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NOTE n° 182 - Fondation Jean-Jaurès - 8 juillet 2013 - page 1
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du politique :
les mobilisations
au Brésil
Patrick Dahlet*
* Maître de conférence en
sciences du langage et
didactique des langues,
retraité de l’Université des
Antilles et de la Guyane ;
membre du laboratoire
« Transgressions,
imaginaires et images »
de l’Université fédérale
du Minas Gerais (Brésil)
où il travaille sur la
(dé)construction
des identités en contexte
de minorisation linguistique
et sociale.
L
e Brésil est secoué depuis trois semaines maintenant par d’intenses
manifestations qui ont déjà conduit plus d’un million de personnes à protester
dans les rues de près de cinq cents villes du pays – Brasilia bien sûr, mais aussi
les vingt-six autres capitales de cet Etat fédéral et des centaines d’autres agglomérations.
Personne n’aurait imaginé qu’une telle vague de protestations puisse avoir lieu,
probablement pas même au sein de la société civile, alors que la cote de popularité de la
présidente Dilma Rousseff, issue du Parti des Travailleurs (PT), frôlait les 80 % d’opinions
favorables et que la Coupe des Confédérations allait faire vibrer le pays tout entier à
l’unisson de son équipe de football. Et pourtant….
A L’ORIGINE, LE PRIX DES TRANSPORTS
Tout a commencé par l’appel d’un mouvement social, le Movimento Passe Livre (MPL,
Mouvement pour la gratuité des transports collectifs), relayé sur Facebook et Twitter, à
manifester contre l’augmentation du prix du ticket de bus de 3 reais à 3,20, annoncée par
la mairie de São Paulo le 6 juin dernier.
Dès la cinquième manifestation, le 17 juin 2013, alors que les forces de l’ordre réprimaient
violemment le mouvement et que les grands médias le déconsidéraient en l’identifiant aux
exactions d’une infime minorité, ils étaient déjà près de 250 000 (dont 100 000 à Rio et
50 000 à São Paulo) à occuper les rues d’une douzaine de villes. Le pays n’avait rien connu
AVERTISSEMENT : La mission de la Fondation Jean-Jaurès est de faire vivre le débat public et de concourir ainsi à la rénovation de la pensée
socialiste. Elle publie donc les analyses et les propositions dont l’intérêt du thème, l’originalité de la problématique ou la qualité de
l’argumentation contribuent à atteindre cet objectif, sans pour autant nécessairement reprendre à son compte chacune d’entre elles.
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de tel depuis les mobilisations qui avaient obtenu en 1992 la destitution pour corruption du
président Fernando Collor de Mello. Ceci ne signifie pas, loin de là, que le Brésil ignore
les conflits sociaux, mais que la couverture médiatique les rend invisibles en les
neutralisant : l’épopée des dix-sept jours de la « Marche pour la justice sociale et la
souveraineté populaire » des 12 000 paysans de Goiânia à Brasilia en 2005 est entrée
dans l’imaginaire des luttes et, à la périphérie des centres urbains, le conflit social est
permanent et fréquemment violent.
Le 18 juin, la présidente Dilma Rousseff déclarait dans une allocution télévisée combien
elle comprenait « ce message direct des rues » et la « valeur intrinsèque de la démocratie
et de la participation des citoyens à la conquête de ses droits » dont il témoignait.
Pourtant, ni la parole présidentielle, ni même l’annulation de l’augmentation du titre de
transport, le lendemain du 19 juin, par le maire PT de São Paulo, suivie par l’annonce de
baisses du même ordre à Rio (de 2,95 à 2,75 reais) et dans la plupart des capitales du pays,
n’ont empêché l’amplification du mouvement. Celui-ci va jusqu’à réunir le 20 juin plus d’un
million de personnes dans 150 municipalités ; des manifestants forcent même, dans la
soirée, l’entrée du palais présidentiel à Brasilia ou installent des campements devant la
résidence du gouverneur du PMDB (Parti du mouvement démocratique du Brésil) de Rio,
Sergio Cabral. Le 21 juin, la Confédération nationale des municipalités avait recensé des
manifestations dans 438 villes du pays.
