GEOGRAPHIE ET CARTOGRAPHIE FICTIONNELLES DANS L

Transcription

GEOGRAPHIE ET CARTOGRAPHIE FICTIONNELLES DANS L
Monana VoL 47, 181-182
Jean Du VERGER 9-68
GEOGRAPHIE ET CARTOGRAPHIE FICTIONNELLES DANS L' UTOPIE (1516) DE THOMAS MOREl Jean Du Verger
UniversiU Paris 5 - Sorbonne
Jean Du Verger enseigne actuellement l'anglais a I'universite de Paris 5 ­
Sorbo/me. II a donne des cours sur Ie theatre britannique contemporain. II est l'auteur de
trois articles sur l'ceuvre de Shakespeare intiCUles: « Hamlet and Melancholy» dans
Hamlet (CNED-Didier Erudition, 1997), «Shakespeare's Anatomy of Madness in
Context» dans 'The true blank of thine eye'. Approches critiques de King Lear
(Presses de /'universite Paris-Sorbonne, 2009) et «Influence and Resurgence of Cinema
and Cinematic Motifs in Two French Stagings of Antony and Cleopatra » dans
Shakespeare on Screen: The Roman Plays (Presses Universitaires de Rouen et du
Havre, 2009). 11 est aussi /'auteur d'un article portallt sur les series televisees « 'So many
tmps to set': Subversion and Subversiveness in Profit» (GRAAT On-Line issue no. 6
December 2009).
,. ,. ,.
The philosophical and political aspects of Utopia have often shadowed the
geographical and cartographical dimension of More's work. Thus, I will try
to shed light on this aspect of the book in order to lay emphasis on the links
fostered between knowledge and space during the Renaissance.
J
Je tiens it remercier mon ami Pierre Kapitaniak pour ses encouragements,
Franyoise Kerleroux pour son aide precieuse au cours de mes lectures latines,
ainsi que rna femme Julie pour son aide et ses corrections. Mon article repose sur
la traduction et l'edition critique de l'Utopie d ' Andre Prevost in l'Utopie, ed. et
trad. A. Prevost, Paris: Mame, 1978. Cette edition comporte Ie fae-simile de
l'edition de 1518. Toutes les citations de I' Utopie proviennent de cette edition.
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Jean Du VERGER
r shall try to show how More's opusculum aureum, which is fraught with
cartographical references, reifies what Germain Marc'hadour terms a
'fictional archipelago" ("The Catalan World Atlas" (c. 1375) by Abraham
Cresques ; Zuane Pizzigano's portola no chart (1423); Martin Benhaim's
globe (1492); Martin Waldseemuller'S Cosmographiae Introductio (1507);
Claudius Ptolemy's Geographia (1513) ; Benedetto Bordone's Isolario (152S) ;
Diogo Ribeiro's world map (1529) ; the Grand Inslilaire et Pilotage (c.15S6) by
Andre Thevet).
I will, therefore, uncover the narrative strategies used by Thomas More in a
text which lies on a complex network of geographical and cartographical
references.
Finally, I will examine the way in which the frontispiece of the editio princeps
of 1516, as well as the frontispiece of the third edition published by Froben at Basle in iSiS, dearly highlight the geographical and cartographical aspect of More's narrative. Keywords: Utopia, geography, cartography, travel account, early editions of Utopia. La dimension philosophique et politique de l'Utopie a parfois relegue au second plan Ie
caracterc geographique et cartographiqlle de 1'(Xuvre. PQI' consequent, Ie propos de cette
etude sera de mettre en lumiere cet aspect du livre de More afin de souligner les rapports
qu'entretiennent savoir ct espace ala Renaissance.
Nous chercherons donc tout d'abord a decouvrir comment Ie texte devient Ie lieu de
reification de ce que Germain Marc'hadour appelle un « archipel fictionnel» en
insistant sur la remanence, dans l'opusculum aureum de notre auteur, de la
cartographic de l'epoquc: (I'Atlas Catalan (c. 1375) d'Abralwm Cresques ; la carte
nautique (1423) attribuee a Zuane Pizzigano ; Ie globe terrestre (1492) de Martin
Benhaim; Cosmographiae Introductio (1507) de Martin Waldseemuller ; la
Geographie (1513) de Ptolemee ; l'Isolario (1528) de Benedetto Bordone ; la
mappemonde (1529) de Diego Ribeiro ; Ie Grand Insulaire et Pilotage (c.1586)
d'Andre Thevet). Pour cela nous tenterons de mettre ajour les strategies discursives utilisees par Thomas More dans Hll recit qUi repose sur un reseau complexe, parseme d'indices ct de references
geographiques et cartograplliques.
Puis, nous examinerons en/in la fa~on dont la gravure liminaire qui compose l'editio
princeps de 1516, ainsi que celie de I'edition frobenienne de 1518 viennent cclairer la
dimension geographique et cartographique dll n'cit.
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Mots eJes: Utopie, geographie, eartographie, redt de voyage, premieres
editions de 1Utopie
Los aspectos filosoficos y politicos de Utopia han ocultado con frecuencia la
dimension geografica y cartografica de este trabajo de More. Por tanto,
intent are arrojar algo de luz sobre este aspecto dellibro, para as! enfatizar
los vinculos que existian en el Renacimiento entre el conocimiento y el
espacio geografico.
Se trata de mostrar como este opusC1dum aure-um de More (lleno de referencias
geograficas) materializa aquello que G. Marc'hadour llama un "archipielago
ficticio" (EI Atlas Mundial Catalan (c. 1375) de Abraham Cresques; la carta de
navegacion de Zuane Pizzigano (1423); el globo de Martin Benhaim (1492);
la Cosmographiae Introductio de Martin Waldseemuller (1507); la Geographia
de Ptolemeo (1513); el Isolario de Benedetto Bordone (1528); el mapamundi
de Diogo Ribeiro (1529); y el Grand Insulaire et Pilotage (c.158S) de Andre
Thevet).
Pondre al descubierto las estrategias narrativas de More en un texto que se
inspira en un complejo entramado de referencias geograficas y cartograficas.
Finalmente, examinare el modo en el que el frontispicio de la primera
edicion de 1516, as! como el de la tercera edicion publicada por Froben en
Basilea (151S), ponen de manifiesto a las claras el aspecto geografico y
cartografico de la obra de More.
Palabras Clave: Utopia, geografia, cartografia, literatura de viajes
... ...
«
"
We were all astonished to hear so strange things so probably told. » 2
Sir Francis Bacon, Ne'.v Atlantis, (La Nouvelle Atlantide), 1627
2 « Nous
etions stupefaits d'entendre dire des choses aussi etranges presentees de
fac;:on aussi plausible », in Sir Francis Bacon, La Nouvelle Allan/ide (1627) suivi
de Voyage dans ta Pensee Baroque, trad. M. Le Doeuff et M. Liasera, Paris:
Payot, 1983.
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Les aspects politiques et philosophiques de l'Utopie de Thomas
More, publiee a Louvain en 1516, ont souvent relegue au second plan
les dimensions geographique, topographique et chorographique de
l'ceuvre.
Or, des Ie debut du seizieme siecle, les nouvelles formes de
representation cartographique du monde connurent un succes
grandissant en Angleterre. Selon Peter Barber 3, les humanistes tels
que More etalent familiers de ces nouvelles pratiques
cartographiques, cornme l'atteste notarnment Ie texte intitule A new
interlude and a mery of the nature of the iii} element[is] (1520), compose par
Ie beau -frere de More, John Rastell. Au cours de cet interlude,
l'aliegorie de l'Experience decrit l'cekoumene a la maniere des
cartographes de l'epoque, de telie sorte que l'on voit apparaltre
progressivement au cours de la description une veritable
mappemonde 4 . Par consequent, l'espace geographique et
cartographique a, semble-t-il, contribue a l'elaboration et
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l'articulation de l'espace du savoir a la Renaissance en un discours
reposant sur la cartographie et Ies recits de voyages.
Notre propos sera donc de mettre en lumiere l' aspect
geographique de l'ceuvre afin de souligner les rapports
qU'entretiennent savoir et espace a la Renaissance, rapports dont se
fait l'echo Ie recit du navigateur lusitanien Raphael Hythlodee.
Nous chercherons tout d'abord a decouvrir comment Ie texte
devient Ie lieu de reification de ce que Germain Marc'hadour a
appele un « archipel fictionnel » 6. Pour cela, il nous faut mettre a jour
les strategies discursives utilisees par More dans un recit qui repose
sur un reseau complexe parseme d'indices et de references
geographiques.
Puis nous etudierons de quelle maniere la gravure liminaire
qui compose l'editio princeps de 1516, imprimee par les soins de Thierry
Martens, ainsi que celie de la troisieme edition publiee en mars 1518
par l'imprimeur allemand Johann Froben a Bale, sont Ie reflet des
pratiques cartographiques propres a la Renaissance. Nous
examinerons ensuite leur rapport a l'ceuvre de More ainsi que la
maniere dont elies viennent eclairer Ie recit.
~~
Peter Barber « Map Making in England, ca. 1470-1650 » in The HistOlY of
Cartography, vol. 3, Cartography in the European Renaissance (Part 2), ed .
David Woodward, Chicago et Londres : Chicago University Press, 2007, p. 1589­
1669, p.1596-1597.
4 John Rastell, A new interlude and a mery of the nature of the iii} element{is}
3
dec/ayringe many proper poynt{is} ofphilosophy natural! and ofdyvers straunge
landys... , Londres : J. Rastell, 1520, sig. B8 r O - sig. C4 ro. Voir egalement
Romuald 1. Lakowski, "Utopia and the 'Pacific Rim' : The Cartographical
Evidence." Early Modem Literary Studies 5.2 (September, 1999) : 5.1-19.
<http ://purl.oclc.orglemls/05-2/lakocan.hrm> and "Geography and the More
Circle: John Rastell, Thomas More and the 'New World'." Renaissance Forum 4.1
(1999): 3.1-22. <http://web.arcrlivc.org 1web!2001041 H122734!www.hull.ac.uk!
ren/"onnn.i v4no lilakowski. htm>
Mon etude s'inspire, par i1illeurs, des travaux de Nu ma Brae et Frank Lestringant.
Ce del11ier remarque que l'espace et sa perception sont, a la Renaissance,
I'expression d 'une « forme de pensee», Frank Lestringant, Le livre des fles. Atlas
et recits insulaires de la Genese a Jules Verne, Geneve : Librairie Dr02, 2002, p.
31. Voir aussi p. 381. En effet, la geographie, a J'epoque, n'est pas seulement un
simple ensemble de caltes et d'atlas mais aussi, comme l'observe Jean-Marc
Besse, « un depot de savoirs, un discours» ; Jean-Marc Besse, Face au monde.
Atlas, jardins, georamas, Paris : DescJee de Brouwer, 2003, p. 8.
6 Germain Marc'hadour, Thomas More, « Utopia », Paris: Didier Erudition-CNED,
1998, p. 98.
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La strategie discursive de More temoigne d'une volonte
d'ancrer la trame diegetique de son recit dans un contexte historique
et geographique precis, afin de lui comerer une dimension veridique
necessaire a sa credibilite. A travers un texte eminemment
polysemique qui repose, comme l'observe Andre Prevost, sur le
caractere enigmatique du vocabulaire 7, More etablit une distance
entre le recit et le lecteur, permettant ainsi une multiplicite
d'interpretations et de lectures possibles.
Grace a cette strategie narrative, More trans forme peu a peu
l'espace textuel en un support cartographique fictionnel qui menera
le lecteur, sous la conduite du « capitaine de navire » Slusitanien, vers
l'ile d'Utopie.
Le fait que More se serve d'un nauclerus (<< patron de navire »9)
lusitanien lui permet de fonder l'autorite du recit sur l'argument de
l'experience, forc;ant ainsi la conviction de son lecteur. En effet, a
l'epoque les Portugais avaient deja decouvert et colonise bon nombre
d'archipels: I'ile de Madere (1419), Ies iles des Ac;ores (1432), Ies iles
du Cap Vert (1456) et l'ile de Sao Tome (1470).
En precisant que Raphael H ythlodee « par le desir de
contempler le vaste monde s'attacha a la personne d'Amerigo
Vespucci et demeura constamment avec lui pendant les trois
derniers des quatre voyages dont on trouve deja un peu partout la
relation, sauf qu'il ne revint pas avec lui apres le derniet»10, notre
A. Prevost, L 'Utopie, ed. et trad. A. Prevost, Paris: Marne, 1978, p. 155. On se
reportera aussi aux travaux d ' Elizabeth McCutcheon « Denying the Contrary :
More's use of Litotes in the Utopia », Moreana ,no. 31-32 (1971), p. 107-121 , My
Dear Peter : The Ars Poetica and Hermeneutics for More's Utopia, Angers,
Moreana, 1983.
