Situation, contexte et valeur référentielle

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Situation, contexte et valeur référentielle
Situation, contexte et valeur référentielle
Jean-Jacques Franckel
2006, in Textes, contextes, Pratiques, CRESEF, 129-130,Université de Metz, p.51-70
Introduction
Il s’agira dans cet article1 de problématiser une partie des questions liées aux
notions de situation et de contexte, en particulier dans leurs relations avec celles de
référent et de valeurs référentielles. Entre contexte et situation, la distinction est a
priori assez claire. Situation est de l’ordre de l’extralinguistique, du circonstanciel
et du donné, et contexte de l’ordre du verbal et du construit, le sens se donnant à
l’intersection de ces deux sphères du monde et de la langue.
Cette distinction s’avère toutefois rapidement problématique. Se profilent en
particulier deux types de questions :
1) Distinction contexte / cotexte.
Il apparaît nécessaire de prendre en compte la distinction classique entre
« contexte immédiat » (cotexte) et contexte large.
a) Contexte « immédiat » (cotexte).
Ce contexte, encore appelé cotexte, est relatif à un mot ou à une séquence (suite
de mots et d’unités interprétable), dont il constitue l’environnement immédiat. Il
s’agit d’une unité ou d‘un groupe d’unités dont la présence agit immédiatement, le
plus souvent au sein même d’un énoncé, sur le sens de l’unité ou de la séquence en
question selon un principe dont les effets sont trop connus pour qu’on s’y attarde au
delà du rappel de quelques exemples. Ce phénomène affecte tous les types d’unités.
Ainsi, dans le cas d’un verbe, il est facile d’observer que son sens varie en
fonction de son environnement rapproché, en particulier
- du sujet : on peut par exemple observer la diversité des sens du verbe
tourner dans la route, la roue, le moteur, le manège, l’heure, l’équipe de nuit, la
tête qui tourne ; le lait, le vent, le rapport de forces a tourné ;
- du complément : tourner une phrase, une page, un film ; la manivelle, la vis,
les pommes de terre, le dos, la tête, etc.
Il est bien connu qu’à un verbe très courant comme passer ou prendre, peuvent
correspondre des dizaines de sens différents selon le complément direct (prendre le
soleil, les mesures, la commande, la clé, le larg , le métro, la suite, la fuite, la
poussière, la lumière, la route, l’eau, le frais, la température, la deuxième rue à
gauche, le pouvoir, l’avantage, le contre-pied, le la (accord dans un orchestre),
etc.) ; le sens du verbe peut même changer (ainsi que celui du N complément) en
1 Je remercie Pierre Peroz et François Thuillier pour leur relecture perspicace d’une première version de
cet article.
2
fonction de la seule détermination de ce N : prendre la commande (au restaurant) /
prendre les commandes (le commandement) ; je lui prends ses notes (je les lui
emprunte, ou encore je relève les notes qu’il a obtenues) / je lui prends des notes
(je consigne par écrit à son attention des éléments d’un exposé oral), etc.
- de l’adverbe : le verbe tenir ou changer prend un sens bien distinct dans les
séquences : Ça tient largement (il y a la place) et ça tient bien (c’est solide) ; Ça
change complètement (ça entraîne une transformation radicale), ça change
lentement (ça évolue) ; ça change tout le temps (un jour l’un, un jour l’autre)
• Le sens d’un SN prépositionnel change notamment en fonction de la
préposition : on peut comparer par exemple : un filet de poisson / un filet à
poisson ; en un jour / sous un jour (dans le premier cas, jour est une unité de temps,
dans le second, il s’apparente à un éclairage).
• en même temps, le sens d’une préposition change de son côté en fonction du
N qui la suit : sur le tard / sur le tas ; contre le mur / contre le courant ; sous
l’ancien régime / sous la table.
• Le sens d’un adjectif dépend du N qu’il qualifie ; un(e) beau (/belle)
maison, matin, ordure, journée, gâchis, tranche, etc.
Il est facile de multiplier et de généraliser les exemples de ce phénomène qui
affecte toutes les catégories d’unités et résulte du fait que chaque unité constitue le
cotexte d’une autre. Cette étroite dépendance réciproque d’une unité et de son
cotexte touche très directement à la question de la polysémie. Le sens d’un mot
dépend de son environnement et réciproquement. Le phénomène de la polysémie
montre que le sens d’une unité est déterminé à travers les processus d’interaction en
jeu dans cette co-textualisation et pose comme centrale (et à ce jour loin d’être
résolue) la question du rôle respectif de l’une et de l’autre dans ces interactions.
Le cotexte agit donc sur le mode de la discontinuité : le passage d’un cotexte à
un autre est susceptible de correspondre à des sauts sémantiques de l’unité dont il
constitue l’environnement immédiat et à l’apparition de sens sans lien apparent (pas
de rapport visible entre les sens associés à passer dans passer la commande, la
rivière, le sel à Jean, le temps, les vacances, les détails, etc.)
b) le contexte large,
Le contexte large joue à plus grande échelle : il dépasse le cadre de l’énoncé et
relève de ce que l’on peut appeler le cadre, l’arrière–plan, voire « l’histoire » dans
lesquels s’inscrit cet énoncé et se précise son interprétation. À cette échelle, la
modification d’un terme de cet environnement n’agit plus aussi directement sur le
sens d’un mot ou d’une séquence, et les variations de sens ne sont plus de l’ordre du
discontinu. On voit alors s’estomper la frontière entre situation et contexte, ce dernier
pouvant s’apparenter à situation, même s’il est de l’ordre du textuel. Il se trouve
simplement que la situation – prise dans ce qu’elle a de pertinent relativement à
l’interprétation d’un énoncé – se trouve explicitée ou non sous une forme verbale.
Mais ce dont il s’agit toujours finalement, c’est d’un environnement interprétatif.
2) Ce qui apparaît comme donné est aussi de l’ordre du construit.
En élargissant la notion d’interaction, dont les effets sont immédiatement
repérables au niveau du cotexte, on peut avancer que chaque énoncé s’ancre dans une
situation qu’en même temps il contribue à déterminer et qui peut être entendue
comme condition de possibilité de son interprétation. Ce qui met en perspective la
3
question de distinguer le sens d’un énoncé de la situation (ou du contexte) qui le rend
possible.
D’où le thème que nous développerons dans cet article : appréhender la
situation comme déterminée par la forme de l’énoncé ou des énoncés dont elle
établit en même temps les conditions d’interprétation signifie qu’il ne s’agit plus
seulement d’une situation externe à l’énoncé, dont elle constituerait un éclairage
nécessaire ou subsidiaire. On n’a plus d’un côté une situation donnée en elle-même
et pour elle-même, et, de l’autre du texte qui s’y inscrirait, la décrirait, la
désignerait, la mettrait en forme verbale. La situation qui permet la saisie d’un
énoncé n’est pas, ou pas seulement, externe à l’énoncé, elle en est, partiellement au
moins, partie intégrante. La question dès lors ne se pose plus en terme de relation
entre énoncé et situation. C’est une seule et même construction, envisagée sous le
mode des conditions d’interprétation et sous celui de l’interprétation elle-même.
L’idée centrale de cet article est que l’ancrage contextuel ou situationnel d’un
énoncé est toujours à la fois de l’ordre du donné et de l’ordre du construit, et relève
à la fois d’une singularité et d’une régularité. Donné et construit, singulier et
régulier, fusionnent de façon indissociable dans les énoncés tels que nous les
produisons ou les interprétons dans nos activités langagières naturelles.