CATALYSEUR D’UNE CONSTELLATION DE REVENDICATIONS
Si l’extension du mouvement a été exponentielle, après la victoire même que consacrait
l’abrogation de la hausse du titre de transport, c’est parce que cette revendication initiale en
recouvrait une constellation d’autres, dont elle a été le catalyseur, et qui couvaient sans
doute depuis des mois dans les réseaux du web. L’heure de résister était venue, et pas
seulement contre les insuffisances des transports publics qui obligent les habitants des
périphéries – ceux qui n’ont pas de voiture et encore moins d’hélicoptères pour survoler la
ville – à des déplacements quotidiens infernaux. Il fallait aussi protester contre les carences
de tous les autres services publics : dans le domaine de l’éducation (dans la classe d’âge des
14-25 ans, 51 % seulement terminent le collège, 33 % le lycée et pas plus de 11 % une filière
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d’enseignement supérieur) ; de la santé (le déficit en médecins et en équipements contraint
à des mois d’attente pour une consultation spécialisée qui pourra être expédiée en quelques
minutes, exposant aux risques de traitements précaires) ; du traitement des eaux usées (près
de la moitié de la population ne dispose pas encore du tout-à-l’égout). Le tout sur fond de
révolte contre la part colossale du budget public investie dans la préparation de la Coupe
du monde de football de 2014 et des Jeux olympiques de Rio en 2016, mais aussi contre
l’insécurité, contre l’inefficacité des institutions et des corps constitués, et contre les délits
d’initiés et la corruption endémique qui détourne des milliards de reais de la satisfaction des
besoins communs.
Depuis la victoire contre la hausse des tarifs des transports urbains, l’événement majeur est
devenu l’entrecroisement pêle-mêle, en d’innombrables slogans et pancartes de toutes les
couleurs et de facture le plus souvent artisanale, de toutes ces motivations dans des cortèges
qui se présentent comme apartidaires et d’où sont systématiquement écartées toutes les
délégations des partis et organisations syndicales traditionnelles.
Bien plus, la dissémination des manifestations dans les petites villes du pays a revisité la
multiplicité des revendications nationales, en y superposant un ensemble de doléances
locales, allant de l’absence d’éclairage public, de voies asphaltées, de signalement des rues
et d’enlèvement des déchets, à l’émancipation de la collectivité concernée comme
municipalité autonome, en passant par les déficiences du ramassage scolaire et l’indigence
des cantines scolaires, ou encore l’inexistence d’un commissariat de police civile.
Dans les capitales, l’entrecroisement des contestations a alimenté l’hétérogénéité des
manifestants. Autour d’une majorité de jeunes et d’étudiants, issus des classes moyennes,
on a pu retrouver des travailleurs dont le budget est grevé par le prix des transports, des
exclus (sans travail, voire sans domicile et sans papiers) et, se mêlant au mouvement
progressiste, des groupes conservateurs (au sein desquels on pouvait compter des petitsenfants des participants aux « marches pour la famille, Dieu et la liberté » qui précédèrent
le coup d’Etat militaire de 1964) qui, eux, tenaient un virulent discours anti-institutionnel
et étaient prompts à agresser les militants qui affichaient leur appartenance politique ou
syndicale de gauche pour les chasser manu militari de la manifestation.
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APARTIDAIRES,
MAIS PAS ANTIPOLITIQUES
Assurément, ces mobilisations ininterrompues depuis trois semaines déclinent à la face du
monde un « autre Brésil » que celui que l’on trouve au même moment dans les stades. Mais
c’est un « autre » qui, tout en frappant la vue, n’est pas facile à identifier. Comment définir
en effet ce mouvement aux composantes et initiatives devenues si hétérogènes, déclenché
par la matérialité d’une opposition au coût du transport urbain et l’immatérialité des réseaux
sociaux, et qui entrera dans l’histoire du Brésil sans avoir vraiment de nom ni de leader et
de coordination qui parlent pour lui ?