8 Ibid., p . 362.
9 Ibid. , p. 365.
10 Ibid., p. 365.
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auteur utilise l'ouvrage du navigateur florentin, les '22.uatuor Ameri.ci
Vespucij Navigationcs, comme l'une des sources de son recit ll L'episode
ou Raphael Hythlodee fut laisse en compagnie de vingt-quatre autres
marins «dans le fort de "Castel" »12 est relate a la fin du quatrieme
voyage de Vespucci13.
More avait probablement lu le traite du geographe Martin
Waldseemuiler, intitule Cosmographia: Introductio l4 , qui fut publie
Quatuor Americi Vespucij Navigationes furent publiees conjointement it la
Cosmographice Introductio de Martin Waldseemiiller, it Saint-Die, en 1507.
Cosmographice Introductio de Martin Waldseemiiller suivi des Quatuor Americi
Vespuci Navigationes, introduction et traduction de Joseph Fisher et Franz Von
I I Les
Wieser, ed. Charles George Herbermann, New York: Books for Libraries, 1907.
A. Prevost, op. cit., p. 365.
13 Amerigo Vespucci, Qvarta navigatio in Quatuor Americi Vespucij Navigationes,
Saint-Die, 1507, : « Relictis igitur in castello praefato Christicolis. xxiiij. & cum
12
illis xij. machinis ac a/ijs pluribus armis vna cum provisione pro sex mensibus
sufficiel1le », p. CII La traduction d'A. Prevost: «Nous laissames dans Ie fort
mentionne plus haut vingt-quatre de nos chretiens avec douze fusils, de
nombreuses armes et des provisions pour six mois » in A. Prevost, op. cit., note 8,
p. 660-66l.
14 L'ouvrage de Waldseemiiller eut un e influence considerable it I'epoque. II fut
reedite quatre fois en 1507 et connut, par la suite, de nombreuses reeditions. Par
ailleurs, comme Ie rappelle avec raison Numa Broc, il p aratt evident que More et
les lettn~s de l'epoque avaient « lu des recits de voyages et notamment ceux de
Vespucci » (in Numa Broc, La Geographie de la Renaissance (1420-1620), Paris :
BibJiotheque Nationale, 1980, p. 225). Dans son recent ouvrage Th e Fourth Part
of the World. The Epic StOlY of HistolY 'S Greatest Map, Toby Lester emet
I'hypothese selon laqueIJe I'ouvrage de Waldseemiiller serait Ie fruit d ' un
velitable travail d'equipe (Martin Waldseemiiller, Matthias Ringmann , Nicolas
Lud et Jean Basin de Sandaucourt) et il est fort probable que Matthias Ringmanfl,
Ie seul heIJeniste du groupe, ait tenu la plume. En effet, selon Lester, qui fait
reference au passage suivant de la Cosl11ographice Introductio : « Quarta pars per
Americum Vesputium... inventa est ... Americo inventore, sagacis ingenti viro
Amerigen quasi Americi terram, sive Americam dicendam ... », op. cit., p. XXX, Ie
nom Amerigen repose sur un jeu de mots savant « The name may also contain a
play on meros, a Greek word that can sometimes be translated as "place". Here
Amerigen becomes A-meri-gen, or "No-place-land": not a bad way to describe a
previously unnamed continent whose geography is still uncertain » (in Toby
Lester, The Fourth Part of the World. The Epic StOlY of History's Greatest Map,
16
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conjointement au x S2uatuor Navigationes en 1507. La description de la
zone torride qui se situe de part et d'autre du tropique du
Capricorne semble bien faire echo ace traite :
etres vivants s'adoucit » 23, pour aboutir enfin a un espace tempere
qui abrite des peuples organises qui possedent un haut degre de
civilisation,
en-dessous de la ligne de l'equateur, de part et d'autre des
tropiques, sur les espaces couverts par l'orbite que parcourt Ie
soleil l5
More reprend ainsi a son compte la division geographique du
monde operee des Hippocrate 24 , notamrnent lorsqu'il esquisse sa
theorie de la symerrie geographique qui situe les sauvages dans les
zones tropic ales et les hommes civilises dans les zones temperees. Ce
« detenninisme mesologique )} 25 sera theorise cinquante ans plus tard
par Jean Bodin dans son ouvrage intitule Methodus ad facilem
historiarum cogl1itiol1em, publie en 1566 26 .
Le voyage d'Hythlodee Ie menera en effet progressivement des
« immenses solitudes brCllees par une chaleur perpetuelle » 16 vers une
terre ou «Ie sol se pare de verdure )} 17, OU «la nature s'adoucit )} 18,
pour trouver enfin un espace civilise OU « l'on decouvre des peuples,
des villes, des places fortes et une vie commerciale intense, terrestre
et maritime )}19 La description de ce voyage permet en outre a More
d'ebaucher une theorie des climats soulignant l'influence du milieu
naturel sur l'homme, L'on apprend ainsi que les hommes des zones
torrides dans lesquelles regnent « desolation » 20 et « hostilite )} 21 sont
« a peine moins sauvages et moins mechants que ne Ie seraient les
betes )}22 , mais plus on s'eloigne de cette zone, plus « la nature des
Londres : Profile Books Ltd, 2009, p, 357), Voir aussi La Fortune d'un nom:
America, Le bapteme du Nouveau Monde a Saint-Die-des-Vosges, Cosmographia::
Tntroductio suivi des Lettres d'Amerigo Vespucci, Texte presente par Albert
Ronsin, Grenoble: Jerome Million, 1991.
15 A Prevost, op, cit" p, 366, Voir tout particulierement Ie chapitre cinq consacre
aux cinq zones celestes: « Solem illic secundum lineamfe, (quae nobis
Hythlodee precisera d'ailleurs au livre II que hIe d'Utopie est
situee dans cette zone temperee septentrionale, syrnetrique a
l'Equateur, « dans ce Nouveau Monde que Ie cercle de l'Equateur ne
separe pas aut ant de notre monde )} 27, Cette lie se trouverait dans
l'hemisphere austral, sur une route maritime frequentee par les
23
Ibid
24
Voir Airs, Waters, Places, in Hippocrates, volume I, with an English translation by W.H.S . Jones (1923), Cambridge, Massachusetts: Loeb Classical Library, Harvard U. p" 2004, p. 65-137. Frank Lestlingant, «Europe et theorie des climats dans la seconde moitie du XVI c siecle », in Ecrire Ie monde a la Renaissance, Caen : Paradigme, 1993, 255-276, p,259, 25
26
eclipticam designat) assidua volubilitate gyros ducens suo feruore eam reddit
torridam atque inhabitatam » ; Martin Waldseemtiller, Cosmographice
Introductio, op, cit., p. XVIII. Pour la traduction anglaise on se reportera it la
deuxieme partie de I'ouvrage, p. 53.
A Prevost, op, cit. , p. 366.
J7 Ibid , p. 369,
18 Ibid
19 Ibid
20 Ibid
2 1 Ibid
22 Ibid
16
27
Jean Bodin, Methodus ad facilem historiarum cognitionem, Paris : Martin Le
Jeune, 1566, Dans Ie chapitre cinq intitule De recto historiarum iudicio, Bodin
decrit l'influence du climat it la fois sur l'aspect physique et la voix. On yapprend
notamment que les Merid ionaux ont un corps froid et sec, qu'il est d'aspect glabre
et debile. lis ont la peau basanee, les cheveux crepus, les yeux noirs et la voix
aigue, Les habitants des regions du Nord ont, quant it eux, Ie corps chaud et
humide, lis sont velus, robustes et ant la peau blanche, Leurs cheveux sont
souples et boucles, ils ant les yeux bleus et la voix grave : «Sunt igitur Australes,
quod ad forman corporis, ji-igidi, sicci, duri, glabri, debiles, colore fusco, pal7lO
corpore, crispo capillo, nigris oculis, voce clara, Septentrionales calidi, humidi,
pitosi, robusti, colore candido, magno cO/pore, carne mol/i, fluxo capillo, ccesiis
oculis, voce graui », p, 105.
A. Prevost, op, cit" p, 562 et p. 565.
18
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navigateurs de l'hemisphere Sud. En dfet, c'est a partir de la
qu'Hythlodee « eut la possibilite de visiter de nombreux pays situes
en dec,:a et au-dela, car il ne se trouvait aucun navire, queUe que fat sa
destination, sur lequel lui et ses compagnons ne fussent tres
vol on tiers admis » 28
Or, les routes maritimes de l'hemisphere austral ne furent
apparemment pas frequentees par les navigateurs europeens,
puisque d'apres « leurs annales [...] ils nous appellent les Ultra­
Equinoxiaux ret] n'avaientjamais entendu parler de notre monde »29.
Il est interessant de noter qu'aucune precision nautique ne
vient alimenter le recit d'Hythlodee 30 , bien qu'il revele aux matelots
des antipodes l'existence et « l'usage de l'aimant dont ils n'avaient
jusque la aucune notion »31 Il s'agit encore ici de l'une des
nombreuses zones d'ombre qui recouvrent le recit du Portugais.
Neanmoins, les raisons de cette imprecision quant a la
localisation geographique de l'Ile sont clairement expliquees par
Pierre Gilles dans la lettre, datee du l er novembre 1516, qu'il adresse a
Jerome Busleiden:
Quant it l'objection que Ie nom de cette He ne se trouve nulle
part chez les anciens cosmographes, Hythlodee y a tres bien
repondu lui-meme: il est fort possible, dit -il, que Ie nom
qU'utilisaient les anciens ait ete change par la suite; ou
encore, que cette He ait echappe it leur attention, de la meme
fa~on qU'aujourd'hui se revelent un bon nombre de terres
nouvelles inconnues des anciens geographes 32
Ibid., p. 369.
Ibid. , p. 445.
30 De toute evidence More s'ecarte ici deliberement de sa source, puisque Vespucci
donne regulierement au lecteur des precisions nautiques et geographiques sur ses
voyages.
31 Ibid. , p. 369.
32 ibid., p. 341.
28
29
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19
Ceci est une parfaite illustration des pratiques
cartographiques de l'epoque qui tendaient a conferer aux contrees
insulaires une dimension evanescente les faisant echapper ainsi a
toute localisation precise. Il etait donc aise a l'epoque, comme le
remarque Frank Lestringant, de « manquer une ile »33.
La description de l'Europe faite par Hythlodee au livre I, dans
lequel l'Ancien Monde est depeint sous la forme d'une dystopie,
semble annoncer l'avenement et la decouverte, au livre II, de l'ile
d'Utopie qui se situe « dans le nouveau monde »34 ou , pour reprendre
la formule de Christophe Colomb, cet « atro mUlldo »35 , cet autre monde,
ce monde autre dont l'acces est toujours differe.
Il semble, en realite, que le dialogue du livre I permet a More
de faire un recit de voyage au sens que lui donne Louis Marin:
[...] un type de recit OU l'histoire bascule dans la geographie,
OU la ligne successive qui est la trame formelle du recit ne
Lestringant, Le livre des lies. Op. cit., p. 12. Les lies, a I'epoque, « offi-ent a
l'imaginaire un espace privilegie », Frank Lesllingant « Les lles » in Geographie
du monde au Moyen Age et a la Renaissance, ed. Monique Pelletier, Paris:
Editions du C.T.H.S., 1989, p. 165-167, p. 165. On consultera aussi The Myrrour
ofthe Worlde, de Gossuin de Metz publie en 1481 par William Caxton ; « another
yle is there the whiche may not be seen whan men wold go therto/bu t somme go
thyder as men saye/and it is called the yle loste )), second partye, capitulo xiij,
« Of dyuerse Ysles of the see )), sig. G3 rOo Ce passage fait reference a la
Navigation de saint Brendan.
34 Voir la lettre de Guillaume Bude a Thomas Lupset datee du 31 juillet 1517, in A.
Prevost, op. cit., p. 314-329, p. 329.
35 Cite in Samuel Eliot Morison, The Great Explorers. The European DiscovelY of
America, New York; Oxford U. P., 1978, p. 489. Ce monde autre n'est pas non
plus sans nous rappeler la description de l'Angleterre que donne Solin dans son
Polyhistor: « The Sea coast of Galli a had beene the ende of the warlde, but that
the Jle of Brytaine for the largenesse therof every way, deserveth the name
a/moste ofan other War/de )). Julius Solinus, The excellent and pleasant warke of
Julius Solinus Polyhistor, translated out of Latin into English by Arthur Golding.
