Malcolm Lowry Chambre d`hôtel à Chartres

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Malcolm Lowry Chambre d`hôtel à Chartres
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Malcolm Lowry
Chambre d’hôtel à Chartres
nouvelles
traduites de l’anglais et présentées
par Michel Waldberg
Minos
La Différence
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CHAMBRE D’HÔTEL À CHARTRES
Ce matin de printemps à Paris, avec de vacillants
nuages de pluie, comme de la fumée, avec la fumée
même, sortant des che­minées, cheminées d’usines noircies – se disait‑il – lui semblait, tandis que de sa fenêtre il
regardait la place d’Alésia, pareil à une matinée marine,
matinée marine désolée de brume et de pluie ; la tour
Eiffel, comme un phare se profilant derrière la pluie et
l’obscurité, et partout la fumée, fumée des cheminées
d’usines, projetée et déchirée par le vent, ne suscitaient
aucun sentiment d’expansion, mais ne faisaient que
réveiller en lui la pitoyable nostalgie de la mer.
« Comme je voudrais y retourner, dit‑il.
– À Chartres ? demanda sa jeune femme.
– Non. En mer. »
Ils s’étaient querellés depuis l’aurore ; peut‑être, songeait‑il, avait‑il imposé la querelle, puisque la veille ils
avaient fait le projet d’aller à Chartres, et une fois encore,
la mélancolie de la pluie, prévenant leur voyage, divisant leurs esprits, avait rouvert en lui la blessure d’une
ancienne séparation qui, plusieurs années auparavant,
l’avait éloigné d’elle.
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Les mouettes volaient au‑dessus du fleuve, le cargo
rompit sa corde, et s’éloigna en glissant des entrailles
grises du quai, l’espace entre eux augmenta, les mouchoirs s’agitèrent ; le navire tourna, fit route vers la
haute mer.
Il était maître d’équipage, alors, un très jeune maître
d’équipage ; mais ç’avait été son dernier voyage. Il
revint à son amie, et se reprit à traduire en musique
une souffrance qui outrepassait sa force ; il avait quitté
la mer, incapable d’endurer plus longtemps la douleur
de sa réalité, de même qu’en dehors de cette réalité, il
s’avérait incapable d’endurer la douleur de son illusion.
Ah ! la douceur de cet adieu, la douceur des souvenirs, de son rire lumineux, de ses lèvres, la douceur qu’il
y avait à regarder devant soi, et derrière soi, si seulement
les adieux n’étaient pas si doux !
« Je vais à Chartres cet après‑midi, dit‑il brusquement. Viens‑tu ?
– Ne fais pas ta mauvaise tête avec moi, répliqua‑t‑elle. Et d’ailleurs, à quoi bon aller à Chartres
maintenant ? Il est trop tard, et il pleut toujours. Nous
ne pourrions aller nulle part.
– Mauvaise tête ou non, je vais à Chartres maintenant, cet après‑midi. Est‑ce que tu viens ?
– Non.
– Bon. Alors, au revoir.
– Au revoir. »
Il descendit l’avenue de Châtillon d’un pas déterminé, morose, pensa‑t‑il, tandis qu’il apercevait son reflet
rayé de pluie, valise à la main, s’avancer vers lui d’une
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vitrine ; mais le temps d’arriver au métro Alésia, son
pas flanchait et il se prenait à regarder autour de lui. Sa
femme ne le suivait pas. Le temps de détacher un ticket
de son carnet, il se sentait déjà abandonné. Comme la
rame, direction Porte de Clignancourt, se faisait attendre
quelques minutes, il observa les gens qui passaient le
portillon, espérant qu’elle viendrait.
Mais elle ne vint pas.