Sans prétendre résoudre la question de cette introuvable identité, on peut en situer
rapidement les contours en disant que coexistent en son sein trois histoires. Il y a d’abord la
plus ancienne, plusieurs fois centenaire, puisqu’elle a commencé avec la colonisation. C’est
une histoire de déclassements et d’exclusions qui marginalisent des populations en leur
interdisant ou en limitant toutes formes de participation à la vie publique : les esclaves dans
les senzalas, les cases, les indigènes sous tutelle dans les réserves, les opposants dans les
geôles de la dictature, les paysans sans terre sous tentes en bord de route, les favelados dans
les favelas des périphéries urbaines.
C’est ensuite, comme pour contrebalancer radicalement la première, l’histoire plus récente
– dans le prolongement de la dynamique constitutionnelle de 1988 et relayée à partir de
2001 par les quatre éditions du Forum social mondial de Porto Alegre – des projets de
démocratie participative en œuvre aujourd’hui dans plus d’une centaine d’agglomérations
brésiliennes, et qui en font une sorte de laboratoires démocratiques, observés à la loupe par
le reste du monde.
C’est enfin, depuis dix ans, une histoire d’inclusion sociale, avec la politique de résorption
de la pauvreté et de lutte contre la discrimination raciale, inaugurée en 2003 dans le cadre
du premier mandat du président Lula. Cette politique a intégré quarante millions de
Brésiliens à une « nouvelle » classe moyenne (la classe dite « C », caractérisée par un revenu
familial total entre 1064 reais et 4561 reais, soit entre 350 euros et 1500 euros) et permis à
vingt millions d’autres de franchir le seuil de pauvreté déterminé par la Banque mondiale
(deux dollars par jour).
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A la confluence de ces trois histoires, la réalité de ces mobilisations est complexe. Ni
indignation d’une génération de jeunes nantis, ni révolte des plus pauvres, elles associent,
dans une lutte non bornée, une majorité de manifestants qui ont déjà à perdre à une partie
de la population qui a encore tout à conquérir et à des collectifs constitués autour de
plateformes pour des pratiques de démocratie participative et/ou directe, dont les membres
peuvent bien entendu coïncider avec des protagonistes de l’un des deux autres regroupements. C’est le croisement de ces trois types de luttes qui détermine l’ampleur et la
fermeté du mouvement, et la différence de leurs ancrages qui explique leur diversité et leur
déplacement, quelquefois aux limites de la contradiction, au gré de leurs contextes
d’expression dans ce pays-continent. Cela d’autant plus que la frontière entre les trois séries
est loin d’être étanche, ce qui sépare les nouveaux intégrants de la classe « C » des plus
pauvres étant souvent pour le moins précaire et ténu.
Mais par-delà la dissymétrie des histoires dans lesquelles ils s’inscrivent, la multitude de
ces manifestants est reliée par une cause essentielle : celle d’une préoccupation
commune pour les affaires communes. En ce sens, ce qui fédère en profondeur le
mouvement, c’est moins le combat contre les inégalités matérielles et symboliques
extrêmes qui perdurent dans le pays que le sentiment du fossé, voire d’un abyme, qui
existe entre l’Etat et eux. Contrairement à ce que les partis d’opposition et l’empire TV
Globo se sont hâtés de propager, leur apartidarisme proclamé ne signifie pas qu’ils soient
antipolitiques ou rassemblés contre le gouvernement actuel, mais qu’ils veulent
refabriquer du politique. Ce que réclame le peuple brésilien dans les rues aujourd’hui,
ce n’est pas moins d’Etat, mais de l’Etat avec plus de peuple : un Etat qui ne décide pas
tout seul pour le peuple, par la grâce de son admini-stration et de ses élus, mais une
gouvernance de la cause publique (aux différents niveaux, fédéral, régional et municipal)
d’où le peuple ne serait pas absent et à laquelle il participerait directement.
PARTAGER LE PROGRÈS
Au fil de la troisième semaine du mouvement, les marches se sont poursuivies partout :
90 000 manifestants le 26 juin à Belo Horizonte à l’appel du COPAC (Comité populaire
des victimes de la Coupe), 10 000 à Maceio le lendemain et des milliers à Rio, São Paulo,
Porto Alegre, Fortaleza, Salvador, Campo Grande… avec toujours, derrière l’étendue des
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revendications, incluant la condamnation de violences sociales spécifiques (ainsi à Rio
contre la répression de la police dans les favelas), une exigence fondamentale des
manifestants : que le système institutionnel les reconnaisse et prenne conscience que
son horizon et le leur est le même.
