Marivaux - Magnard
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Marivaux - Magnard
Classiques & Contemporains Marivaux La Colonie suivi de L’Île des esclaves LIVRET DU PROFESSEUR établi par JOCELYNE HUBERT professeur de Lettres SOMMAIRE DOCUMENTATION COMPLÉMENTAIRE Compte rendu de La Nouvelle Colonie ou la Ligue des femmes ............................................................................ Préface de L’Île de la raison ou les Petits Hommes ........... 3 4 POUR COMPRENDRE : quelques réponses, quelques commentaires Étape 1 Étape 2 Étape 3 Textes de théâtre : le texte à ne pas dire ........... Lieux théâtraux : l’espace du jeu ............................. Premières escarmouches : la guerre est déclarée ..................................................... Étape 4 Enjeux du conflit : liberté, égalité ....................... Étape 5 L’assemblée des femmes : plaidoyer pro domo ......................................................... Étape 6 Manœuvre de diversion : échec et mat ............. Étape 7 Un monde à l’envers : inversion des rôles ..... Étape 8 Une leçon pour les maîtres : l’épreuve du miroir............................................................ Étape 9 Une leçon pour l’esclave : l’épreuve du discours ..................................................... Étape 10 Succès du cours d’humanité : une leçon profitable ? .................................................... Étape 11 Théâtre du monde et comédie humaine .......... Conception : PAO Magnard, Barbara Tamadonpour Réalisation : Nord Compo, Villeneuve-d’Ascq 6 9 11 13 14 15 17 19 20 23 25 3 DOCUMENTATION COMPLÉMENTAIRE Compte rendu de La Nouvelle Colonie ou la Ligue des femmes Compte rendu de l’unique représentation de La Nouvelle Colonie ou la Ligue des femmes dans le Mercure. « Le 18 juin1, les Comédiens-Italiens donnèrent la première représentation d’une comédie intitulée La Nouvelle Colonie ou la Ligue des femmes, dont M. de Marivaux est l’auteur. Cette pièce n’a pas été aussi heureuse que celles qui sont sorties de sa plume. Il l’a retirée dès la première représentation, et nous a réduits par là à n’en pouvoir donner qu’une idée confuse. Voici à peu près de quoi il s’agit... Des femmes qui habitent une île ont assez d’ambition pour ne vouloir plus vivre dans la dépendance des hommes : elles trouvent fort mauvais que ces derniers ne les admettent pas au gouvernement. L’action théâtrale commence précisément dans le même jour qu’on fait l’élection de deux nouveaux gouverneurs, dont l’un représente la noblesse et l’autre le tiers état. Silvia, la première et la plus hardie des femmes qui veulent secouer le joug que les hommes leur ont imposé, ayant appris que Timagène vient d’être élu chef de la noblesse, se flatte d’obtenir de lui (en faveur de l’amour qu’il a pour elle) qu’il fasse rendre justice à son sexe ; elle lui proteste qu’il doit renoncer à son amour s’il ne la tire de l’esclavage où l’injustice des hommes a réduit les femmes jusqu’à ce jour ; elle le charge d’en faire la proposition au Conseil. Timagène n’oublie rien pour lui faire concevoir l’absurdité de ses prétentions ; elle n’en veut point démordre et le quitte. Timagène, ne pouvant vivre sans l’objet de son amour, est tout prêt de renoncer à sa nouvelle dignité, mais Sorbin, qui vient d’être associé au gouvernement avec lui, s’oppose à son dessein, quoique Mme Sorbin, sa femme, prétende la 1. 18 juin 1729. 4 même chose que Silvia, et soit prête au divorce, s’il lui refuse ce qu’elle exige de lui. Sorbin, après quelques moments de fermeté, se résout à abdiquer comme Timagène, mais craignant qu’on ne fasse violence à Silvia et à Mme Sorbin sous un autre gouvernement, ils prennent le parti, avant que d’abdiquer, de faire une nouvelle loi qui ordonne qu’on ne pourra procéder contre les femmes que par la voie des prières et des remontrances. Un philosophe est associé aux deux gouverneurs, pour leur servir de conseil. Ce philosophe, qui s’appelle Hermocrate, leur reproche la faiblesse qu’ils ont pour un sexe dont ils doivent être les maîtres. Dans le nouveau Conseil qui s’assemble pour recevoir l’abdication et de Timagène et de Sorbin, Hermocrate est élu pour gouverner seul : il signale son avènement à l’empire par l’exil du père et de l’amant de Silvia et par celui de Sorbin et de sa femme. Arlequin, gendre prétendu de M. Sorbin, se trouve enveloppé dans la même punition. Cette sévérité d’Hermocrate fait rentrer les femmes dans leur devoir et les oblige à renoncer à leurs prétentions. La pièce est suivie d’un divertissement où l’on chante l’avantage que l’amour donne aux femmes sur les hommes pour les dédommager de la part que ces derniers leur refusent dans le gouvernement. La pièce est en prose et en trois actes. Le divertissement a été fort applaudi. Il a été mis en musique par M. Mouret. » Préface de L’Île de la raison ou les Petits Hommes Préface de Marivaux à sa pièce L’Île de la raison ou les Petits Hommes, représentée en 1727 et imprimée en 1758, suivie de la liste des acteurs. « J’ai eu tort de donner cette comédie-ci au théâtre. Elle n’était pas bonne à être représentée, et le public lui a fait justice en la condamnant. Point d’intrigue, peu d’action, peu d’intérêt ; ce sujet, tel que je l’avais conçu, n’était point susceptible de tout cela : il était d’ailleurs trop singulier ; et c’est sa singularité qui m’a trompé : elle amusait mon imagination. J’allais vite en faisant la pièce, parce que je la faisais aisément. Quand elle a été faite, ceux à qui je l’ai lue, ceux qui l’ont lue eux-mêmes, tous gens d’esprit, ne finissaient point de la louer. Le beau, l’agréable, tout 5 s’y trouvait, disaient-ils ; jamais, peut-être, lecture de pièce n’a tant fait rire. Je ne me fiais pourtant point à cela : l’ouvrage m’avait trop peu coûté pour l’estimer tant ; j’en connaissais tous les défauts que je viens de dire ; et dans le détail, je voyais bien des choses qui auraient pu être mieux ; mais telles qu’elles étaient, je les trouvais bien. Et, quand la représentation aurait rabattu la moitié du plaisir qu’elle faisait dans la lecture, ç’aurait toujours été un grand succès. Mais tout cela a changé sur le théâtre. Ces Petits Hommes, qui devenaient fictivement grands, n’ont point pris. Les yeux ne se sont point plu à cela, et dès lors on a senti que cela se répétait toujours. Le dégoût est venu, et voilà la pièce