L’objectif sera précisément d’amorcer le principe d’une analyse propre à faire
la part, dans une situation relative à un énoncé, de ce qui est de l’ordre du donné
dans sa singularité et de ce qui est de l’ordre du construit dans sa régularité. Nous
verrons comment cette question ouvre sur celle de la référence, de la référenciation,
du rapport du langage au monde, et celle de la zone de partage entre le domaine du
linguistique et celui de l’extralinguistique.
1. De l’énoncé à l’énonçable
On peut commencer par rejouer et expliciter une partie des éléments de
distinction ébauchée entre énoncé et contexte /situation à partir d’une autre
distinction : celle entre énoncé et énonçable.
Nous appellerons énoncé le résultat attesté d’une occurrence d’énonciation
effective, relativement à un temps, un lieu et un énonciateur propres à cette
énonciation2
Ce caractère effectif d’un énoncé va de pair avec deux caractéristiques. La
première est empirique et directement observable ; la seconde implique une
abstraction et une démarche d’analyse qui constituera la ligne directrice de cet
article :
1° Un énoncé est indissociable d’une prosodie et d’une contextualisation, ou
d’un ancrage dans une situation.
2° Du fait de son caractère effectif, tout énoncé est singulier, de même qu’est
toujours singulier le contexte ou la situation dans laquelle il s’ancre. En même
temps, on peut montrer que quelles que soient les circonstances toujours
particulières d’une occurrence singulière d’un énoncé, il existe une régularité, une
part répétable dans les paramètres constitutifs de ces circonstances.
2 Nous reprendrons ici la terminologie proposée par O. Ducrot (1980) :« Une convention
terminologique, d’abord. J’entendrai par phrase, dans ce chapitre, une entité linguistique abstraite,
purement théorique, en l’occurrence un ensemble de mots combinés selon les règles de la syntaxe,
ensemble pris hors de toute situation de discours ; ce que produit un locuteur, entend un auditeur, ce
n’est donc pas une phrase, mais un énoncé particulier d’une phrase. ». Le terme phrase correspond à
un cas d’ « énonçable » .
4
Afin de dégager ce qui, dans un énoncé, relève ainsi, par-delà sa singularité, du
régulier et du répétable d’une occurrence à l’autre, nous procèderons à la
construction abstraite, à partir de l’énoncé, de cet objet d’analyse artificiel que nous
appellerons énonçable . Un énonçable se présente comme une séquence ou une
phrase3, extraite d’un énoncé et qui n’en retient qu’une partie des composantes. Un
énonçable constitue donc une abstraction d’énoncé, en deçà d’une interprétation
stabilisée. Il se présente comme une sorte « d’instantané » dans la construction d’un
énoncé. Le terme d’énonçable fait apparaître qu’il s’agit d’un potentiel reconstruit à
partir de l’actualisation d’un énoncé, dans le but de dégager la part des
déterminations régulières dans cette actualisation, toujours en même temps
singulière.
Nous partirons d’un exemple classique pour illustrer cette articulation entre
énoncé et énonçable.
• C’est Pierre qui joue du piano.
Cet énonçable permet la reconstitution de deux énoncés bien distincts (qui se
trouvent correspondre à deux intonations distinctes) :
- Identification d’un bruit qui se manifeste (par exemple en réponse à la
question : quel est ce bruit ?).
- Identification de Pierre comme étant celui qui joue4. Dans ce cas, et
contrairement au précédent, il y a une accentuation sur Pierre, suivi d’une césure
possible, ainsi qu’une chute prosodique sur la proposition relative.
Il s’agit donc bien de fait de deux énoncés distincts relevant de deux contextes
et de deux schémas prosodiques non identiques. Les types de contexte compatibles
avec cette forme en constituent les conditions d’interprétation : on ne comprend
C’est Pierre qui joue du piano que si l’on reconstitue qu’il est question d’un bruit
insolite, ou encore que quelqu’un joue du piano. On peut observer que ces contextes
diffèrent de ceux qu’entraînerait par ailleurs une forme comme Il y a Pierre qui
joue du piano dont on note qu’elle va de pair, dans l’un de ses contextes possibles
avec l’expression d’une surprise, assortie d’une intonation exclamative. Celle-ci
peut se trouver explicitée à travers une question-contexte comme : que se passe-t-il,
pourquoi as-tu l’air surpris ?5
La distinction entre énoncé et énonçable vise à mettre en évidence la part de ce
qui, dans une situation ou un contexte constitutif des conditions d’interprétation
d’un énoncé relève d’un côté de son caractère purement circonstanciel, et qui en
détermine la singularité à cet égard irréductible, et, de l’autre, ce qui relève d’une
construction de l’énoncé lui-même, dans toutes les composantes de sa forme,
notamment prosodique.
3 On appellera de ce point de vue séquence une suite de mots interprétable, susceptible d’interprétation ;
et phrase le cas particulier d’une séquence qui forme un tout, et manifeste une certaine forme
d’autonomie et de complétude grammaticale. Par ex. Il est 7h peut être une phrase, filet à poisson est
une séquence. Cette distinction ne constitue pas un véritable enjeu pour la présente discussion.
4 L’anglais, par exemple, distinguerait ces deux cas par deux formes différentes : le premier
correspondrait à It’s Peter playing the piano ; le second à It’s Peter who is playing the piano.
5 Ce contexte serait à son tour difficilement compatible avec la forme précédente : C’est Pierre qui joue
du piano. On pourrait en revanche avoir : c’est que Pierre joue du piano. On assiste à un foisonnement
de formes dans un jeu de dépendance étroite à un contexte.
5
Un deuxième exemple, emprunté à Sperber et Wilson (1979) permettra
d’illustrer plus particulièrement la question d’une possible articulation, à travers la
notion d’énonçable entre le sens d’un énoncé (« ce qu’il dit ») et son ancrage
situationnel (« à propos de quoi il parle »). Cette articulation est au cœur de la
notion rendue par le terme anglais d’aboutness, dont la définition pourrait être : ce
dont je parle quand je dis ce que je dis.
• 1l est cinq heures vingt
Au moins deux contextes sont là encore possibles :
- Annonce de l’heure qu’il est, ou réponse à une demande sur l’heure qu’il est.
La prosodie est alors assertive.
- Objection à l’adresse d’un interlocuteur qui manifeste son intention
d’entreprendre une démarche jugée incompatible avec cet horaire (par exemple aller
à la banque: il est trop tard, elle va fermer) ou de se livrer à une activité dont le
locuteur manifeste ainsi la discordance6.
Soulignons que si l’on passe maintenant à la forme: mais il est cinq heures vingt ;
c’est ce dernier contexte qui est presque nécessairement mobilisé, assorti d’une
prosodie de type exclamative.
Ces exemples (discutés dans le domaine de la pragmatique) soulèvent une série
de questions propres à illustrer dans un premier temps la notion de
contexte /situation, de référent et de référence, et celle d’«aboutness ». Certes,
l’énoncé dit l’heure qu’il est, mais de quoi, de quelle « situation » parle-t-il ? Quel
est « le référent » ? De l’heure qu’il est ? Ou bien de ton intention d’aller à la
banque? de l’inadéquation d’une telle démarche ? Comment s’articulent sens et
situation ? Peut-on assimiler situation et référent ? Doit-on les considérer comme
externes et d’une autre nature que l’énoncé lui-même, ou bien au contraire comme
indissociables d’une construction de l’énoncé, dès lors que sa forme les détermine
étroitement et selon des contraintes précises ?
