Lévi Strauss

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I. LECTURE DE LÉVI-STRAUSS
( résumé libre du livre de C. Clément )
1) De la nature à la culture
( Lecture du livre de Catherine Clément )
La maison de l’homme – son univers, qui est le monde produit par lui pour survivre –est un système d’écarts, que l’homme comble par une activité
médiatrice.
La série des écarts peut se dire ainsi :
La culture s’écarte de la nature ; l’intelligible (les concepts ) du sensible ; l’ordre (social, moral) s’écarte du désordre ; la structure (synchronique) s’écarte
de l’événement (intempestif ).
Sans qu’on puisse remonter à l’origine, parce que ce monde est une histoire –une réalité diachronique – ( où nous sommes situés comme un point ou un
moment), on peut penser la raison de ces écarts sous la forme d’une contradiction, que nous révèle l’écart entre l’homme et la femme tel que l’ethnologie
permet de le comprendre :
La femme est d’abord objet de désir, par quoi est assurée la reproduction, c’est à dire un objet éminemment naturel ; mais s’allier à une femme, c’est
s’allier à un autre homme qui accorde cette femme en échange de biens matériels ou symboliques .autrement dit, quand il s’agit de l’homme, (à la
différence des autres êtres vivants) le rapport naturel, qui assure la survie de l’espèce, est en même temps un rapport culturel (économique et social)
consistant dans l’échange
C’est le système de parenté qui constitue la médiation comblant l’écart entre l’homme et la femme et marque le passage de la nature à la culture.
Dans les Structures Elémentaires de la Parenté , l’alliance, l’exogamie sont les termes qui définissent le passage de la nature à la culture.
C’est moins une union qu’une transformation et un passage :
Avant l’exogamie, la culture n’est pas encore donnée ; avec elle et le système de parenté où elle s’inscrit, la nature cesse d’exister chez l’homme comme
un règne souverain.
« La prohibition de l’inceste est le processus par lequel la nature se dépasse elle-même ; elle allume l’étincelle sous l’action de laquelle une structure d’un
type nouveau se forme et se superpose, en les intégrant, aux structures plus simples de la vie psychique, comme celles-ci se superposent ,en les intégrant,
aux structures de la vie animale .Elle opère et, par là même, constitue l’avènement d’un ordre nouveau (un ordre humain ) » .
Lévi-Strauss répond ainsi à une anthropologie génétique :
«A l’origine de l’humanité, l’évolution biologique a peut-être sélectionné des traits préculturels tels que la station debout, l’adresse manuelle, la sociabilité,
la pensée symbolique, l’aptitude à vocaliser et à communiquer. En revanche, dès que la culture existe, c’est elle qui consolide ces traits et les propage.»
Il faut immédiatement souligner que la découverte et l’analyse du système de parenté fondée sur l’exogamie, qui constitue le passage du règne animal à
l’ordre humain (à la culture ) n’est pas pour Lévi-Strauss une explication historique de ce passage pour la simple raison que, à ses yeux, l’histoire n’est
pas une réalité indépendante des hommes ( constituée d’une succession d’évènements, dont on pourrait découvrir la raison ou la loi ),mais une
structuration des évènements qui fait partie de l’ordre nouveau instauré par l’avènement de l’homme : L’histoire fait partie de l’activité médiatrice qui
constitue cet ordre (ce monde humain de la culture.). Par le passage à la culture la diachronie des évènements est intégrée à la synchronie de la
structure qui constitue l’ordre humain.
On ne saurait comprendre comme une genèse ( historique) ce passage de l’animal à l’homme ; on peut seulement analyser les structures constitutives de
cette réalité proprement humaine qu’on désigne comme culture
Le structuralisme dévoile ici sa présupposition idéaliste : On ne peut pas expliquer la structure de la réalité-humaine à partir d’une réalité
extérieure à l’homme, (nature ou histoire ) parce que c’est l’homme, avec l’avènement de la pensée, qui a structuré la réalité
Au commencement il y a un événement qui nous est nécessairement dissimulé :
«Au commencement était un passage plein de terreurs et d’angoisse . Alors, les hommes décidèrent de le franchir et élaborèrent pour cela des ponts , des
aqueducs, lancèrent des arches et se mirent à penser ..»
A l’origine des structures qui constituent l’ordre humain, il y a l’avènement mystérieux de la pensée, de l’activité symbolique.
«Toute culture peut être considérée comme un ensemble de systèmes symboliques au premier rang desquels se placent le langage, les règles
matrimoniales, l’art, la science, la religion. Tous ces systèmes visent à exprimer certains aspects de la réalité physique et de la réalité sociale, et, plus
encore, les relations que ces deux types de réalité entretiennent entre eux »
Autrement dit, les liens entre la réalité physique et la réalité sociale ( le fait que le rapport des hommes à la nature passe par les rapports des hommes entre
eux ), qui constituent la réalité humaine (le monde des hommes ) reposent tout entiers non pas sur l’activité productive des hommes (par laquelle ils entrent
en rapport entre eux ), mais sur leur activité symbolique, -cette activité de la pensée inséparable du langage.
Ainsi s’explique la tentative du structuralisme de comprendre les faits humains à partir des découvertes de l’analyse linguistique :Les règles matrimoniales,
l’art, la science, la religion sont des faits de langage.
Le langage est ( avec l’exogamie )le second moyen originel de l’échange entre les hommes ; mais il est en même temps le lieu où l’on peut appréhender la
dégradation des liens entre les hommes.
Dans les sociétés primitives, les mots étaient les biens essentiels de chaque groupe particulier: valeurs autant que signes, précieusement conservés,
prononcés à bon escient et dévoilant à chacun quelque chose de l’autre.