perdue. Si on n’avait fait que la lire, peut-être en aurait-on pensé autrement : et par un simple motif de curiosité, je voudrais trouver quelqu’un qui n’en eût point entendu parler, et qui m’en dît son sentiment après l’avoir lue : elle serait pourtant autrement qu’elle n’est, si je n’avais point songé à la faire jouer. Je l’ai fait imprimer le lendemain de la représentation, parce que mes amis, plus fâchés que moi de sa chute, me l’ont conseillé d’une manière si pressante, que je crois qu’un refus les aurait choqués : ç’aurait été mépriser leur avis que de le rejeter. Au reste, je n’en ai rien retranché, pas même les endroits que l’on a blâmés dans le rôle du paysan, parce que je ne les savais pas ; et à présent que je les sais, j’avouerai franchement que je ne sens point ce qu’ils ont de mauvais en eux-mêmes. Je comprends seulement que le dégoût qu’on a eu pour le reste les a gâtés, sans compter qu’ils étaient dans la bouche d’un acteur dont le jeu, naturellement fin et délié, ne s’ajustait peut-être point à ce qu’ils ont de rustique. Quelques personnes ont cru que, dans mon Prologue, j’attaquais la comédie du Français à Londres. Je me contente de dire que je n’y ai point pensé, et que cela n’est point de mon caractère. La manière dont j’ai jusqu’ici traité les matières du bel esprit est bien éloignée de ces petites bassesses-là ; ainsi ce n’est pas un reproche dont je me disculpe, c’est une injure dont je me plains. » 6 POUR COMPRENDRE : quelques réponses, quelques commentaires Étape 1 [Textes de théâtre : le texte à ne pas dire, p. 162] 1 Les caractères droits en minuscules constituent le texte à dire par l’acteur ; et par le lecteur dans la liste des personnages (« acteurs »), p.14 et 94. Les caractères droits en capitales sont un texte à ne pas dire par l’acteur, mais à lire par le lecteur. Les caractères penchés en capitales indiquent le découpage de l’action. Les caractères italiques en minuscules servent à présenter les acteurs et le lieu de l’action. Ce sont les didascalies initiales ; les autres caractères italiques sont des indications scéniques, c’est-à-dire des didascalies expressives ou fonctionnelles. Quant aux caractères utilisés en haut des pages, ils relèvent des conventions éditoriales, et non des conventions de genre ; ils répètent le titre de l’œuvre et le numéro de la scène. 2 On identifie tout de suite Ar[th]enice (La Colonie), I[ph]icrate, Eu[ph]rosine et Cléan[th]is (L’Île des esclaves) comme des noms grecs. On essaiera de « traduire » les noms propres des acteurs en les décomposant ou en les rapprochant d’étymons connus : par exemple -crate, qui vient du grec kratos et qui signifie « puissance », « pouvoir » ; Hermocrate serait donc un être de pouvoir. Quant au nom d’Euphrosine, il rappelle celui d’une fille de Zeus, l’une des Charites auxquelles on attribuait les agréments qui embellissent la vie des hommes. Choix ironique, car si Euphrosine est belle, elle est par ailleurs fort peu « agréable » à son entourage. Cléanthis est le nom d’un philosophe grec, stoïcien, mais on le trouve aussi chez Molière. Autre critère, celui de la Comédie-Italienne. Arlequin et Trivelin y sont des valets, le second étant plus spécifiquement valet d’intrigue. 7 Enfin, Marivaux, pour La Colonie, indique des conditions sociales qui permettent de distinguer les nobles et le peuple. 5 La Colonie Sc. Sc. Sc. Sc. Sc. Sc. Sc. Sc. Sc. Sc. Sc. Sc. Sc. Sc. Sc. Sc. Sc. Sc. 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 Nombre 5 10 1 de pages Arthenice X X X Mme Sorbin X X X M. Sorbin X Timagène X Lina Persinet Hermocrate Troupe de femmes Autre femme Autre(s) homme(s) 3 3 2 2 2 15 1 X X X X X X X X X X X X X X 5 3 X X X X X (X) X X X X X X X X 5 6 3 X X X X X X (X) X X (X) X X X X X (X) X (X) X (X) X X 4 6 2 X X X X X X X X X X X (X) X (X) X X (X) X (X) (X) (X) X X (X) (X) (X) (X) X Présence. (X) Présence muette. L’Île des esclaves Sc. 1 Sc. 2 Sc. 3 Sc. 4 Sc. 5 Sc. 6 Sc. 7 Sc. 8 Sc. 9 Sc. 10 Sc. 11 Nombre de pages 8 7 11 5 7 9 2 5 5 4 2 Iphicrate X X X • (X) • X• X (X) Arlequin X X X• X• X• X• X X Euphrosine (X) X• X• (X) • X • X• X• (X) Cléanthis X X• X• X• X• X Trivelin X X X X X Habitants de l’île (X) X Présence. (X) Présence muette. • Costumes échangés. Le tableau de La Colonie fait apparaître la structure dramatique de la pièce en un acte, composée de 18 scènes, délimitées par les entrées et sorties des personnages. Les scènes sont généralement courtes – ce qui signale les nombreux mouvements sur la scène et fait ressortir l’importance des scènes plus 8 longues : les scènes 2, 9, 14 et 17. La scène 9 est de beaucoup la plus longue, elle se situe au centre exact de l’action et ne comporte aucun personnage masculin, elle a donc de fortes chances d’exprimer les contenus féministes de la pièce qui s’est d’abord appelée La Ligue des femmes. Les personnages principaux sont les personnages féminins, en général, qui occupent la scène presque en permanence (seules les scènes 12 et 16 ne comportent aucune femme… ce sont les scènes du « complot » masculin). On remarque également que les hommes apparaissent massivement vers la fin, après avoir apparu au début (sc. 2), le temps de l’exposé du conflit. Seul Persinet entre et sort de scène plusieurs fois quand les femmes s’y trouvent, et c’est lui qui provoque la coalition masculine après sa scène, en duo, avec Lina (sc. 11). Globalement, la seconde partie est plus agitée : de plus en plus de personnages sur scène (l’arrivée d’Hermocrate et « d’un autre homme » à la sc. 12), et l’on constate la « désunion » des couples de femmes et d’hommes (Arthenice et Mme Sorbin ne sont plus synchrones). Quant au dénouement, il suffit de le rapprocher de l’exposition pour faire apparaître la dissymétrie. Le tableau de L’Île des esclaves est apparemment plus simple : moins de scènes et moins de personnages. Il est cependant plus complexe à cause de nombreuses « présences muettes » et des changements de « costumes », autrement dit de « rôles » qui font partie du dispositif dramatique : la scène 6 occupe une place centrale à tous points de vue (c’est une des plus longues, elle réunit les deux couples de maîtres/serviteurs qui ont échangé leurs rôles et les présences muettes d’Iphicrate et Euphrosine les placent en position de spectateurs). Mais la scène la plus longue est la scène 3 où, devant Trivelin, Cléanthis fait le portrait de sa maîtresse. On note également la disparition de Trivelin dans la seconde partie et son retour au dénouement, et l’on constate que le rythme s’accélère après la scène 6 et que l’espace se remplit jusqu’à réunir tous les protagonistes (scène 11, symétrique de la scène 2). On retrouve donc les mêmes effets de rythme dans les deux pièces, bien que l’une soit « écrite » pour un théâtre de société et l’autre imprimée après la création par des comédiens au jeu codifié. Le système des personnages joue des mêmes effets de contraste et de symétrie. On ne peut qu’établir un parallèle entre Hermocrate et Trivelin, les meneurs de jeu. 9 6 Voir documentation complémentaire, p. 3. 