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Texte de Madame Mireille Dottin-Orsini, publié dans la revue Histoires Littéraires - n° 21, 2005
Fernand-Lafargue, homme de lettres (1856-1903)
C’est un romancier disparu, tombé dans les oubliettes de l’Histoire littéraire (comme on dit des
peintres pompiers qu’ils sont « tombés dans les oubliettes de l’Histoire de l’art »). Mais pas seulement
oublié : introuvable. Introuvable chez les libraires d’occasion, même sur le Net, introuvable dans la plupart
des bibliothèques. Ni la Bibliothèque Nationale de France ni celle de l’Arsenal ne possèdent la totalité de
son œuvre. Il s’agit donc de présenter un écrivain qu’aujourd’hui presque personne n’a lu ni ne peut lire1.
C’est un romancier populaire, ou plutôt à cheval sur cette ligne fluctuante dans le temps comme
dans l’espace qui sépare la littérature dite « populaire » de la littérature tout court. Mais cela ne peut suffire
à expliquer sa disparition : nombre de romanciers populaires aujourd’hui totalement oubliés se trouvent
facilement chez les bouquinistes, et Lafargue fut publié par des éditeurs comme Flammarion ou Tallandier.
L’utilisation dans les années 1880 du « papier acide », qui a mal vieilli et se casse comme du verre, ne peut
non plus entrer seule en ligne de compte. Peut-être, davantage, le fait que le romancier soit mort à
quarante-sept ans, à l’aube d’une notoriété véritable.
Il a cependant donné son nom à une place, à des rues dans sa région natale de Gironde, à
Bordeaux et à Soulac-sur-mer où il se fit construire un chalet en 1884 ; son buste surmontant une grande
stèle sculptée orne le Jardin Public de Bordeaux. De son vivant, il a été le secrétaire de la Société des
Gens de Lettres sous la présidence d’Emile Zola, et y fut particulièrement actif et efficace. Il a reçu des
lettres élogieuses de Paul Adam, Henry Bataille, Jules Claretie, Coquelin cadet, Georges Courteline, Frantz
Jourdain, Hector Malot, Léo d’Orfer, Edouard Rod, André Theuriet... Le fonds Fernand-Lafargue de la
Bibliothèque Municipale de Bordeaux conserve deux mille lettres reçues par le romancier à l’occasion de
l’envoi de ses livres.
Vie de Fernand Lafargue
Fernand Lafargue2 (qui plus tard ajoutera un trait d’union à son nom, sans doute pour éviter des
homonymies fréquentes) est né à Bordeaux en février 1856. Ses parents possédaient une importante
mercerie (commerce qui correspond à un magasin de vêtements de nos jours), et rêvaient d’un fils avocat.
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Pour le centenaire de la mort du romancier, en 2003, un choix de ses récits courts a été rassemblé sous le titre Luciola
et autres contes (s’adresser à Madame Danièle Clément, 14 rue du Connétable, 60500 Chantilly). Une Journée d’étude
sur Fernand Lafargue, organisée par l’arrière-petite-fille de l’écrivain, s’est tenue le 12 décembre 2003 à la
Bibliothèque Municipale de Bordeaux, accompagnée d’une exposition de manuscrits, livres et documents.
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Outre les renseignements donnés par son arrière-petite-fille Danièle Clément et ceux des Médaillons bordelais de
Louis Blayot (67e livraison, 1901), une brochure très élogieuse de 116 pages du comte de Larmandie, intitulée Un
homme de lettres, Fernand-Lafargue (Paris, chez l’auteur, 97, rue du Bac, 1904), rattachée ensuite à des Notes de
Psychologie contemporaine, rassemble ses souvenirs sur celui qu’il côtoyé à la Société des Gens de Lettres. La plupart
des autres notices biographiques de Lafargue s’en inspirent. Léonce de Larmandie fut l’historiographe de la
Rose+Croix de Joséphin Péladan, membre du jury du Salon de peinture de la Rose+Croix (avec le comte Antoine de
La Rochefoucauld, Elémir Bourges et Saint-Pol Roux) ; il fut aussi l’ami de Germain Nouveau et publia ses poèmes. Il
est l’auteur de romans « passionnels », de poésies, de tragédies et de La Comédie mondaine, énorme somme qui
s’étend sur près de vingt ans.