Dans la mesure où les mots ont pu devenir la chose de tous, et où leur fonction a supplanté leur caractère de valeur, le langage a contribué à appauvrir la
perception, à la dépouiller de ses implications affectives, esthétiques et magiques, et à schématiser la pensée.
Dans les conclusions des Structures élémentaires de la parenté , le malheur coïncide avec le langage qui, devenu «la chose de tous », s’est appauvri :
Chaque terme par la quantité d’informations qu’il véhicule perd son sens ; la prolifération des signifiés (des concepts ) masque le surplus de sens des
signifiants.( des mots ), qui sont lestés de toute la richesse (y compris la charge affective ) des rapports des hommes avec le monde.
Lévi-Strauss voit dans cet appauvrissement une détérioration qui affecte la civilisation tout entière.
2)La culture : un système ou un ordre imparfait
Chaque espèce a ses limites.
En rompant avec le règne animal dont les structures assurent la survie des espèces, les hommes ont subordonné la reproduction de l’espèce et sa survie à
l’instauration d’un ordre reposant sur des structures (un certain nombre de systèmes symboliques) qui doivent régler ou régir leurs rapports entre
eux :leur co-existence.
Toutes les médiations sont faites pour apporter des solutions à un problème commun à la pensée sauvage et à la nôtre : Comment vivre ensemble, à la
bonne distance, ni trop près ni trop loin c’est à dire sans s’entre-dévorer , s’entre-détruire.
A cela servent les écarts et les médiations.
Lévi-Strauss trouve dans les mythes, dans les rites, dans toutes les formes de culture, la capacité d’équilibre des sociétés humaines. Même en proie à des
perturbations historiques, les cultures s’adaptent et retrouvent l’équilibre nécessaire à la coexistence des hommes entre eux.
Les mythes apparaissent comme des compromis imaginaires destinés à rendre la vie possible quand surviennent des migrations, des guerres, des
phénomènes de colonisation.
Mais, les mythes ne parviennent jamais, de façon intégralement satisfaisante, à remplir leur fonction, d’une part « en raison des conditions de
fonctionnement propres à chaque système, d’autre part parce que l’histoire introduit des éléments allogènes, détermine des glissements d’une société vers
une autre, et des inégalités dans le rythme relatif d’évolution de chaque système particulier ;»
L’équilibre du système est précaire ; l’ordonnancement de la vie par les hommes en société est porteuse d’entropie, de destruction (confère ci-avant la
dégradation du langage ).
Une société ne parvient jamais à intégrer tous ses membres à l’édification de la structure symbolique qui n’est réalisable que sur le plan de la vie sociale.
Le système social est constellé de vides.
De la même façon que dans l’histoire des relations entre les sociétés apparaissent des inégalités, de même apparaissent à l’intérieur du corps social des
partitions entre ceux qui s’y intègrent et ceux qui en sont en quelque sorte exclus.
Et Lévi-Strauss précise :« C’est celui que nous appelons sain d’esprit qui s’aliène, puisqu’il consent à exister dans un monde définissable seulement par
la relation du moi à autrui ( par des rapports entre les hommes figés par la structure sociale ). La santé de l’esprit implique la participation à la vie
sociale..
Par une véritable inversion, ceux qui refusent de s’y prêter sont considérés comme aliénés, au sens propre porteurs de troubles mentaux ;»
Tels sont, dans l’histoire des sociétés, les shamans, les fous, les poètes à qui le groupe demande de figurer certaines formes de compromis imaginaires,
irréalisables sur le plan collectif. 1)
Selon Lévi-Strauss, le déséquilibre est un des éléments constitutifs de l’équilibre global/ De même que l’homme, dans son langage, dispose d’une
surabondance de signifiants par rapport aux signifiés qu’il peut mettre en œuvre, de même ce qui échappe à l’ordre, et que l’on considère comme
marginal, est la marque du possible, c’est à dire du futur de toute société ; Si ce possible, cet indéfini n’existait pas, si tout était défini et figé dans la
structure existante, ce serait l’agonie du social.
Le groupe n’existe que par cette marginalité, qu’elle soit reconnue comme thérapeutique avec le chamanisme ou qu’elle soit enfermée dans des hopitauxprisons comme le fut notre folie.( Michel Foucault ) .
Le jeu social consiste à projeter l’exclusion en la pensant comme une réalité séparée., indépendante du système. Il en est ainsi du totémisme , comme de la
folie, comme de la pensée sauvage, comme de la poésie, comme de l’ethnologie.
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Nota :
Il y a lieu de se demander comment l’ethnologue ou le sociologue peut encore prétendre définir la réalité d’une formation sociale par les structures qui
constituent l’ordre existant à un moment historique donné, en particulier lorsque l’exclusion ne peut plus être confondue avec la marginalité de certains
individus mais envahit le corps social comme un phénomène structurel, inhérent au système.
3) les principales médiations : les mythes et l’art
Les mythes et l’art sont deux activités médiatrices qui travaillent sur un même canevas, mais en ordre inverse.
A côté du langage que « nous parlons », où, dans le lien arbitraire par lequel signifiant et signifié se recouvrent pour constituer le signe linguistique, le
sens se perd en un vaste mouvement d’entropie, le mythe et l’art sont les deux formes inverses à travers lesquelles l’homme tente, depuis toujours, - en
creusant l’écart entre le signifiant et le signifié-, d’échapper à cette déperdition du sens pour renouer le lien avec la nature .
Le mythe, en traduisant dans la linéarité diachronique du récit, l’infinie complexité du concret, où se manifestent les structures d’une pensée constituante,
éveille l’homme à l’énigme de ses liens avec la nature en lui faisant mesurer l’écart entre la richesse de ces liens et la pauvreté de son langage
Ici, c’est le signifié ( la signification explicite du mythe ) qui fait apparaître un excès du signifiant ( la richesse des liens qui constituent le monde humain ).