Gent., Londres Thomas Hacket, 1587, chapitre xxxiiii «Of Britaine and the
other IIes about it, of the stone called Geate )), sig. P2 rOo
33 Frank
20
Moreal1a Vol.47, 181-182 Jean Du VERGER
relie point, Ies uns aux autres , des evenements, des accidents,
des acteurs narratifs , mais des lieux dont Ie parcours et Ia
traversee constituent la narration elle-meme. 36
Le lecteur peut ainsi voir l'espace textuel se metamorphoser
peu it peu en un espace geographique, qui prend la fonne d'une carte
sur laquelle viennent s'inscrire les etapes successives du voyage
d'Hythlodee.
v.....v:;:;;',-<;p-;;-tCt _,
~
L'entretien, pourtant plus politique et economique que
geographique, entre More et Pierre donne it ce dernier la possibilite
de dresser la carte qui menera le lecteur-passager en Utopie.
Tout d'abord, ils evoquent la polemique portant sur la crise
socio-economique qui est it l'origine de la criminalite dans
l'Angleterre de More. Cest l'occasion pour Raphael de decrire la
premiere des « mini-Utopies ,,37 sur la route de l'Utopie, la Polylerie,
dont « Ie territoire est eloigne de la mer" et « presque entierement
entoure de montagnes »38.
Ce pays peuple de sages semble annoncer, it travers ses
institutions, bien qu 'elles soient moins developpees, celles de
l'Utopie. Le bonheur en Polylerie consiste it la fois dans la simplicite
de ses habitants, qui « se contentent des produits de leur terre »39 et
dans leur renoncement it la souverainete nationale, puisque « l'impot
36
37
38
39
Louis Marin, Utopiques : jeux d'espaces, Paris: Les Editions de Minuit, 1973, p.
64.
A. Prevost, op. cit., note I, p. 40 l.
Ibid., p. 40 l.
Ibid., p. 40 I.
Jean Du VERGER Moreana Vol. 47,181-182
21
qu'ils versent it la puissance protectrice les met sans efforts it l'abri de
toute attaque et les dispense du souci d'entretenir une armee » 40.
Puis la discussion porte sur les visees territoriales du roi de
France sur l'Italie : notre navigateur fait alors appel it l'exemple des
Achoriens, « ce peuple qui habite une region situee au Sud-Est de l'ile
des Utopiens» 41 L'etymologie grecque fait de l'Achorie une
« republique de Nulle Part» 42. More dresse implicitement ici un
parallele entre la geographie fictionnelle de son livre et la rea lite
geographique, puisque la France se situe bel et bien au Sud-Est de
l'Angleterre 43.
Ibid.
Ibid., p. 418.
42 Comme Ie remarque A. Prevost, Ie tenne choros (ou sa fonne diminutive chorion)
signifie lieu, I'alpha privatif en fait donc un lieu qui n'existe pas, op. cit., p. 418.
II est interessant de noter que Waidseemilller (Matthias Ringrnann ? Voir n. 14)
souligne a plusieurs reprises, dans son traite, l'etymologie grecque de certaines
zones geographiques ainsi « Antidia Borysthenes, from the Greek particfe uvn,
which means opposite or against», op. cit., p. 62. Sur I'importance de la
philologie a la Renaissance, on consultera Ie De Philologia (1532) de Guillaume
Bude. Ce dialogue est Ie pretexte pour Bude de decrire sa « chere philologie » tout
a la fois cornrne amour de la langue, erudition et expression de l'encyclopedisme
renaissant. Guillaume Bude, Philologie. De Philologia, edition, traduction et
presentation par Marie-Madeleine de La Garanderie, Paris: Les Belles Lettres,
200l.
43 Voir notamment The desclypcyon of Englonde: «Brytayne stretcheth in length
out of the south in to the north and in the south est it hath France» in Here endeth
this presente cronycfe of Englonde with the fruyte of Iymes, compyled in a boke,
and also enply[n}ted by one somlyme scole mayster of saynt Albons, upon whose
soule God have mercy. Amen, London : Wynkin de 'Worde, 1515, sig. A2 rO o
Connue sous Ie titre The Saint Albans Chronicfe, cette compilation differe des
Chronicfes of England, ceuvre du moine benedictin Ranulf Higden, publiees par
William Caxton en 1482. The desclJlpcyon of Englonde est extrait du
Polychronicon d'Higden et constitue la demiere partie de la Chronique de saint
Alban. L'ouvrage d'Higden fut tres populaire pamli les lecteurs erudits du XVle
siecle, voir I'article de Stan Mendyk, « Early British Chorography», in The
Sixteenth CentU/y Journal, vol. 17, n04 (Winter 1984), p. 459-481, p. 462.
40
41
22
Moreana Vol.47, 181-182 Jean Du VERGER
Le debat sur la cupidite du souverain et les manipulations
monetaires auxquelles il a recours sert enfin de pretexte a Raphael
pour citer les Macariens, « un peuple dont le pays n'est pas tres
eloigne de l'ile d'Utopie» 44 Pour la Macarie, dont l'etymologie
repose sur le mot grec qui signifie « bienheureux », la clef du bonheur
reside dans la limite imposee au tresor royal. Eile represente ainsi
une nouvelle micro-Utopie sur l'itineraire terrestre qui nous mene
vers l'Utopie.
Revenons un instant sur l'enracinement etymologique
commun aux vocables Achorie et Utopie. n apparait en effet que
notre auteur donne au lecteur erudit quelques indices quant a ses
intentions reelles. Des le Uvre I, More semble mettre en garde le
lecteur contre toute velleite de localisation geographique, puisque la
description de la route empruntee par Hythlodee se revele etre une
non-description, parsemee de non-lieu x qui ne menent nulle part. Le
voyage et la carte que More trace sont avant tout des elements qui
tendent a cartographier un voyage metaphorique.
Il est par consequent interessant de noter de quelle maniere
l'emboltement des differents episodes du discours de surface laisse
apparaitre en filigrane la reification d'un espace geographique et
cartographique, veritable ({ fiction secondaire enclavee dans la
45
'"
.
diegese»
Le lecteur, qui a ainsi imperceptiblement voyage en direction
de l'Utopie, va maintenant decouvrir l'ue grace a un temoin oculaire
qui a «vecu la-bas plus de cinq annees »46. La precision de la
Jean Du VERGER Morea/1Q Vol. 47, 181-182
23
description chorographique de l'Utopie donne a celle-ci une qualite
picturale, comme l'atteste la remanence, dans le champ semantique
du texte, des expressions soulignant l'importance de la vue, teiles
' 48 , « Rap h ae"1 a remarque»
' 49 ,
· aVOlr
. vu» 47, « 1'11es a 0 bserves»
que « dit
« si vous aviez observe en personne les coutumes et les institutions
des Utopiens »50.
La precision de la description d'Hythlodee confere a l'Utopie
un realisme saiSissant, cependant contredit par le dedale
metaphorique d'un vocabulaire fonde sur la toponymie,
La qualite des impressions picturales est confirmee par Pierre
Gilles dans la lettre, datee du rr novembre 1516, qu'il adresse a
Jerome Busleiden, Il y souligne la qualite ekphrastique 51 du style de
More. En effet, l'Utopie est « presentee, depeinte et offerte aux
regards »52, les scenes «s'offrent a mon regard telles qU'elles sont
47
48
la Renaissance. Voir « Newly Discovered Islands, Regions, and Peoples. The
Letters of Christopher Columbus, Amerigo Vespucci, and Heman Cortes », in
Hans Wolff(ed.), America. Early Maps ofthe New World, Munich: Prestel, 1992,
p. 103-108, p. 103.
Ibid., p. 369. On se reportera sur ce point it Michel de Certeau qui observe, it
propos de I'Histoire d'un voyage/ait en la terre du Bresil (1557) de Jean de Lery,
que « [I]'a:i\ est au service d'une "decouverte du monde". C'est la pointe avancee
d'une "curio site" encyc10pedique qui, au XVI e siec1e, "entasse fi'enetiquement"
les materiaux et pose ainsi "Ies fondements de la science modeme" ». Michel de
Certeau, L 'Ecriture de I 'his to ire (1975), Paris: Gallimard, collection folio
histoire, 2002, p. 275.
Ibid., p. 370. Ibid. so Ibid., p. 442. 51 Le tem1e ekphrasis est emptunte au grec et designe un exercice rhetorique qui
49
44
45
A. Prevost, op. cit., p. 429. Frank Lestringant, «Fortunes de la singularite it la Renaissance: Ie genre de I"'Iso/ario" », in Ecrire Ie monde la Renaissance, op. cit., p. 17-48, p. 31.
A. Prevost, op. cit. , p. 443. Hans-Joachim Konig souligne l'importance des
temoignages epistolaires et oculaires, « eye-witness accounts », dans la
transmission de l'information et dans I'elaboration du processus cartographique it
consiste en une description detaillee d ' un objet d'art; on pense en particulier aux
a
46
Images , ou Tableaux de platte-peinture de Philostrate. Selon les theoriciens
antiques, l' ekphrasis permet it l'ecrivain de mettre, pour ainsi dire, sous les yeux
du lecteur I' objet decrit.
52
Ibid. , p. 337.
24
Moreana Vol.4?, 181-182
Jean Du VERGER
rendues par Ie pinceau de More" 53. La recurrence des terrnes latins
lies a la peinture, tels que pcnicillo et depicta 54, ne font que confirmer
cette impression eminemment visuelle qui se degage a la lecture du
texte.
La description discursive d'Hythlodee nous amene a decouvrir
successivement Ie trace de la cote 5S , de la campagne, Ie cours du
fleuve Anydre, les differentes montagnes ou collines et les divers
bourgs jusqu'a la capitale. Le mouvement narratif du recit n'est pas
sans rappeler la progression traditionnelle des descriptions
chorographiques qui menent progressivement Ie lecteur des cotes
vers l'interieur des terres, a l'image de l'ouvrage de John Leland, The
Laboryouse ioumey [and] serche of Iohan Leylande... , publie a Londres en
Jean Du VERGER 53
Ibid
54
Ibid p. 336. Les termes latins se trouvent en page 14 de I 'edition de 1518.
Ibid « Sur la cote exterieure, les ports ne sont pas rares »; « partout les points 55
a
favorables
un debarquement sont si bien gamis de defenses naturelles ou artificielles que quelques combattants pourraient repousser de puissantes armees », p. 450.
56
"1 have so traveled in your dominions both by the see coastes and the myddle
partes [ ... ] that there is almost neyther cape nor baye, haven, creke or pere, lyver
or confluence or lyvers, breches, washes, lakes, meres, fenny waters, mountaynes,
valleys, mores, hethes, forestes, woodes, cyties, burges, castels [... ]1 have seane
them, and noted in so doynge a whole worlde of thynges verye memorable ", The
LabO/youse iourney (and] serche of lohan Leylande ... , Londres : John Bale,
1549, sig. D4 rO-vo.
57 Ibid,
p. 449. L'expression latine se trouve dans la note marginale
I'edition de 1518, soit p. 448 de I'edition de Prevost.
a la page 70 de
25
parfois la realite geographique, et notamment celie de l'Angleterre de
More.
Nous n'examinerons ici que quelques aspects de la description
de Pile d'Utopie qui renvoient Ie lecteur aux descriptions
choronymiques que l'on trouve dans un certain nombre de
documents geographiques et cartographiques de l'epoque.
[CUtapie] dans sa partie mediane (c'est sa plus grande
Iargeur), mesure deux cents milles; elle n'est guere plus
etroite ailleurs; elle s'amincit progressivement aux deux
extremites, qui s'incurvent pour dessiner un arc de cerde de
cinq cents milles de circonference et donner a toute l'lle
l'aspect d'une lune renaissante. Les eaux de Ia mer penetrent
entre Ies comes de ce croissant, distantes de onze milIes, plus
au mains, et se repondent dans un immense goUe entoure, de
taus cotes, de collines qui arrerent Ies vents; elles forment
une sorte de grand lac, au Ie calme est rarement trouble par la
tempete et font du sein de cette terre presque taut entier un
. Sl'Il onnent
port que 1es navlres
en taus sens. )8
1549 56 .
Toutefois, la description topographique de cette « nova:
insula: ,,57 renvoie Ie lecteur au monde qui l'entoure, l'inconnu
rejoignant ainsi Ie connu: nombreux sont les indices qui font
reference a l'Angleterre et aux Flandres. En effet, comme il sied a une
ceuvre de fiction, la description topographique de l'Utopie evoque
Moreal1a Vol. 4?, 181-182
Certains details de cette description, telie que la largeur de
l'ile, rappelient The Descrypcyon of Englonde (ISIS), OU l'on apprend
notamment que ({ Brytayne is endlonge and larger in the myddd than in
thendes » 59.
Par ailleurs, l'approche de l'Utopie n'est point chose aisee. Son
goulet d'entree, qui se situe dans une region « de hauts-fonds d'un
cote et de rochers de l'autre ", est un lieu « extremement dangereux »
qui la rend difficilement accessible. Au milieu meme de cette passe,
se dresse un rocher isole que sa visibilite rend inoffensif et sur
lequel est edifiee une tour tenue par une garnison. Les autres
recifs sont caches et traitres 60 .
