre pays sont donc dans une phase de découverte d’un auteur qui fut le témoin engagé d’une époque tragique. uNE viE DANS LE SièCLE C arl Schmitt est né en 1888, l’année où Guillaume II monte sur le trône d’Allemagne. Il meurt en 1985, quatre ans seulement avant la chute du Mur de Berlin. En 1 L a réception en France de l’œuvre de Carl Schmitt est largement avancée. Depuis une quinzaine d’années ont été traduits en notre langue la plupart des livres du désormais notoire savant allemand, juriste, politologue, philosophe 2 et théologien . De nombreux articles de Schmitt ont également été traduits. Bien des éléments manquent encore : des textes de jeunesse et de vieillesse, des textes de droit constitutionnel et de droit international, des textes rédigés Jan-Werner Müller, A Dangerous Mind : Carl Schmitt in Post-War European Thought, New Haven et Londres, Yale University Press, 2003, 292 pages. 2 La valeur de l’Etat et la signification de l’individu, Romantisme politique, La dictature, Théologie politique, Parlementarisme et démocratie, Théorie de la Constitution, La notion du politique, Etat, mouvement, peuple, Les trois types de pensée juridique, Le Léviathan dans la doctrine de l’État de Thomas Hobbes, Terre et Mer, La situation de la science européenne du droit, Le Nomos de la Terre, Ex captivitate salus, Entretien sur le pouvoir, Hamlet ou Hécube, Théorie du partisan, Du politique. * Maître de conférences à l’Université Jean Moulin - Lyon III (CLESID), auteur d’une thèse de doctorat sur la pensée de Carl Schmitt soutenue en octobre 1996. Sociétal N° 45 g 3e trimestre 2004 CARL SCHMITT : UNE CRITIQUE DE DROITE DU LIBÉRALISME rapprochant ces deux dates, on mesure la durée de l’itinéraire historique du personnage. Il a traversé tout le siècle : du Reich wilhelminien à la République de Bonn, en passant par la République de Weimar et le IIIème Reich. Il a 26 ans en 1914, 61 en 1949 : sa vie d’homme a été plongée dans la « guerre de trente ans » du XXe siècle, en particulier dans le « conflit triangulaire » (l’expression est de François Furet) entre libéralisme, communisme et fascisme. En découvrant l’œuvre, on mesure l’intensité de cet itinéraire : le gros de ses publications s’étale de 1914 à 1950, la période la plus cruciale de sa carrière correspond aux années 1930-1936. particulièrement battre et dépasser le normativisme et le positivisme juridiques, en récusant la coupure entre droit et politique et en rétablissant le statut ancien du droit, celui d’un savoir politique. iNtELLECtuEL EN ExiL ou éMiNENCE GRiSE ? E n 1990, Pierre Manent disait qu’il était temps de dresser « un relevé exact » des critiques du libéralisme au sein 2 de la « grande pensée européenne » . A cette tâche, JanWerner Müller, de l’Université d’Oxford, apporte une contribution de qualité, saluée dans le monde anglo-saxon. Dans une première partie d’une trentaine de pages (« Un publiciste allemand au XXe siècle »), il rappelle les étapes bio-bibliographiques de la carrière de Schmitt, depuis l’entrée à l’Université de Berlin en 1907 jusqu’à la retraite de Plettenberg en 1947. Le destin du personnage s’inscrit effectivement dans l’histoire politique de la première moitié du siècle. Mais le gros de l’ouvrage n’est pas consacré à la découverte du philosophe. Jan-Werner Müller nous convie à une autre phase, celle qui n’a pas encore débuté en France : l’étude de l’influence et de la postérité de l’œuvre schmittienne en Allemagne et en Europe après la Seconde Guerre mondiale, ou même après 1985. Personnalité complexe et érudite, ayant une prédilection pour « l’art d’écrire », Carl Schmitt est fondamentalement un penseur qui a lutté, après 1918, contre la République de Weimar, le Traité de Versailles et la Société des Nations, puis, après 1945, contre « l’inculpation » de l’Allemagne à Nuremberg. Dans son contexte historique et son champ culturel, sa biographie montre comment un catholique traditionaliste et un néoconservateur antilibéral et antimarxiste, laudateur du fascisme italien, légiste de la Couronne (Kronjurist) auprès de la Reichswehr et conseiller du gouvernement présidentiel, cultivant l’ambiguïté d’une doctrine hostile à l’Etat de droit et dénonçant la « révolution légale » (avant de s’y rallier), passe de Schleicher à Hitler, de la « dictature commissariale » au Führerstaat ; s’engage dans L’un des adversaires une certaine