Un énoncé n’est donc susceptible d’interprétation que relativement à un contexte
ou une situation. À partir d‘un énoncé, il est possible de reconstruire un énonçable
permettant de distinguer dans l’énoncé en question la part du singulier et celle du
régulier, y compris dans son contexte et sa mise en situation. Dans la suite, nous
donnerons le nom général de scénario à cette mise en situation. Scénario est à
prendre ici dans le sens cinématographique ainsi formulé par S. de Vogüé (1999) :
« l’énoncé fournit le scénario de ce qu'il faudrait pouvoir filmer pour reconstituer la
scène. En tant que partie intégrante de l’interprétation d’un énoncé, le scénario est
toujours à la fois de l’ordre du donné et de l’ordre du construit ».
2. Référent donné / Référent construit. Le cas du référent des formes vides.
C’est à préciser cette articulation entre le donné et le construit que nous nous
attacherons maintenant à travers son redéploiement dans les notions de référent et de
valeur référentielle.
6 Variante du cas précédent : remontrance à l’égard de quelqu’un se présentant à une réunion prévue
à cinq heures (vous êtes en retard).
6
En tant que donné, le référent est du domaine de l’extralinguistique et en tant
que construit, il est déterminé par la forme même de l’énoncé. Nous l’appellerons
alors valeur référentielle.
Nous tenterons tout d’abord d’éclairer cette distinction dans le cas bien particulier
où le référent correspond à une entité dénotée, c’est-à-dire le cas où le référent est
associé plus ou moins directement à une activité de désignation.
Il s’agira d’illustrer à travers une série de cinq exemples le fait que le dénoté est
à la fois de l’ordre du donné (c’est l’entité spécifique qui se trouve désignée) et de
l’ordre du construit : la forme même de l’énoncé établit – sans aucun caractère
d’évidence, comme nous allons le voir - de quel type d’entité il s’agit.
Ces exemples se caractérisent par le fait qu’ils mettent en jeu une « forme
vide » (ou encore un « signe vide », pour reprendre le terme de Benveniste (1966)).
Il s’agit de formes qui ont une fonction d’« embrayage » sur des entités
extralinguistiques à travers une désignation (deixis) ou sur d’autres termes du
contexte à travers une indexation (anaphore). On peut les caractériser comme des
« variables liées », ou des « variables dépendantes », leur sens étant donné par ce à
quoi ces unités réfèrent dans une énonciation donnée. Ainsi peut-on dire que le sens
de il ou de ça ne se nourrit que relativement à ce que ces unités désignent et que
l’on peut appeler leur « référent ». Or on peut observer que la valeur de ses unités ne
se constitue pas seulement à travers cette pure fonction de désignation ou
d’indexation. Il s’avère en effet que la forme et par conséquent le sens des énoncés
dans lesquels elles s’inscrivent déterminent étroitement 1) le type de référent auquel
elles sont susceptibles de renvoyer ; 2) le type de scénario dans lequel elles sont
mises en jeu. Une triple distinction possible se fait alors jour entre sens, référent et
ce que nous appelons scénario.
Les exemples qui suivent sont destinés à éclairer cette distinction et ses enjeux.
2.1. Il est bon.
Il , « forme vide », renvoie a priori à l’entité du monde que il permet de
désigner, et qui constitue son référent, par exemple le gâteau que je suis en train de
manger. D’un autre côté, on découvre que la forme même de l’énoncé il est bon
détermine, de façon spécifique et différente de ce qui serait le cas par exemple avec
il a été bon, ou encore c’est bon, le type d’entité auquel il renvoie de façon régulière
et indépendamment de la spécificité du référent particulier dont il est question dans
telle occurrence particulière de cet énoncé.
Il est facile, et au demeurant bien peu révélateur, de voir que il renvoie soit à
un inanimé, soit à un animé. Il est cependant moins trivial d’observer que ces
référents se trouvent pris dans des scénarios spécifiques, et qu’en résulte finalement
pour chacun d’eux une interprétation associant à bon une valeur, ou une famille de
valeurs déterminées. Le point intéressant est que ces corrélations ne vont nullement
de soi.
Distinguons les deux cas :
2.1.1. Dans le cas d’un inanimé, il ne peut guère renvoyer qu’à deux types
d’entité, chacune étant prise dans un scénario particulier :
1) un objet utilitaire (un outil, un stylo, un ticket, etc.), qui correspond au
référent de il. Cet objet est pris dans un scénario : il s’agit d’une procédure de
vérification. En résulte ce qui nous apparaît comme le sens de bon, correspondant
7
en fait à une nébuleuse : valide, valable, exact, en état de marche, correct,
conforme, non périmé, adapté, etc. ;
2) une entité d’ordre alimentaire (ce vin, ce fromage), soumis à une procédure
de dégustation, bon étant associé, pour faire bref, au sens de savoureux7.
Il s’établit donc, en fonction de la forme de l’énoncé, une dépendance
réciproque entre le sens associé à bon et le type de référent auquel renvoie il. Pour
rendre compte de cette dépendance réciproque, il ne suffit pas d’invoquer la
« polysémie » de bon. En effet, bon peut être associé, notamment en tant qu’épithète
antéposé à de nombreux N et, partant, de nombreux sens qui ne peuvent apparaître
dans ce tour attributif (un bon kilo, un bon salaire, un bon travail, une bonne tête,
etc.). On peut donc dire que bon vient mobiliser le type de référent auquel renvoie
il, selon des déterminations qui n’ont aucun caractère d’ évidence.
2.1.2. Les données se compliquent dans le cas où il renvoie à un animé.
Laissons de côté la contrainte qui rend assez peu naturel Il est bon dans le sens de il
fait preuve de bonté, et qui impliquerait une suite, du type : il est bon et généreux
ou le passage à une forme légèrement différente (par exemple comme il est bon !, ou
mieux encore : comme tu es bon !). L’autre cas possible, qui nous intéressera ici,
implique, de façon non prévisible à partir de la seule exploration des emplois
possibles de bon, que il soit associé à un scénario de prestation ou une
performance. Il renvoie à un acteur, un élève, un prof, un avocat, un musicien, un
sportif, un cheval de course, etc. Il existe certes des degrés de liberté sur le type de
prestation ou de performance en question, mais l’important est qu’il s’agit bien dans
tous les cas de performances. Le référent de il, c’est-à-dire ce à quoi il renvoie, se
trouve donc étroitement associé à une situation, à un scénario.
Quant à son sens, à ce qui est dit – sur le mode qualitatif - à travers bon, des
divers supports possibles de il ou ça, le problème est autre, et non des moindres, de
l’expliciter. On se contentera ici d’approximations qui peuvent prendre la forme de
synonymes locaux plus ou moins indirects et justifiés, tels que valable, savoureux,
digne d’éloges, etc.8
L’observation de quelques formes voisines fournit une autre illustration du
principe de cette dépendance
- Il a été bon contraint fortement le type d’entité auquel renvoie il : il ne peut
plus guère s’agir que d’un seul des cas précédents, celui d’un individu relativement
à une prestation (un candidat, un sportif).
- Il est bon, lui ! Ce tour exclamatif (les mots il, est et bon pouvant être
prononcés à la même hauteur de fréquence) constitue une nouvelle illustration de la
notion de scénario. Cet énoncé se présente comme une réplique à la personne que
désigne il, dont la forme de l’énoncé pose qu’une attitude, une proposition, une
injonction ou une consigne est jugée irréalisable, abusive, exorbitante.
L’interprétation peut-être rendue par : C’est trop facile pour lui! Il a beau jeu !
Comment veut-il que je m’en sorte, dans quelle situation ne me met-il pas ! etc. Bon
peut être apparenté à drôle.
