DARIUS MILHAUD (1892-1974) La Création du Monde, op. 81a
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DARIUS MILHAUD (1892-1974) La Création du Monde, op. 81a
DARIUS MILHAUD (1892-1974) La Création du Monde, op. 81a (1923) Darius Milhaud est un compositeur exceptionnellement fécond, dont la musique, écrit Antoine Goléa, « avec l’implacable tranquillité d’un immense fleuve équatorial, poursuit sa majestueuse course, couvrant sans cesse des territoires nouveaux […] ». A l'image de ses contemporains, Milhaud lutte contre le post-romantisme, considéré comme un « égarement » esthétique, surtout par les membres du groupe de compositeurs auquel il appartient : Les Six – Honneger, Taillefer, Auric, Durey et Poulenc. Totalement réfractaire à l’univers de Wagner, à ce que Debussy taxait de « ferblanterie tétralogique », Milhaud cherche à se défaire également des charmes de l’impressionnisme, dont il sent le « danger », les « miasmes ». « Tant de flou, dit-il, de brises parfumées, de fusées de feu d’artifice, de parures étincelantes, de fumées, d’alanguissements marquaient la fin d’une époque dont la mièvrerie me donnait un insurmontable dégoût ». Aussi élabore-t-il un style original fondé sur la polyrythmie et la polytonalité, celle-ci très souvent strictement appliquée, sans toutefois se claquemurer dans les catéchismes des trois Viennois - Schoenberg, Webern et Berg. « Violemment expressive, remarque Gisèle Brelet, la musique de Milhaud réalise ce paradoxe d’un expressionnisme sans romantisme ». En 1917, Milhaud devient secrétaire de l’écrivain Paul Claudel, nommé Ambassadeur au Brésil. Pour Milhaud, ce voyage est une révélation ; il y absorbe la diversité de la musique brésilienne - samba, chorihno, rythmes africains - et développe son goût pour les voyages et l’exotisme. En 1922, alors qu'il est à New York, Milhaud rôde des nuits entières dans les boîtes et bastringues de Harlem, à la recherche de ce qu’il considéra toujours comme le jazz authentique : « Les lignes mélodiques scandées par la percussion se chevauchaient en contrepoint dans un halètement de rythmes brisés, tordus… Je ne pouvais plus m’en détacher tant elle [la musique] me bouleversait ». Milhaud pensait trouver dans cette musique noire et profonde les éléments stylistiques idoines à un ballet « africain », dont Blaise Cendrars, auteur d’une Anthologie nègre (1921), lui fournit l’argument irrésistible : la Création en termes de cosmogonie païenne, où la nature ne se sépare pas de la surnature, où le réel est déjà le surréel. La première représentation de La Création du monde, avec des costumes, des décors et le rideau de scène de Fernand Léger, par les Ballets suédois de Rolf de Maré (rivale des Ballets russes qui avaient créé Le Sacre du printemps), a lieu au Théâtre des Champs-Élysées à Paris le 25 octobre 1923. Son orchestre (composé « comme ceux de Harlem », ici constitué de dix-sept instruments solistes, avec notamment un saxophone alto et une importante batterie) est un exemple pionnier. Milhaud fait voler en éclats les oppositions habituelles entre musique écrite et musique improvisée. La Création du monde est ainsi un exemple d’intégration du jazz noir américain dans la musique européenne. On peut même parler d’un échantillon de la musique Third Stream – genre de musique mélangeant le jazz improvisé et la musique classique - trente-cinq ans avant d’être dénommé comme tel par le compositeur newyorkais Gunther Schuller en 1957. Certes, dans les années 1920, les compositeurs George Gershwin (Rhapsodie in Blue, 1924) et Maurice Ravel (Concerto pour piano, Sonate pour violoncelle) incorporent des éléments de jazz dans leurs partitions. Mais là où ces compositeurs utilisent les rythmes et harmonies de jazz pour créer une musique plutôt classique, Milhaud aborde sa musique plus frontalement. Pour La Création du monde, il écrit des vrais « solos improvisés » pour la contrebasse, la clarinette, la trompette et le trombone. Cela donne l'effet d’un Jazz Band déjanté ; rythmes multiples et saccadés s’entremêlent aux harmonies de blues de Harlem. C’est une musique sans compromis et sans romantisme. « Ma musique, sourit Milhaud, est intermédiaire entre les programmes de Broadway et la Passion selon Saint Matthieu ». Ce jazz, enfin, que maints créateurs méprisaient, tel Poulenc avant son retour d’un voyage aux États-Unis, qui écrit à son « Darius chéri », dans une lettre du 6 mars 1951 : « Imagine-toi que j’aime ta musique chaque jour davantage et tiens-toi bien : j’aime maintenant La Création dont ma phobie du jazz m’écartait autrefois. Maintenant je n’y vois qu’une très belle musique ». La Création du monde est constituée de cinq parties précédées par un prélude, jouées en un seul mouvement. Le Prélude représente le calme avant la création, et est mené par le saxophone. 1. Le chaos avant la Création : les trois déités géantes, Nzamé, Mébère et N’Kwa, se livrent à des incantations magiques. Thème de fugue s’inspirant des blue notes - altération des 3e et 7e degrés de la gamme - du jazz, d’abord donné à la contrebasse, puis à la clarinette et au trombone. 2. Le jour se lève, la lumière prend place et la flore et la faune naissent dans un Tempo modéré. Solos de flûte, de hautbois et surtout la mélodie d’un blues mystérieux par le violoncelle. 3. La naissance de l’homme et de la femme : ils se reconnaissent ; les violons et le basson dansent un cake-walk, style de danse crée par les esclaves du Sud des États-Unis. 4. Danse du désir, de ses « forces magnétiques », puis danse de l’accouplement ; c’est une danse orgiaque de l’homme et de la femme dans un tempo très vif rappelant le jazz de la Nouvelle-Orléans, avec la clarinette criarde et la percussion enragée. 5. Le printemps ou l’apaisement : « Le couple s’isole dans un baiser ; la lune et les étoiles s’allument, c’est le printemps de la vie humaine ». Après-guerre – Darius Milhaud est juif et s’exile aux États-Unis pendant l’Occupation –, Milhaud s’installe à Oakland, près de San Francisco, et enseigne à l’Université Mills College. C’est alors que Dave Brubeck, G.I. de retour d’Europe, intègre sa classe de composition. La fascination est immédiate entre le jeune pianiste de jazz et le compositeur européen. Milhaud encourage Brubeck à continuer le jazz, langage authentiquement américain, et à ne pas composer comme « un autre européen », dont le monde n’a pas besoin. Aujourd'hui, la famille Brubeck reste très amie avec les Milhaud. Dave Brubeck nomme son premier fils Darius, en hommage au compositeur. Lors du concert de ce soir, vous avez l'occasion d'entendre pour la première fois l’œuvre jazz de Milhaud côtoyer l’œuvre symphonique de Brubeck. Lire / Darius Milhaud, Notes sur la musique. Essais et chroniques, Paris, Flammarion, coll. Harmoniques, 1982. Écouter / Louis Andriessen : Hymn to the memory of Darius Milhaud (1978) pour ensemble instrumental mixte