7 Voir documentation complémentaire, p. 4. Étape 2 [Lieux théâtraux : l’espace du jeu, p. 164] 1 « Une île » est indéterminée (« un(e) », article indéfini), alors que « l’île » est déterminée par l’article défini « l’ » et par le complément de nom, comme dans « l’île de la raison ». Les déterminations donnent une valeur utopique à « l’île », alors qu’« une île » peut désigner n’importe quelle île, réelle ou inventée. 2 « Cette île » (p. 16, l. 12) où se sont réfugiés les acteurs de La Colonie n’est située ni géographiquement ni chronologiquement. On sait seulement qu’elle est peuplée de « sauvages » (p. 83, l. 31) contre lesquels les réfugiés sont en guerre. Rien n’indique qu’il pourrait s’agir d’une période ancienne. La société européenne représentée est à l’image de la société réelle : société de classes, moins le clergé. Accessoires vaguement contemporains : « encre », « papier », « table » pour le notaire ; références aux vêtements : « cornettes », « rubans » ; métiers évoqués par Mme Sorbin. L’effet de réel est toutefois brouillé par la situation politique : la colonie vit dans l’anarchie, au sens strict du terme (p. 25, l. 67-69) – ce qui n’était pas le cas des colonies royales –, et les réfugiés s’apprêtent à élire des « député(e)s », selon des formes républicaines inconnues de la France de Louis XV. 3 « Cette île » où viennent d’aborder les acteurs de L’Île des esclaves n’est pas mieux localisée géographiquement : « une mer et des rochers » n’ont rien de précis, mais les « quelques arbres et des maisons » connotent une île habitée. On sait très vite qu’elle a été colonisée « depuis cent ans » par des esclaves révoltés venus de Grèce (p. 97, l. 25-26), et les références à Athènes sont fréquentes. On peut imaginer qu’il s’agit de la démocratie athénienne et de référence littéraire à la République de Platon, mais les scènes entre les maîtres et leurs serviteurs évoquent plutôt les relations contemporaines de 10 maîtres et valets, ainsi que les détails vestimentaires (le « corset » d’Euphrosine, p. 120, l. 166) et culturels (la « loge au spectacle », p. 120, l. 174) qui connotent la société européenne du XVIIIe siècle. Le brouillage spatio-temporel des deux pièces est vraisemblablement motivé par la crainte de la censure : le cadre utopique permet d’atténuer la charge, ainsi que l’absence du clergé et de l’Église qu’il ne faisait pas bon offenser dans une monarchie de droit divin (cf. l’affaire du chevalier de La Barre). 7 Il est possible, même en classe entière et avec quelques Petit Robert, de consolider les notions d’étymologie, de dérivation, de polysémie, de champ sémantique et de champ lexical. On pourra comparer l’étymologie de monde (du latin mundus) et de ses dérivés avec celle de géographie (de gê qui signifie « terre » en grec) et de tectonique (de khtôn qui signifie « terre » en grec). Si l’on recherche l’étymologie du mot homme, on trouvera pareillement le latin homo, inis et le grec anthrôpos, qui signifie « homme » comme dans anthropologie. Les dates d’entrées dans la langue des étymons grecs et de leurs dérivés sont généralement plus tardives et les emplois plus spécialisés. La lecture des différents sens et synonymes de monde permet d’appréhender la vaste polysémie du mot (à l’inverse, on notera qu’autochtone est monosémique). En ce qui concerne les emplois du texte de Marivaux, représentatif d’un état de la langue au XVIIIe siècle, on distinguera les emplois de sens plein (p. 61, l. 34) des emplois « désémantisés » (p. 62, l. 44), où le mot est utilisé comme augmentatif d’un superlatif relatif (trait de langue précieuse). On remarquera que le sens général d’univers recouvre aussi bien la notion de cosmos – ensemble de planètes – (p. 38, l. 35) que la notion de nature par opposition à homme (p. 51, l. 119), et de « bas monde » par opposition à l’« autre monde » (p. 76, l. 58). Les emplois les plus nombreux qui font de monde le synonyme de « société » (p. 155, l. 20), de « mondanités », d’un monde social particulier (p. 134, l. 18) ou des gens qui composent la société (p. 147, l. 44) sont partiellement devenus des archaïsmes. 11 Étape 3 [Premières escarmouches : la guerre est déclarée, p. 166] 3 La différence d’origine sociale entre Arthenice et Mme Sorbin est marquée par la différence de parlure. Arthenice utilise un vocabulaire de langue soutenue et abstrait (« revêtir du […] pouvoir », « conjoncture », « dignité de votre emploi », « réflexions », « dessein », etc.), une syntaxe liée (phrases complexes et nombreuses modalités) et un ton posé : sa parlure est « noble », comme sa condition. Mme Sorbin utilise un vocabulaire plus concret, une syntaxe plus elliptique davantage marquée d’affectivité (interrogations, exclamations, phrases segmentées, p. 22, l. 25-29 ; p. 20, l. 3-5). Elle semble d’un naturel vif et emporté comme le sont les « femmes du peuple ». Le même contraste distingue les propos de Timagène (p. 20, l. 1011 ; p. 21, l. 18-21) de ceux de M. Sorbin (p. 22, l. 23-24, 30). On remarque une désorganisation de la syntaxe au cours de l’affrontement de la scène 2. Les répliques sont de plus en plus courtes, parfois réduites à des exclamations, même Arthenice s’emporte (p. 26, l. 76-77, 81) tandis que Timagène conserve le même ton circonspect jusqu’à la fin (p. 27, l. 90-91 ; p. 29, l. 104-105). 4 et 5 L’accord entre les deux femmes est d’abord marqué par le geste d’union des mains (p. 15) et la répétition par Mme Sorbin des propos d’Arthenice en guise d’acquiescement. Il s’agit d’une reformulation dans un autre registre de chaque réplique d’Arthenice. Le seul désaccord entre elles est purement rhétorique comme le montre le choix de l’instrument de proclamation : le tambour, populaire, pour l’une ; la trompe, plus solennelle, pour l’autre. Les deux hommes, quant à eux, réagissent par le même rire aux revendications féminines, mais leurs parlures diffèrent de la même façon que celles des deux femmes. Timagène est plus effacé que M. Sorbin (10 répliques contre 23), mais c’est lui qui ouvre et ferme la discussion. 