L’art suit le chemin inverse: Par les principales figures, (-métaphore, métonymie, synecdocque -), il creuse l’écart entre le signifiant et le signifié en
substituant un signifiant à un autre et fait apparaître un »excès » de sens, un sens « intraduisible » ; c’est cet écart qui crée l’émotion esthétique.
L’art manifeste ainsi le lien de l’homme avec une nature dont il s’est séparé.
a ) Les mythes
Comme activité médiatrice, la fonction du mythe est de surmonter l’antinomie entre un temps historique, constitué d’évènements révolus, qui, selon LéviStrauss, n’ont pas de sens en eux-mêmes, ( parce que, indépendamment de la culture, ils appartiennent à l’incontrôlable et absurde règne du hasard ) et la
structure qui est précisément l’ordre humain et la réalité sociale que les hommes ont mis en œuvre pour tenter de maîtriser la contingence de la nature en
donnant forme à leurs rapports entre eux .1°)
Par le mythe les hommes ( un groupe social donné ) substituent aux évènements chaotiques, contingents, incontrôlables, qui constituent leur histoire ( dont
ils ne peuvent conserver la mémoire, parce que ces évènements n’ont pas en eux-mêmes de sens ) une histoire imaginaire, une fable qui vient expliquer,
justifier l’ordonnancement (l’ordre) qui constitue la structure permanente de leur groupe qu’ il s’agit pour eux de préserver.2°)
__________________________________________________________
Nota :
1°) Pour Lévi-Strauss ; on ne saurait parler de « sens » de l’histoire, encore moins de progrès, parce que le sens n’intervient qu’avec la structuration du
réel par la pensée. Il n’y a de changements que par des brisures hasardeuses ou cataclysmiques, par des ruptures intempestives.
Le dicontinu gère l’histoire .Et c’est le remaniement des structures qui assure la continuité.
2°) Confère analyse par Mircea Eliade des mythes d’origine
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Le Mythe opère, comme la musique, (confère .ci-après :l’art comme médiation ) à partir de deux registres ;
-Une matière externe, constituée par des occurrences historiques, ou crues telles, formant théoriquement une série illimitée, d’où chaque société extrait,
pour élaborer ses mythes, un nombre restreint d’évènements pertinents,
(En musique la série illimitée des sons physiquement réalisables, où chaque système musical prélève sa gamme )
-Une trame interne, constituée par des aspects neuropsychiques (dont on ne connaît pas les mécanismes ) par lesquels l’auditeur est sensible à la longueur
de la narration, à la récurrence des thèmes, aux rythmes de la phrase, aux alliances syntaxiques, à la sonorité et, en général, aux valeurs sensibles des
mots ..etc..
(En musique, une exploitation des rythmes organiques, cardiaques et respiratoires )
Un mythe se présente comme une fable ,un récit d’évènements, qui constitue une intrigue. Or, l’ analyse ethnologique montre que la narration cache sous
la diachronie des évènements la synchronie d’une structure où s’exprime la représentation que les hommes d’une société donnée se font de leurs rapports
entre eux, en dissimulant les contradictions réelles de ces rapports.
L’exemple des Borroros
Les Borroros décrivent leur village.–tel qu’ils se le représentent – comme un véritable ballet, où les deux moitiés du village ne vivent que l’une par l’autre,
échangeant les femmes, les biens et les services dans un fervent souci de réciprocité. Leurs sages ont élaboré une cosmologie grandiose, pour consacrer
cette représentation idyllique, allant jusqu’à l’inscrire dans le plan de leur village et la distribution circulaire de leurs habitations .
L’élaboration du mythe est une véritable transfiguration par laquelle toute la vie sociale est transformée en un blason où la symétrie et l’asymétrie se font
équilibre.
Mais voilà que l’ethnologue, en interrogeant les membres de la tribu sur leur parenté, découvre que, sous la représentation duelle, se trouve cachée une
tout autre réalité ; chaque clan est réparti en trois groupes :supérieur, moyen, inférieur ,qui se marient toujours entre eux.
Sous le déguisement des rapports fraternels consacrés par le mythe, l’on a affaire en réalité à trois sociétés qui resteront à jamais distinctes et isolées,
emprisonnées chacune dans leur superbe.
Le mythe développe une prosopopée, dont les membres du groupe sont à la fois les auteurs et les victimes.
2° ex : le mythe d’Oedipe
Le mythe se présente comme le récit d’une longue histoire : celle de la famille des Labdacides, issue de Cadmos et d’Harmonie
L’histoire des Labdacides nous permet d’analyser la transfiguration d’une réalité sociale qui recèle une contradiction latente en un récit dont l’intrigue
imaginaire dissimule la contradiction.
L’analyse consiste à mettre à jour la structure synchronique du mythe à partir du récit diachronique. (confère étude distincte du mythe d’Œdipe) .
o-O-o
II. L’étude des « manières de table »
Les « manières de table » font partie, selon la terminologie de Lévi-Strauss, des activités médiatrices destinées à combler l’écart entre la nature et la
culture.
Ou mieux, elles constituent un domaine spécifique des rapports des hommes entre eux qu’ils nouent à l’occasion de la production matérielle de la
nourriture destinée à satisfaire leurs besoins.