- Il était bon ? Il peut de nouveau être de l’ordre de l’alimentaire (il était bon,
ce gâteau), mais il peut aussi avoir pour référent une activité, bon prenant alors un
7 D’autres référents auxquels on pourrait songer, comme un livre ou un film par exemple, apparaissent
peu compatibles avec cette forme attributive. Il faudrait la transformer de quelque façon, pour que
l’interprétation soit plus naturelle, par exemple : je le lirai, ou j’irai le voir s’il est bon.
8 Nous reviendrons au § 4.3.1. sur un format de description possible de l’identité des unités lexicales.
8
sens proche de agréable, bienfaisant réconfortant : il était bon, ce bain, ce petit
tour ? En même temps, il est aisé d’observer que de nouvelles contraintes
apparaissent alors : on peut avoir il était bon, ce petit tour, plus naturellement
que : ? il était bon ce voyage (et cela alors même qu’il est tout à fait possible de
souhaiter un bon voyage).
- Il est bon pour Y fait apparaître de nouvelles données, intégrant ici encore des
phénomènes prosodiques. Une montée de fréquence sur bon (possiblement assortie
d’une pause entre bon et pour) associe il à un animé et conduit à apparenter bon à
doué talentueux, performant (il est bon pour animer une soirée, désamorcer les
conflits, repérer le gibier, etc.) ; dans ce cas, le syntagme pour Y peut être antéposé.
Il est remarquable qu’en l’absence de ces traits prosodiques, bon tende à indiquer
une destination négative ou du moins contrainte, il renvoyant à un animé ou un
inanimé : il est bon pour la poubelle, il est bon pour tout recommencer, bon pour le
service, il n’est bon à rien. Dans ce cas, le syntagme pour Y ne peut pas être
antéposé.
Chaque forme énonçable fait ainsi apparaître de nouvelles contraintes et de
nouvelles spécifications. On observe que non seulement le sens de bon dépend de
l’entité auquel renvoie le terme dont on le prédique, mais que l’énoncé dans sa
forme, en particulier sa prosodie, détermine ce type d’entité en liaison avec un
scénario.
On appelle donc référent l’objet particulier du monde auquel renvoie il dans
une occurrence d’énonciation donnée de il est bon et valeur référentielle le type
d’entité que la forme de cet énoncé détermine de façon régulière. C’est il est bon en
tant qu’énonçable qui construit sa valeur référentielle ; c’est il est bon en tant que
correspondant à une occurrence donnée d’énonciation qui est mis en relation à un
référent donné. Cette articulation entre référent et valeur référentielle se rejoue au
niveau du contexte ou de la situation d’ancrage de cet énoncé. On découvre que en
même temps que l’énoncé correspond à une situation singulière donnée, la forme de
cet énoncé, ou plus précisément, l’énonçable de cet énoncé, construit le type de
situation et de scénario qui constitue ses conditions d’interprétation.
Nous donnons ci-dessous une série de quatre autres exemples destinés à
illustrer ce principe sous des angles différents.
2.2. C’est la porte ouverte à tous les abus.
À quoi renvoie c’ dans cet énoncé ? Il renvoie à une situation donnée que nous ne
connaissons pas du fait que cet énoncé est isolé de son contexte. En même temps, il
est manifeste qu’il s’agit d’une situation dangereuse, ou, plus précisément, porteuse
d’abus potentiels. Rien là de bien mystérieux, puisque l’énoncé comporte le terme
même d’abus. Mais à y regarder de plus près, il apparaît possible, à titre d’analyse,
de construire, à partir de cet énoncé, la séquence (l’énonçable) c’est la porte ouverte
à... On observe alors que le terme abus ne fait qu’entériner une valeur référentielle
construite par ce seul énonçable. En effet, si l’on considère ce seul énonçable, on
peut observer qu’il appelle de façon régulière des termes comparables à abus9. Il
s’avère donc que la seule forme de cet énonçable suffit à déterminer la valeur
référentielle de c’ et à déterminer le type de termes susceptibles d’en constituer la
suite et son interprétation en terme de dommageable. On peut ainsi faire apparaître
9 En consultant la base de données de Frantext, on ne trouve aucun exemple du type c’est la porte
ouverte à de prometteuses découvertes.
9
de ce point de vue une dynamique interne à l’énoncé (une dynamique activée par
l’énonçable en question) que le mot abus ne fait que stabiliser. Dans cet énoncé, le
mot porte, associé à l'article la et à l'adjectif ouverte renvoie à un élément de
protection qui ne remplit plus sa fonction dès lors qu’elle est ouverte.
On peut enfin observer que le mot porte n’a plus la même valeur dans un
exemple comme cette découverte ouvre une porte sur l’avenir. Cette construction
n’est plus associée à un contexte dommageable. Porte se trouve cette fois associée à
une fonction d’ouverture, d’accès, de débouché. On peut dire que l’unité porte, de
son côté, n’a plus le même sens.
2.3. Ça tient
Cette séquence a deux interprétations possibles qui donnent une autre illustration
de la distinction entre sens, référence et scénario10.
1) Ça renvoie à un contenu considéré dans ses relations à un contenant. Ce
contenu, constituant donc le référent de ça, se trouve pris - de façon régulière,
systématique et répétable - dans un scénario défini : il y a un risque que le volume du
contenu excède celui du contenant, on n’est pas sûr qu’il « y ait la place ». Le sens de
l’énoncé est que le volume du contenu n’excède pas, de fait, celui du contenant.
2) Ça renvoie à un dispositif. On ne sait pas de quel dispositif au juste il s’agit,
seul le contexte effectif le précisera, mais la seule forme de la séquence permet
d’établir qu’il s’agit de quelque montage, assemblage, échafaudage, ou de quelque
chose de ce genre. En même temps ce référent est ici encore associé à un scénario
dont cette entité est partie intégrante : il s’agit d’une situation de mise à l’épreuve.
Tenir prend alors un sens reformulable, en première approximation, comme ça ne
s’écroule pas, l’équilibre perdure, et, par inférence, c’est solide, ça résiste, c’est
stable. Il est éclairant de se livrer à quelques manipulations permettant de mettre en
évidence ici encore la complexité par laquelle la forme de la séquence détermine à la
fois son sens, son scénario et le référent de ça.
• Ça se tient.
Le passage à la forme réfléchie a une conséquence sur le type de référent auquel
peut renvoyer ça : le dispositif en question ne peut plus être que d’ordre intellectuel.
Ici encore, seul le contexte effectif déterminera de quel dispositif intellectuel au juste
il s’agit (un raisonnement, une argumentation, un alibi, une stratégie, etc.), mais la
seule prise en compte de la forme de la séquence suffit à établir que c’est bien de ce
type d’élaboration dont il est question, dont tenir marque que la cohérence est
susceptible d’être remise en cause et se trouve finalement validée11.
• Ça tient toujours
Cette forme met en jeu un autre type de dispositif, cette fois de nature
intersubjective : un contrat, un accord, un rendez-vous, susceptible d’être remis en
question, dont tenir marque qu’il n’est pas annulé, qu’il demeure valide, qu’il est
confirmé.
Ces exemples permettent les observations suivantes :
10 Pour une étude plus détaillée, cf. Franckel (2005)
11 La forme ça tient n’est pas exclue dans ce cas, mais certainement moins naturelle que ça se
tient. En revanche, si l’on passe à la forme négative ça ne tient pas, on constate que la référence à un
raisonnement ou une argumentation redevient parfaitement possible.
