Malcolm Lowry Chambre d`hôtel à Chartres
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Malcolm Lowry Chambre d`hôtel à Chartres
e d'hotel à Chartres.indd 5 Malcolm Lowry Chambre d’hôtel à Chartres nouvelles traduites de l’anglais et présentées par Michel Waldberg Minos La Différence 27/10/2015 17:59 e d'hotel à Chartres.indd 11 CHAMBRE D’HÔTEL À CHARTRES Ce matin de printemps à Paris, avec de vacillants nuages de pluie, comme de la fumée, avec la fumée même, sortant des cheminées, cheminées d’usines noircies – se disait‑il – lui semblait, tandis que de sa fenêtre il regardait la place d’Alésia, pareil à une matinée marine, matinée marine désolée de brume et de pluie ; la tour Eiffel, comme un phare se profilant derrière la pluie et l’obscurité, et partout la fumée, fumée des cheminées d’usines, projetée et déchirée par le vent, ne suscitaient aucun sentiment d’expansion, mais ne faisaient que réveiller en lui la pitoyable nostalgie de la mer. « Comme je voudrais y retourner, dit‑il. – À Chartres ? demanda sa jeune femme. – Non. En mer. » Ils s’étaient querellés depuis l’aurore ; peut‑être, songeait‑il, avait‑il imposé la querelle, puisque la veille ils avaient fait le projet d’aller à Chartres, et une fois encore, la mélancolie de la pluie, prévenant leur voyage, divisant leurs esprits, avait rouvert en lui la blessure d’une ancienne séparation qui, plusieurs années auparavant, l’avait éloigné d’elle. 27/10/2015 17:59 e d'hotel à Chartres.indd 12 12 Les mouettes volaient au‑dessus du fleuve, le cargo rompit sa corde, et s’éloigna en glissant des entrailles grises du quai, l’espace entre eux augmenta, les mouchoirs s’agitèrent ; le navire tourna, fit route vers la haute mer. Il était maître d’équipage, alors, un très jeune maître d’équipage ; mais ç’avait été son dernier voyage. Il revint à son amie, et se reprit à traduire en musique une souffrance qui outrepassait sa force ; il avait quitté la mer, incapable d’endurer plus longtemps la douleur de sa réalité, de même qu’en dehors de cette réalité, il s’avérait incapable d’endurer la douleur de son illusion. Ah ! la douceur de cet adieu, la douceur des souvenirs, de son rire lumineux, de ses lèvres, la douceur qu’il y avait à regarder devant soi, et derrière soi, si seulement les adieux n’étaient pas si doux ! « Je vais à Chartres cet après‑midi, dit‑il brusquement. Viens‑tu ? – Ne fais pas ta mauvaise tête avec moi, répliqua‑t‑elle. Et d’ailleurs, à quoi bon aller à Chartres maintenant ? Il est trop tard, et il pleut toujours. Nous ne pourrions aller nulle part. – Mauvaise tête ou non, je vais à Chartres maintenant, cet après‑midi. Est‑ce que tu viens ? – Non. – Bon. Alors, au revoir. – Au revoir. » Il descendit l’avenue de Châtillon d’un pas déterminé, morose, pensa‑t‑il, tandis qu’il apercevait son reflet rayé de pluie, valise à la main, s’avancer vers lui d’une 27/10/2015 17:59 e d'hotel à Chartres.indd 13 13 vitrine ; mais le temps d’arriver au métro Alésia, son pas flanchait et il se prenait à regarder autour de lui. Sa femme ne le suivait pas. Le temps de détacher un ticket de son carnet, il se sentait déjà abandonné. Comme la rame, direction Porte de Clignancourt, se faisait attendre quelques minutes, il observa les gens qui passaient le portillon, espérant qu’elle viendrait. Mais elle ne vint pas. Dans le métro, il se demanda pourquoi il voulait aller à Chartres, entre tous autres lieux, et seul, alors que c’était à Chartres que leur propre vie était venue à l’être. Ils le savaient tous les deux. Chartres était sa femme, son sang même, à ses yeux. Un sentiment de compassion pour elle l’envahit comme un feu ; il ne pouvait aller seul à la Ruelle de la Demi‑Lune, pas dans cette rue, c’était leur hôtel, leur chambre. Les