C’est précisément dans la mesure où les hommes, à la différence des autres êtres vivants, ne peuvent satisfaire ces besoins vitaux qu’en contractant entre
eux les rapports qui leur permettent de « produire » et de « consommer » ensemble les aliments ( qu’ils ont produits ), et sur la base de cette relation
spécifique à la nature, que, à travers les aliments eux-mêmes, mais aussi les moyens ( les ustensiles ) et les modes de consommation (cuisine et manières de
table ), ils expriment non pas directement les qualités sensibles des nourritures, les modes d’emploi des ustensiles, les recettes de cuisine et le code des
usages ( comme c’est le cas dans notre civilisation ) , mais un ensemble de signes ( des symboles) qui à la fois désignent ou dénotent les qualités et les
usages ,et connotent les liens qui constituent la vie et la pratique sociales du groupe.
Les analyses de Lévi-Strauss sont ici précieuses pour analyser l’activité symbolique qui surajoute aux qualités sensibles des aliments, aux pratiques
culinaires, à l’utilité technique des ustensiles et aux usages d’une consommation collective, un sens second, qui reste dissimulé aux agents, aux membres du
groupe, parce qu’il s’agit de leurs rapports sociaux réels, de leur pratique sociale, nécessairement inconsciente, tant que l’évolution du groupe ne met pas
en cause la valeur de la structure, de l’ordre existants.
Lévi-Strauss écrit lui-même :
«La cuisine d’une société est un langage dans lequel elle traduit intégralement sa structure, à moins que, sans le savoir davantage, elle ne se résigne à y
dévoiler ses contradictions ;»
En suivant Lévi-Strauss, essayons d’analyser la mise en œuvre de cette activité symbolique dans le domaine des manières de table et, en particulier des
ustensiles de la consommation collective.
A ) Les aliments
1) Le volume consacré par Lévi-Strauss aux « Manières de table » prend acte des résultats du premier volume des « Mythologiques » :
«La nourriture s’offre à l’homme dans trois états principaux : elle peut être crue, cuite ou pourrie.
Par rapport à la cuisine, le « cru » constitue le pôle non marqué ; le « cuit » est sa transformation culturelle ; et le « pourri » sa transformation naturelle.
2) Mais « ces catégories se réduisent à des formes vides et ne nous apprennent rien sur la cuisine de telle ou telle société…
Le triangle du cru, du cuit et du pourri ne fait que déterminer un champ sémantique » .
C’est l’observation ethnographique qui peut préciser le sens que chaque société confère à ces mots.( Il n’est que de penser à la place des crudités, sous
l’influence italienne, ou à la cuisson des viandes ..Dans toute cuisine rien n’est cru à l’état pur ; rien n’est cuit de la même façon etc..)
L’enquête ethnologique concernant les modes d’alimentation des sociétés dites primitives nous oblige à inscrire à l’intérieur du triangle initial un second
triangle dont les sommets désignent, non plus les qualités sensibles des nourritures telles qu’elles s’offrent à nous, mais les modes de cuisson – les manières
de les cuisiner, qui les transforment en « produits de consommation ».
Ces trois nouveaux termes – signes sont
1)le « rôti »,qui se situe au voisinage du cru, parce qu’il ne s’agit pas à proprement parler d’un mode de cuisson c’est à dire une transformation, mais
seulement d’une action du feu qui modifie l’apparence ( l’intérieur du rôti reste cru )
2)le bouilli, qui se rapproche du pourri, parce qu’il « détériore » les qualités propres de l’aliment en le soumettant non plus à l’action du feu, mais à la
pénétration de l’eau ( facteur, dans la nature- de la putréfaction ) .
3) le fumé , qu’il faut rapprocher du cuit,parce qu’il estle mode de cuisson où, l’air s’interposant entre le feu et la nourriture, l’aliment naturel se trouve
transformé (à la différence du rôti ) sans être détérioré (comme le bouilli ).
Du premier au deuxième triangle, comment s’effectue le passage ?
Ou encore :-Comment passe-t-on des qualités sensibles aux valeurs culturelles ?
Se demandant en quoi consiste l’opposition du rôti et du bouilli, Lévi-Strauss , partant d’une conception abstraite de la cuisine comme activité de
médiation, écrit :
«On peut mettre le rôti du côté de la nature et le bouilli du côté de la culture. Réellement, puisque le bouilli requiert l’usage d’un récipient, qui est un
objet culturel ; et symboliquement, pour autant que la culture exerce sa médiation entre l’homme et la nature, et que la cuisson par ébullition exerce elle
aussi une médiation, par l’eau, entre la nourriture que l’homme s’incorpore et cet autre élément du monde physique : le feu ;»
L’explication consiste à retrouver , coûte que coûte, dans l’objet culturel (produit par la cuisine ) la médiation qui définit la culture : C’est un cercle
logique ( sinon un cercle vicieux) qui ne nous apprend rien sur le sens de la culture.
C’est tout autre chose que les mythes nous dévoilent (aussi bien que les moeurs culinaires des différents peuples et des époques différentes).
C’est une indication sur les rapports sociaux, en particulier les rapports de l’homme et de la femme dans les sociétés primitives, que traduisent toutes les
valeurs affectées par les mythes à chacun des deux termes ( des deux signes linguistiques)
Etablissons un tableau de ces valeurs suivant les connotations relevées par Lévi-Strauss à travers les différents mythes :
BOUIlLI ROTI
Un récipient (poterie) à la broche
Une durée (temps de cuisson) un temps réduit
Une attention(ébullition) à peine une surveillance
Une sécurité alimentaire Le feu purifie
Un service à( de) table Au campement
Un plat nourrissant un apport d’énergie
Un plat économique (morceaux, Composé des meilleurs
Variés, nourritures mélangées) morceaux
Un plat élaboré non cuisiné
Un plat familial ou convivial Au campement
Sans violence(piments) Nourriture échauffante
Assimilé au sexe féminin Sexe masculin
Dans les mythes, l’emploi de ces deux qualités culinaires « connotent » toutes ces valeurs, qui sont pour ainsi dire attachées aux signes du bouilli et du rôti.