Dans le métro, il se demanda pourquoi il voulait
aller à Chartres, entre tous autres lieux, et seul, alors
que c’était à Chartres que leur propre vie était venue
à l’être. Ils le savaient tous les deux. Chartres était sa
femme, son sang même, à ses yeux. Un sentiment de
compassion pour elle l’envahit comme un feu ; il ne
pouvait aller seul à la Ruelle de la Demi‑Lune, pas dans
cette rue, c’était leur hôtel, leur chambre. Les matinées
qu’ils avaient passé à errer dans la cathédrale, saint Piat
au portail méridional, il avait cette fois allumé un cierge
à leur amour ; et les nuits bour­donnantes que les avions
du proche aéroport transformaient en un monde d’étoiles
mouvantes vert et or. Même l’absurde Luminaire de la
Grotte, et le Café Jacques, Restaurant‑Bar du Cinéma,
leur appartenaient. Et l’étrange gare qu’on réparait, dont
leur ami français avait dit : ce pourrait être un asile de
fous, ce pourrait être une église, mais une gare... Non,
tout cela d’une certaine façon leur appartenait, c’était
trahir que de le dénier.
À Montparnasse, il descendit de voiture, puis monta
vers la gare où il se mêla à la foule. Il chercha les panneaux indicateurs : Brest, Le Mans, Passy, Versailles.
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Ah, le train de 17 h 03 s’arrêtait à Chartres. Il y avait
une demi‑heure d’attente.
Il s’assit à un endroit où malgré la lumière du jour
une enseigne lumineuse clignotait Sandwiches, Paniers
Repas, Provisions*. Il commanda une bière, et observa
les gens, ils glissaient devant lui lentement, comme des
ombres dans un brouillard sombre, porteurs, amoureux,
nurses, infirmes. Une autre enseigne clignotait : Passez
vos vacances à la mer*. La pluie battait sur le toit de la
gare, sa torture couvait, mais par intervalles toute pensée
se trouvait évacuée par le terrible grincement d’un train
en partance, pareil à un navire dont le treuil crache sa
vapeur. Le bruit des cris, l’odeur du fer mouillé, il aurait
pu s’agir de fer mouillé par la mer, fraîchement passé au
minium. Il se sentit vieux et malade.
Il regarda l’horloge murale au‑dessus des voies, son
aiguille d’argent qui approchait lentement du cinq. Fuir
là‑bas, fuir*...
Il était l’heure, à présent, mais au moment où il
s’était décidé à partir, il vit sa femme s’avancer vivement
vers lui, et il fut immédiatement plein de tendresse pour
elle, en même temps que soulagé qu’elle fût venue ;
mais comme il s’approchait d’elle pour lui parler, il se
trouva s’efforçant de refouler un brusque désir de faire
mal, cette brute en lui qui allait jusqu’à le surprendre
lui‑même. Et quand, pour finir, il lui parla, ce fut d’une
manière détachée, comme à un étranger.
* Les mots en italique suivis d’un astérisque sont en français
dans le texte. (N.d.T.)
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« Alors, tu es quand même venue.
– Oui.
– Viens‑tu à Chartres ?
– J’en avais l’intention.
– Alors viens, il faut nous dépêcher. »
Il vit qu’elle avait attendu une réconciliation, qu’elle
avait précaution­neusement choisi le moment de son arrivée, que son indifférence la blessait amèrement. Mais il
ne pouvait pas se contenter d’être aimable à son égard
en ce moment, le conflit qui le déchirait se trouvait trop
profondément enseveli, et il l’aimait trop pour l’insulter
de sa sympathie. Il acheta un autre billet, et ils furent
emportés avec la foule, passé le guichet, sur le quai.
Dans le compartiment, il se tint résolument assis,
lèvres serrées, les yeux dirigés au‑dessus de la tête de
sa femme, sur rien, et il ne lui accordait qu’un regard
occasionnel, pour la punir ; mais elle était assise avec
une égale résolution, déterminée à ne pas fléchir.
Telle, pensait‑il, une embarcation, dans le pot‑au‑noir
ou faisant chapelle, dans sa relation avec l’océan. Alors
éclate l’orage marin, l’embarcation est chassée, brisée,
dans la tempête hurlante, sur de perfides rochers, hors
du domaine de la mer. Mais l’océan ne la brisera jamais
entièrement ; si longtemps qu’il berce son ventre nauséeux, il ne la fera pas disparaître entièrement. Car dans
sa fureur insensée, il n’a réussi qu’à vraiment la perdre.