Réunies le 25 juin, les organisations politiques (PT, PSOL, PSTU entre autres), syndicales
(CUT, Via Campesina, UNE) et associatives (la MMM, Marche mondiale des femmes,
notamment), au début réservées sur le caractère progressiste des manifestations, voire
hermétiques à leurs modalités et contenus, appellent à une grande journée nationale de
lutte, grèves et manifestations le 11 juillet prochain « pour les libertés démocratiques et
les droits des travailleurs et travailleuses ». C’est une initiative unitaire que l’on n’avait
pas vue ici depuis longtemps.
La présidente Rousseff a compris qu’il fallait repartir de ce que veulent et peuvent les
citoyens ordinaires pour penser et agir au plus près de leurs besoins. Le 21 juin, elle
présente, dans un discours à la nation, un pacte national pour l’éducation (avec l’affectation
à son développement de 75 % des royalties issues de l’extraction du pétrole – le Sénat s’est
accordé sur 34 % le 4 juillet), la santé (accélération des investissements, augmentation du
numerus clausus pour les étudiants et internes en médecine, recrutement dans l’immédiat
de milliers de médecins étrangers ; mesures financées, entre autres, par 3,8 % des royalties
du pétrole, mesure approuvée par le Sénat le 4 juillet) et les transports (plan national de
mobilité urbaine adossé à une défiscalisation de la consommation d’essence et d’énergie
électrique des bus et trains). Le Sénat a également approuvé le 26 juin un projet de loi qui
qualifie la corruption de « crime atroce », comme le sont les meurtres.
Ensuite, après avoir rencontré les représentants du Mouvement pour la gratuité des
transports et d’un ensemble d’organisations politiques et sociales, Dilma Rousseff annonce
le 24 juin la tenue d’un « plébiscite »1 pour une grande réforme politique. Cette réforme
propose notamment de changer les modalités d’élection des parlementaires (le bulletin de
vote serait affecté à un candidat et non plus seulement à un parti) et le financement public
1. A la différence du référendum, convoqué et appliqué après la création de l’acte législatif ou administratif (par
exemple, une loi), le plébiscite est convoqué et appliqué avant la création de l’acte législatif ou administratif. Le
plébiscite vise ainsi l’approbation d’une loi qui devra encore être créée par le Congrès national, suite à
l’approbation de la population.
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des campagnes électorales (dépendant actuellement exclusivement de fonds privés
perméables aux corruptions). Elle serait associée à une Assemblée constituante
spécifique pour l’instituer. Certes, ces mesures doivent être adoptées par le Congrès.
Mais quelles que soient les réserves que l’on puisse émettre sur le gouvernement, il faut
reconnaître que la proposition est audacieuse puisqu’elle reconnaît implicitement que la
Constitution qui, en 1988 au sortir de la dictature, rétablit la démocratie représentative,
ne suffit pas à déterminer l’exercice d’une démocratie effective. L’idée d’une
Constituante a d’ailleurs suscité une levée de boucliers de la part de toute l’opposition
conservatrice, relayée par une bonne partie des médias, qui a conduit la présidence à la
retirer de la proposition.
Reste que le « plébiscite » pour une réforme d’un système politique doit être en mesure de
produire de nouveaux dispositifs de redistribution économique et de reconnaissance sociale.
L’histoire du « Juin brésilien » de 2013 est loin d’être terminée. Une absence de réponse à
la hauteur de l’indignation populaire et de l’espérance de changement exposerait au
risque de dilapider les effets somme toute globalement positifs des dix ans écoulés de
présidence « pétiste » – du gouvernement du PT. On veut croire ici qu’il n’en sera rien
et qu’au contraire, en plaidant par-delà les clivages, l’articulation du changement social et
des transformations de société, ces mobilisations ouvriront la voie à de nouvelles logiques
d’émancipation et de progrès solidaire au sein de la démocratie brésilienne.
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