En même temps, on observe que «plusieurs tribus attribuent le rôti à la vie en brousse et au sexe masculin, tandis que le bouilli est attribué à la nourriture
au village et connote le sexe féminin. »
C’est donc bien les statuts de l’homme et de la femme que connotent les valeurs attachées aux significations proprement « culinaires » de ces
mots.
Derrière le « sens propre », ces valeurs constituent le sens caché du bouilli et du rôti. Mais, si ce sens reste caché, c’est précisément parce que le sens de
chacun des deux termes est défini par leur valeur respective : Elles n’expriment pas des qualités inhérentes à l’homme et à la femme (dans ce cas, la valeur
se confondrait avec le sens ; « bouilli » et « rôti » seraient de simples qualificatifs et l’on s’imagine aisément un conjoint traitant l’autre de « vieux rôti » ou
de « sale bouillie » ), mais elles connotent leur rapport réel, la dissymétrie de leurs statuts respectifs, qui fait partie de la structure de la société à laquelle ils
appartiennent.
Le sens reste caché, parce que les individus « ignorent »,- en une fondamentale inconscience -, la structure sociale qui constitue la base de leurs rapports
individuels. (N’« ignorent »-ils pas que leur appartenance au groupe est constitutive de leur individualité ?)
La valeur attachée au couple du « bouilli » et du « rôti » recèle une contradiction, un conflit latent : une opposition caractérisée, comme l’a souligné LéviStrauss, sur le plan de la logique formelle, par l’alliance « conjonction-disjonction ».
Et ce conflit est destiné à rester caché aux agents sociaux et, tout autant, à leur analyste, tant que la structure sociale, qui est la base de ces rapports
dissymétriques, conflictuels (entre l’homme et la femme),ne sera pas mise en cause, près d’être remplacée par une autre. (C’est sans doute la raison pour
laquelle la question de l’activité ménagère est au cœur du débat actuel entre l’homme et la femme en attendant qu’un changement de la structure sociale
modifie réellement leurs rapports.)
Jusqu’à présent, dans le rapport des hommes à la nature constituée par l’activité de se nourrir, les mythes de cuisine concernaient les modes
d’alimentation, c’est à dire, en fait, l’activité sociale de transformation des éléments naturels en objets de consommation. Et, par le processus de
symbolisation, que nous analysons, les valeurs des objets « produits » exprimaient, au terme de l’analyse, les rapports sociaux entre les producteurs, les
liens entre les hommes et, en particulier, entre l’homme et la femme, se manifestant à l’occasion de cette activité.
Que découvre-t-on, quand on passe des aliments au savoir vivre, aux manières de table proprement dites ?
B ) Le savoir vivre
Ce qu’on appelle dans nos sociétés « les bonnes manières » ou le savoir vivre ne concerne pas directement, comme l’expression semble l’indiquer, les
liens entre les « convives ». Dans ce cas, l’analyse des mythes ne nous révélerait guère plus qu’un manuel de savoir vivre, c’est à dire la représentation
que les hommes se font des usages, qu’ils doivent respecter dans leurs relations autour d’une table.
Ce que Lévi-Strauss décrit dans les mythes qu’il analyse, au chapitre des « règles du savoir vivre » ce sont les rapports des hommes avec la nature, -sous
la forme des aliments, à l’occasion de la consommation, essentiellement des règles d’hygiène et des interdits alimentaires.
Et, là encore, c’est à travers la signification « manifeste », apparente, de ces interdits que l’analyse peut découvrir un sens caché des rapports sociaux, une
valeur propre aux sociétés primitives.
Or, voici la principale constatation de Lévi-Strauss :
«Les règles de bon usage qu’il faut entendre à la fois au physique et au moral, des garçons en Amérique du Nord, des filles en Amérique du Sud, disent
les mythes, en furent les premiers consignataires alors qu’ils approchaient de la puberté ; comme si, dans l’histoire de la civilisation, le prototype des
« petites filles modèles » avait été d’abord conçu à l’image des demoiselles indisposées» .
Et Lévi-Strauss décrit toutes « les rigueurs de l’éducation », qu’on impose aux jeunes filles pubères : -cette jeune fille du « Chaco » que l’on suspend,
ficelée dans un hamac, que l’on oblige à porter des mitaines, à se servir d’un gratte-tête, d’un gratte-dos, qui ne doit boire ni chaud, ni froid, ni
consommer de la nourriture fraîche ou avancée, mais seulement de la nourriture très cuite ou des conserves. .et.c..
Il faudrait compléter ces règles d’éducation imposées aux jeunes filles par les stricts interdits imposés aux épouses pendant les périodes menstruelles.
Encore une fois, pour Lévi-Strauss, le seul sens de ces mythes qui décrivent des interdits alimentaires et des règles d’hygiène, ne peut être que de révéler
la fonction médiatrice des codes culturels, destinés ici à protéger les hommes des exubérances et des dérèglements de la nature ;
Comme,- ci-après-, les ustensiles de table ou de toilette, ces règles et ces interdits « remplissent entre la personne sociale et son propre corps, où la
nature se déchaîne, entre ce corps même et l’univers biologique et physique, un rôle efficace d’isolants et de médiateurs.»
Précieux documents que les mythes recueillis par Lévi-Strauss, mais l’analyse s’arrête court, parce qu’à aucun moment elle ne cherche derrière le récit
manifeste autre chose que la confirmation du concept de médiation, qui définit la culture.