6 On marquera la différence entre le champ sémantique de monde, qui inclut parmi d’autres le sens de société, et le champ lexical de société, qui comprend essentiellement le réseau des conditions sociales (État, nobles, peuple, 12 bourgeois : mots fréquemment répétés qui renvoient à la société de classe d’Ancien Régime), le réseau lexical de l’état civil, où les sexes apparaissent comme des classes sociales (« notre sexe », « les hommes » [6 fois], « des femmes », « nos femmes »), ainsi que le réseau des catégories professionnelles (élu, maîtres, adjoint). On croirait avoir à faire aux quotas d’une enquête sociologique moderne ! Quant au champ lexical du pouvoir, il est resserré sur le réseau lexical juridique (pouvoir, droit, gouvernement, justice, lois, règlements, ordonnance, conseil, esclavage, commander). Le rapprochement des champs lexicaux, pouvoir et société, éclaire le thème de la pièce le plus apparent : une lutte pour le pouvoir politique de groupes qui s’affrontent déjà (les hommes/les femmes) ou s’affronteront plus tard (les nobles/le peuple). Pour clore cette étude sur le lexique, il serait bon de vérifier l’acquisition des notions dénotation/connotation ; par exemple, que dénote « compagne » (p. 15, l. 1) ? Que connote-t-il dans la bouche d’Arthenice ? On peut élargir le jeu aux très nombreux adjectifs possessifs et différencier « votre mari » (p. 19, l. 52) de « notre homme » (p. 19, l. 57) ; le premier dénotatif désigne le mari de Mme Sorbin (que lui montre Arthenice), le second, qui suit l’appellatif « Holà ! », connote les origines populaires (ou provinciales) de Mme Sorbin. 7 L’invention concerne le contenu. La forme doit répondre aux consignes intégrées dans l’énoncé : un monologue explicatif et non délibératif (où Arthenice s’interrogerait sur ses sentiments amoureux pour Timagène, ou amicaux pour Mme Sorbin). L’action de La Colonie commençant in medias res, on peut imaginer une scène d’exposition qui explique comment et pourquoi Arthenice se trouve sur cette île (cf. George Dandin, acte I, sc. 1). Pour que le monologue soit cohérent avec la suite, il faut aussi laisser au personnage son registre de langue soutenue et s’appuyer sur le ton de ses répliques. Puisqu’on aura lu des scènes d’exposition de théâtre classique et contemporain, on veillera à éviter les anachronismes linguistiques et à respecter le style du personnage. 9 À ce stade de l’étude, une recherche biographique dans un dictionnaire suffit. On approfondira plus loin la recherche des textes féministes sur Internet. 13 Étape 4 [Enjeux du conflit : liberté, égalité, p. 168] 2 On peut considérer comme indications scéniques intégrées au dialogue : sc. 1, l. 57 : entrée de M. Sorbin ; sc. 2, l. 109-112 : sortie des hommes ; sc. 4, l. 21-23 : sortie de Persinet ; sc. 5, l. 36-37 : entrée des femmes ; sc. 6, l. 37-38 : entrée d’une femme (« une de nos compagnes ») ; sc. 8, l. 13-14 : sortie de Persinet. 3 Exemples d’enchaînements : – par questions-réponses : sc. 4, l. 9-11, 13-14 ; sc. 5, l. 1-3, 9-10 ; sc. 8, l. 1-2 ; – par enchaînements syntaxiques : sc. 4, l. 5-7, 12-13 ; sc. 6, l. 9-13, 2325 ; sc. 7, l. 20-21 ; – par reprises thématiques : sc. 4 : « suivre de loin » (l. 16)/« [m]e tenir […] derrière » (l. 17)/« jusqu’à la paix » (l. 19)/« qui a rompu la paix ? » (l. 21) ; sc. 5 : « qu’il m’aime » et « qu’il m’épouse » (l. 2)/« l’amour » (l. 4)/ « le mariage » (l. 6-9)/« leurs maris » (l. 13)/« l’amour » (l. 15-16) ; sc. 6 : « marques » (l. 3)/« ces marques » (l. 11)/« deux parures » (l. 12) ; sc. 7 : « assises » (l. 10)/« bancs » (l. 12) ; sc. 8 : « pousser ces bancs » (l. 2)/« votre service est fait » (l. 10). Cette variété dans l’enchaînement des répliques permet les variations de tempo. 5 Les serments d’Arthenice et de Mme Sorbin sont parfaitement symétriques : même disposition (préambule, gestuelle, déclaration) et même contenu revendicatif (revendication égalitaire, affirmation d’indépendance de corps et d’esprit), mais ils contrastent par la forme. Le serment de Mme Sorbin semble une traduction en langage populaire du serment d’Arthenice en langage noble : « J’en jure par le plus gros juron que je sache » traduit « J’en jure par ma dignité de femme » ; et « cette tête de fer », « l’indocilité d’esprit ». L’effet produit est comique, comme l’était déjà le même procédé dans la scène 1. Le contraste toutefois excède ici la différence des niveaux de langue : le langage d’Arthenice est emphatique et abstrait, celui de Mme Sorbin est simple, concret et précis. Sa dialectique est aussi rigoureuse 14 que celle d’Arthenice, comme on le voit dans la scène 13 qui l’oppose aux hommes. 6 et 7 Les travaux d’écriture proposés permettent de faire le point sur l’épreuve du baccalauréat. On rappellera les Instructions officielles (B.O. n° 26 du 28 juin 2001), puis on identifiera l’objet d’étude commun aux deux exercices : « Persuader, convaincre », relevant de stratégies argumentatives. Ici, on demande la rédaction d’un « éloge », qu’on peut considérer comme une réfutation de la thèse défendue par les femmes. On aura donc préalablement recensé les arguments des adversaires du mariage (toutes les formes de l’aliénation) avant d’en proposer un « éloge » actualisé. La question 7 relève aussi de l’argumentation, mais sous la forme d’un dialogue théâtral inventé, s’inscrivant dans une suite logique de la scène 5. Étape 5 [L’assemblée des femmes : plaidoyer pro domo, p. 170] 1 La scène 9 est au centre de l’action à tous points de vue. Sur le plan dramaturgique, elle est l’aboutissement des huit scènes précédentes : toutes les femmes occupent la scène, et toutes y ont la parole. Au cours des scènes suivantes, les hommes occupent progressivement l’espace scénique et se réapproprient la parole et le pouvoir (même progression dans L’Île des esclaves, où la scène 6 marque le point culminant de l’épreuve des maîtres). Sur le plan dialogique, c’est non seulement la scène la plus longue, mais la plus diversifiée à cause de l’intervention du groupe des femmes (effet choral). Les répliques les plus longues sont attribuées à Arthenice qui mène le débat : la lecture liée de ses répliques (l. 1 à 125) constitue un plaidoyer féministe exemplaire. Les répliques des autres femmes sont brèves et le plus souvent symétriques (stichomythie), sauf celles de Mme Sorbin dont les répliques s’allongent dans la deuxième partie de la scène (l. 126-177). 