58
S9
60
A. Prevost, op. cit., p. 449.
Ranulf Higden, op. cit., sig. A2 r"­
A. Prevost, op. cit., p. 449-450.
26
Moreal1a VolA7, 181-182 Jean Du VERGER
Ce rocher, qui protege I'entree de Ia baie, n'est pas sans nous
rappeler le paradigme du Caloyer 61 , qui annonce par sa presence les
dangers d'un naufrage sur Ies recifs qui I'entourent de toutes parts.
Cette description fait echo a celle fournie par Ie Florentin
Christophe Buondelmonti dans son Liber insularum Archipelagi en
1420 62 (illustration 1) ainsi qu'a celle que donner a plus tard
Benedetto Bordone dans Isolario, ouvrage publie a Venise en
1528 63 (illustration 2). En effet, l'approche du Caloyer necessite, de la
part du navigateur, une excellente connaissance des fonds qui
I'entourent afin d'eviter tout risque de naufrage. Nous serions
d'ailleurs tentes de comparer Ia tour erigee sur Ie rocher que l'on
peut observer sur Ia gravure de I'edition de 1516 de Martens et celle,
intitulee "le Caloiero d'Andros dit le bon vieillart », qui se trouve
dans le Grand Insulaire et Pilotage d'Andre Thevet (c.1586)64 A l'instar
donc du Caloyer, l'ile d'Utopie symbolise la nature duelle de l'ile, a Ia
fois ecueil pour qui s'en approcherait de trop pres et havre de paix
pour ceux qui sont parvenus a y trouver refuge.
Morcana VoL 47, 181-182
Jean Du VERGER r· · ~~c- ~..
'
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27
Jt
&
.
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1,1'; C;\ LIJ \ 1: 1;'J"l. Sur la dimension symbolique du Caloyer a la Renaissance, on se reportera a
I' etude detaillee de Frank Lestringant, dans Ie chapitre intitule « Les lies creuses
de I' archipel », in Le livre des iles, op. cit. , p. 55-88.
62 « Nous allons parler du Cal oyer, ecueil tres eleve, qui git au milieu de la mer. II
constitue une lie creuse, toumee vers Ie midi, entouree de hautes falaises, et, par
son excessive altitude, il semble menacer toutes les lies voisines». Description
p,,~c ~o~
61 des Iles de l'Archipel, par Christophe Buondelmonti. Version grecque par un
anonyme, t. I, ed. Emile Legrand, Paris: Ernest Leroux, 1897, p. 217.
63 Benedetto Bordone, lso/ario , « Theatrum sapientiae » serie « Textes », Turin: Les
Belles LettresfNino Aragno Editore, 2000, Livre II, p. Lilli vo. Sur les influences
64
etrangeres et notarrunent italiennes en matiere de cal10graphie dans l'AngletelTe de
More, on se repol1era a I'article de Peter Barber, op. cit., p. 1595-1596.
Voir Frank Lestringant, Le livre des iles. op. cit., illustration 7, p. 75.
Illustration 1
Description des Iles de /'Archipe/, par Christophe Buonde/monti. Version
grecque par un anonyme, t. I, ed. Emile Legrand, Paris: Ernest Leroux,
1897, p. 202.
28
Moreana Vol 47, 181-182
Jean Du VERGER
LIB R 0 Illustration 2 Benedetto BOI'done, Isalaria, « Theatrum sapientiae » serie « Textes », Turin: Les Belles LettreslNino Aragno Editore, 2000, Livre II, p. LIIII vo. Moreana Vol. 47, 181-182
Jean Du VERGER
29
On apprend que 1'« lIe compte cinquante-quatre Cites »65 a
l'image de l'Angleterre qui comptait, au temps de More, cinquante­
trois comtes auxquels s'ajoutait la ville de Londres.
L'uniformite caracterise les cites d 'Utopie, elles ont toutes la
« meme configuration» 66 et la « meme apparence »6? Cette similitude
qui fait qu'« elles se ressemblent toutes et a tous points de vue» 68
ainsi que la configuration geometrique de l'espace de la Cite
utopienne dont la « forme est a peu pres carree »69 permettent a
Raphael Hythlodee de bien se rappeler les lieu x : « tous ces details
sont bien presents a rna memoire »70.
Ceci nous renvoie aux pratiques de l'ars memorativa, qui
reposaient sur la representation geometrique et spatiale des lieux.
Ainsi l'espace topographique est considere comme une forme du
savoir organise en «lieux mnemoniques et sapientiaux »71 qui
structurent l'espace textuel et mentaL Le recit de More repose,
comme il Ie dit lui-meme dans sa lettre-preface adressee a Pierre
Gilles, sur Ie fait qu'il doive « repeter ce que vous et moi, ensemble,
avions entendu de la bouche de Raphael » 72 et donc sur la memoire,
comme l'atteste la repetition des termes recordor et memoria 73 .
Cest la position centrale d'Amaurote qui lui doit d'etre la
capitale de l'lle : situee « sur la pente douce d'une colline », sa forme
A. Prevost, op. cit., p. 450. Ibid., p. 453. 67 Ibid. 68 Ibid., p. 457 . 69 Ibid. 70 Ibid., p. 446. 71 Frank Lestringant, Ecrire Ie monde
la Renaissance, op. cit., p . 8. 72 A. Prevost, op . cit., p. 342 et p. 345. 73 Ibid., p. 348. Les termes latins se trouventpage 20 de l'edition de 1518. 65
66
a
30
Mo rwna VoIA7, 181-182
Jean Du VERGER
est «a peu pres carree »74, sa longueur « commence un peu au­
dessous de la crete de la colline et s'etend sur deux milles jusqu'au
fleuve Anydre» 7-)
La description du fleuve Anydre fait forcement penser a la
T amise, comme Ie soulignent les annotations margin ales qui se
trouvent dans l'edition de 1518 (<< Meme phenomene sur la Tamise
chez les Anglais »76) que l'on doit a Pierre Gilles 77 et a Erasme. A
l'instar de la Tamise, l'Anydre « atteint, devant la ville, une largeur de
cinq cents pas [et] s'etend de la ville a la mer »78.
La description interne de la ville, avec Ie contour sinueux des
rues dont Ie trace « repond au desir de faciliter la circulation et
d'assurer la protection contre Ie vent» 79 evoque, comme l'a observe
Andre Prevost , les villes de Flandre qui, pour se proteger des vents
qui balaient continuellement les grandes plaines, avaient des rues au
trace serpentin. L'aspect urbain d'Amaurote est, lui aussi, decrit de
maniere fort detaillee :
« [L] es edifices sont loin d'apparaltre sordides , lorsque, sur
toute la longueur de la rue , se deploie au regard la double file
ininterrompue des far,:ades. Cote rue, les maisons sont
separees par une voie large de vingt pieds; cote cour, sur la
meme longueur que la rue, les demeures sont bordees par un
jardin spacieux, ferme de tous cotes par la far,:ade interieure
des rangees de constructions. » 80
Ibid., p. 457.
ibid., p . 458.
76 ibid.
74
75
77
cr
Ibid. Dans la lettre du I no vembre 1516 qu ' il adresse it Jerome Busleiden, Pien'e
Gilles ecrit : «j'a i aussi ajoute dans les marges quelques petites annotations », p.
337-341 , p. 338.
n ibid. , p . 458.
79 Ibid., p . 461.
80
Ibid.
Morcana Vol. 47, 181-182
Jea n Du VERGER 31
De par sa fonne , Amaurote ressemble plus aux villes
continentales, telles que Bruges ou Anvers, OU More redige son
ouvrage S1 . Comment ne pas penser ici aux gravures et miniatures
flamandes et leurs pays ages urbains dont Ie realisme eut une grande
influence sur la vision cartographique du monde dans l'Angleterre de
More ?82
Cependant, l'extreme precision du recit d'Hythlodee est
obscurcie une nouvelle fois par Ie procede d'ecriture de More qui met
Ie recit a distance. Deux elements vont contribuer a obscurcir
l'cekoumene utopien : l'onomastique toponymique et Ie mystere
concernant la localisation geographique precise de l'ile.
:?~
L'aspect onomastique de l'ceuvre pennet a More de menre en
garde Ie lecteur erudit qu ant a Ia dimension fictionnel1e du recit.
Le nom meme d'Hythlodee 83 , forme des deux mots grecs
hythlos (vain babillage) et datos (adroit), tendrait a indiquer que notre
81
Ibid. Voir la note 5, p. 461 «Les pates de maisons sont ainsi construits au tour
d ' un vaste jardin dont Ie caractere intime et la securite so nt sauvegardes par les
constructions elles-memes », contrairement aux demeures anglaises qui etaient Ie
plus sou vent isolees au milieu d 'un lopin de telTe.
82 « The paintings and miniatures of Flemish artists from the first quarter of the
fifteenth centwy were probably equally influential in inclining the more
sophisticated English trend-setters at court and beyond toward a quasi
cartographic view oftheir world», in Peter Barber, « Map Making in England, ca.
1470-1650 » in Th e His/Oly of Cartography, vol. 3, Cartography in the European
Renaissance (Part 2), op. cit., p. 1589-1669, p. 1596.
83 Le
nom « Hythlodaeus» rappelle que Martin Waldseemiiller, selon la coutume
des erudits de la Renaissance, hellenisa son nom en « Hylacomylus ». Quant a
savoir si cette ressemblance est fortuite ou non, cela res te a detenniner. On velTa
I' article de Hans Wolf, « Martin Waldseemilller. The Most Important
Cosmographer in a Period of Dramatic Scientific Change », in America. Early
Maps ofthe New World, op. cit. , p. 111-126.
32
Moreana VolA7, 181-182
Jean Du VERGER
navigateur est « expert en balivernes", et que Ie recit des periegetes 84
n'est pas exempt de mensonges. Christophe Colomb lui-meme s'est
interroge sur la difficulte a restituer ce qu'il a vu, lorsqu'il ecrit dans
son journal de bord, Ie dimanche 2S novembre 1492 :
si celui qui voit ces choses reste en si grande admiration, que
sera-ce pour celui qui l'entendra ? Personne ne le pourra
croire ne l'ayant vu 85
L'Amiral souligne ici toute la difficulte, pour reprendre la formule de
Michel de Certeau, du rapport scripturaire au monde et la difficulte,
a l'epoque, de rendre credible Ie recit de voyage.
Quant a Raphael, pre nom commun au Portugal, ses
connotations sont multiples. Il est Ie patron des voyageurs: Ie
vaisseau de Vasco de Gama qui ouvrit la route des lndes en 1498 ne
s'appelait-il pas Ie Sao Rafael? Mais il est aussi, dans l'Ancien
Testament, l'ange du « Dieu qui guerit " la cecite « en faisant partir
les leucomes de ses yeux, afin qu'il [Tobie] voie de ses yeux la
lumiere de Dieu ,,86, soit celui qui guerit Ie monde de son
aveuglement. Le nom me me du navigateur met donc en lumiere la
dimension polysemique du recit. Le lecteur parcourt ainsi un
labyrinthe semantique qui ouvre sur un monde aux interpretations
multiples.
Le nom de l'ile elle-meme dissimule un « sens multivoque ,,87,
selon que l'on choisisse d'entendre Ie prefixe negatif ( Ol)- ) - ce qui
nie toute localisation geographique (tapos: « endroit, place,,) - ou
Jean Du VERGER
33
bien Ie prefixe ( C1)- ), signifiant « bien, bon", devoilant l'intention
plus profonde de I'ouvrage qui consisterait en « la rencontre des
Utopiens et de l'Evangile " 88 L'ile devient alors une « eutopie ",
comme Ie precise Ie sizain liminaire compose par un certain
Anemolius, poete laureat, neveu d'Hythlodee par sa seeur: « Eutopie,
a bon droit, c'est Ie nom qu'on me doit. ,,89 Le recit d'Hythlodee
semble Ia encore s'inspirer des recits de voyage de Vespucci et des
journaux de bord de Christophe Colomb qui contiennent de
90
nombreuses references au Paradis terresrre .
La capitale de I'ile, Amaurote, par son erymologie grecque
amaun5tan, I'adjectif verbal du verbe signifiant « obscurcir ", nous fait
penser a Ia « Ville qui s'estompe ", et souligne a nouveau la dimension
insaisissable de l'Utopie. Le vocable signifierait selon Andre Prevost
« la ville difficilement discernable" ou la « Ville-Eclipse " 91. L'ironie
de More transparait a nouveau a travers son utilisation. En effet,
comment ne pas penser de nouveau a Londres, ville frequemment
92
dissimulee par Ie brouillard ? Quant a l'Anydre, son etymologie
nous revele qu'il est Ie « fleuve sans eau ". A l'image de l'Isolario qui
presente un caractere d'inventaire, More nous presente ici, a travers
une serie de choronymes dont I'etymologie revele la nature
trompeuse, « un inventaire de "lieux" mensongers ,,93. Comme
l'observe Umberto Eco, l'ile est « pen;:ue [3. l'epoque] comme un non
lieu" 94.