matinées qu’ils avaient passé à errer dans la cathédrale, saint Piat au portail méridional, il avait cette fois allumé un cierge à leur amour ; et les nuits bourdonnantes que les avions du proche aéroport transformaient en un monde d’étoiles mouvantes vert et or. Même l’absurde Luminaire de la Grotte, et le Café Jacques, Restaurant‑Bar du Cinéma, leur appartenaient. Et l’étrange gare qu’on réparait, dont leur ami français avait dit : ce pourrait être un asile de fous, ce pourrait être une église, mais une gare... Non, tout cela d’une certaine façon leur appartenait, c’était trahir que de le dénier. À Montparnasse, il descendit de voiture, puis monta vers la gare où il se mêla à la foule. Il chercha les panneaux indicateurs : Brest, Le Mans, Passy, Versailles. 27/10/2015 17:59 e d'hotel à Chartres.indd 14 14 Ah, le train de 17 h 03 s’arrêtait à Chartres. Il y avait une demi‑heure d’attente. Il s’assit à un endroit où malgré la lumière du jour une enseigne lumineuse clignotait Sandwiches, Paniers Repas, Provisions*. Il commanda une bière, et observa les gens, ils glissaient devant lui lentement, comme des ombres dans un brouillard sombre, porteurs, amoureux, nurses, infirmes. Une autre enseigne clignotait : Passez vos vacances à la mer*. La pluie battait sur le toit de la gare, sa torture couvait, mais par intervalles toute pensée se trouvait évacuée par le terrible grincement d’un train en partance, pareil à un navire dont le treuil crache sa vapeur. Le bruit des cris, l’odeur du fer mouillé, il aurait pu s’agir de fer mouillé par la mer, fraîchement passé au minium. Il se sentit vieux et malade. Il regarda l’horloge murale au‑dessus des voies, son aiguille d’argent qui approchait lentement du cinq. Fuir là‑bas, fuir*... Il était l’heure, à présent, mais au moment où il s’était décidé à partir, il vit sa femme s’avancer vivement vers lui, et il fut immédiatement plein de tendresse pour elle, en même temps que soulagé qu’elle fût venue ; mais comme il s’approchait d’elle pour lui parler, il se trouva s’efforçant de refouler un brusque désir de faire mal, cette brute en lui qui allait jusqu’à le surprendre lui‑même. Et quand, pour finir, il lui parla, ce fut d’une manière détachée, comme à un étranger. * Les mots en italique suivis d’un astérisque sont en français dans le texte. (N.d.T.) 27/10/2015 17:59 e d'hotel à Chartres.indd 15 15 « Alors, tu es quand même venue. – Oui. – Viens‑tu à Chartres ? – J’en avais l’intention. – Alors viens, il faut nous dépêcher. » Il vit qu’elle avait attendu une réconciliation, qu’elle avait précautionneusement choisi le moment de son arrivée, que son indifférence la blessait amèrement. Mais il ne pouvait pas se contenter d’être aimable à son égard en ce moment, le conflit qui le déchirait se trouvait trop profondément enseveli, et il l’aimait trop pour l’insulter de sa sympathie. Il acheta un autre billet, et ils furent emportés avec la foule, passé le guichet, sur le quai. Dans le compartiment, il se tint résolument assis, lèvres serrées, les yeux dirigés au‑dessus de la tête de sa femme, sur rien, et il ne lui accordait qu’un regard occasionnel, pour la punir ; mais elle était assise avec une égale résolution, déterminée à ne pas fléchir. Telle, pensait‑il, une embarcation, dans le pot‑au‑noir ou faisant chapelle, dans sa relation avec l’océan. Alors éclate l’orage marin, l’embarcation est chassée, brisée, dans la tempête hurlante, sur de perfides rochers, hors du domaine de la mer. Mais l’océan ne la brisera jamais entièrement ; si longtemps qu’il berce son ventre nauséeux, il ne la fera pas disparaître entièrement. Car dans sa fureur insensée, il n’a réussi qu’à vraiment la perdre. Oh, s’ils pouvaient être encore comme l’océan et la marée, avec la