Introduction 1. L`œuvre d`art relève-t-elle de la réalité ou de l`illusion ?
Transcription
Introduction 1. L`œuvre d`art relève-t-elle de la réalité ou de l`illusion ?
10_PHI070627_03C.fm Page 83 Mardi, 24. juillet 2007 10:30 10 10 Le sujet L’ART • SUJET C O R R I G É Les titres en couleurs servent à guider la lecture et ne doivent en aucun cas figurer sur la copie. © Hatier 2007 83 C O R R I G É La raison et le réel La politique A. L’aspect subjectif et imaginaire de l’œuvre d’art S’il peut exister un soupçon quant au statut de réalité de l’œuvre d’art, c’est qu’en effet celle-ci repose avant tout sur la sensibilité et l’imagination de l’artiste. L’artiste est d’abord celui qui est à l’écoute de ce qu’il ressent intérieurement, des émotions subjectives qu’il peut éprouver et qu’il fait partager aux autres dans ses œuvres. De cela découle l’idée que chacun peut avoir son propre goût. De plus l’œuvre d’art, qui consiste essentiellement à éveiller la sensibilité, ne peut passer par une démonstration théorique concernant la valeur de ce qu’elle exprime. Comme a pu le montrer Kant dans sa Critique de la faculté de juger, l’œuvre d’art fait intervenir un jugement réfléchissant, qui part toujours du particulier pour aller au général, alors qu’une loi scientifique qui s’impose par sa nécessité, et qui donne des prévisions vérifiables et calculables, fait intervenir le jugement déterminant, qui va du général (une théorie, ou une loi) au particulier (le phénomène). Il n’existe pas de théories préalables ni de démonstration en art. Chaque œuvre est unique, et elle consiste à montrer les choses plutôt qu’à les démontrer. Cette absence d’explication, provenant d’une œuvre d’art, entraîne à son tour cette idée que, dans le domaine esthétique, les goûts et les couleurs ne se discutent pas. Autrement dit, chacun serait libre de ses jugements face à une œuvre d’art, car celle-ci ne peut nous opposer les limites du réel. Se rajoute à tout cela le caractère imaginaire de l’art. En effet, un romancier La morale 1. L’œuvre d’art relève-t-elle de la réalité ou de l’illusion ? Sujets d’oral L’œuvre d’art peut souvent faire l’objet d’un dédain ou, au mieux, d’un sourire conciliant. C’est le cas pour ceux qui la ramène à un produit purement subjectif et imaginaire, dont le but serait de nous faire échapper à la réalité et de nous divertir. Dans ces conditions, son statut de réalité serait inférieur aux autres, voire inexistant. S’il est exact de dire que l’œuvre d’art n’existe qu’au travers de notre subjectivité et de notre imagination, il faut pourtant se demander si cela ne lui apporte pas une réalité tout aussi importante, et même peut-être plus importante que la réalité qui est désignée habituellement. N’existe-t-il pas une objectivité de la subjectivité, qui est la marque la plus forte de la présence humaine, et de son pouvoir de création ? La culture Introduction 10_PHI070627_03C.fm Page 84 Mardi, 24. juillet 2007 10:30 10 L’ART • SUJET 10 ou un peintre, crée de toutes pièces les situations, les personnages, les histoires qu’il va nous offrir. L’imagination, au même titre que la sensibilité, semble faire s’échapper l’œuvre d’art de la réalité. Celle-ci ne servirait plus alors qu’à nous divertir et à nous échapper du réel. Il existe donc bien des raisons, en ce qui concerne la spécificité d’une œuvre d’art, de douter de son caractère réaliste. Mais encore faut-il savoir ce qu’on entend par là. B. La réalité, extérieure et intérieure Dénier à l’œuvre d’art le statut de réalité provient en fait d’une vision certainement trop étroite de celle-ci. Le modèle pris en compte est en effet celui de la réalité extérieure, qui repose sur une matérialité objective. C’est celle que nous côtoyons dans la vie de tous les jours, avec essentiellement des préoccupations utilitaires comme la satisfaction de certains besoins. C’est également celle qu’étudie le scientifique, qui se distancie de l’objet étudié et prétend conserver une neutralité parfaite, sans aucune intervention de ses désirs, au sein de son regard. Ce détachement n’est évidemment pas possible pour l’artiste (du moins de cette manière), puisque tout son travail s’appuie sur ce qu’il ressent. De même, un artiste est poussé à créer parce qu’il ressent au fond de lui une insatisfaction quant au caractère restreint de la vie quotidienne. Il aspire à plus, et est à la recherche de l’infini, de l’absolu ou de l’idéal. Pouvons-nous qualifier ces désirs de rêves chimériques ? Ce serait supprimer une bonne part, voire l’essentiel de son humanité. N’est-ce pas parce qu’il refuse, ou parce que cela ne lui est pas possible, d’obéir à la nature qu’il fait preuve de créativité et d’imagination dans le domaine de la culture (amenant à l’invention aussi bien des sciences et techniques, que de l’art ou des religions) ? Si l’artiste se dégage effectivement de la réalité extérieure, en