Ibid. , p. eVil. Ibid. , vers 6, p. 330. 90 Voir Hans-Joachim Konig, op . cit. , p. 106. 91 Ibid., p. cm 92 Ibid., L ' alpha privatifprefixe au substantif hud6r, note I, p. 458. 93 Frank Lestringant, Le livre des fles, op. cit. , p. 230. 94 Umberto Eco dans sa preface de ['edition fae- simile de [,Isolario de Bordone, op. cit., p. Vll.
88
En ee qui coneerne l' impOltance du mensonge dans les n~cits de voyage, on se
reportera aI'ouvrage de Frank Lestringant, Le livre des lies. op. cit., p. 229.
85 Christophe Colomb, Journal de Bord 1492-1493, presentation Michel BalaJd,
trad. Soledad Estoraeh et Michel Lequenne, Paris : Imprimerie Nationale Editions,
1992,p.117.
86 Tobie 3: 16. 87 A. Prevost, op. cit., p. CIV. 84
Moreana Vol. 47, 181-182
89
34
Moreana Vol.47, 181-182
Jean Du VERGER
Ainsi, la precision descriptive de Raphael Hythlodee est mise
en echec par les artifices philologiques utilises par More, qui
contribuent a brouiller l'esprit du lecteur qui navigue constamment
entre fiction et realite. Cette impression d'incertain est renforcee par
Ie probleme que pose la situation geographique de l'ile.
Nous savons que sa localisation a echappe a More ainsi qu'a
Pierre Gilles comme en temoigne l'incident que ce dernier rapporte
dans sa lettre adressee a Jerome Busleiden :
Mais, je ne sais pas bien comment, un malencontreux
incident nous a prives l'un et l'autre de ce renseignement. En
effet, alors que Raphael abordait ce sujet, l'un des serviteurs
s'approcha de More pour lui dire je ne sais quoi a l'oreilie , et,
pour moi, alors que j'etais d'autant plus attentif a ecouter,
quelqu'un de la compagnie, qui sans doute avait pris froid au
cours du voyage en mer, toussa assez bruyamment et couvrit
9S
quelques mots de notre interlocuteur.
Ce facheux incident ne semble pas avoir entame
l'enthousiasme de Pierre Gilles, qui promet de ne point prendre « de
repos avant d'avoir obtenu, sur ce point egalement, une complete
infonnation qui pennettra de vous donner avec precision non
seulement la situation de l'ile mais aussi la hauteur du pole a cet
endroit... »96 Toutefois, comme l'a fort justement remarque Alain
Bony, cet incident «cree une sorte de blanc dans la narration, une
lacune irrecuperable » 97, renvoyant ainsi l'ile aux confins memes d'un
imaginaire geographique qui demeure hors d'atteinte, a l'image des
mappemondes medievales qui pla<;:aient les Iles Fortunees hors des
95
96
97
A. Prevost, op. cit., p. 336-341, p.338 .
Ibid. , p. 341.
Alain Bony, « Fabula, Tabula: L'Utopie de More et I'image du monde }), Etudes
Anglaises, no.l,janvier-mars 1977,1-19, p. 10.
Jean Du VERGER
Moreana Vol. 47, 181-182
35
limites du monde connu. Guillaume Bude ecrit ainsi, dans sa lettre a
Thomas Lupset:
[M]on enquete m'a permis de decouvrir qu'Utopie se trouve
situee en dehors des limites du monde connu; c'est sans
doute l'une des nes Fortunees, proche peut-erre des Champs
Elysees (car, au temoignage de More lui-meme, Hythlodee n'a
pas encore fait connaitre sa position ni ses frontier es
precises).98
Cette imprecision n'etait pas, a l'epoque, chose surprenante
dans la mesure OU Christophe Colomb ne fournit pas d'informations
precises concernant la localisation des nombreux lieux ou choses
extraordinaires qu'il dit avoir VUS 99 Quant a Vespucci, il ecrit dans
son troisieme recit de voyage: « Nous vImes de surcroit bien d'autres
merveilles qu'il serait fastidieux d'enumerer »100.
Le recit de Thomas More ne cesse donc de fluctuer entre
fiction et realite, entre Ie voyage reel de l'auteur dans les Flandres et
les voyages imaginaires de Raphael Hythlodee. L'Utopie ne peut
exister que dans l'espace textuel du recit, dans les structures memes
98
Ibid., La Iettre est datee du 31 juillet 1517, p. 314-329, p. 325. Vespucci note, lors
de son premier voyage, qu'il s'agirait des lIes Canaries: « we made the islands
formerly called the Fortunate Islands, but now the Grand CanaJY, situated at the
edge of the inhabited west and within rhe third climate », in op. cit., p. 89. On se
reportera it I'article de Josephine Waters Bennett, « Britain Among the Fortunate
Isles }), Studies in Philology, vol. 53, n02, avril 1956, p. 114-140. Dans cet
article, I'auteur nous rappelle que les Anciens (Horace, Virgile et Solin)
assimi\(:rent I'Angleterre aux lIes Fortunees. Tradition que perpetuera Erasme it
la Renaissance.
99 Hans-Joachi m Konig, op. cit., p. 105. Christophe Colomb note dans son Journal
de Bord, op. cir., Ie dimanche 4 novembre 1492 : « J'ai vu mille autres sortes de
fruits qu'il ne m'est pas possible de decrire », p. 103.
100 Ma traduction de I'anglais « We saw, in addition, ve,y many other wondeljul
things which it would be tedious to enumerate}) in Amerigo Vespucci, op. cit., p.
141. Lors de son quatrieme voyage, Ie navigateur florentin reiterera son silence:
« I saw on this expedition ve,y many things which I now pass over in silence
[. . .] ii, p. 150.
36
Moreana Vol.47, 181-182 Jean Du VERGER
de la diegese. Eile est un discours qui n'existe qu'a travers sa propre
enonciation, un texte qui ne peut qU'engendrer sa propre fiction:
l'Utopie« appartient au monde du livre et du signe »101. Arretons-nous
un instant sur la disposition paginale du texte telle qU'elle se
presente dans l'edition de 1518. Comme l'observe Michel Pastoureau,
il n'est pas exclu qu'a l'epoque
le texte, compose en caracteres varies, dispose en paragraphes
et nUs en page de £a<;on a souligner la structure du livre, soit
lui-meme per<;u comme une image ou comme une suite
d'images par un grand nombre de lecteurs. L'ecrit est toujours
visuel et, comme tel, participe asa propre illustration lO2
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Louis Marin, op. cit., p. 99. Michel Pastoureau, « L'illustration du livre: comprendre ou rever ? (1530­
1660) », in Henri-Jean Martin et Roger Chartier (ed.), Histoire de ('edition
fram;aise : Le livre conqUlirant. Du Moyen Age au milieu du XVI!" siecle (1982),
Paris: Fayard Cerc1e de la Librairie, 1989, p. 602-628, p. 605. La disposition du
texte sur les pages de l'edition de 1518 est conforme aux canons typographigues
et a la mise en page de l'epogue.
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Par consequent, il nous parait possible d'envisager la disposition
spatiale du texte de More dans l'edition de 1518 comme Ie desir de
l'imprimeur de conferer a l'espace paginal une dimension
cartographique (illustrations 3 et 4) . Le texte apparaitrait alors
comme une espece d'Isolario textuel dont les rives seraient longees
par un archipel de gloses marginales qui viendraient eclairer Ie texte
insulaire avec un certain nombre d'indications geographiques, qui
participeraient a la reification d'une carte imaginaire dont eiles
traceraient Ie contour. On pense en particulier a la carte naurique
attribuee a Zuane Pizzigano qui date de 1424 (illustration 5). En
MoreGna Vol. 47,181-182
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die. uti exterus quifquam huncin flnum. nift V copia- ditur.
no duee. penetret. ut in quem uix ipfis tutus ingrdTus
dl,nifi Ggnisquibufdatn Itetore uiam regenribus.His
in diuerfa tranflatis loea. hoO:iurri quamlibet numetol
fam da!fem facile in pernicicmrraherent. Ab alcera par Str.atage l
. fr equentesportus. A tu b"Iq> dClcenlusm
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r~m ita natura municu5.autarte.ut ingentes copia: pan
cis inde queant propugnatoribu5 arceri. Ca:terum uti
fercur.utiq; ipfa loci facies pra: fe ferr. ca teltus olim non .
ambiebatur
Sed Vtapus- (uius utpote uiCtoris Vcoplai(u
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N am ante 1'd tempons. Ab raxa d'I la'ab
Veo,
nomen rerernmwa.
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ccb.atur. quiq; rudem atq; agrdl:em rurbam ad id quo
nunc cneros propt: mortales amecellit culcus. humanil
tarfsll' peduxit,prirno protinus appulfu uiCtoria pori .
tus,paffuu rnilliaguindccim. qua parte ccllus cDeinenti Hoc plos
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r· d d - '
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d eracqdilh
adh
, a:llt,e~lCIn c? u curault,ae .mare meum terr~m U mull! pm
Xlt. Quumcp ad ld operis non mcolas modo coegdTet fodm.
(ne cotumel ii£ loco laborem ducerct) fed Cuos pra:terf'a F':Yl~~~~~
milices omnes adiungerer, in tanra hominu multitude, 6us comu
nem opere difuibuto.incredibili ederitate res perfectot, ne ell.
finitimos(qui inicio uanitate incepo riferant)admiratio
ne fucceffus a, terrore pereulcrit. InCula ciuitates habcc Oppida
quatuor & quinquaginta fpaciofas omnes ac m~gni, iu~~~ia: in
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man.
15 20 25
Moreal1Q Vol. 47, 181-182
Jean Du VERGER 39
effet, on peut observer sur cette carte-portulan 103 que h:~crit sert a
figurer Ie contour des terres sur l'espace vierge du manuscrit.
Par ailleurs, la ressemblance avec la carte que Waldseemuller
realisa pour la nouvelle edition de la Geographic de Ptolemee en 1513,
qui constitue pour certains specialistes Ie premier atlas modeme,
semble corroborer nos observations. En effet, si l'on examine la carte
intitulee Terre Nove sur laquelle l'Amerique porte le nom Terra
Incognita (illustration 6), on remarque que cette derniere est bordee,
Ie long du trace co tier, par une nomenclature toponymique qui vient
a la fois delimiter, nommer et envahir imperceptiblement un espace
interieur encore vierge. L'ecrit donne ainsi une forule a l'espace
geographique qu'it decrit, illustrant le phenomene de spatialisation
de l'ecrit ala Renaissance dont parle Tom Conley J04.
Examinons maintenant la structure textuelle sur la page qui
clot Ie Livre I : on voit alors une farule representant le bras de terre
qui rehait autrefois l'ile d'Utopie au continent, l'espace terrestre se
prolongeant imperceptiblement vers l'ile a mesure qu'avance la
lecture. L'espace vierge de la page separant le Livre I du Livre II
(illustrations 7 et 8) representerait alors l'espace maritime qui separe
desormais l'ile d'Utopie du continent.
~
ucas.
103
Illustration 4 Thomas More, Utopie, Livre II, Ie role des gloses rnarginales cornme indicateurs geographiques. ed. et trad. A. Prevost, Paris: Marne, 1978, pASl. 104
Les portulans, dont I'origine veritable demeure encore un mystere, etaient connus
en Angleterre des les annees 1360, voir Peter Barber, op. cit., p. 1595. Sur cette
question, on se reportera a 1'al1icle de Tony Campbell, « Porto Ian Charts from
the Late Thil1eenth Century to 1500 », in Th e HistOlY of Cartography, vol. I,
Cartography in Prehistoric, Ancient and Medieval Europe and the
Mediterranean, ed . 1. B. Harley and David Woodward, Chicago et Londres : The
University of Chicago Press, 1987, p. 371-463.
Tom Conley, The Self Made Map, Cartographic Writing in Early Modern
France, Minneapolis: University of Minneso ta Press, 1996, p.20-23 .