3 Arthenice dresse un tableau de la condition féminine qui repose sur la vision que les hommes ont des femmes – une image dévalorisante de leur rôle dans l’économie domestique : aspect manuel des tâches (l. 79-82) ; 15 dans la vie sociale : fonction de divertissement (l. 84-88) – et surtout elle défait ironiquement l’image idéalisée de la femme-objet (l. 96-101). Elle oppose à cette vision l’image d’un être humain doté d’un esprit « redoutable » (l. 77-78) et de qualités civilisatrices (l. 87-91) qui en font un être humain supérieur à l’homme. 4 Toutes les femmes s’accordent dans la révolte contre l’oppression, elles ont toutes conscience de leur aliénation (l. 11-16) et s’entendent évidemment sur leur supériorité (l. 38-64). Elles comprennent l’ironie de leur statut de femmes-objets (l. 95), mais certaines hésitent à l’abandonner : le refus de plaire, proposé par Mme Sorbin, entraîne le désaccord (l. 126-189). 6 Le discours d’Arthenice appartient au genre de la rhétorique judiciaire et suit la progression logique du genre : exposé de la thèse (l. 77-78), énumération d’exemples-arguments (l. 78-82), démonstration (résultat des preuves) d’une inégalité injuste (l. 84-91). L’éloquence d’Arthenice s’appuie sur les figures récurrentes de l’art oratoire en usage dans les prétoires : figures d’insistance (anaphores : l. 79-82, 84-91 ; mises en relief : « c’est […], c’est […], c’est […] » ; « voilà »), figures d’opposition (toutes les antithèses « hommes »/« nous ») et figures d’analogie (comparaisons dévalorisantes : « bagatelle » ou ironiquement valorisantes : « le soleil insulté pâlit de honte à notre aspect »). 7 Les questions précédentes peuvent être considérées comme une préparation du commentaire composé auquel il suffira de trouver un plan : les femmes vues par les hommes (question 3) ; les femmes vues par ellesmêmes (questions 3 et 4) ; les femmes vues par Marivaux (questions 2 à 5). Étape 6 [Manœuvre de diversion : échec et mat, p. 172] 2 Le discours de Persinet (sc. 12) est un bel exemple de parataxe. Celui d’Arlequin présente les mêmes caractéristiques, mais évolue au fil de la pièce : voir sc. 1, l. 78-89 ; sc. 5, l. 48-57 et sc. 9, l. 45-56 où les connecteurs logiques apparaissent en même temps que la grandeur d’âme. Il en va 16 de même pour le lexique, populaire et imagé, de Persinet (p. 64, l. 6, 8, 10 ; p. 65, l. 16-19 ; p. 66, l. 30) que manie également Arlequin (p. 100, l. 6670). L’effet comique tient au procédé de l’accumulation dans les longues énumérations, qui établit, par exemple, un lien logique (implicite en l’absence de connecteurs) entre la décision d’être laide et la fabrication des lois (p. 68-69, l. 15-25). Sont comiques également les raccourcis imagés : « ces affaires d’État me coupent la gorge », « on va nous retrancher à son de trompe », « votre protection contre un tumulte » (Persinet) ; « n’est-ce pas là de belles guenilles pour les étaler ? », « les marques de votre amitié tombent toujours sur mes épaules » (Arlequin). 4 Une fois de plus, Arthenice et Mme Sorbin expriment leur foi dans l’égalité naturelle entre les êtres humains et voient dans les institutions sociales et politiques l’origine des inégalités. Encore une fois, on remarque les différences rhétoriques entre les deux discours. Arthenice manie l’ironie (sc. 13, l. 36-44) et s’appuie sur des références empruntées à la philosophie platonicienne (monde des idées), p. 71. Mme Sorbin répète et traduit la philosophie d’Arthenice en images triviales mais persuasives (« Madame la Cornette »/« Monsieur le Chapeau ») et démonte le discours phallocratique de son mari en recourant à une logique imparable (« Vous êtes le maître, et moi la maîtresse ») et à une allégorie prosaïque : celle de la ferme, où l’on peut voir une image de la République de Platon (Orwell utilise la même allégorie dans La Ferme des animaux, 1945). L’efficacité de la tirade de Mme Sorbin repose sur l’emploi de l’impératif (la prise de parole se confond ici avec la prise de pouvoir), la répétition de segments symétriques (qui donne un ton incantatoire à la tirade) et la parataxe qui accélère le rythme. 6 À la scène 17, Hermocrate fait craquer la première étincelle de discorde (l. 6-10) : elle enflamme immédiatement Mme Sorbin (l. 11) qui met le feu aux poudres en demandant l’abolition des privilèges (l. 23-25), à commencer par la suppression du « nom » (et du prestige qui y est attaché). À partir de ce moment, Arthenice se désolidarise complètement de « Madame l’artisane » (l. 39), « la Sorbin » (p. 48), « Cette extravagante ! » (l. 63) et, 17 enfin, « cette harengère » (l. 70), dernier mot de la scène, et donc d’autant plus accentué que la tournure interrogative maintient une intonation montante. 7 Il est important de souligner que l’invention concerne le contenu (signification du dénouement) et non la forme : il faut donc conserver une forme dialoguée et quatre personnages, mais la répartition des répliques et leur longueur devront varier. Si les femmes réagissent différemment, il faut leur faire expliquer leur attitude. Avant de passer au travail d’écriture, on peut collecter les propositions de variantes, telles que : a) les femmes déjouent la ruse masculine et se réconcilient, faisant passer leur victoire dans la guerre des sexes avant la lutte des classes ; b) Mme Sorbin accepte les armes, Arthenice, ne voulant pas paraître moins courageuse, la suit, et les hommes sont obligés d’avouer leur supercherie : les femmes pardonnent… ou ne pardonnent pas. 8 La réplique d’Arthenice aborde la question des devoirs, corollaire de celle des droits. À égalité de droits, égalité de devoirs (cf. art. X de la Déclaration des droits de la femme : « la femme a le droit de monter sur l’échafaud ; elle doit avoir également celui de monter à la tribune »). Donc si la femme infidèle est déshonorée parce qu’elle manque à ses devoirs, l’homme infidèle devrait l’être également. Le sentiment d’Arthenice semble donc parfaitement