lune froide pour les convoquer sur le sable, quand l’un et l’autre étaient inconsolables ou abandonnés, ils seraient bientôt à nouveau si heureux 27/10/2015 17:59 e d'hotel à Chartres.indd 16 16 l’un dans l’autre ! Pourquoi n’es‑tu pas plus semblable à Papa Neptune ? se demandait‑il – quand les quatre marins qui s’étaient tenus dans le couloir entrèrent dans le compartiment. Il adressa à sa femme un regard triomphant : vois comme le monde est une forêt de symboles. Ohé Kalo Ohé O hé O Ohé Kalo les matelots Ohé O hé O « Je suppose que tu voudrais être avec eux, dit‑elle. – Tu veux dire que tu voudrais être un homme, répliqua‑t‑il vivement. Comme tu dis toujours, de sorte que tu pourrais, toi, être avec eux. Mais au moment où je veux être avec eux, être moi‑même, pas seulement avec des marins, mais avec n’importe qui, tu me hais. » Ohé Kalo Ohé O hé O Il regarda les marins, devina qu’il y avait un maître d’équipage, un lampiste, un matelot charpentier et un gabier. Peut‑être celui‑ci n’était‑il qu’un homme de pont, un chauffeur ou même un homme de petite chaudière, mais il avait l’air d’un gabier. Le maître d’équipage avait ouvert une fenêtre dans le couloir, ils chantaient, se passaient la bouteille, se tiraient les cheveux, se marchaient sur les pieds, mais ils étaient pleins de discrétion et regardaient autour d’eux courtoisement pour s’assurer 27/10/2015 17:59 e d'hotel à Chartres.indd 17 17 qu’ils n’avaient pas embarrassé sa femme. Ils cessèrent leurs chants, craignant d’être grossiers. L’un d’eux se mit à lire au contraire des extraits de Séduction tandis que les autres se pressaient autour du journal, manifestement sûrs que sa femme n’en prendrait pas ombrage. « Fleur d’avril, lut le maître d’équipage, 20 ans, blonde, distinguée, cherche correspondant pour alléger la tristesse de vivre dans une petite ville de province... » Les autres se serraient autour de lui et lisaient avec une enfantine délectation : « Œil de velours voudrait être la marraine d’un petit soldat bleu. » « Œil de velours », dit‑il en riant à sa femme. Les autres marins riaient aussi. « Papillon aux ailes d’azur voudrait échanger pensées et rêves. 30 ans ; jolie ; cultivée. » Comme il les observait, tandis que le train poursuivait sa route vers la mer et traversait avec un bruit de tonnerre la ville de Maintenon, il ralliait à nouveau tous ses bords, allant d’Exchange à Prester pour rallier le Suley, à Birkenhead pour rallier le Mentor, à Oslo pour rallier le King Haakon, et tous les autres. Il vit un navire silencieux dans l’aurore, tandis qu’ils approchaient du port ; au coup du matelot de service, il se levait lentement, ivre de sommeil, de sa couchette ; puis, trébuchant, se frayait un chemin vers le pont pour y recevoir les ordres du jour. Pas la peine de s’embêter à laver le pont à grande eau, dirait le second, suffit de mettre au carré l’arrière‑pont, et de dresser les mâts de charge. « Ève moderne. 23. Sportive. Cherche bon camarade pour promenades en auto et sincère amitié. » 27/10/2015 17:59 e d'hotel à Chartres.indd 18 18 Sur quoi il regarda sa femme sauvagement : « C’est ce que tu voulais, n’est‑ce pas, et tu l’as eu ? Lire à deux : 300 histoires pépères... Ève ressuscitée, ou la belle sans chemise, ajouta‑t‑il brutalement. Oui, je voudrais y être, je voudrais être avec eux. Tu ne vois pas qu’ils se contiennent quand tu es là. » Sa femme quitta le compartiment. Elle pleurait. Quand elle y revint, son mari brandissait la bouteille et chantait avec les autres marins : Ohé Kalo Ohé O hé O Ohé Kalo les matelots Les matelots Ohé O hé O Mais au moment où elle entra dans le compartiment, ils s’arrêtèrent de chanter, nerveusement retenus, rougirent comme des écoliers, reconstituèrent leur propre communauté ; et, sur cette entrée, lui, pareillement, se sépara d’eux pour se replonger dans leur monde à lui et à elle. Il leur rendit la bouteille. Le train traversait Saint‑Prest, Preston, Prester, pensa‑t‑il avec une terreur soudaine, et il vit le navire, las de la mer, penché contre le wharf, et les piles de bois d’Arkhangelsk auprès de lui. Un noir squelette de fer se dressait au‑dessus du navire, d’où le charbon se répandait, dégringolant interminablement vers les soutes ; et il perdit six ans de sa vie à se revoir, non comme maître d’équipage, mais comme chauffeur, entreteneur de 27/10/2015 17:59 e d'hotel à Chartres.indd 19 19 chaudières, un de la troupe noire, cheveux au vent, debout devant l’entrée de la salle des machines après son quart. « Oui, dit‑il brusquement à sa femme. Je voudrais y être, aller avec eux, embarquer sur un vieux navire pouilleux. C’est une vie pourrie que de tournoyer de port dégueulasse en port dégueulasse, peut-être, mais c’est mieux que cette querelle incessante, cette dissension. Là, au moins, nos vies étaient quelquefois en danger. – Notre vie n’est pas en danger, maintenant ? » Il vit que la pluie avait cessé, et il observa l’ombre du train glisser à côté d’eux le long des champs, sur les pommiers en fleurs et les aubépines épanouies du printemps, d’un rythme égal au leur, et de remarquer toute cette beauté provoqua sa colère. Ils étaient à Chartres, à présent. Il vit l’un des marins debout dans le couloir ; le vit qui déplaçait la manette du chauffage de chaud à froid, en arrière, puis en avant : toute vitesse, demi‑vitesse, arrière, jusqu’à ce que ses camarades l’en arrachent pour boire un verre. Comme sa femme et lui se dirigeaient vers le portillon, les marins firent cercle autour d’eux, comme pour leur prêter assistance. Au portillon même, il se tourna vers eux et leur dit : « Bonne chance. Bon voyage. Et saluez pour moi Maley Street. – Nous n’allons pas en mer, nous rentrons chez nous, dit l’un des marins. – Oui, nous rentrons chez nous, dit un autre. Nous avons débarqué à Brême, et nous rentrons chez nous, à Brest. 27/10/2015 17:59 e d'hotel à Chartres.indd 20 20 – Oh, vous rentrez chez vous, se prit‑il à dire en riant. Eh bien nous aussi. » Et sa femme rit avec lui. « Oui, nous rentrons chez nous. » Puis les marins durent se précipiter pour rejoindre leur voiture, agrippant une bouteille prise au passage à la buvette. « O hé O les matelots », criaient‑ils, se penchant à la fenêtre tandis que le train quittait la gare. Comme il se retournait, la gare lui parut être un gros navire qu’on désarmait. Passé la sortie, ils virent la cathédrale, son toit pareil à une vague verte retombant sur le haut rocher de la flèche, avec la mer blanche et bleue du ciel qui se précipitait derrière – Luminaire de la Grotte ; Café Jacques, Restaurant‑Bar du Cinéma ; Ruelle de la Demi‑Lune. Les aéroplanes bourdonnèrent au‑dessus d’eux ; le monde se transformait en terre vespérale de pommiers en fleurs et d’étoiles. La lune orienta lentement la marée descendante de la femme vers la mer apaisante de l’homme. Et, dans l’unique chambre au monde, ils furent enlacés, pleurant de la joie de s’être retrouvés l’un l’autre une fois de plus. 27/10/2015 17:59 e d'hotel à Chartres.indd 4 DU MÊME AUTEUR AUX ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE Pour l’amour de mourir, poèmes, 1976, 3e éd. 1984. Les nouvelles qui font partie de ce recueil ont été publiées en anglais sous les titres de Hotel Room in Chartres ; June the 30th, 1934 ; Kristbjorg’s Story : In the Black Hills ; Ghostkeeper. Cet ouvrage a été publié pour la première fois, sous le titre Le Gardefantôme, à La Différence en 1980. © SNELA La Différence, 47 rue de la Villette, 75019 Paris, 2002. 27/10/2015 17:59