40
Jean Du VERGER
Morcalla Vol.47, 18H82
Jean Du VERGER
Morcana Vol. 47, 181-182
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Illustration 6 Kenneth NEBENZAHL, Atlas o/Columbus and The Great Discoveries, Chicago. New York. San Francisco : Rand McNally, 1990, p. 64-65. Illustration 5 (detail) Kenneth NEBENZAHL, Atlas o/Columbus and The Great Discoveries, Chicago. New York. San Francisco: Rand McNally, 1990, p. 10. Jean Du VERGE R
Moreal1Q Vol .47, 181-182
42
Jean Du VERGER
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15
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~L1 quicquid anobis comodc inuenrum dl.fecerunt
Tuum: Sic diu futurum puto,priufqua nos accipiamus
quicquam.quod apud ilIos melius quam nobis in..
ftirutum. Quod unum maxime eff£ rear in caufa •au:
quum neq; ingenio. ne" opibus inferiores Camus eis.
ipforum tamen res quam nollra prudentius admini...
fuetur.& felicius efA orefcat.Ergo rni Raphael inquam.
qlttfo re at<tJ obfecro.defcribe nobisinfulam •nec udis
erre breuis,fed explices ordine agros.Ruaios.urbes.hol
mines.mores.in(hruta.leges.acdeniqJ omnia. qua: nos
pures uefie cognofcere •putabis autem uelle quicquid
~c neCcimus. N ihil,inquit. fa?am Iibe?tius. Nam·
ha:c 10 promptu habeo. fed res oaum pofar. Earnuser,
go inquam.intto pranfum.rnox tempus nofiro arbitta
t'U fumemus.Fiat inquit.lta iD~ prandemus.pranfi.
in eundem reuerft locum. in eadem fedili confedimus.
aduffis minifuis.ne 'luis interpellaret.ego ac Pel
truS Aegidius horramur Raphade. ut pea:...
{let quod erat poUicirus. Is ergo ubi
nos uidit imentos atqJ auidos au
dirndi. quum paulifper ta....
drus & cogitabundus
a!fediflCr. hune in
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Sermonis
Illustratio n 7
Thomas More, Utopie, la dem iere page du Li vre I
ed. et trad. A. Prevost, Pari s: Marne, 1978 , p.447.
70
SERMONIS QVEM
RAPHAEL HYTHLODAEVS DE OPT!
MO REIP. STATV HABVIT. LI
BER SECVNDVS. PER THO
MAM MORVM CIVEM
ET vrCECOMITEM
LO NDI NENSEM.
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TOPIENSIVN INSVLA
in mediafui pane(nam hac:
Sir'& for ,
. latiffima efl:) millia palTuu
m.Veo, ·
p i ~ nou~
durica porrigitur.magnuq;
lnrular.
per iofula: Cpadum no mul,
to angufl:ior. fines ·ucrfus
paularim Utriflq; renuatur.
hi uelut drcumduCti eireino
quingentorum ambitu mil
lium. infulam toram in luna: fpeciem rcnafcentis effi...
giant. Cuius co rnua fi·crum interfluens • millibus paC,
fuum plus minus llndccirn dlriin it, ac per ingens inane
diffufum . drcumiedu undiqJ terra: prohibiris uenrig,
uafl:i in morem lacus fl:agnans magis quam fa:uiens.
omne prope eius terra: aluu pro F'0rru facit. magnoEtJ
hominum ufu naues guaqua uerfus rranfmittit. fauces
hinc uadis,inde (axis formidolofa:. In medio ferme inl
terfl:itio
Illustration 8
Thomas More, Utopie, la premiere page du Livre II
ed. et trad. A. Prevost, Paris : Marne, 1978 , p.448.
10
15
20
44
Moreana Vol. 4 7, 181~ 182
Jean Du VERGER
Il convient a present de commenter les deux gravures
liminaires qui illustrent l'edition de 1516 (illustration 9) ainsi que
celle de 1518 (illustration 10). Ces deux gravures d'une part refletent
les pratiques cartographiques de l'epoque, et d'autre part pennettent
d'apporter un eclairage particulier sur Ie recit de notre auteur.
Comme nous l'avons remarque, l'energeia qui caracterise Ie
style de More donne a son texte une dimension eminemment
picturale, a tel point qu'il semble possible de parler ici d'inversion
ekphrastique, en ce sens que ce n'est point l'image qui va donner
naissance au texte mais plutot Ie texte qui va engendrer l'image,
marquant ainsi le passage du discursif a l'iconographique. Le pouvoir
de persuasion de l'image va contribuer a renforcer la realite
extradiegetique du recit. Comme Ie souligne fort justement
Christian Jacob,
Jean Du VERGER
Moreana VoL 47,181-182
VTOPIAE INSVLAE FIGVRA
Ie dessin de la carte donne corps et realite a l'espace, lui
apporte un supglement d'etre. Le rendre visible, c'est Ie
rendre credible s.
Par consequent, il nous apparalt que la fonction des deux gravures
liminaires est a la fois de nous presenter, a l'instar des cartes de
l'epoque, les principaux lineaments de l'cekoumene utopien et d'en
accrediter l'existence.
Rappelons tout d'abord que l'un des roles preponderants de la
carte a partir du quinzieme siecle etait d'enregistrer les decouvertes.
En effet, celles~ci n'avaient de realite que si Ie territoire concerne
pouvait etre aisement localise. Ce qui implique que sa position
exacte fut determinee avant d'etre portee sur la carte.
105
Christian Jacob, L 'empire des carles. Approche rheorique de la cartographie
travers I'hisloire, Paris: Albin Michel, 1992, p. 53.
a
Illustration 9 Thomas More, Utopie, \'i\e d'Utopie (premiere edition de 1516 - Louvain) 45
46
Moreana Vol.47, 181-182
Jean Du VERGER
Jean Du VERGER
Moreana Vol. 47,181-182
47
Or l'absence de coordonnees geographiques telies qu'une rose
des vents, une boussole ou les lignes de rhumb renforce la nature
fictive de l'He dans la mesure OU Ie lecteur n'a aucun moyen de
s'orienter ou de situer l'ile avec precision. Seion Prevost, l'orientation
de la carte serait reveiee par un trait particulier : la forme meme de
I'He, qui est celle d'un croissant de nouvelle lune, une « lune
renaissante »106 L'entree de la mer interieure serait tournee vers l'Est,
au bas de la carte. Prevost appuie sa demonstration a la fois sur
l'hypothese d'une lecture fondee sur l'orientation vertic ale de la
carte lO7 et sur l'idee que Ie paradis terrestre se situait, comme l'ecrit
Gossuin de Metz, a l'Est: « [ ... J toward the eest/ as the Auctors saye in
paradys terrestrd where Adam was in sometymd This place is called Oryent» lOB.
Or, meme si l'on ne peut exclure une lecture religieuse de
l'ceuvre, il nous faut neanrnoins prendre en consideration la lecture
cartographique de l'epoque. En effet, des la fin du quinzieme siecle,
les theories cosmographiques de Ptolemee connurent, avec l'edition
de la Geographie en 1475, un succes grandissant en Europe. Cela eut
pour consequence d'instaurer une lecture des cartes fondee sur une
orientation septentrionale 109, comme Ie remarque Ie pere Fran<;ois de
Dainville:
Les cartes geographiques bien faites s'orientent toujours
carrement a leur bordure, c'est-a.-dire qU'elies sont toumees
de maniere que les quatre cotes regardent les quatre points
A. Prevost, op. cit., p. 449. Jbid., note I, p. CLXXXVIII. 108 Gossuin de Metz, The Myrrour ofthe War/de ... , sig. C3 rOo 106
107
109
Illustration 10 Thomas More, Utopie, ['ile d'Utopie ed. et trad. A. Prevost, Paris: Marne, 1978, p. 333. (Mition de novembre 1518 - Bale) Cette lecture bon:ale des cartes trouve son origine dans I' utilisation, par les navigateurs europeens des treizieme et quatorzieme siecles, de I'aimant qui
indiquait la direction du Nord et par consequent induisait une lecture
septentrionale des cartes. Par ailleurs, les nouvelles cartes de Ptolemee pla.yaient
Ie Nord en haut de la carte.
48
Moreana Vol.47, 181-182
Jean Du VERGER
cardinaux : le Nord doit toujours etre en haut de la carte, le
Midi en bas, l'Orient a droite et l'Occident a gauche. lIo
De sorte que si l'on examine nos deux gravures en tenant
compte de ces criteres, l'on remarque la position centrale de I'ile par
rapport au cadre. En pIa<;:ant ainsi I'ile d'Utopie au centre de la
gravure, on pourrait conclure qU'elle est situee au centre meme des
quatre points cardinaux, a l'image de l'ile de Micole dans l'Isolario de
Bordonne 1ll - sans toutefois que cela apporte au lecteur une
quelconque information quant a sa localisation precise (illustration
ll).
s· Zen-V
Jean Du VERGER
Moreana Vol. 47,181-182
49
De surcroit, la carte possede aussi un interet documentaire,
instructif et decoratif. Ces elements decoratifs correspondent,
comme Ie rappelle Numa Broc 1l2 , a une evidente peur du vide. Dans
sa Ires breve relation de la destruction des Indes (1552), Las Casas illustre
cette hantise du vide (a la Renaissance, « la cosmographie a horreur
du vide »113) lorsqu'il decrit l'ile d'Hispaniola: «II y a d'autres
grandes et infinies iles a l'environ et es confins, de tous cotes ... »1l4
L'espace est con<;:u alors comme une suite paratactique de lieu x,
illustrant ainsi ce que Frank Lestringant a remarque: « par simple
juxtaposition d'unites singulieres, l'ile engendre l'archipel »llS . Cette
hantise s'observe aussi sur les cartes de l'epoque. II suffit par
exemple de se rderer a l'hemisphere boreal decrit sur la mappamul1di
du cardinal Pierre d'Ailly dans son Imago Mundi publiee a Louvain en
1483 (illustration 12), au globe terrestre de Martin Benhaim qui date
de 1492 (illustration 13) ou a la mappemonde du cartographe et
explorateur d'origine portugaise Diego Ribeiro (1529), dont la
nomenclature toponymique remplit a la fois Ie vide oceanique et
terrestre (illustration 14). Nos deux gravures ne semblent pas faire
exception acette regIe, puisqu'elles laissent peu de place aux espaces
vierges.
~
Illustration 11 Benedetto Bordone, Iso/aria, « Theatrum sapientiae » serie « Textes », Turin: Les Belles LettreslNino Aragno Editore, 2000, Livre II, p. xlvi rOo 110
III
Franyois de Dainville, Le Langage des Geographes. Termes. Signes. COl/leurs
des cartes anciennes 1500-1800, Paris : Editions A. et J. Picard, 1964, p. 24.
Benedetto Bordone, op. cit., Livre II, p. xlvi rOo
Numa Brae, La Geographie de fa Renaissance (1420-1620), op. cit., p. 46.
Frank Lestringant, L 'Atelier du cosmographe ou I'image du monde
fa
Renaissance, Paris: Albin Michel, 1991 , p. 159.
114 Bartolome de Las Casas, Tres breve relation de la destruction des 1ndes,
introduction d' Alain Milhou, traduction de Jacques de Miggrode, gravures de
Theodore de 8ry commentees par Jean-Paul Duviols (1995), Paris : Editions
Chandeigne, 2000, p. 103 .
115 Frank Lestringant, « Fortunes de la singularite it la Renaissance : Ie genre de
1"'Isolario" », in Ecrire fe monde la Renaissance, op. cit., p. 41.
112
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113
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50
Moreal1Cl Vol .47. 18l-1 82
J ean Du VERGER
J ean Du VERGER
Moreal1a Vol. 47. 18H82
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C{rCII!U8
Illustrati on 12 La mappemonde de P ierre d' Ailly dans I'edition imprimee de I'Ymago mundi, publiee aLouvain en 1483 in Leo B AGROW, Histo ry o/Cartography , revised and enlarged by R. A. Skelton, Chicago: Precedent Publishing, Inc .,
1985, p . 49.
Illustration 13
Kenneth NEBENZAHL, Atlas o/Colum bus and The Great Discoveries ,
Chicago. New York. San Francisco: Rand McNally, 1990, p. 3.
51
52
?vforeono Vol.47, 1BHB2 Jean Du VERGER
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Moreana VoL 47, 1B1-1B2
53
Si l'on examine maintenant plus attentivement les deux
gravures, on observe qU'elles proposent toutes deux une lecture
singuliere de l'ceuvre tout en traduisant une perception du monde,
La gravure de l'edition de Louvain, dont l'auteur n'est pas
identifie, reproduit les details pittoresques qui nous sont donnes par
Hythlodee au debut du livre n1l6 La gravure de l'edition frobenienne,
que l'on doit vraisemblablement a Ambroise Holbein ll7 , est beau coup
plus symbolique,
Si l'on compare les deux gravures, on passe d'une vue en plan,
dans la gravure de 1516, a une vue en perspective dans celle de 1518.