Pourtant « ces multiples exemples » ( et une observation de Lévi-Strauss ) nous mettent sur le chemin d’une autre interprétation, d’un décryptage du sens
de ces conduites
« Ces exemples attestent une complète inversion entre les motifs que les peuples dits primitifs et nous-mêmes invoquons à l’appui des bonnes manières »
Alors que nous portons un chapeau pour nous protéger du soleil.,.des gants pour ne pas nous salir les doigts,..utilisons une paille pour nous protéger de
la fraîcheur de la boisson..etc. - tous instruments et manières destinés à protéger le sujet contre l‘impureté externe , à l’inverse, chez les primitifs,
chapeaux, gants, paille à boire consistent à protéger la pureté des êtres et des choses contre l’impureté du sujet .
«Violer un régime alimentaire, négliger l’emploi d’ustensiles de cuisine, accomplir des gestes défendus, tout cela infecte l’univers, ruine les récoltes,
éloigne le gibier, expose les autres à la maladie et à la famine ;»
«Périls pour soi et pour les siens, dirait la ménagère contemporaine ;Périls pour les autres, répondent les sauvages avec une étonnante unanimité.
L’histoire de la cuisine confirme que, selon les époques, on privilégie l’un ou l’autre des plats : L’article de l’Encyclopédie affirme sa préférence pour le
bouilli, aliment « le plus succulent et le plus nourrissant pour l’homme » ; pensons aussi à « la poule au pôt ». En revanche, Brillat-Savarin, exclut le
bouilli, qui n’est que de « la chair sans son jus » et fait du filet rôti le plat de choix de tous les repas soignés.
Remarque :
En passant du premier triangle, qui exposait à ses sommets les trois principales « qualités » des nourritures qui s’offrent à l’homme ( dans sa perception ,
dans son expérience immédiate ) au second triangle qui désigne des plats cuisinés, l’on a fait un bond de la nature à la culture, selon la terminologie
straussienne, Mais, si l’on se demande en quoi consiste ce bond, il faut remarquer que les mots qui désignent les plats cuisinés,- à la différence de ceux qui
désignaient les nourritures-, ne dénotent plus les « qualités sensibles » des choses, mais leur attribuent ou, plus exactement (dans la mesure où il y a
recouvrement du premier triangle par le second et analogie entre les termes de chacun ) leur « surajoutent » quelque chose qui n’est pas une qualité
seconde, mais cet attribut mystérieux, qu’on appelle une « valeur »
« Les manières de table » nous donnent l’occasion de mettre à l’épreuve cette démarche :
S’il est vrai que les mythes sont des codes, dont l’analyse permet de mettre à jour (avant l’architecture de l’esprit) les structures latentes des rapports
vécus, notamment les relations internes aux systèmes de parenté, les manières de table, qui sont les codes du savoir vivre- cuisiner et s’alimenter- nous
conduisent à poser la question :
-Comment peut-on passer du triangle de la cuisine ( le rôti, le cuit et le bouilli ) à la situation de la femme dans les sociétés « primitives », à son image
travestie dans le mythe?
Si l’explication est impossible, n’est-ce pas dire qu’il faut renverser la démarche « philosophique » de l’ethnologue : non pas partir d’une valeur mythique
pour tenter de montrer comment elle vient se « projeter », s’incarner » dans un objet d’usage, mais, à l’inverse, essayer de comprendre le processus par
lequel un objet d’usage peut être revêtu d’une valeur « sociale », une valeur commune aux membres d’un même groupe, une valeur « ethnique » ?
III. Analyse critique de la démarche de Lévi-Srauss
1 ) La limite de l’analyse ethnologique de Lévi-Strauss :
«Régimes alimentaires, bonnes manières, ustensiles de table ou d’hygiène, tous ces moyens de la médiation remplissent une double fonction :. .ils
suppriment la tension entre des pôles dont les charges sont anormalement élevées ; Et, leur fonction devient positive : leur emploi obligé assigne à
chaque procès physiologique, à chaque geste social, une durée raisonnable…des objets aussi insignifiants que le peigne, les gants, la fourchette, ou la
paille à travers laquelle nous aspirons une boisson, restent des médiateurs entre des extrêmes.. ;modérant nos échanges avec le monde..»
Mais, il y a plus :
L’ethnologie nous révèle que nos échanges avec le monde destinés à satisfaire nos besoins n’étant pas des rapports directs avec la nature mais des activités
qui n’ont lieu qu’à travers les rapports des hommes entre eux (dont nous savons qu’ils mettent en œuvre une activité symbolique ),les instruments
(ustensiles ) et les objets (nourritures ) destinés à cet usage sont revêtus d’une signification et d’une valeur qui dépassent leur utilité et peut-être
transcendent toute finalité (non seulement leur utilité et leur fonction mais aussi les concepts, les représentations , qui permettent de les produire.)
C’est la grande leçon qui ressort des Mythologiques de Lévi-Strauss, en particulier de l ‘analyse des mythes de cuisine
Lévi-Strauss explique cette découverte avant de proposer son interprétation :
«Pour construire le système des mythes de cuisine, nous avions du faire appel à des oppositions entre des termes qui, tous ou presque, étaient de l’ordre
des qualités sensibles : le cru et le cuit, le frais et le pourri, le sec et l’humide etc..
Or voici que la seconde étape de notre analyse fait apparaître des termes dont la nature relève moins d’une logique des qualités que d’une logique des
formes :vide et plein, contenant et contenu etc…»
Cherchant à comprendre pourquoi la représentation sensible de certains objets est porteuse d’un autre code, une valeur ou, comme disait Marx (en parlant
de la valeur d’échange ), une qualité supra-sensible, réalisant mystérieusement «une intrusion de la culture dans la nature », Lévi-Strauss, prenant
l’exemple de la calebasse et du tronc d’arbre, écrit :
« des représentations sensibles, telles que celles de la calebasse et du tronc creux remplissent dans la pratique une pluralité de fonctions …
Comme récipient à eau et à nourriture la calebasse est un instrument de cuisine profane destiné à recevoir des produits naturels..mais elle est aussi,
comme hochet rituel, un instrument de musique sacrée..