version du national-socialisme ; les plus intelligents dévoile un antisémitisme spécifique ; acquiert et les plus radicaux et conserve – malgré la semi-éviction de 1936-1937 consécutive à l’enquête de la SS – du libéralisme une place de premier rang dans la doctrine donne ainsi un juridique allemande ; enfin présente son plaiéclairage spécifique doyer à Nuremberg et après le procès. Parallèlement, il rappelle la situation de Carl Schmitt dans la « démocratie militante » que voulait être la RFA. Tout en forgeant sa légende, Schmitt se considère comme un intellectuel en exil, et en même temps cultive une réputation d’éminence grise. Tout en se tournant vers l’Espagne de Franco, il adopte une stratégie de publication spécifique : utilisation d’un pseudonyme (« Dr Haustein ») ; études savantes sans rapport avec l’actualité politique, – celui de l’ennemi En dépit de la diversité, de la longévité, des mais néanmoins « engagées » (ainsi des textes et du vaincu – sur inflexions et des contradictions d’une pensée sur Vitoria, Hobbes, Donoso Cortès, Clausewitz, la modernité. souvent opportuniste, l’œuvre schmittienne a la philosophie chrétienne de l’histoire ou pour fil conducteur une « critique de droite » la théologie politique) ; défense de la vieille du libéralisme au sens le plus large, aussi bien Europe, éloge du jus publicum europaeum et approche adroite du droit international en philosophie du droit, droit constitutionnel, (critique oblique de Nuremberg), du conflit Est-Ouest théorie de l’Etat et science politique qu’en droit international. (l’Amérique et la Russie sont renvoyées dos-à-dos). La critique du parlementarisme ou de l’Etat de droit, de Utilisant un style volontiers ésotérique, il lie ses concepl’individualisme ou de « l’Etat neutre », du pacifisme ou des tions du droit et de la politique à son catholicisme et à la organisations internationales, forme un système intellectuel notion de « sécularisation ». Si l’œuvre schmittienne est inspiré à la fois par le catholicisme, l’hégélianisme et le marquée par une méditation philosophique et théologique, nationalisme. Développant sa propre pensée du droit, de conséquence du « recueillement » du personnage, elle est l’Etat, de la constitution ou des relations internationales, aussi une « œuvre d’impénitence » (Joseph Rovan). L’auteur l’un des adversaires les plus intelligents et les plus radicaux est un « vaincu », dit-il, qui n’accepte pas la défaite, ou plutôt du libéralisme donne ainsi un éclairage spécifique – celui qui n’accepte pas la culpabilisation et ses conséquences. La de l’ennemi et du vaincu – sur la modernité. En « juriste politique » et en « théologien politique », Schmitt entend battre et dépasser le caractère « systématique » de la 2 pensée libérale, en lui opposant une pensée « décisionniste » « Notre destin libéral », préf. à Heinrich Meier : « Carl Schmitt, Léo Strauss et la notion de politique. Un dialogue entre absents », Commentaire, et « institutionnaliste » qui façonne l’ensemble de son Julliard, 1990, pp. 7-12, p. 7. œuvre. Dans le champ du droit, qui est le sien, il entend plus Sociétal N° 45 g 3e trimestre 2004 4REPÈRES ET TENDANCES 4CONJONCTURES grande lacune du livre de Jan-Werner Müller est de ne pas évoquer cette question de la « responsabilité » ou de la « culpabilité », pourtant centrale dans la philosophie et la politique allemandes après 1945. LE « REGARD DE L’ENNEMi » SuR LE LiBéRALiSME P 4DOSSIER 6LIVRES ET IDÉES décisifs et les plus significatifs. Depuis 1945, ceux qui en Allemagne et en Europe se réclament de Schmitt ou ceux qui, sans le dire, reprennent, épousent ou renouvellent ses idées, viennent aussi bien de la « nouvelle droite » que de la « nouvelle gauche », sont aussi bien des adeptes de la contre-révolution que de la révolution, disciples d’Evola que de Marx. Tous ont en commun ce « sentiment antilibéral » qui trouva en Carl Schmitt son représentant le plus systématique. our le reste, Jan-Werner Müller restitue fort bien la considérable influence intellectuelle de Carl Schmitt, y compris sur des auteurs très hostiles au théoricien de l’Etat uN DéNoNCiAtEuR PRéCoCE DE LA total ou au Kronjurist du IIIe Reich. Il relate les multiples « CuLPABiLité ALLEMANDE » études et échanges menés autour de thèmes schmittiens, près la Première Guerre mondiale, l’antilibéralisme pendant quarante ans, par des personnalités