Peut-on y voir une volonte du graveur de mettre en avant cette
notion de distance dont nous avons deja parle) Un eloignement
qu'accentue l'auteur de la gravure de 1518. En effet, la guirlande
soutenant Ie medaillon semble suggerer une distance esthetique qui
maintient l'Utopie dans l'Aill curs Jl8, pour reprendre l'expression
d'Andre Prevost. La perspective picturale traduit non seulement la
convention ironique etablie par More mais aussi une maniere pour
l'artiste de traduire, par la perspective picturale, la projection
geographique.
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117
JI8
On peut lire au·dessus de la gravure de I'edition de 1516 I'inscription latine
Utopiae Insu/r;e Figura. Les termes latins figura, imago, piClUl"a et tabula
designaient indifferemment une carte, un texte ou une illustration. Notans au
passage que Ie livre etait parfois con sid ere cOffilne ayant une fonction similaire a
la gravure. En effet, dans la traduction anglaise de l'ouvrage de Las Casas, Ie
traducteur, dans son adresse au lecteur, exprime son sauhait que ce qui est ecrit
dans Ie livre sait « beholde as it were in a picture or table }). The Spanish
Colonie, or Briefe Chronicle of the acts and gestes of the Spaniardes in the West
Indies, called the newe Worlde ... , Londres : William Brame, 1583 , sig. A2 rOo
Voir Edward Surtz, Utopia, CW 4 (The Yale Edition of the Complete Works ofSt
Thomas More, voL 4, (1965) ed. Edward Surtz, SJ. et lH. Hexter, New Haven
et Londres: Yale U. P. , 1979), p. clxxxvii i.
A Prevost, op. cit., p. 50.
54
Jean Du VERGER
Moreana VolA7, 181-182
Peut-on voir dans l'absence de perspective dans la gravure de
1516 Ie fait que l'artiste, trop fidele a Ia reproduction de la description
d'Hythlodee, ait omis de marquer l'ecart necessaire entre Ie texte et
Ie sens qu'il vehicule ?
La gravure de 1516 ressemble a la gravure liminaire de The
descrypcyon of Englonde l19 (illustration 15), au premi.er plan de laquelle
on peut voir un fleuve d'ou emerge, sur la rive opposee, une ville
fortifiee. Au deuxieme plan, on voit une baie dont les delineations
cotieres soulignent de profondes echancrures et indentations.
~~r !)t:1'«l';H~OO ot €llilOl1i)t
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fllta, .mbIbOJd;lpn(lItot Ib' ('amc..
Illustration 15 RanulfHigden, Chronicles ofEngland London : Wynkin de Worde, 1515 , sig. Al rOo 119
RanulfHigden, op. cit., sig. Al
1'0 .
Jean Du VERGER
Moreana Vol. 47, 181-182
55
Le goulet qui donne acces a la mer est borde d'un feston d'ecueUs qui
la rendent difficilement accessible ; au milieu de cette baie se dresse
une He qui semble en controler l'acces. Le paysage accidente est
parseme de villes portuaires; enfin, a l'arriere-plan, on distingue
l'horizon ou del et mer se rejoignent.
Le spectateur, lorsqu'il regarde la gravure, voit peu a peu Ie
champ prendre de l'ampleur et Ies plans s'echelonner, donn ant une
impression scenographique et une image panoramique du monde.
Pour peu que le spectateur change maintenant de point de vue en se
pla<;:ant par-dela l'Ile qui se situe au centre de la baie et regarde vers
la terre ferme, il verrait ce que l'on voit sur la gravure de la premiere
edition de l'Utopie.
II convient maintenant d'examiner l'origine de l'Ile a la lumiere
des deux gravures qui, toutes deux, soulignent la proximite du
continent. Cette impression est renforcee par les guirlandes, dans Ia
gravure de ISIS, qui font l'effet d'amarrer l'Utopie au continent,
mettant ainsi en relief l'origine mythique de l'Ile. Cette Ile etait jadis
rattachee au continent et portait Ie nom d'« Abraxa » 120 avant de
prendre Ie nom du heros eponyme Utopus.
Celui-ci « fit creuser les quinze milles d'un isthme quireliait
leur pays au continent et amena la mer tout aut our du territoire » 121,
donnant ainsi naissance a l'Ile d'Utopie telle que nous la decrit
Raphael. Cet episode legendaire est d'ailleurs relate dans Ie quatrain
en langue vernaculaire des Utopiens (<< Le chef Utopus de ptninsule
me fit He. Vtopus me dux ex non insula fecit insulam »122) qui se trouve sur
A. Prevost, op. cit., p. 450.
Ibid.
122 Ibid., p. 334. Pour la version latine, p. 335. Voir aussi The Desoypcyon of
Englonde : « This ylonde is called insula», op. cit., sig. A2 rOo Voir aussi
I' article de Marie-Claude Rousseau, « Ex non insula ... insulam. L 'ile, flUe
d ' Ariane de I' Utopie », Moreana nO69, (1981), p. 129-136.
120
121
56
Morcana Vol.47, 181-182 Jean Du VERGER
la page qui suit la gravure dans h~dition de 1518. Cette distance de
quinze miiles est bien, comme le note Brian R. Goodey, celle qui
separe l'Angleterre de la France 123.
Dans la Cosmographie de Levant (1556), Andre Thevet relate le
deroulement d'un episode similaire qui aurait eu lieu dans
l'antiquite :
le doz de Monte Santo faisoit au tems passe grand ennui &::
empeschement aus nauigeans. Ce qui ha baille lieu a un autre
prouerbe: comme fit iadis la montaigne de Sicile, nommee
Etna, a present Bokar. A raison dequoy le Roy de Perse la fit
copper, &:: separer de terre ferme pour mieus a son ?:re &:: a
moins de peril dresser guerre naualle contre les Grecs. 24
En tra<;ant ainsi les limites du territoire utopien, Utopus
delimit a dairement un interieur et un exterieur, faisant ainsi de
l'Utopie un monde dos: «Utopie, pour mon isolement par les
anciens nommee »125, comme vient le rappeler le sizain d'Anemolius.
Le parallele avec l'Angleterre apparalt une nouvelle fois en
filigrane : en effet, les cosmographes de l'epoque decouvrirent que la
Manche etait un phenomene relativement recent et que l'Angleterre,
al'image de l'Utopie, faisait jadis partie du continent.
R. Goodey, « Mapping Utopia, a comment on the geography of Sir
Thomas More », Geographical Review, vol. LX, janvier 1970, 15-30, p. 19:
« The two-hundred-mile width of Utopia was noted as equivalent to the breadth
of England in the SainI Albans Chronicle, published in J5i 5. » Goodey s'appuie
sur The DesC/ypcyon ofEnglonde, op. cit., sig. A2 rOo
124 Andre Thevet, Cosmographie de Levant.' revue et augmentee de plusieurs
figures, Lyon: Jean de Toumes et Guillaume Gazeau, 1556, chapitre XlIII: « De
la Montaigne Sainte : autrement dite Athos, & de la teITe Sigillee de Lenmos »,
p.52.
125 A. Prevost, op. cit., p. 330. Dans de The descrypcyon of Englonde I'insularite
s'enonce non seulement comme forme d'isolement mai s aussi comme situation
hors-Ie-monde: « Blytayne is sette within Occean as it were without the
worlde », op. cil., sig. A2 1'0.
123 Brian
Moreana VoL 47, 181-182
Jean Du VERGER 57
Si l'on considere maintenant le contour general de l'Ile, en
comparant les deux gravures on remarque que celle de 1518 reproduit
presque exactement le contour de l'ile telle qu'on peut l'observer sur
la carte de 1516 selon le «procede d'inversion de l'image »126 On peut
noter avec Prevost, que cette inversion comporte un arcane:
« l'Utopie est a lire dans un miroir, le miroir de bronie [.. .]. [L]'Utopie
est un monde inverse. » 127 Avec cependant quelques differences
importantes que nous allons main tenant examiner.
~~:
L'Utopie est, par son insularite, un monde dos qui n'accepte
les etrangers qu'avec circonspection. N'oublions pas ce que Raphael
precise a la fin du livre I :
[qu ']avant notre debarquement [... J, jamais, en quoi que ce
fat, ils n'avaient entendu parler de notre monde, si ce n'est
qu'il y a douze cents ans, un certain navire pousse par la
tempete fit naufrage sur les cotes de l'Ile d'Utopie. les flots
jeterent sur le rivage quelques hommes, des Romains et des
Egyptiens, qui ne quitterent jamais plus le pays. 128
Les Utopiens n'eurent donc, avant l'arrivee d'Hythlodee,
qu'une «occasion unique »129 de decouvrir les hommes « de notre
monde »130. En demeurant sur l'lie, ces hommes ont contribue au
secret, au silence historique qui a permis de dissimuler l'existence
meme de l'Utopie avant que celle' ci ne soit devoilee au monde par
Hythlodee. Ainsi, le mutisme renvoie a la beance de l'espace
Ibid., p. 332.
ibid.
128 ibid., p. 445.
129 ibid.
130 Ibid.
126
127
S8
Mar-eana Vol 47, 181-182 Jean Du VERGER
cartographique, cesure spatiale qui fait de l'Utopie une « enclave
hors-le-monde »131 Par ailleurs, comme Ie rappelle Numa Broc, Ie
secret a aussi joue un role preponderant dans Ie fait que « beau coup
de decouvertes ne [furent] pas divulguees et [resterent] lettre-morte
hil32
pour 1a geograp
e» .
Cette dimension historique donne paradoxalement une
dimension mythique au recit, More employant ici une technique
narrative utilisee jadis par Platon dans Ie Timee 133 ; la mise a distance
chronologique est une maniere de souligner que l'Utopie ne peut se
concevoir que lorsqu'il y a mise a distance.
Les Utopiens font preuve d'une certaine defiance a l'egard des
nouveaux venus134. Us les installent, a l'instar des h6pitaux, a la
peripherie des villes, OU ils « ont a part des logements qui leur sont
specialement destines »135. Cette mefiance et cette mise a l'ecart
semblent dues, selon Prevost, a «un souci d'hygiene sociale [.. } La
corruption et l'incivisme sont egalement contagieux »136. Cependant,
l'on apprend plus loin que l'ile reste ouverte au monde grace aux
visiteurs etrangers :
L'etranger qui arrive en Utopie pour visiter Ie pays, s'il se
recommande par Ies dons de l'esprit ou si de longs voyages lui
ont fait connaltre les mceurs de nombreux pays - c'est a ce
titre que notre visite fut accueillie favorablement - est Ie
M. Le Doeuffet M. Llasera, op. cit., p. 96. Numa Brae, op. cit., p. 44. Sur la question du silence on consultera I'article de 1. B. Haley, « Silence and Secrecy. The Hidden Agenda of Cartography in Early
Modem Europe », in The New Nature of Maps. Essays in the His/OIY of
Cartography, Baltimore et Londres : The Johns Hopkins Press, 2001 , p. 83 - 107.
133 Platon, Timee, 20e-21 ell OS, Timee/Critias, traduction inedite, introduction et
notes par Luc Brisson, Paris: GF Flammarion, 1992, p. 105-106.
134 A. Prevost, op. cit. : « il en vient rarement et ils ne sont jamais nombreux », p.
486.
135 Ibid. 136 Ibid. , note 7, p. 486 et 489. 13 1
132
Moreana Vol. 47, 181-182
Jean Du VERGER bienvenu. Les habitants prennent grand plaisir
qUI. se passe dans Ie mon de. 137
S9
a entendre ce
Soulignant une nouvelle fois 1a nature ambivalente de l'ile.
.?e%WCl.
,
,~
Par ailleurs, l'image de la naissance ou de la « re-naissance »
renvoie a l'image du ventre maternel :
r.]
Les eaux de la mer penetrent entre les comes de ce croissant,
et font du sein de
[...] elies forment une sorte de grand lac
cette terre presque tout enti er un port. n
Ce port interieur represente metaphoriquement la «matrice
seminale de l'ile »139 L'entree de cette matrice est d'ailleurs decrite
avec les termes anatomiques fauces (la partie superieure de la
gorge)140 et canales (Ie canal de la respiration)141. Tous ces elements
font de l'ile un « organisme feminin »142 et la similitude de la gravure
de 1516 avec les planches anatomiques de l'epoque representant Ie
sexe feminin est frappante (illustration 16).
L'edition de 1518 ne montre pas cette « concavite interne »143
dont parle Louis Marin, dIe presente au contraire une figure
insulaire circulaire: Ie graveur ne semble nullement rechercher
l'exactitude topographique. U semble, a travers la symbolique du
cercle dans lequel l'Utopie est inscrite, renvoyer a l'idee de
perfection. Ainsi, l'Utopie apparait comme la Cite parfaite, « fmule a
Ibid. , p. 545 . Ibid. , p. 449. 139 Ibid., note I , p. 164. 140 Ibid., Le telme latin se trouve p. 70 de I' edition de 1518, p. 448. 141 Ibid., Le terme latin se trauve p. 71 de l'edition de 1518, p. 451. 142 Jean-Claude Margolin, « Sur I'insularite d'Utopia: entre l'ellldition et la reverie », Moreana, n° 100, 1989,303-321 , p. 311. 143 Louis Marin, op. cit., p. 137. IJ7
138
60
Momma Vol .4 7, 181-182
Jean Du VERGER
present de Ia platonicienne cite »144, comme Ie souligne Ie sizain
d'Anemolius.