10
- on voit se dégager une constante dans le sens de tenir que l’on peut ainsi
formuler : une relation qui pourrait ne pas perdurer dans son état, perdure en fait dans
son état12 ;
- la forme de l’énoncé détermine le type d’entité à laquelle renvoie ça ;
- elle détermine en même temps le type de scénario dont il s’agit : remise en
question, mise à l’épreuve. Ainsi, par exemple, en présence de toujours, la possibilité
qu’un état de choses soit invalidé prend une valeur temporelle. L’entité à laquelle
réfère ça est donc potentiellement limitée dans le temps, susceptible de cesser à un
moment donné. Cette mise à l’épreuve d’ordre temporel tend à être partie prenante de
l’énoncé lui-même, une sorte de mise à l’épreuve performative en quelque sorte, qui
se traduit par le tour tendanciellement interrogatif de l’énoncé, correspondant à une
demande de confirmation : ça tient toujours pour demain ? On observe que les
valeurs perdurer, confirmer, valider qui s’attachent à tenir dans ce cas sont
directement liées au fait qu’il s’agit d’un rendez-vous (ou de quelque chose de ce
genre), mais que, en même temps, le fait que le « mot vide » ça renvoie à un type
d’accord éphémère provient directement de la forme même de la séquence.
Il importe de souligner ici encore le caractère en toute hypothèse répétable de ces
données : on peut vérifier que chaque occurrence de chaque forme commentée
débouche sur les mêmes constatations, sur le même type de contexte, assez nettement
caractérisable quelle que soit la réalisation effective de ce contexte. Ce caractère
répétable peut être établi par un relevé d’emplois attestés ou encore par le large
consensus susceptible de se dégager de leur commentaire.
Ces exemples illustrent les relations entre référent, et contexte ou situation. Ça
renvoie à un dispositif (référent) et ce référent est pris dans le scénario d’une mise à
l’épreuve.
2.4. Qu’est-ce que j’ai dit / Qu’est-ce que je disais
Ces deux phrases (énonçables) ont en commun de porter sur le contenu de mon
dire, auquel renvoie ce. Mais la forme propre de chacune entraîne des
configurations de scénarios différents et étroitement déterminés13.
1. Qu’est-ce que j’ai dit.
On observe que cette séquence est compatible avec une prosodie interrogative
ou exclamative. Elle correspond, autrement dit, à l’abstraction d’un énoncé
interrogatif ou d’un énoncé exclamatif.
1a. Interrogative
1a1.J’ai dit une bêtise ? Quelque chose ne va pas ?
1a2. (interro-exclamative) : démenti véhément (qu’est-ce que tu prétends que
j’ai dit ?! je n’ai jamais dit ça ! L’introduction de quoi ! rend l’énoncé plus
naturel : Quoi !?? Qu’est-ce que j’ai dit !?? (qu’est-ce que tu prétends que j’ai
dit ?) ; j’ai dit ça, moi ?!!
12 (cf. E. Saunier 1996) propose la caractérisation suivante ; « tenir marque qu’étant donné une
relation de référence R et une instabilité (R,R’) telle que « autre que R » est envisageable , un terme est
source de la validation de R ».
13 Les interprétations proposées sont le résultat d’une enquête menée sur une trentaine de locuteurs
natifs, qui fait apparaître une très grande convergence.
11
1b. Exclamative
1b1. Admonestation : tu ne tiens pas compte de ce que j’ai dit (rappel à
l’ordre, reproche, réitération d’un interdit)
1b2. Prise à témoin : tu vois bien ! Cette interprétation / contextualisation est
toutefois plus naturelle avec l’imparfait d’une part (cf. ci-dessous 2b.) et avec
l’adjonction de te, d’autre part.
2. Qu’est ce que je disais
2a. Interrogative
J’ai perdu le fil. L’interprétation est la même que celle produite par la forme :
qu’est-ce que j’étais en train de dire ? Le locuteur s’interroge lui-même
2b. Exclamative
Proche de 1b2 (prise à témoin)
Pas d’équivalent de l’admonestation de 1b1
Il est possible élargir l’analyse à d’autres formes : Qu’est ce que je t’ai dit / te
disais ; j’ai dit ça (selon l’intonation, entre interrogative et exclamative : je
m’étonne ou je nie que j’ai pu dire une chose pareille : moi, j’ai dit ça !?) ; J’ai dit
ça comme ça (pas la peine d’en faire une histoire, ça ne doit pas prêter à
conséquence, proche de ce que produirait je dis ça comme ça) ; Je disais ça comme
ça (simple suggestion) ; C’est bien ce que j’ai dit (assertive, conformité à mon dire,
et à sa lettre) ; C’est bien ce que je disais (exclamative, c’est le contenu qui est en
jeu ; j’avais raison, je ne me suis pas trompé, un contexte polémique étant
privilégié). On peut facilement poursuivre cette fructueuse exploration qui montre
que chaque forme va de pair avec une sorte de scénario. On observe ici encore que
la prosodie n’est pas un simple habillage de l’énoncé, mais qu’elle est contrainte par
sa forme, elle est partie intégrante de sa construction.
Enfin la forme des énonçables reconstructibles à partir des énoncés permet de
construire la valeur référentielle de ce (dans qu’est ce que) et le scénario dans lequel
elle s’inscrit. Par exemple dans le cas de la forme interrogative de qu’est-ce que j’ai
dit ? la valeur référentielle de ce est celle d’une possible bêtise ; dans celle de qu’est
ce que je disais ? au contenu de mon discours précédant une interruption etc.
2.4. Qu’est ce que c’est ; qu’est ce que c’est que ça ; c’est quoi ça.
On peut tout d’abord observer que les deux énonçables Qu’est ce que c’est et
qu’est ce que c’est que ça sont reconstruits à partir d’énoncés qui ne présentent pas
les mêmes contraintes prosodiques.
Qu'est-ce que c'est tend à imposer une forme interrogative plutôt
qu'exclamative, ce qui n'est pas le cas de Qu'est-ce que c'est que ça, qui est
compatible avec les deux intonations. C'est donc la forme même de la séquence
énonçable qu'est-ce que c'est qui déclenche la question. D'autre part, le référent (ce
à quoi renvoie ce14 dans les différents cas) diffère et le scénario (la situation dont il
s’agit) n’est pas le même. Qu'est-ce que c'est? tend plutôt à questionner un
événement (par exemple des coups – toc toc toc - frappés à la porte), tandis que
14 Nous n’entrons pas ici dans l’analyse de la complexité des deux occurrences de ce associées aux
deux occurrences de être.
12
qu'est-ce que c'est que ça peut correspondre à une demande d'identification d'un
objet inconnu (forme interrogative) ou à l'expression d'une indignation devant un
événement donné (forme exclamative). Cette analyse rend indispensable la prise en
compte de facteurs prosodiques et intonatifs.
Comparons maintenant avec c’est quoi ça qui, de son côté admet les deux schémas
prosodiques. On observe que le scénario n’est pas exactement le même dans le cas de
qu’est-ce que c’est que ça et c’est quoi ça. Autrement dit, ça ne correspond pas
exactement à la même valeur référentielle dans les deux formes, et cela aussi bien
dans le cas de la prosodie exclamative que dans l’interrogative. Pour mette en
évidence une partie de ces différences, on peut alléguer un autre critère, que nous
appellerons « le critère des petits mots », susceptibles de (ou même appelés à)
s’insérer dans chacun des énoncés en question. Il s’agit de mots, tels que oui, mais,
non mais, tiens, ou encore d’« adverbes de phrase », qui jouent de fait un rôle crucial
dans la bonne formation des énoncés et la construction du scénario correspondant.
Ainsi, par exemple un adverbe de phrase comme franchement semble s’insérer plus
naturellement dans le cas de c’est quoi exclamatif (Franchement ! C’est quoi ça ?!
(à quoi ça ressemble, ça ne rime à rien, c’est ni fait ni à faire, etc.) que dans le cas de
qu’est-ce que c’est que ça ?!