aussi différentes schmittien visait concrètement le système « Weimarqu’Alexandre Kojève, Leo Strauss, Raymond Aron, Jurgen 3 Versailles-Genève ». Après la Seconde Guerre mondiale, Habermas, Henry Kissinger… Autant d’auteurs ou d’acteurs qui, au fil des évènements, ont emprunté à Carl Schmitt, il vise le système « Bonn-Potsdam-Nuremberg » : la que ce soit pour le suivre ou s’opposer à lui. Malgré les République née de la défaite et de l’occupation, l’exercice controverses violentes dont son œuvre a fait et continue de la souveraineté en Allemagne par les quatre vainqueurs, de faire l’objet, il est impossible de ne pas reconnaître le Tribunal militaire interallié, bref, la soumission, la division l’importance, dans l’histoire intellectuelle et la culpabilisation de l’Allemagne. Sa dénonciacontemporaine, d’un auteur dont la vie a été tion de l’« aliénation allemande » joue sur les Depuis 1945, ceux associée à des évènements auxquels ses registres constitutionnel, historique, philosophiidées n’ont cessé d’être confrontées. C’est que et géopolitique. qui en Allemagne ce que montrent les deux autres parties du et en Europe livre de Jan-Werner Müller sur « La globaliIl développe ainsi le parallèle entre la guerre se réclament de sation de Schmitt » (pp.219-243) et, surtout, froide et les guerres de religions : de nouveau, « Les usages et abus de l’antilibéralisme » comme aux XVIe et XVIIe siècles, les tensions Schmitt viennent internationales se déchargent en premier lieu (pp.49-218), le reste du livre étant occupé aussi bien de la sur l’Allemagne, écartelée entre Washington et par des notes riches et un index. La forme de « nouvelle droite » Moscou, comme elle l’était autrefois entre la l’ouvrage, au style vif et original, ne répond Rome papale et la Wittenberg de Luther. Mais pas aux canons universitaires français, en que de la « nouvelle la classe dirigeante ouest-allemande refuse particulier juridiques. Mais son contenu, gauche », sont aussi de sortir de ce que Heidegger appelle l’« étau en dépit d’une présentation éclatée, rend bien des adeptes de Est-Ouest », une sortie qui passerait par un compte à la fois de la diversité et de la « national-neutralisme », car elle préfère un cohérence de la pensée schmittienne. la contre-révolution « occidental-libéralisme ». La RFA, caricature de Diversité par ses centres d’intérêt (de la que de la révolution, l’Etat de droit régi par les juges, est un Etat théorie constitutionnelle à la guerre froide, disciples d’Evola à la souveraineté limitée qui s’assouvit dans en passant par la technocratie et la société l’américanisation. L’adhésion à la construction industrielle, la théologie politique ou la critique de Marx. européenne est une adhésion à l’idéal « postque des Lumières). Cohérence par le historique » du refus de la puissance. Les « regard de l’ennemi » qu’elle porte sur Allemands, rééduqués et inhibés, acceptent le jugement des la tradition libérale. vainqueurs, se défilent devant la question du destin de leur nation et cultivent la haine de soi. C’est finalement le Cet antilibéralisme est le fil conducteur non seulement « patriotisme constitutionnel » et l’« attachement à de l’œuvre de Carl Schmitt, mais de l’empreinte qu’elle l’Ouest », fondés sur l’intériorisation de la « culpabilité a laissée, des discussions qu’elle a suscitées, des émules, allemande », que critiquaient Schmitt et ses disciples. g héritiers ou épigones qu’elle a formés (l’« école schmittienne »). Schmitt n’hésitait pas à se tourner – en leur faisant des emprunts non sans les déformer, ou en les attaquant – vers des auteurs de référence aussi éclectiques que saint Augustin, Thomas d’Aquin et les Pères de l’Eglise, Machiavel et les doctrinaires de la raison d’Etat, Bodin et les légistes 3 On pourrait citer aussi J. Agnoli, R. Altmann, H. Blumenberg, E.W. français – tous les grands penseurs de la philosophie politiBöckenförde, E. Forsthoff, J. Freund, A. Gehlen, , A. Negri, H. Kesting, que, jusqu’aux maîtres contemporains de la sociologie R. Koselleck, H. Lübbe, N. Luhmann, O. Marquard, G. Maschke, G. Miglio, A. Mohler, E. Nolte, J. Ritter, H. Schelsky, J. Schickel, R. Schnur, R. Spaeman, et du droit public. A cet égard, le rapport ambigu à Max B. Strauss, J. Taubes, M. Tronti, W. Weber… Weber et le rapport hostile à Hans Kelsen furent les plus A Sociétal N° 45 g 3e trimestre 2004