Oh, s’ils pouvaient être encore comme l’océan et
la marée, avec la lune froide pour les convoquer sur
le sable, quand l’un et l’autre étaient inconsolables ou
aban­donnés, ils seraient bientôt à nouveau si heureux
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l’un dans l’autre ! Pourquoi n’es‑tu pas plus semblable
à Papa Neptune ? se demandait‑il – quand les quatre
marins qui s’étaient tenus dans le couloir entrèrent dans
le compartiment. Il adressa à sa femme un regard triomphant : vois comme le monde est une forêt de symboles.
Ohé Kalo
Ohé O hé O
Ohé Kalo les matelots
Ohé O hé O
« Je suppose que tu voudrais être avec eux, dit‑elle.
– Tu veux dire que tu voudrais être un homme,
répliqua‑t‑il vivement. Comme tu dis toujours, de sorte
que tu pourrais, toi, être avec eux. Mais au moment où
je veux être avec eux, être moi‑même, pas seulement
avec des marins, mais avec n’importe qui, tu me hais. »
Ohé Kalo
Ohé O hé O
Il regarda les marins, devina qu’il y avait un maître
d’équipage, un lampiste, un matelot charpentier et un
gabier. Peut‑être celui‑ci n’était‑il qu’un homme de pont,
un chauffeur ou même un homme de petite chaudière,
mais il avait l’air d’un gabier. Le maître d’équipage
avait ouvert une fenêtre dans le couloir, ils chantaient,
se passaient la bouteille, se tiraient les cheveux, se marchaient sur les pieds, mais ils étaient pleins de discrétion
et regardaient autour d’eux courtoisement pour s’assurer
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qu’ils n’avaient pas embarrassé sa femme. Ils cessèrent
leurs chants, craignant d’être grossiers. L’un d’eux se mit
à lire au contraire des extraits de Séduction tandis que
les autres se pressaient autour du journal, manifestement
sûrs que sa femme n’en prendrait pas ombrage.
« Fleur d’avril, lut le maître d’équipage, 20 ans,
blonde, distinguée, cherche corres­pondant pour alléger
la tristesse de vivre dans une petite ville de province... »
Les autres se serraient autour de lui et lisaient avec
une enfantine délectation : « Œil de velours voudrait être
la marraine d’un petit soldat bleu. » « Œil de velours »,
dit‑il en riant à sa femme. Les autres marins riaient aussi.
« Papillon aux ailes d’azur voudrait échanger pensées et rêves. 30 ans ; jolie ; cultivée. »
Comme il les observait, tandis que le train poursuivait sa route vers la mer et traversait avec un bruit
de tonnerre la ville de Maintenon, il ralliait à nouveau
tous ses bords, allant d’Exchange à Prester pour rallier
le Suley, à Birkenhead pour rallier le Mentor, à Oslo
pour rallier le King Haakon, et tous les autres. Il vit
un navire silencieux dans l’aurore, tandis qu’ils approchaient du port ; au coup du matelot de service, il se
levait lentement, ivre de sommeil, de sa couchette ;
puis, trébuchant, se frayait un chemin vers le pont pour
y recevoir les ordres du jour. Pas la peine de s’embêter
à laver le pont à grande eau, dirait le second, suffit de
mettre au carré l’arrière‑pont, et de dresser les mâts
de charge.
« Ève moderne. 23. Sportive. Cherche bon camarade
pour promenades en auto et sincère amitié. »
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Sur quoi il regarda sa femme sauva­gement : « C’est
ce que tu voulais, n’est‑ce pas, et tu l’as eu ? Lire à
deux : 300 histoires pépères... Ève ressuscitée, ou la belle
sans chemise, ajouta‑t‑il brutalement. Oui, je voudrais y
être, je voudrais être avec eux. Tu ne vois pas qu’ils se
contiennent quand tu es là. »
Sa femme quitta le compartiment. Elle pleurait.
Quand elle y revint, son mari brandissait la bouteille
et chantait avec les autres marins :
Ohé Kalo
Ohé O hé O
Ohé Kalo les matelots
Les matelots
Ohé O hé O
Mais au moment où elle entra dans le compartiment,
ils s’arrêtèrent de chanter, nerveusement retenus, rougirent comme des écoliers, reconstituèrent leur propre
communauté ; et, sur cette entrée, lui, pareillement, se
sépara d’eux pour se replonger dans leur monde à lui et
à elle. Il leur rendit la bouteille.