3. Dynamique de l’énonçable.
3.1. Scénario construit / scénario reconstruit.
Résumons : de même que la valeur référentielle (en tant que construite) est
indissociable (si ce n’est dans la perspective d’une analyse) du référent effectif, de
même la situation, le contexte et plus généralement ce que nous avons appelé
scénario sont toujours à la fois de l’ordre du donné et de l’ordre du construit. Si
l’on songe au domaine cinématographique que mobilise le terme de scénario, il
n’est guère original d’observer qu’une scène donnée d’un film ne s’interprète qu’en
fonction du scénario de ce film. On peut aussi se livrer à l’expérience consistant à
n’en regarder que quelques bribes. L’interprétation d’une scène considérée
isolément implique alors la mise en œuvre de conjectures sur les possibles
scénarios dont elle pourrait être extraite. Ces conjectures sont d’ailleurs courantes
s’agissant des différentes suites possibles d’un film à partir d’un état donné de sa
projection. Rien là que de très banal. L’interprétation met en jeu des processus
d’ajustement entre les conjectures que rend possible un état donné du scénario d’un
film (mais aussi d’un livre, d’un discours, etc.) – ce qui correspondrait à son
« énonçable » - et ce que l’on voit s’y produire effectivement au fur et à mesure, ce
qui correspondrait à son déroulement, ou encore son « énoncé ». En ce sens, le
scénario est à la fois un scénario potentiel, inférable de chaque étape de son
déroulement et un scénario effectif, tel qu’il sous-tend la réalisation du film. Dès
lors qu’il s’agit non plus du domaine cinématographique, mais du domaine verbal,
cet ajustement s’opère selon des modalités spécifiques. Pour ce qui est d’un texte à
grande échelle et ce que nous avons appelé le « contexte large », l’ajustement du
conjecturel et de l’effectif est, d’une certaine façon, du même ordre que pour un
scénario cinématographique. Mais il n’en va pas de même au niveau de l’énoncé
dont nous avons pu voir à travers plusieurs exemples que la forme détermine de
façon étroite et relativement précise le scénario qui en constitue les conditions
d’interprétation. Si le contexte effectif ne peut jamais être établi que pour telle ou
telle occurrence particulière de l’énoncé pris dans la singularité de son contexte
13
particulier, il est apparu que la forme d’un énoncé détermine son ou ses scénarios
potentiels de façon systématique, régulière et leur confère des caractéristiques
invariantes. Lorsqu’on analyse les contextes permettant à une séquence ou une
phrase (un énonçable) de prendre le statut d’énoncé (et par là même de faire l’objet
d’une interprétation), on observe que, au-delà de la singularité de ces contextes, ces
derniers présentent, tous et toujours, une propriété commune, une constante
sémantique.
Le paragraphe qui suit montre que ce principe ne se réduit pas aux seuls types
de cas auxquels nous nous sommes intéressés ci-dessus, où le référent se trouvait
correspondre à ce que désignaient ou construisaient des formes vides telles que c’,
ça ou il.
3.2. Analyse distributionnelle contextuelle
Le recours à l’abstraction d’un énonçable a permis de poser les fondements
d’une articulation entre ces différentes modalités d’une même construction que
constituent le sens, le référent et le scénario d’un énoncé. La pertinence d’une telle
distinction prend une visibilité particulière lorsque se pose la difficulté d’expliciter
la différence entre deux séquences A et B de sens apparemment très voisin. On
observe qu’une telle explicitation « épilinguistique » spontanée prend alors très
souvent la forme : « on dira plutôt A quand…. et plutôt B quand…. ». Cette
formulation, dans laquelle quand… introduit précisément ce que nous avons appelé
un scénario, manifeste le fait que le sens de chaque séquence se donne à voir à
travers telle spécificité de ce scénario. C’est un contraste contextuel qui permet
d’apercevoir une différence de sens intrinsèque qui ne parvient pas à se dire sans ce
détour. La place manque pour donner aux exemples et à leur analyse toute la place
qu’ils mériteraient. Nous nous contenterons de trop brèves illustrations.
L’explicitation de la différence, très ténue, entre se retenir à la rampe et se
retenir après la rampe tend à passer par la mise en jeu d’un scénario discriminatif :
se retenir à la rampe apparaît dans une situation de risque (il s’agit d’être prudent)
alors que se retenir après la rampe implique une situation de chute amorcée (il
s’agit d’un rattrapage en catastrophe). La chute amorcée, le rattrapage en
catastrophe constituent le scénario de se rattraper après la rampe. Ils n’en
constituent pas le sens, mais n’en peuvent cependant être dissociés.
De même, la différence entre Il fait bon et Il fait doux est-elle très difficile à
établir sans mobiliser l’observation (au demeurant pas nécessairement évidente
d’emblée) que la température ambiante dont on peut dire qu’elle est bonne, douce,
et, dans une certaine approximation agréable, en harmonie avec la température du
corps, est nécessairement celle d’un climat naturel dans le cas de il fait doux, mais
non de il fait bon qui peut être relatif à de l’air climatisé.
Se profile ainsi le principe de ce que l’on pourrait appeler une analyse
distributionnelle contextuelle. Chaque séquence ayant pour propriété de déterminer
en propre le type de contexte qui en fonde l’interprétation et l’institution en énoncé,
la contextualisation devient un moyen privilégié d’expliciter la différence de sens
entre deux séquences de sens peu distinguables de prime abord, du moins de façon
contrôlable.
3.3. Sens et contextualisation en devenir.
La construction, à partir d’un énoncé, d’un énonçable de cet énoncé qui
14
constitue une sorte de radiographie de l’un de ses états en devenir permet
d’envisager son sens et sa contextualisation dans cette dynamique de leur devenir.
Ce devenir est bien de l’ordre d’une construction, d’une forme de reconstitution
abstraite, dans la mesure, encore une fois, où l’on n’a jamais affaire qu’à des
énoncés singuliers. Il ne s'agit pas de partir du produit fini (de l’interprétation d’un
énoncé) pour voir comment redistribuer des parcelles de sens aux différents
composants de cet énoncé, il ne s’agit plus de partir de l'interprétation stabilisée
d’un énoncé pour considérer chaque étape par référence à cet état stabilisé, il s'agit
de partir des potentiels liés à des suites de mots, de les analyser comme déterminant
une sorte de frayage sémantique et contextuel. On peut de ce point de vue
considérer un énonçable comme un énoncé « en suspens ».
Prenons un petit exemple, insuffisamment développé, faute de place.
Considérons les séquences (les énonçables) suivants : Sous ces belles paroles / Sur
ces belles paroles / dans ces belles paroles
- Sous ces belles paroles entraîne, de façon régulière, une suite correspondant à
la révélation d’un sens délibérément occulté par les belles paroles en question. Le
type de proposition qui suit est ainsi strictement prédéterminé par la séquence.
- Il en va de même, mais avec un autre type de contexte dans le cas de sur ces
belles paroles15 qui introduit un événement qui a le statut d’une discontinuité : je
prends congé de vous, il tira sa révérence, etc.
- Dans ces belles paroles annonce ce qu’il est possible d’y voir au-delà des
apparences.
En même temps, le contexte rejaillit sur le sens associable à belles. Les paroles
sont (fallacieusement) édifiantes dans le cas de sous, empreintes de beauté ou de
noblesse dans le cas de dans.
Ces exemples tendent à montrer qu’il existe une organisation et un ordre dans
les enchaînements par lesquels, si la signification d’un énoncé dépend de son
contexte, le contexte dépend de son côté de l’énoncé.
4. Une dynamique à l’œuvre dès le niveau lexical. Instanciation /
configuration.