Jean Du VERGER
Morcana Vol. 47,181-182
61
I'embouchure comme source. Cette inversion Iaterale trahit, comme
I'observe Frank Lestringant,
la technique de la taille -douce qui exige que l'on inverse la
gravure de la plaque par rapport a l'impression que l'on veut
obtenir. 148
Illustration 16
Berengarius, fsagoge Breves (1522),
p. 214 in Jonathan Sawday, The
Body Emblazoned. Dissection and
the Human Body in Renaissance
Culture, London and New York :
Routledge, 1995 , figure 26.
La ville d'Amaurote se situe, dans Ies deux gravures, au centre
de I'He ainsi que I'indique Ia description d'Hythlodee : «Cette ville,
[est] situee pour ainsi dire au nombril de Ia terre »149
Si l'on examine maintenant Ies codes cartographiques de
I'epoque, on observe qu'a I'instar de l'Atlas Catalan (c.1375)
d'Abraham Cresques (illustration 17), Ies deux gravures
schematisent Ies villes sous Ia fonne de petits chateaux. Notons
cependant sur Ia gravure de 1518 Ies croix au sommet des fleches des
edifices qui symbolisent, sembIe-t-il, Ie bapteme des Utopiens :
Un nombre non negligeable d'entre eux se joi nirent
religion et furent purifies dans les eaux saintes. 50
1
La gravure de 1518 decrit clairement Ie cours du fleuve Anydre
qui debouche sur «I'Ocean »145, permettant ainsi «aux navires de
desservir entierement et sans risque Ie cote de Ia ville baigne par Ie
fleuve ,, 146. Sur Ie cote droit de Ia gravure, on peut voir que l'Anydre
« prend sa source, une source peu abondante, quatre-vingts milles en
amont d'Amaurote ,, 147 Nous avons remarque precedemment que Ia
gravure de 1518 fut calquee sur celle de 1516. Or, I'on peut observer
que Ies Iegendes « Fans Anydri" et «Ostium anydri" n'ont pas ete
inversees, comme elles auraient du I'etre, de telle sorte que, sur Ia
gravure de 1518, Ia source est designee comme embouchure et
A. Prevost, op. cit., vers 2, p. 330. Ibid., p. 458. 146 Ibid. 147 bid. 144
145
a notre
On retrouvera un code figuratif similaire dans l'ouvrage deja
cite de Bordone, en particulier au livre II, sur Ia carte representant Ia
Thessalie, situee en mer Egee lSI (illustration 18).
Les navires qui se trouvent sur Ia gravure de 1516,
ressembleraient, selon Edward Surtz l52 , tout particulierement a ceux
Frank Lestringant, Le livre des iles., op. cit., p. 153-154. A. Prevost, op. cit., p. 453. ISO Ibid. , p. 593. Comment ne pas penser au recit de Vespucci qui note lors de son premier voyage : «We established in this land many baptismal fonts or
baptisteries, in which they made us baptize countless numbers»? In
Cosmographice Introductio de Martin Waldseemiiller suivi des Quatuor Americi
Vespuci Navigationes, introduction et traduction de Joseph Fisher et Franz Von
Wieser, ed. Charles George Herbermann, New York: Books for Libraries, 1907,
p. 112; pour Ie texte latin voir « [ ... J inuisende terre gratia [ ... J baptisari
fecerunt [ ... J » p. LXVII.
151 Benedetto Bordone, op. cit., Livre II, p. xlvi rO
152 Edward Surtz, CW 4 op. cit. , p. 276.
148
149
62
Moreal1C1 VolA7, 181-182
J ean Du VERGER J ean Du VERGER
Morcal1C1 Vol. 47, 181-182
63
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Illustration 18
Benedetto Bordone, Isolario, « Theatrum sapientiae » serie « Textes »,
Turin : Les Belles LettreslNino Aragno Editore, 2000, Livre II, p. xlvi rOo
64
ManClna Vol.47, 181-182
Jean Du VERGER
que l'on peut observer sur la gravure intitulee Panorama d'Anvers 1515,
~uvre d'un artiste inconnu. Par ailleurs, on peut remarquer que,
comme sur les canes de la Renaissance, ces navires semblent
« disposes au hasard »153, et ressemblent it ceux que nous decrit
Hythlodee au livre I: « Par la suite, ils trouverent des vaisseaux a la
carene incurvee et grees de voiles de chanvre. » 154
Sur la gravure de 1518, la caravelle semble se preparer it
emponer Ie sage pour l'aventure interieure -la reference it Platon est
explicite: «S'il a navigue, ce n'est pas comme Palinure, mais c'est
COlmne Ulysse, ou, mieux, comme Platon »155 - privilegiant une
nouvelle fois la dimension symbolique de l'~uvre.
Examinons enfin les personnages qui se trouvent au premier
plan sur la gravure de l'edition baloise. On peut voir More, tourne
vers Raphael Hythlodee pour lui exposer ses interrogations, et celui/
ci, au premier plan en bas dans Ie coin gauche, qui lui montre du
doigt l'ile d'Utopie, clef de toutes les solutions, mettant ainsi en
avant la nature deictique de l'~uvre .
Ne pourrait/on pas voir dans ce geste de Raphael une
indication quant a la position de l'tle? Christian Jacob nous rappelle
en effet que « Ie deictique remplit la fonction du point
cartographique »156 Le geste d'Hythlodee fait songer a celui de la
figure allegorique d'Astronomie guidant Ptolemee dans son
observation de la voie lactee, dans la gravure que l'on peut voir dans
Jean Du VERGER
65
la Margarita philosophica... de Gregor Reisch publiee en 1517 a Bale,
ainsi que sur la gravure liminaire du The Compost of Ptholomcus, Prynce
157
ofAstronomye... , edite a Londres en 1530 (illustrations 19 et 20).
Dans Ie coin droit, Ie personnage dont Ie regard semble se
porter sur Hythlodee et More serait, selon Andre Prevost, un « soldat
sceptique » 158 symbolisant la conquete militaire.
3f)£tcbtm'lUtrtlj
tU:be c::Dtnpoft
ofJ9t1)olome~1 ~z!'lIceof31/l:tonom!,e:ii£tatl . nateb outtof:jfteno,e In to
<engl)'!fl)e/ fo~ tlJem fl}at
ioolne IJRue lmob!I"e\lc oftqe lIompoft. 157
Numa Broc, op. cit., p. 47. On se reportera it la mappemonde de I'Atlas Miller (c.
1519) attribuee il Lopo Homem, Pedro Reinel et Jorge Reinel, ainsi qu ' il la carte
de Jorge Reinel (c. 1519). Ces deux cartes illustrent parfaitement ce
positionnement contingent des navires.
154 A. Prevost, op. cit., p. 369.
155 Ibid., p. 365. On peut d ' ailleurs remarquer que Ie navire vogue en direction
d'Hythloctee et More et non vers l'Utopie.
156 Christian Jacob, op. cit., p. 223.
Mareal1Cl Vol. 47, 18H82
153
J58
Illustration 19
Claude Ptolemee, Here begynneth the
compost of Ptholomeus, prynce of
astronomye :
translated
oute
of
Frenche in to Englyshe, for them that
wolde have knowledge of the compost,
Londres : Robert Wyer, 1530.
Claude Ptolemee, Here begynneth the compost of Ptholomells, plynce of
astronomye : translated ollte ofFrenche in to Englyshe, for them that wolde have
knowledge of the compost, Londres: Robert Wyer, 1530. La meme gravure
liminaire se trollve dans 1'0llvrage de Richard Arnold, Mappa mllndi, olherwyse
called the compasse, and cyrcllet of the worlde : and also the compasse of evelY
ilande comprehendyd in the same, Londres : Robert Wyer, 1550. Cet ouvrage est
extrait de la Chronicle d' Arnold publiee il Al1vers en 1503 par les soins d' A. van
Berghen SOllS Ie titre In this boke is conteyned the names ofye baylifs custo{mJs
mairs and sherefs ofLondo{n).
Ibid., p. 332.
66
MoreanCl VoIA7, 181-182
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Jean Du VERGER
67
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Illustration 20
Gregor Reisch, Margarita
philosophica... ., Biile
Michael Furter, 1517 in
Hans Wolff (ed.), America.
Early Maps of the New
World, Munich: Prestel,
1992, p. 21.
L't~tude
des deux gravures met ainsi en lumiere certaines des
pratiques cartographiques de l'epoque, tout en soulignant leurs roles
en tant qu'instruments d'interpretation de l'ceuvre.
Les references cartographiques dans l'Utopie participent bien,
au meme titre que les lettres inserees dans l'edition de 1518, a cette
strategie peripherique qui consiste a donner a l'tie une existence
dans la realite extradiegetique. Comme Ie souligne Frank
Lestringant :
« [La carte] qui enregistre l'observation oculaire et qui donne
elle-meme a voir hnformation qU'elle vehicule constitue !'instrument
inaugural par excellence - celui qui "ouvre Ie chemin" au stratege et
au missionnaire. Donnant a voir, la carte donne a posseder. »1 59
159
Moreana VoL 47, 181-182
Jean Du VERGER
Frank Lestringant, « Fictions de l'espace bresilien a la Renaissance; I'exemple
de Guanabara », in Frank Lestringant et Christian Jacob (ed.), Arts et Legendes
d 'Espaces. Figures du voyage et rhetoriques du monde, Paris; Presses de
l'Ecole Normale Superieure, 198 1, p. 205-256, p. 207.
L'opusculum aureum de Thomas More possede une dimension
eminemment speculaire. La metaphore du miroir fut d'ailleurs
suggeree par Jean Desmarais dit Paludanus, rheteur et secretaire
general de l'Academie de Louvain, dans une lettre qu'il adressa a
Pierre Gilles en 1516 :
Majorem in modum te rogo docti ssime Petre Aegidi vt rum primum
licebit Vtopiam euulgandam cures quod qUicquid ad rempublicam bene
instituendam pertinet, in hac ve/tIt in speculo liceat cernere. 160
En effet, l'Utopie nous parait ttre avant tout un instrument
heuristique: les espaces geographiques qui la trament obligent Ie
lecteur-voyageur a regarder la carte fictionnelle posee devant lui
comme en un miroir. Prevost a pu noter a cet egard :
Le paysage utopien n'est que l'une des phases de ce
processus : moins qu'un modele, il apparaltra de plus en plus
comme un miroir OU se refletent, Rom prendre conscience
d'eux-memes, la societe et l'homme. 61
~~
A Prevost, op. cit. , note 1 ; «D ' une maniere plus pressante, tres erudit Pierre
Gilles, je vous prie d'assurer des que possible la publication de I' Utopie car on
peut voir en el1e, comme dans un miroir, tout ce qu'il faut pour qu'une
cOinmunaute politique soit bien ordonnee », traduction d' A Prevost, p. 146.
Hythlodee ne nous dit-il pas d 'ailleurs, au debut de son recit, que «tout etait
semblable a ce que nous trouvons chez nous » ?, p. 369 .
16 1 Ibid , p. 145-146.
160
68
Morcana VoIA7, 181-182
Jean Du VERGER
11 apparait done que les heux n'ont pas de veritable sens en
eux' memes ; ce qui a du sens, c'est le voyage, sous la conduite de ce
navigateur de l'imaginaire l62 qu'est Raphael Hythlodee.
Pourtant si
la finalite de la carte reside dans la mise en ordre de
I'experience de l'espace, dans la construction de reperes
stables qui viennent baliser la dissemination, l'infinite,
l'inorganise l63 ,
le texte de More ainsi que les gravures liminaires ouvrent, par leur
polysemie, sur un espace geographique en trompd'ceil qui semble
constamment echapper au lecteur.
Ainsi, les aspects geographique et cartographique de l'ceuvre,
qu'ils soient d'ordre textuel ou pictural, sont bien le reflet d'une
perception spatiale et mentale de l'espace a l'epoque. La carte
d'Hythlodee n'est, en somme, qu'une succession de lieux'pretextes
destines a reveler les eta pes qui vont mener le lecteur vers la Cite
morienne ideale : espace interstitiel situe aux confins de la realite et
de la fiction.
Jean Du Verger
jeancluverger(iDgmail.com
162
J63
J'emprunte cette expression a Jean Servier dans L 'Utopie, Paris: PUF, «Que­
Sais-Je? » n° 1757 , 1979, p. 3.
Christian Jacob, op. cit., p. 188.