imaginant autre chose que ce qui est donné par la nature ou la société établie, n’est-ce pas pour rendre compte d’une autre réalité, plus puissante ? Son domaine, c’est celui de l’intériorité, mais qui peut être taxé de réel tout aussi bien que ce qui est extérieur (elle correspond à la réalité de nos émotions). Cette intériorité, c’est celle qui a conduit une certaine évolution de l’art vers l’abstrait, ou vers le nonfiguratif en peinture, et qui faisait dire à Paul Klee que le but de l’art, c’est « non pas de rendre le visible, mais de rendre visible ». Sans cette aspect essentiel du monde de l’art, celui-ci serait relégué au rang d’imitateur. Il consisterait à reproduire la réalité, avec toujours une comparaison désobligeante possible avec elle. Le travail du peintre serait inutile, et une simple photographie suffirait. [Transition] La réalité des œuvres d’art, comme nous le voyons, ne va nullement de soi. Car elle relève de sa particularité de posséder certaines propriétés, comme la sensibilité et l’imagination, qui peuvent facilement amener la définition © Hatier 2007 84 C O R R I G É 10_PHI070627_03C.fm Page 85 Mardi, 24. juillet 2007 10:30 10 B. L’œuvre d’art en tant qu’interprétation de la réalité L’intervention de la sensibilité entraîne qu’une œuvre d’art ne soit pas un simple travail d’imitation, mais un travail de représentation, où interviennent les interprétations possibles de la réalité. L’imagination, ici, joue évidemment le premier rôle. Cette imagination créatrice ne tente pas, là encore, de rendre compte directement de la réalité, du visible. Pour reprendre l’expression de Paul Klee, © Hatier 2007 85 C O R R I G É La culture La raison et le réel A. La provenance de l’œuvre d’art Nous pouvons maintenant préciser le statut de l’œuvre d’art, notamment en clarifiant son rapport à la réalité extérieure. Comme nous l’avons vu, l’œuvre d’art ne cherche pas à rendre compte directement, c’est-à-dire à reproduire cette réalité extérieure. Ce qui compte pour elle, ce n’est pas cette réalité comme telle, avec son « objectivité », mais l’effet de cette réalité sur notre sensibilité. Il s’agit de montrer bien plus la façon dont l’homme est affecté par cette réalité que cette dernière. C’est ici que nous voyons intervenir le rôle central de la sensibilité et de la subjectivité. L’artiste, et celui qui contemple ses œuvres, ne se laisse pas imposer une vision unique de la réalité, mais il peut disposer d’une liberté de réaction importante face à elle. Cela n’empêche pas que cette œuvre conserve un lien très fort avec cette réalité, sans laquelle rien ne pourrait s’éprouver. Mais c’est la réalité qui vient nous toucher directement, plutôt qu’au travers d’une idée ou d’une théorie venue de notre raison. L’œuvre s’enracine dans une situation où les significations, si elles ne sont pas purement rationnelles, nous permettent toutefois de mieux voir ce qui nous entoure. Elle possède un caractère visionnaire, grâce justement à sa sensibilité et sa réceptivité non déformées par une culture préétablie. Elle nous offre ainsi une richesse de significations inégalable sur la réalité qui nous entoure, et rend compte mieux que tout autre chose d’une période de l’histoire, et des hommes qui ont pu y vivre. Elle concentre en elle la signification exemplaire d’un comportement humain, comme lorsque Molière, avec son personnage de l’avare, nous fait comprendre cette attitude de l’avarice, présente potentiellement en chacun de nous. La politique 2. L’œuvre d’art en tant que représentation et fiction La morale hâtive d’objets irréels. Cette définition se discute, justement parce que ces propriétés font la spécificité et la valeur d’une œuvre d’art, mais que en plus, sans elles, l’art disparaîtrait, et tout un aspect de la réalité avec lui. Il se confondrait avec la réalité extérieure qui est approchée par d’autres moyens, mais réduirait de manière très importante les possibilités de création de l’homme. Cette réalité spécifique, il s’agit maintenant pour nous d’en préciser la teneur, et de montrer sa consistance. Le sujet 10 Sujets d’oral L’ART • SUJET 10_PHI070627_03C.fm Page 86 Mardi, 24. juillet 2007 10:30 10 L’ART • SUJET 10 elle rend visible ce qui habituellement reste inaperçu par la plupart. L’imagination est la faculté des possibles. Elle nous montre ce qui est, mais aussi ce qui pourrait être. De cette manière, elle prolonge notre perception de la réalité dans toutes ses conséquences. L’art, avec l’aide de l’imagination, effectue des rapprochements insoupçonnés, que la logique rationnelle interdirait. Ce rôle de l’imagination, et de l’interprétation, donne au réel un caractère inépuisable. Non seulement l’interprétation peut permettre de nouveaux rapprochements entre des choses apparemment contradictoires, mais en plus, comme le montre Gadamer dans Vérité et Méthode, cette interprétation se rejoue