Nous voudrions maintenant montrer que cette dynamique contextuelle est à
l’œuvre dès le niveau des unités lexicales. On peut considérer de ce point de vue
qu’un mot constitue une sorte d’énonçable minimal. Lui attribuer tel ou tel sens
relève nécessairement d’une reconstruction du mot à partir de tel ou tel des énoncés
où il se trouve mis en jeu. Nous reprenons de cette façon l’observation, problématisée
notamment par E. Benveniste à travers la notion de « relation intégrative », selon
laquelle le sens d’une unité ne peut être appréhendé qu’en emploi, c’est-à-dire
intégrée à une unité d’échelle plus large : on n’observe jamais directement le sens ni
même tel sens possible d’une unité en elle-même. Celui-ci résulte toujours et
nécessairement d’une interaction avec cette unité plus vaste qu’elle intègre et qui
l’intègre, c’est-à-dire un cotexte. La question – comparable, mutatis mutandis, à celle
qui a été développée ci-dessus à propos de la distinction entre sens et scénario – est
d’établir la part respective d’une unité et de son cotexte dans le sens obtenu (cf. les
exemples donnés ci-dessus de la variation du verbe prendre en fonction de ses
compléments).
15 Séquence il est vrai moins courante que sur ces bonnes paroles, mais néanmoins attestée.
15
Le problème se pose donc alors de la possibilité même de définir l’identité d’une
unité. Celle-ci ne peut s’appréhender qu’à travers la variation et la disparité parfois
considérable des valeurs susceptibles de lui être associées (auxquelles renvoie le
terme « polysémie », dont nous avons évoqué quelques exemples avec les verbes
tourner, passer, tenir, prendre), et ne saurait se réduire à aucune d’entre elles en
particulier, fût-elle intuitivement perçue comme plus saillante ou plus fondamentale
qu’une autre, dès lors qu’elle résulte toujours et nécessairement d’une interaction
avec un cotexte (explicité ou non). Or ce cotexte est lui-même variable, mais de
façon non aléatoire : il est contraint par l’unité dont il constitue le cotexte, tout
comme le scénario est contraint par la forme de l’énoncé dans lequel il s’inscrit.
Ce problème a conduit à l’élaboration d’une représentation sémantique des
unités lexicales en termes de forme schématique.
4.1. La notion de forme schématique.
La forme schématique (désormais FS) d’une unité vise à en définir l’identité, non,
comme on vient de le voir, par quelque sens central dont tous les autres pourraient
être dérivés, mais par le rôle qu’elle joue dans les interactions dans lesquelles elle se
trouve nécessairement prise. Une FS définit l’identité d’un mot comme la façon
particulière qu’elle a d’incorporer et de construire les environnements qu’elle rend
possible.
Une FS met en jeu des paramètres sémantiques abstraits, en ce sens qu’ils se
situent en deçà d’une assignation lexicale et sont susceptibles de faire l’objet de
multiples spécifications. Elle marque que l'unité s'inscrit dans un double processus
interactif de schématisation (ou de configuration) du cotexte d'une part,
d'instanciation de ce schéma par les éléments de ce cotexte d'autre part. Cela signifie
que les unités lexicales elles-mêmes sont conçues comme sources de scénarios.
Toutes les unités lexicales sont susceptibles d’être définies en termes de FS.
Pour une illustration et une mise en œuvre de ce modèle de caractérisation, nous
renvoyons à l’exemple du nom clé (Peroz, 2202), des adjectifs doux (Franckel
(2005), et grand (de Vogüé, Franckel (2002), ainsi qu’à celui d’une série de verbes
(Camus, de Vogüé, eds (2004)
Pour nous en tenir aux aspects de cette analyse qui concernent le plus
directement la dynamique de la contextualisation qui nous intéresse ici, nous
prendrons brièvement l’exemple d’un verbe (passer) et d’un nom (clé).
4.1.1. Passer
Il s’agit d’un verbe très fréquent et, corrélativement, très fortement polysémique
(on peut lui associer une centaine de synonymes possibles). Franckel, Paillard,
Saunier (1997) proposent la FS suivante de passer : « un élément a en tant que
vecteur d’une continuité est repéré par rapport à une discontinuité d. Cette
discontinuité d n’affecte pas la continuité dont a est le vecteur. »
Nous nous en tiendrons ici à une illustration très sommaire.
Dans Jean a réussi à passer ce mauvais cap, Jean est pris dans une trajectoire (et
instancie le vecteur de continuité a), et cap instancie le paramètre discontinuité (d).
Relativement à la discontinuité que représente le cap, la trajectoire de Jean n’est pas
affectée. Dans Jean a passé le sel à Marie, c’est le sel qui est vecteur de continuité
relativement à la discontinuité que représente la séparation entre Jean et Marie. Le sel
16
passe de main en main. C’est donc cette fois le terme en fonction de complément
direct qui, à la différence de l’exemple précédent, instancie le paramètre de
continuité.
Dans le temps passe vite, le temps est vecteur d’une continuité et se trouve posé
en référence à un point d'observation constitué par le sujet qui constate l'écoulement
du temps : la discontinuité est externe à la continuité, et passer marque qu’elle ne
remet pas en cause l’écoulement du temps (on ne peut en « suspendre le vol »). Il n’y
a donc pas ici de répondant lexical de d. Ainsi, même si un seul paramètre se trouve
lexicalisé, les deux paramètres de la FS sont toujours en jeu.
Dans un cas comme la douleur passe, passe signifie que, étant donné douleur
interprétée comme discontinuité (état anormal), il y a retour à l’état de référence qui
est l’absence de douleur. Dans le temps passe vite, le temps correspondait au vecteur
de continuité, alors que dans la douleur passe, la douleur est une parenthèse
(discontinuité) qui se résorbe.
Ces quelques exemples suffiront à illustrer le point qui nous intéresse
principalement ici : une FS met en jeu des paramètres sémantiques abstraits, ou du
moins génériques (dans le cas présent : continuité / discontinuité), en ce sens qu’ils se
situent en deçà d’une assignation lexicale et sont susceptibles de faire l’objet de
multiples spécifications. Ces paramètres se voient assigner des unités lexicales qui
les instancient, les spécifient, en constituent une sorte d’incarnation sémantique
donnée. L’identité du verbe passer impose que dans tous les emplois soient présents
les paramètres de continuité / discontinuité, mais ceux-ci correspondront à des
valeurs sémantiques variables d’un cotexte à l’autre. De ce point de vue une FS
constitue une forme de consigne (instruction) : établir dans le cotexte, les éléments
qui vont venir spécifier qualitativement ces paramètres ; Jean et le cap (dont seul, à
un niveau de spécification plus précis encore, le contexte effectif dira la nature exacte
(un cap géographique, une difficulté de l’existence, le seuil fatidique des 40 ans,
etc.), le sel et la séparation entre Jean et Marie, le temps et son observateur, etc.
Le principe est le même que celui qui a été mis en avant à travers les relations
entre un énonçable et son contexte-scénario.
4.1.2. Clé
Le même principe vaut pour la forme schématique que l’on proposera ici du nom
clé, à la suite de l’article de Peroz (2002) : élément constitutif d’un dispositif et dont
le manque empêche ce dispositif d’être fonctionnel (cet élément entre dans une
complémentarité avec d’autres de manière à constituer un dispositif fonctionnel).
Sans entrer dans une discussion sur cette formulation elle-même, nous n’en
commenterons ici que le principe. Une telle définition contient des paramètres peu
spécifiés sémantiquement (« élément complémentaire », « dispositif ») mais donne là
encore une « consigne » : de quel dispositif s’agit-il et comment est-il construit ? De
plus, on voit que dans la séquence clé de Y, Y peut avoir des statuts très différents.