équitable. Noter qu’il s’agit d’infidélité (au sens large) et non exclusivement d’adultère. Marivaux défend fréquemment ce point de vue dans ses journaux (voir notamment Le Spectateur français, feuilles IX à XI). La recherche d’arguments pour justifier, ou condamner, la position de Marivaux pourrait être précédée d’une recherche d’exemples empruntés à la vie quotidienne et à l’actualité. Étape 7 [Un monde à l’envers : inversion des rôles, p. 174] 3 Deux mouvements principaux. L’entrée pleine de tristesse des naufragés (premières didascalies, pronoms et adjectifs possessifs pluriels associent les deux personnages dans le même malheur ) ; ce premier mouvement va jusqu’à la ligne 36. Il sert d’exposition à l’action, à la présentation des per- 18 sonnages et du cadre spatio-temporel. À partir du mouvement d’Arlequin « prenant sa bouteille pour boire » (l. 37), les deux personnages ne sont plus solidaires comme le montrent l’emploi de « je/tu/vous » (pluriel de politesse) et les didascalies expressives qui marquent les différences de sentiment entre les deux. La réplique qui oriente la suite de l’intrigue est celle de la ligne 77. La scène 2 commence avec l’intervention de Trivelin et des insulaires (cf. didascalies initiales), qui retirent au maître les emblèmes du pouvoir – l’épée et le nom (l. 1-21) –, puis se poursuit avec les réactions contraires des deux intéressés (l. 22-55) et se termine avec l’exposé du programme de rééducation des maîtres (l. 56-101), constitué pour l’essentiel par une tirade de Trivelin (l. 60-85), qui justifie les lois en vigueur dans l’île. La phrase clé de sa réplique pourrait être celle des lignes 71-72. 4 Les accessoires orientent de manière codifiée la compréhension des personnages : l’épée et le bâton sont les instruments du maître emporté et vindicatif, l’épée marquant l’appartenance à la classe noble. Iphicrate, comme son nom l’indique, est autoritaire et abuse de son pouvoir (sc. 1, l. 62-67) ; il est manipulateur (sc. 1, l. 65) et vaniteux (sc. 2, l. 40), mais ce trait de caractère apparaîtra plus loin. Arlequin joue de son accessoire traditionnel, la bouteille, pour souligner sa gaieté (cf. didascalies et sc. 1, l. 39, 41, 43, 56-60), mais sa dernière réplique de la scène 1 montre une profondeur de vue qui révèle ses qualités humaines (bonté). Dans la scène 2, qui le confronte à Trivelin, son heureux caractère se manifeste à nouveau par des rires et cabrioles (lazzi traditionnels), auquel il faut ajouter la naïveté, autre trait caractéristique du personnage (jeu de mots sur le nom). 5 On peut comparer Trivelin à Hermocrate d’un point de vue dramaturgique : en tant que « meneurs de jeu », ils peuvent s’assimiler aux metteurs en scène qui distribuent les rôles, fournissent des accessoires, corrigent l’interprétation. Hermocrate est plus discret et n’intervient qu’en fin de pièce pour préparer le dénouement. Trivelin définit lui-même sa charge de gouverneur (sc. 2, l. 37-38) qu’il explicite dans sa tirade en parlant au nom des insulaires, anciens esclaves. C’est donc un « affranchi » qui représente le 19 pouvoir : on n’entendra pas les insulaires, contrairement aux femmes de La Colonie qui s’expriment dans la scène 9. La seule « voix » de L’Île des esclaves est celle de Trivelin qui apparaît comme une projection de l’Arlequin futur, puisque lui aussi appartient à la même famille théâtrale (ComédieItalienne) et à la même classe sociale qu’Arlequin (valet). 7 Le champ lexical du pouvoir se trouve majoritairement dans les répliques de Trivelin (sc. 2), d’abord par l’emploi des verbes didactiques (apprendre, corriger, reconnaître, appeler, permettre), des substantifs appartenant au réseau lexical du gouvernement (charge, lois, république, citoyens) et par le caractère injonctif des impératifs. Outre les injonctifs, il faut noter l’abondance des phrases interrogatives qui se répartissent entre Trivelin et Arlequin, chacun des deux cherchant à s’informer de la situation de l’autre. Leurs réponses fournissent un tableau contrasté de la société réelle et de la société utopique (parce que idéale). 9 Cette recherche permet d’étudier quelques questions transversales portant sur le groupement proposé. Celle du rapport dominant/dominé. On peut en chercher les manifestations dans chaque extrait et les classer en fonction du pouvoir exercé : du plus fort au plus faible. On peut aussi s’attacher aux seuls personnages de valets et les classer en fonction de leur « rôle » : du simple faire-valoir comique au valet d’intrigue manipulateur. Où se placerait l’Arlequin de Marivaux ? Une autre question pourrait porter sur les parlures et la comparaison entre les différents valets et maîtres, et le constat de l’évolution des rapports vers une réduction de l’écart linguistique : la richesse du vocabulaire de Figaro, son recours fréquent au registre soutenu en font l’égal (si ce n’est le maître !) du Comte. Étape 8 [Une leçon pour les maîtres : l’épreuve du miroir, p. 176] 3 Ne pas confondre « progression » et « composition ». Les trois défauts sur lesquels interroge Trivelin n’en font qu’un : la coquetterie repose sur la 20 vanité et se manifeste par les minauderies. La progression du portrait s’appuie sur des amplifications successives d’une ébauche floue qui se précise, à la manière dont un(e) comédien(ne) compose un personnage. Les éléments qui marquent la progression et permettent de découper la scène sont les appuis rhétoriques de Cléanthis : l. 72-73, 81, 92, 100, 122, 125, 141, 152, 161. D’un point de vue argumentatif, les anecdotes jouées par Cléanthis font figure d’exemples-arguments. 5 L’attitude d’Arlequin (sc. 5) diffère de celle de Cléanthis (sc. 3) par le ton : Arlequin semble n’avoir pas quitté son rôle de valet porté sur la bouteille (l. 1-5) et se satisfaire de se savoir affranchi, sans chercher à exercer son nouveau pouvoir (l. 18-19). Son portrait d’Iphicrate se limite à l’ébauche initiale que Cléanthis traçait d’Euphrosine (sc. 3). Les petites touches du portrait sont composées d’une énumération (parataxe) contrastée de traits oxymoriques qui soulignent une absence de personnalité : c’est le portrait d’un « mondain ». Noter que la tirade s’ouvre et se ferme par des marques d’affection (« ce pauvre garçon », « mon ami, ne crains rien ») que Cléanthis n’a pas utilisées pour sa maîtresse. On peut s’interroger sur la signification de ces différences : première hypothèse, les esclaves étant le reflet du conditionnement des maîtres, Euphrosine devait être plus méchante qu’Iphicrate si l’on en juge par la cruauté de Cléanthis et le paternalisme d’Arlequin ; seconde hypothèse, les femmes sont supérieures aux hommes… surtout dans le domaine de la vanité ! 