De même le tronc d’arbre creux comme récipient à miel relève de la nature, mais, comme tambour, il est aussi un instrument de musique, dont le rôle
convocateur est social au premier chef..»
Comment comprendre cette ambivalence des objets ou des instruments de cuisine, ou plutôt cette double face des objets où une valeur sociale et une
signification symbolique sont liées à une qualité sensible qui relève de l’usage c’est à dire de la fonction ?
N’est-ce pas que ces objets remplissent dans la pratique, comme le souligne Lévi-Strauss une double fonction ?
Voici l’explication de Lévi-Strauss :
Si la calebasse ou le tronc creux de l’arbre sont revêtus par les mythes, en sus de leur qualité sensible, d’une valeur culturelle, ce n’est parce qu’ils ont, en
sus de leur usage pratique, une fonction sociale ; c’est parce que, dans leur usage pratique, en tant qu’ustensiles, ils sont destinés à recevoir non seulement
des produits naturels, mais aussi des produits cuisinés, c’est à dire des produits où se trouve déjà réalisée l’intrusion de la nature dans la culture : le tronc
d’arbre creux, comme récipient à miel, relève de la nature, s’il s’agit du miel frais enclos dans sa cavité, et de la culture, s’il s’agit du miel à fermenter ,
parce qu’il est alors non pas naturellement creux mais artificiellement creusé pour le transformer en auge.
Ainsi, selon Lévi-Strauss, ce qui confère une double face à l’objet considéré, ce n’est pas (comme nous essaierons de le montrer ) le fait que, dans la
pratique humaine, un objet, - en tant qu’il est produit par l’homme, a toujours plusieurs valeurs correspondant à la fonction qu’il remplit dans la vie et les
rapports sociaux. (de sorte que c’est par abstraction qu’on peut isoler la valeur d’usage d’un objet, - ou son utilité- de sa valeur sociale en réduisant
l’homme à son existence biologique et son activité à la satisfaction de ses besoins réputés naturels )
2) Une ethnologie « philosophique » :
Parce que, pour Lévi-Strauss, la pratique sociale,- l’activité des hommes –n’est pas, à la base, une activité productive, mais bien une activité culturelle qui
impose ses formes et ses règles à une activité naturelle ( dont la base est biologique ), ce n’est pas ,-comme il l’écrit - dans les choses mêmes, c’est à dire
dans la production des choses qu’il faut chercher l’origine de la valeur, qui s’ajoute, surdétermine leur qualité sensible et leur usage naturel , mais bien
dans une homologie des formes et des fonctions ; Creuser le tronc d’un arbre pour y mettre le miel à fermenter ou se servir du tronc creux d’un arbre
comme tambour sont, quant à la forme, des activités culturelles équivalentes,
Ainsi, la structure des mythes ne renvoie pas à la réalité concrète des rapports sociaux réels qu’ils ont pour fonction de transfigurer, afin de
masquer leurs contradictions, mais aux lois de la pensée, à l’architecture de l’esprit élaborant des concepts de plus en plus abstraits par lesquels il
est capable de substituer à l’expérience concrète et événementielle, rebelle à toute structure une sorte d’algèbre du réel ;
«Toutes nos analyses démontrent que les écarts ( traduisons : les contradictions ou les conflits ) exploités par les mythes ne consistent pas tant dans les
choses mêmes que dans un corps de propriétés communes, exprimables en termes géométriques et transformables les unes dans les autres au moyen
d’opérations qui sont déjà une algèbre. »
Parvenue à ce point, la réflexion de Lévi-Strauss est tout à fait lucide :
Ou bien cette marche vers l’abstraction doit être imputée à la réflexion du mythologue
Ou bien, si elle peut être mise au compte de la pensée mythique, nous sommes parvenus au point où la pensée mythique se dépasse elle-même et
contemple au delà des images encore adhérentes à l’expérience concrète, un monde de concepts affranchis de cette servitude ( celle de l’expérience du
réel ! ) et dont les rapports se définissent librement, entendons :non plus par référence à une réalité externe, mais selon les affinités ou les incompatibilités
qu’ ils manifestent les uns vis à vis des autres dans l’architecture de l’esprit .»
Si l’on concrétise cette thèse de Lévi-Strauss, qui définit la portée de l’ethnologie, il faut soutenir que la cosmogonie et la géométrie du village Bororo,
élaborée par les sages de cette tribu, n’a rien à voir avec le conflit tripartite interne à chaque clan que la structure du mythe dissimule, mais traduit une
structure de la pensée ou de l’esprit humain.
Selon Lévi-Strauss, l’analyse de l’ethnologue met à jour, à travers les structures des mythes, une architecture de l’esprit humain qui impose à une
nature, où l’homme a émergé par hasard, les formes et les lois qui régissent l’activité de la pensée.
La Culture est l’ensemble des activités médiatrices, mises en œuvre à travers le langage, - qui vont des règles matrimoniales à l’art, la science et la
religion, en passant par les manières de table - ,dont toutes ont pour fonction de combler l’écart, l’abîme ouverts, dès l’origine, par la venue de l’homme,
son émergence, au sein de la nature.
La nature en elle-même, sa réalité en soi, ainsi que l’origine de l’homme sont à jamais perdues, parce qu’elles sont « informées », structurées par la pensée
humaine et recouvertes par la culture.
Il y a bien là une thèse philosophique, qui trouve sa référence et sa caution dans la philosophie transcendantale de Kant.