Dans la clé d’une serrure, clé est l’élément intégrant d’une serrure qui est un
dispositif non fonctionnel en l’absence de la clé. Dans une clé de huit, huit est le
nom de la clé qui entre dans une complémentarité à l’écrou pour former un dispositif
permettant un assemblage (démontable). Dans clé de sol, sol est là encore le nom de
la clé, qui est un signe entrant dans une complémentarité aux lignes de la portée pour
constituer un dispositif de lecture, chaque clé (signe) donnant le nom de la note
correspondant à la ligne où elle est disposée. Une clé de judo est une position qui
entre en complémentarité à une autre pour faire un blocage ; dans une clé de voûte, la
voûte est un dispositif de soutènement et la pierre à statut de clé est une pierre
17
particulière qui s’insère comme la pièce d’un puzzle en complément d’une arche déjà
formée. Dans clé du mystère c’est la clé qui constitue le mystère comme voué à être
élucidé (c’est l’élément qui manquait dans un ensemble de faits ou d’indices pour
qu’à la fois ces faits forment mystère et que celui-ci soit levé), etc.
Entre une unité lexicale et son cotexte se met ainsi en place une dynamique de la
configuration (par l’unité) et d’instanciation (par le cotexte) qui relève du même
principe que celui qui sous-tend l’interaction entre un énoncé et son contexte.
On retiendra essentiellement de ce qui précède que l’on ne parvient à une
intelligibilité explicitable du sens d’un mot que dans l’opacité que lui confèrent
nécessairement les conditions mêmes de cette intelligibilité, qui ne le saisit que dans
des interactions. On ne peut jamais comprendre un mot que déployé en autre chose
que lui-même et qui pourtant vient de lui-même, sa quintessence se manifeste de
façon fractionnée dans les différents environnements à travers lesquels elle se
manifeste dans des actualisations qui n’en donnent jamais à voir qu’un aspect
particulier.
La difficulté d’isoler le sens d’un mot du cotexte qui permet de l’appréhender tout
en n’en donnant plus à voir qu’un aspect particulier est finalement du même ordre
que celle qui rend problématique la distinction entre l’interprétation d’un énoncé et
sa contextualisation (ou mise en situation). Le cotexte n’est pas plus externe à une
unité que ne l’est le contexte ou la situation relativement à un énoncé.
Le caractère construit de la situation et du contexte conduit ainsi à envisager
l’activité énonciative non (ou non seulement) comme renvoi à un référent extérieur
mais comme construction d'un niveau de représentation spécifique : les valeurs
référentielles.
Conclusion
Il ressort de notre parcours qu’un énoncé peut être analysé comme une
actualisation donnée de ce que, à partir de cet énoncé, il apparaît possible de
reconstruire comme énonçable, cet énonçable permettant de faire apparaître, au
delà de la singularité de l’énoncé, des principes réguliers de son organisation. Le
contexte (ou la situation, ou encore le scénario) se présente à la fois comme donné
(c’est le contexte particulier d’un énoncé particulier) et comme construit : à partir
de la forme même de l’énoncé, on peut reconstruire le type de contexte qui en
constitue les conditions d’interprétation et dont on peut considérer le contexte
effectif comme une actualisation particulière. Le contexte est donc pour une part
externe à l’énoncé et, pour une autre, partie intégrante de sa construction et de son
organisation. Il relève d’un côté d’une régularité (pour un énoncé, on a
systématiquement le ou les mêmes types de contexte) et d’une singularité (le
contexte effectif relève d’une actualisation donnée de ce potentiel reconstruit).
Cette articulation du donné et du construit se rejoue entre d’un côté le référent,
et de l’autre ce que nous avons appelé valeur référentielle. Au contraire du référent
qui est donné et de l’ordre du toujours-déjà là, les valeurs référentielle relèvent
d’une dynamique propre à la langue. Elles sont construites dans et par les énoncés
à travers des opérations énonciatives que l'on peut dès lors appeler opérations de
référenciation. Les valeurs référentielles relèvent d’un côté d’une systématicité, de
régles d’organisation généralisables, mais, de l’autre, ne s’appréhendent jamais
qu’à travers telle réalisation donnée. Alors que le référent garde son autonomie par
rapport à l'énoncé et à sa forme et peut varier d'une situation de locution à l'autre, la
18
valeur référentielle reste strictement et systématiquement déterminée par la forme
de l’énoncé. Elle est donc répétable, au sens où toute profération du même énoncé
doit construire la même valeur.
Passer d’un donné à un construit, d’un référent à une valeur référentielle, d’une
situation extralinguistique à un scénario (une situation, un contexte) inféré et
raisonné, d’un énoncé à un énonçable, c’est dissocier l’indissociable à des fins
d’analyse permettant de dégager des régularités et des règles d’organisation à partir
de ce qui ne se présente jamais que dans une singularité. C’est aussi montrer
comment l’indicible du monde se trouve à la fois dans la langue et hors de la
langue.
Références bibliographiques
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la subjectivité dans le langage » (ch. XXI, p.258-266), in Problèmes de linguistique
générale, Gallimard.
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des unités lexicales : étude de six verbes français », Linx, n° 50, Université de Paris
X- Nanterre.
De Vogüé, S. (1999) « Construction d'une valeur référentielle : entités,
qualités, figures .», in La référence -2-, Travaux linguistiques du Cerlico, 12,
Presses Universitaires de Rennes, pp. 77-106.
De Vogüé S, Franckel, JJ (2002) – « Identité et variation de l’adjectif grand »,
in Le lexique entre identité et variation, Langue Française, n° 133, p.28-41,
Larousse
Ducrot, O (1980) – Les mots du discours, les éditions de minuit, p.7.
Franckel, JJ. ; Paillard, D. : Saunier, E. (1997) - “Modes de régulation de la
variation sémantique d’une unité lexicale: le cas du verbe passer”, in vol. La
locution: entre lexique, syntaxe et pragmatique, coll. St-Cloud, publication de
l’INALF, Klincksieck, Paris, p. 49-68
Franckel, JJ. (2005) – « De l’interprétation à la glose. Vers une méthodologie
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Sperber, D. ; Wilson, D (1979) – « Remarques sur l’interprétation des énoncés
selon Paul Grice », in Communication, n° 30, Seuil, p. 80- 94.
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Résumé.
Il s’agit dans cet article de problématiser une partie des questions liées aux
notions de situation et de contexte, en particulier dans leurs relations avec celles de
référent et de valeurs référentielles. Chaque énoncé s’ancre dans une situation
qu’en même temps il contribue à déterminer et qui peut être entendue comme
condition de possibilité de son interprétation. Le contexte (comme la situation)
n’est pas dans une simple extériorité par rapport à l’énoncé qui s’y inscrit, elle en
est aussi une construction, dépendant étroitement de la forme même de l’énoncé
dans ses moindres détails (y compris prosodiques) et en fait donc aussi partie
intégrante. Il relève d’un côté d’une régularité (pour un énoncé, on a
systématiquement le ou les mêmes types de contexte) et d’une singularité (le
contexte effectif n’est jamais que celui auquel on a effectivement affaire). On
montre ainsi que ce contexte effectif relève d’une actualisation donnée d’un
potentiel reconstructible à partir de la forme précise de l’énoncé. Cette
problématique, illustrée par de nombreux exemples ouvre sur une analyse visant à
dégager des principes réguliers dans ce qui ne se présente jamais que dans une
singularité.
Mots clés
Situation, contexte, scénario, référent, valeur référentielle.

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