8 On fera précéder le travail écrit de l’étude des questions 9 à 11. Les portraits de coquettes proposés peuvent être remplacés par d’autres exemples empruntés aux manuels en usage, éventuellement chez des auteurs postérieurs à Marivaux (abbé Prévost, Cazotte, Laclos). Étape 9 [Une leçon pour l’esclave : l’épreuve du discours, p. 178] 3 La scène 6 marque l’aboutissement des scènes précédentes. Chaque esclave a jusqu’ici fait le portrait de son maître devant lui : Cléanthis de 21 manière détaillée et en ajoutant les mimiques et le discours rapporté à sa description ; Arlequin de façon plus superficielle, sans imitation. Dans les deux cas (sc. 3 et 5), la « comédie » était demandée par Trivelin. Alors qu’ici, pour la première fois, les deux couples de maîtres et de valets sont seuls en présence, et les maîtres spectateurs de la scène improvisée par les valets. On peut s’étonner que leur première initiative dans leur fonction de maîtres soit de faire « la belle conversation » (l. 11) entre eux plutôt que de se comporter en maîtres tyranniques vis-à-vis de leurs esclaves comme dans un véritable monde à l’envers. La situation qu’ils choisissent s’inscrit plutôt dans une tradition carnavalesque où le masque impose le comportement. On peut aussi voir une parodie des mœurs du « grand monde » dont la seule activité est le discours mondain. Monde où la conquête amoureuse (« les discours galants ») a remplacé les conquêtes territoriales. Le but poursuivi par les esclaves est de se moquer (l. 35-37) des maîtres pour leur donner une leçon. On remarquera les différences de jeu entre Cléanthis et Arlequin : Cléanthis joue sérieusement, son discours est très bien imité de celui d’une coquette (l. 45-46, 55-58, 60-62), alors qu’Arlequin ne peut garder son sérieux (l. 68-69) comme un comédien de théâtre, pris de fou rire quand on lui demande d’être ridicule. Mais la suite de la scène (l. 72116) permet une autre interprétation du rire d’Arlequin et du sérieux de Cléanthis : Cléanthis semble être en train de tomber amoureuse d’Arlequin et n’a donc aucun mal à jouer la scène, tandis qu’Arlequin est intéressé par Euphrosine et trouve comique de déclarer sa flamme à sa servante. Les tentatives de séduction entre maîtres et serviteurs déguisés est un topos du théâtre de Marivaux : on remarquera que jamais l’amour ne se déclare entre « classes » différentes. Ce thème est évoqué dans le film L’Esquive. 4 La scène 7 est la seule qui mette en présence les deux rôles féminins ; elle laisse attendre une scène symétrique des deux rôles masculins. Jusqu’à présent, il y a toujours un ou plusieurs spectateurs sur la scène qui pouvaient influer sur le comportement et le discours des personnages. On s’attend à une plus grande sincérité dans le tête-à-tête : on n’est pas déçu ! Euphrosine conserve sa morgue et tente d’ironiser (l. 6 et 9) ; elle n’a encore rien perdu de sa superbe. Et Cléanthis se livre à une démonstration d’auto- 22 rité (impératifs, injonctions diverses, vocabulaire, procédés de mise en relief ) qui montre deux traits de son caractère : la rancune à l’égard d’Euphrosine, qui s’exprime dans le désir de vengeance, et la jalousie à l’égard d’Arlequin, qui se révèle dans le portrait flatteur qu’elle en fait. 7 Le mot honnête, comme les mots monde, état ou condition, fait partie de ce vocabulaire classique dont le champ sémantique s’est rétréci au fur et à mesure que les champs lexicaux s’élargissaient. C’est ainsi que l’emploi classique d’honnête comporte encore toutes les significations comprises dans honneur, c’est-à-dire la droiture, la probité, la décence, la politesse, la fidélité, en somme toutes les qualités morales qui font d’un homme un « honnête homme » (p. 127, l. 27-28). Son antonyme « malhonnête » (p. 25, l. 61) restreint déjà le champ sémantique au contexte social des convenances : la politesse, l’éducation. Malhonnête, pour « mal élevé », a disparu des emplois modernes. Le sens conservé en français moderne est celui de la probité au sens restreint de matériel, le contexte moral est généralement précisé : « honnêteté intellectuelle », ou « femmes honnêtes » (vertueuses). Le sens classique est majoritaire dans le texte puisque employé comme épithète de « gens » ou « homme » et plus fréquent dans L’Île des esclaves, où il désigne des qualités sociales qui ne sont pas l’apanage des classes élevées (sc. 10, l. 19-41). 9 Avant de se livrer à l’exercice de reformulation, on peut d’abord faire l’inventaire de situations contemporaines permettant une inversion des rôles : patronne/employée (revers de fortune, révolution sociale, réussite artistique ou commerciale, etc.). Pour faciliter l’écriture de la tirade de l’employée devenue patronne, on peut essayer de lui attribuer les traits d’une actrice connue, en commençant par donner un visage à la patronne déchue (C. Deneuve, C. Bouquet, I. Huppert, etc.). Le choix de l’une facilite celui de l’autre (C. Bouquet s’est déjà trouvée opposée à J. Balasko). Quant aux arguments de Cléanthis, ils sont au nombre de trois : le premier tient à la nature frivole de la grande dame (qu’importe un amant de plus ou de moins ?), le deuxième à la nature aimable de l’amant qu’on lui propose (c’est un homme « simple » et « bon ») et le troisième à la condition des deux femmes (l’une doit obéir à l’autre : abus de pouvoir). 23 Étape 10 [Succès du cours d’humanité : une leçon profitable ?, p. 180] 2 Arlequin change d’attitude lorsque Iphicrate fait appel à sa compassion (sc. 9, l. 40-44). Il répond par une tirade (l. 45-56), où dominent le champ lexical du sentiment et la figure de l’antithèse, qui oppose l’esclave à son maître, opposition résumée dans la phrase finale : « je ne te ressemble pas, moi ». La réplique suivante marque l’accomplissement du pardon d’Arlequin par le retour du vouvoiement (l. 62), suivi du nouvel échange de costume (l. 68-69). Les larmes d’Iphicrate peuvent exprimer son émotion à se savoir aimé sincèrement par son esclave – ce dont il dit douter au début de la scène (l. 24). Le changement d’attitude d’Arlequin était prévisible dès la scène avec Euphrosine : il n’est pas à l’aise dans un autre « habit » que le sien. Celui d’Iphicrate est plus ambigu : s’il a renoncé à son attitude violente du début et remplacé la menace par la plainte, il n’est pas certain qu’il s’agisse d’un progrès : peut-être s’agit-il d’une nouvelle stratégie (« paternaliste ») destinée à attendrir le « cœur bon » d’Arlequin ? 