Mais, pour Lévi-Strauss, elle trouve confirmation dans l’analyse des mythes : le langage du mythe n’exprime les rapports des hommes entre eux et avec la
nature qu’en les dissimulant sous des symboles et des scénarios culturels, dont les structures ,à la fin du compte, révèlent une même logique de la pensée.
Citons le commentaire de Catherine Clément :
«Les termes médiateurs, s’ils peuvent être perçus comme tels au moment où la structure s’élabore, disparaissent au profit des relations que la mise en
structure fait jouer. Ainsi l’animal totem, qui, dans une perception empirique se définit par ses caractères sensibles –velu, griffu, poilu – devient au cours
de l’analyse un opérateur conceptuel( « la Pensée sauvage » ) .
La progression des Mythologiques est ici exemplaire, passant d’une logique des qualités sensibles à une logique des formes, puis à une logique des
propositions de type relationnel. 1)
La mise en structure effectue ainsi une déperdition progressive du sens ; seule la perception empirique sait qu’il y a du sens. Plus la mise en structure
progresse sous la forme de mise en relations, plus le sens qui s’attache à un terme concret disparaît.
Le sujet, qui met en place les réseaux de structures est, comme dieu, producteur du réel..»
Lévi-Strauss n’hésite pas à écrire : «Si l’on demande à quel ultime signifié renvoient ces significations qui se signifient l’une l’autre, mais dont il faut bien
qu’en fin de compte elles se rapportent à quelque chose, l’unique réponse..est que les mythes signifient l’esprit, qui les élabore au moyen du monde
dont il fait lui-même partie . Ainsi, simultanément, peuvent être engendrés les mythes par l’esprit qui les cause, et, par les mythes une image du monde
déjà inscrite dans l’architecture de l’esprit.»
La pensée mythologique apparaît ainsi comme un moment de la structuration du réel par la pensée.
Reprenons l’exemple des Bororos pour appréhender le moment où Lévi-Strauss passe de l’analyse ethnologique à la philosophie proprement idéaliste
qu’il exprime dans les citations ci-dessus.
“tout
se passe comme si, écrit-il, placés en face d’une contradiction de leur structure sociale, les Guanas et les Bororos étaient parvenus à la dissimuler –à
la résoudre en la dissimulant - » C’est le rôle de la structure dualiste, inscrite dans une verbalisation rituelle et dans les plans du village,« éblouissant
cotillon métaphysique », qui a pour fonction de masquer la structure ternaire, qui correspond à la réalité des rapports sociaux, porteuse de conflits entre
les clans (inférieur, moyen, supérieur ).
A ce stade de l’analyse, il est clair que la structure dualiste mise en œuvre par le mythe a pour fonction de dissimuler sous un clivage des pouvoirs
religieux et politique une contradiction de la réalité sociale et un conflit latent.
Mais l’ethnologue renverse les choses : Si l’on en restait à ce stade de l’analyse, il faudrait admettre que la réalité sociale, existant indépendamment de la
pensée, est capable de produire cette forme mythique de la pensée pour masquer ses contradictions internes.
Or, selon Lévi-Strauss, c’est tout le contraire : Il ne peut y avoir de réalité sociale, de groupe humain relativement stable, que parce que la pensée est
capable d’ordonner, de structurer les rapports entre les hommes , leur permettant, grâce à son activité médiatrice de « vivre ensemble ». La
pensée, et en particulier dans les sociétés primitives la pensée mythique est la condition de possibilité (pour parler un langage kantien ) de l’existence d’un
groupe social (où les hommes ne s’entretuent pas entre eux )
Dès lors, pour l’ethnologue, qui cherche à comprendre le point de jonction entre la culture et la nature, la structure dualiste du mythe est
l’expression d’une loi de fonctionnement de l’esprit..
La pensée, dans sa progression vers l’abstrait, appréhende le réel sous la forme du dualisme, comme le montre l’avènement, en Grèce, de la philosophie,
qui consacre et thématise la séparation de la pensée et de la nature, de l’intelligible et du sensible ,- condition préalable de la réflexion scientifique
Lévi-Strauss écrit : «Nous savons où un tel bouleversement se situe : aux frontières de la pensée grecque, là où la mythologie se désiste en faveur d’une
philosophie qui émerge comme la condition préalable de la réflexion scientifique. »
Nota :
Il convient de lire le chapitre du « voyage en pirogue du ciel et de la terre » : Après l’analyse de multiples mythes, les dernières pages (158 s.q.q ;) sont
instructives de la portée de l’ethnologie :
«La pirogue est un opérateur. En enrôlant le soleil et la lune comme passagers, elle leur impose un écartement immuable. Le voyage transporte cet étalon
de mesure le long d’un trajet dont la pirogue parcourt successivement les points ; la pirogue accomplit ainsi la sommation que prennent au cours du
voyage la disjonction et la conjonction du proche et du lointain ; elle l’opérateur de la mise en compatibilité des contraires ( du ciel et de la terre, du jour et
de la nuit, du célibat et du mariage, de l’endogamie et de l’exogamie ). Si l’on convient d’employer le symbole de l’intersection pour exprimer le point
d’équilibre où deux relations de conjonction et de disjonction cessent d’être incompatibles et offrent quelque chose de commun, le voyage du soleil et de la
lune se présente comme une opération effectuée sur les deux astres par la pirogue, et qui a produit l’univers mythique. Ainsi un champ mythique, qui
semblait d’une complexité prodigieuse, quand on l’inspectait de près et en détail, vu de loin paraîtra complètement vide. Pourvu qu’elle conserve la nature
d’opposition, l’opposition du soleil et de la lune peut signifier n’importe quoi. »
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