Le train traversait Saint‑Prest, Preston, Prester,
pensa‑t‑il avec une terreur soudaine, et il vit le navire,
las de la mer, penché contre le wharf, et les piles de bois
d’Arkhangelsk auprès de lui. Un noir squelette de fer se
dressait au‑dessus du navire, d’où le charbon se répandait, dégringolant interminablement vers les soutes ; et
il perdit six ans de sa vie à se revoir, non comme maître
d’équipage, mais comme chauffeur, entreteneur de
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chaudi­ères, un de la troupe noire, cheveux au vent, debout
devant l’entrée de la salle des machines après son quart.
« Oui, dit‑il brusquement à sa femme. Je voudrais
y être, aller avec eux, embarquer sur un vieux navire
pouilleux. C’est une vie pourrie que de tournoyer de port
dégueulasse en port dégueulasse, peut­-être, mais c’est
mieux que cette querelle incessante, cette dissension.
Là, au moins, nos vies étaient quelquefois en danger.
– Notre vie n’est pas en danger, maintenant ? »
Il vit que la pluie avait cessé, et il observa l’ombre du
train glisser à côté d’eux le long des champs, sur les pommiers en fleurs et les aubépines épanouies du printemps,
d’un rythme égal au leur, et de remarquer toute cette
beauté provoqua sa colère. Ils étaient à Chartres, à présent.
Il vit l’un des marins debout dans le couloir ; le vit
qui déplaçait la manette du chauffage de chaud à froid,
en arrière, puis en avant : toute vitesse, demi‑vitesse,
arrière, jusqu’à ce que ses camarades l’en arrachent
pour boire un verre.
Comme sa femme et lui se dirigeaient vers le portillon, les marins firent cercle autour d’eux, comme pour
leur prêter assistance. Au portillon même, il se tourna
vers eux et leur dit :
« Bonne chance. Bon voyage. Et saluez pour moi
Maley Street.
– Nous n’allons pas en mer, nous rentrons chez nous,
dit l’un des marins.
– Oui, nous rentrons chez nous, dit un autre. Nous
avons débarqué à Brême, et nous rentrons chez nous,
à Brest.
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– Oh, vous rentrez chez vous, se prit‑il à dire en riant.
Eh bien nous aussi. » Et sa femme rit avec lui.
« Oui, nous rentrons chez nous. »
Puis les marins durent se précipiter pour rejoindre
leur voiture, agrippant une bouteille prise au passage à
la buvette.
« O hé O les matelots », criaient‑ils, se penchant à
la fenêtre tandis que le train quittait la gare.
Comme il se retournait, la gare lui parut être un
gros navire qu’on désarmait. Passé la sortie, ils virent la
cathédrale, son toit pareil à une vague verte retombant
sur le haut rocher de la flèche, avec la mer blanche et
bleue du ciel qui se précipitait derrière – Luminaire de
la Grotte ; Café Jacques, Restaurant‑Bar du Cinéma ;
Ruelle de la Demi‑Lune.
Les aéroplanes bourdonnèrent au‑dessus d’eux ; le
monde se transformait en terre vespérale de pommiers
en fleurs et d’étoiles. La lune orienta lentement la
marée descendante de la femme vers la mer apaisante
de l’homme.
Et, dans l’unique chambre au monde, ils furent enlacés, pleurant de la joie de s’être retrouvés l’un l’autre
une fois de plus.
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DU MÊME AUTEUR AUX ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE
Pour l’amour de mourir, poèmes, 1976, 3e éd. 1984.
Les nouvelles qui font partie de ce recueil ont été publiées en anglais
sous les titres de Hotel Room in Chartres ; June the 30th, 1934 ;
Kristbjorg’s Story : In the Black Hills ; Ghostkeeper.
Cet ouvrage a été publié pour la première fois, sous le titre Le Gardefantôme, à La Différence en 1980.
© SNELA La Différence, 47 rue de la Villette, 75019 Paris, 2002.
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