3 On a vu Cléanthis plus féroce dans le portrait de sa maîtresse (sc. 3) qu’Arlequin dans celui de son maître, plus cruelle dans la leçon d’humilité (sc. 7) ; on la voit ici plus déterminée dans l’accomplissement de sa vengeance. Sa tirade résume la problématique de la pièce : elle y oppose une hiérarchie sociale fondée sur l’argent (l. 23-25) ou la naissance à une hiérarchie morale fondée sur le mérite personnel (l. 31-34) où dominent les qualités de cœur. Cette opposition s’appuie sur le jeu des pronoms personnels pluriels : « vous » (et « vos ») désigne tantôt les maîtres présents (l. 2630), tantôt « les gens du monde » (l. 34, 36-38) – ce qui fait de Cléanthis à la fois la servante d’Euphrosine et la représentante d’une classe opprimée (cf. La Colonie) qui utilise le pronom « nous » pour se désigner avec Arlequin (l. 19-21, 26, etc.) et « ils »/« eux » pour désigner la classe des « pauvres gens » au nom desquels elle parle. On peut rapprocher ce réquisitoire de la domestique de celui de l’épouse dans La Colonie (sc. 14). 5 Après Iphicrate (sc. 9, l. 59-61) qui avouait avoir été un mauvais maître, Euphrosine avoue avoir abusé de son pouvoir (sc. 10, l. 50-51). Il 24 faut noter la progression dans les aveux. Dans les scènes 3 et 5, les maîtres avaient dû reconnaître le ridicule de leur être vaniteux (défaut de caractère). Dans les scènes 9 et 10, ils font leur autocritique sociale et demandent pardon à leurs esclaves qui se repentent aussi (sc. 10, l. 43-47). 7 Les leçons de l’aventure portent sur la valeur morale des individus. Ce sont les gens de petite condition qui ont fait montre de grandeur d’âme, d’abord en ne se vengeant pas, puis en n’abusant pas de leur pouvoir malgré la tentation (Cléanthis, sc. 7). Ce sont eux qui se sont comportés en « honnêtes gens ». La morale de la pièce est dans la phrase « La différence des conditions n’est qu’une épreuve que les dieux font sur nous » et peut s’entendre de diverses façons : on peut la rapprocher du cri de Figaro qui attribue au hasard seul le fait de ne pas occuper une position supérieure à celle du comte Almaviva (qui ne s’est donné que « la peine de naître »). Marivaux, avant Beaumarchais, prône l’égalité naturelle des êtres humains et condamne l’ordre social fondé sur la naissance. Ou bien on prend au pied de la lettre le rôle des dieux et on interprète le déterminisme social comme la volonté divine : le fatum contre lequel on ne peut s’insurger et qui suppose donc l’acceptation de sa condition. Les différences de jugement sur la pièce tiennent aux différences d’interprétation du dénouement : conformiste et réactionnaire, comme l’ont pensé certains critiques des années 1970, ou novateur et audacieux, comme on le pense généralement aujourd’hui. 8 La tirade de Cléanthis se prête à l’exercice du commentaire composé que l’on propose de construire selon les trois axes de lecture, inclus dans l’énoncé : 1. Cléanthis, figure de la révolte (pasionaria) ; 2. Cléanthis, dialecticienne redoutable (« Socrate », cf. Mme Sorbin) ; 3. Cléanthis, porte-parole de Marivaux. On rappellera dans l’introduction la forte personnalité du personnage qui se manifeste à chaque apparition. Trivelin doit l’empêcher de parler quand ce n’est pas son tour (sc. 2). La faire taire quand son rôle est terminé (sc. 3) ou la modérer lorsqu’elle outrepasse la demande. À l’impétuosité de son caractère (colérique) s’ajoute une lucidité cruelle dont Euphrosine fait les frais et qui contraste avec les taquineries qu’Iphicrate subit de la part 25 d’Arlequin. Il semble bien que Marivaux l’ait investie de toute la charge de contestation sociale de la pièce. La première partie s’appuiera sur la rhétorique lyrique du passage : énoncés exclamatifs, interrogatifs, adresses aux allocutaires, champ lexical de l’infériorisation (« mépriser », « maltraiter », « offenser », « accabler », « vers de terre ») qui nourrit le sentiment de révolte. La deuxième partie mettra en évidence la construction argumentative rigoureuse de la tirade (jeu des pronoms et temporalité) et le champ lexical du raisonnement (« beaux exemples », « regarder comme », « c’était », « que faut-il donc ? […] il faut avoir », « estimez-vous », « vous devriez »), d’autant plus efficace qu’il cherche à « toucher » plus qu’à persuader par une démonstration abstraite. La troisième partie (ou une conclusion développée selon le but de l’exercice) fera le bilan des idées sociales exposées dans cette tirade et que l’on peut attribuer à Marivaux (cf. L’Indigent philosophe, « Des riches », 1re feuille ; « Des domestiques », 6e feuille). Étape 11 [Théâtre du monde et comédie humaine, p. 182] 1 Le but de cette question est de faire un bilan sur la notion de genre et de registre. Arlequin s’exclame : « Ah ! mon camarade, vous avez de la malice ; vous demandez la comédie » (sc. 5). Et Marivaux sous-titre ses deux pièces « Comédie, en un acte » qui seront interprétées par la Comédie-Italienne, ou Française. On cherchera donc à justifier l’appellation de « comédie ». On peut rire avec les dialogues des scènes 2 de La Colonie et de L’Île des esclaves, avec les jeux de scène des scènes 11 de La Colonie et 6 de L’Île des esclaves. Les enjeux des deux pièces sont particulièrement visibles dans les scènes 6 et tirent en direction de la classique comédie de mœurs. Toutefois, on constate, avec les scènes de comique de geste, une survivance de la commedia dell’arte (personnages d’Arlequin et de Persinet). S’il est difficile de classer le théâtre de Marivaux, c’est qu’il constitue un « genre » à lui tout seul ; quant au classement des pièces par F. Deloffre, on peut douter de sa pertinence. Nos deux pièces sont assurément des comédies de mœurs à portée philosophique, mais dont le caractère « utopique » n’est qu’apparent. La société décrite est réelle (société de classes), les « caractères » crédibles et les dialogues sonnent juste. L’utopie n’est qu’une hypothèse dramaturgique. © Éditions Magnard, 2004 www.magnard.fr