à chaque instant. Un morceau de musique a beau être couché sur une partition, il va se réveiller à chaque nouvelle exécution, et à chaque fois l’interprétation sera différente, faisant naître chez l’auditeur des résonances nouvelles. Sans l’œuvre d’art, le réel nous apparaîtrait sans doute beaucoup plus pauvre et plus ennuyeux. [Transition] Comme nous avons pu le voir, le rôle central de la sensibilité et de l’imagination dans une œuvre d’art n’en font pas un objet irréel, où la frontière avec l’illusion serait fragile. Certes, une œuvre d’art est de l’ordre de la fiction, mais celle-ci est présente pour mieux rendre compte de la réalité, dans ses aspects les plus invisibles. La sensibilité et l’imagination permettent à l’artiste d’entretenir des rapports beaucoup plus variés et beaucoup plus libres à la réalité extérieure, en mettant en évidence la réalité de l’être humain. Mais il reste à savoir comment une œuvre d’art peut, ainsi, se rapprocher du monde extérieur tout en s’en éloignant, ce qui permettrait un éclairage supplémentaire sur son statut. 3. Le jeu de présence et d’absence dans une œuvre d’art A. La présence matérielle, mais muette d’une œuvre d’art La réalité d’une œuvre d’art est attestée, d’abord et avant tout, par sa présence matérielle. Puisqu’une œuvre d’art n’est pas un objet théorique, dont on pourrait parler de manière générale, et en son absence, il faut que nous l’ayons devant les yeux, ou à l’oreille, pour pouvoir l’admirer et la juger. Ce jugement ne peut porter, à chaque fois, que sur ce qui s’impose à nous par cette présence. Cette réalité matérielle de l’objet d’art rapproche l’artiste de l’artisan, qui a besoin de travailler concrètement la matière, et qui bien souvent trouve ses « idées » au fur et à mesure qu’il effectue ce travail. Mais cette présence matérielle de l’œuvre s’accompagne d’une absence de signification claire. L’œuvre d’art reste en grande partie muette, car elle ne supporte pas une réelle explication. Comme nous l’avons vu, l’œuvre montre sans jamais démontrer, et c’est ce mutisme au niveau du discours qui autorise son interprétation. En même temps, donc, que l’œuvre d’art © Hatier 2007 86 C O R R I G É 10_PHI070627_03C.fm Page 87 Mardi, 24. juillet 2007 10:30 10 B. Le pouvoir de suggestion d’une œuvre d’art Ce jeu de présence et d’absence d’une œuvre d’art, qui témoigne de sa spécificité, tient au rôle primordial de la suggestion en elle. Une œuvre dit sans dire, et cela parce que ce qu’elle a à exprimer, qui relève des sentiments ou de désirs sans limite, reste indicible. De la même manière que ce qui peut susciter l’érotisme est le dévoilement très partiel du corps, l’œuvre d’art laisse une partie du mystère subsister. L’œuvre d’art cherche en fait à rendre compte de quelque chose qui nous échappe, une transcendance, qui lui donne un statut quasi sacré. Cette transcendance ne renvoie pas forcément, comme en religion, à quelque chose qui serait au-dessus de nous (encore que les œuvres du Moyen Âge en Occident en ont beaucoup rendu compte), mais simplement quelque chose qui serait en dehors, et qui est situé hors de notre regard, de notre compréhension ou de notre pouvoir de nomination, comme lorsqu’il faut exprimer ce qui relève de la chair, de la communication impossible, du mélange inextricable en nous de liberté et de nécessité, etc. La culture impose sa présence, elle rend compte d’une absence, au travers de son caractère innommable, tel que le souligne un auteur comme Antonin Artaud : « Une chose nommée est une chose morte, et elle est morte parce qu’elle est séparée. » Le sujet 10 La raison et le réel L’ART • SUJET © Hatier 2007 87 C O R R I G É La morale Sujets d’oral Les œuvres d’art sont donc bien des réalités à part, qui se distinguent de toutes les autres. Cette différence est tellement prononcée qu’elle provoque souvent une incompréhension à son endroit, et fait surgir un doute quant à sa réalité propre. Mais si l’art nous apporte quelque chose d’unique, c’est justement à cause de ce statut différent, qui rend l’œuvre d’art toujours imprévisible et déroutante. En s’adressant à notre sensibilité et à notre imagination, elle interdit une définition achevée de son essence. Mais c’est grâce à cela que l’œuvre d’art conserve une promesse de liberté, dans un monde avant tout préoccupé de choses « utiles » et matérielles. Elle nous montre que la réalité est justement quelque chose d’inépuisable, que nous pouvons pressentir plutôt que saisir. Elle témoigne, mieux que tout, de la façon dont nous considérons cette réalité, et permet de mesurer le degré de réduction qu’apporte notre regard sur elle. Mais il reste à savoir, comme le dirait Hannah Arendt, si cette mesure ne peut pas finir par engloutir les œuvres d’art elles-mêmes, en les rangeant dans une culture préétablie et en en faisant des objets de consommation. La politique Conclusion