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Après de bonnes études classiques chez les Jésuites, il fit donc son droit dans sa ville natale, soutint sa
thèse de doctorat (publiée en latin) en 1881, mais opta bientôt pour la littérature et partit pour Paris, à la
consternation de sa famille. Après avoir écrit, comme tout jeune homme qui se respecte, des poésies,
certaines publiées dans des revues bordelaises, il tente sa chance dans le théâtre, qui représente alors le
moyen de gagner rapidement de l’argent et de la notoriété : Flaubert, les Goncourt ou Zola tentèrent aussi
de devenir des dramaturges à succès... Gagnant sa vie comme rédacteur des courriers parlementaires
pour La Petite République française, il donne de nombreux contes, articles et chroniques à divers journaux
comme La Famille, Le Journal des enfants, L’Opinion, Le Soir, Le XIXe siècle. En 1882, il épouse à Paris,
dans l’église Saint-Sulpice, la soeur d’un de ses amis bordelais, Philomène Laperche, en l’absence de ses
parents. Ils ont un fils en 18833, puis deux filles qui mourront très jeunes en 1887. Il publie des romans, en
feuilletons qui seront par la suite repris dans la presse de province, puis en volume. Le premier, La fausse
piste (1885), est salué par un article élogieux de Théophile Delcassé, le futur ministre des Affaires
étrangères, qui avait commencé comme lui par rêver de théâtre4. Lafargue partage dès lors son temps
entre Paris où il réside et des séjours de plusieurs mois dans sa Gironde natale, où il aime chasser la
palombe, profiter des plages et assister aux vendanges, et qui fournit le décor d’une partie de son œuvre.
A partir de 1883 (il a vingt-sept ans), Fernand-Lafargue sollicite son admisssion à la Société des
Gens de Lettres, mais n’ayant encore publié que deux romans en feuilletons, il n’en devient membre qu’en
1887, grâce à l’appui du frère aîné d’Alphonse Daudet. Il en sera par la suite le secrétaire sous les
présidences d’Emile Zola (1893-1894 et 1895-1896), puis sous celles de Jean Aimard et d’Aurélien Scholl ;
il sera enfin élu Vice-président de la Société5 avec Léonce de Larmandie (1899), sous la présidence de
Marcel Prévost. Très assidu, il fait profiter la Société de ses connaissances de juriste, s’y occupe
activement des questions sociales et de l’administration, et joue un rôle important pour apaiser les
dissensions lors de l’affaire de la statue de Balzac par Rodin, défendue par Zola (1894), et surtout lors de
l’Affaire Dreyfus (Lafargue est « dreyfusard », comme Prévost) en 1898.
En 1897, à Paris, il est victime d’un grave accident de bicyclette qui nécessite une opération et
détermine semble-t-il une paralysie du bras et de la main : il reste longtemps sans pouvoir écrire, même
une simple lettre, et doit faire des cures et des séjours de repos dans le midi. L’Illustration publie en 1899
son roman le plus connu, Les Ouailles du curé Fargeas, inspiré de son oncle l’abbé Pierre Lafargue, curé
de Saint Antonin-Noble-Val dans le Tarn-et-Garonne ; il reçoit pour ce roman le Prix Montyon de l’Académie
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Ce fils, René, fit un long séjour en Angleterre en 1901, puis sera admis à L’Institut Agronomique et à l’Ecole
forestière de Nancy en 1903. Il meurt à la Grande Guerre.
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A cette époque, Lafargue aurait pu rencontrer son quasi homonyme le poète Jules Laforgue, qui avait eu Delcassé
comme « pion » au Lycée de Tarbes, le retrouva à Paris en 1881 comme Lafargue, et eut de lui, la même année 1885 et
dans le même journal, La République française, un article élogieux pour ses Complaintes. Théophile Delcassé avait
quatre ans de plus que Lafargue et huit ans de plus que Laforgue. Il avait écrit une tragédie en vers en 1878.
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Larmandie précise que Lafargue « eut cet honneur extrêmement rare d’être promu à la Vice-présidence de la Société
sans passer par les fonctions généralement préalables de questeur et de rapporteur » (op.cit., p. 23).
3
Française en 1900, puis celui de la Société d’Encouragement au Bien en 19016. Officier de l’Instruction
publique en 1894, il est promu chevalier de la Légion d’Honneur en 1901, grâce à Paul Hervieu et Prévost.
A Paris, après avoir habité quinze ans le neuvième arrondissement, puis le dix-septième, il s’installe à partir
de 1902 rue Claude Bernard ; sa femme a son « jour », où elle reçoit entre autres des musiciens. Il meurt
brutalement en septembre 1903 à Talence, et Marcel Prévost vient à Bordeaux prononcer son éloge
funèbre. Son monument au Jardin Public, dû au sculpteur bordelais Jules Rispal, représentant un berger
landais et une vendangeuse, est inauguré en 1906.
A partir de 1997, l’arrière-petite-fille de Fernand-Lafargue, Danièle Clément, se consacre avec
patience et ferveur à la mémoire de son aïeul. Ses recherches mènent à une découverte inattendue : la
romancière qui signait « Pierre de Coulevain », lue jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale, n’était autre que
Philomène Lafargue (1853-1927), femme du romancier, qui a légué les romans, les manuscrits, la
correspondance et les papiers personnels de son mari à la Bibliothèque Municipale de Bordeaux, de 1904
à 1919. La famille du romancier conserve en effet des romans de Pierre de Coulevain, comportant de la
main de Philomène Lafargue, au-dessus du nom de plume de la romancière, l’annotation : « Ph. FernandLafargue » ou « Mme Fernand-Lafargue » ; la tante de Danièle Clément, disparue en 2003, se souvenait
que sa grand’mère écrivait sous un pseudonyme et était, entre autres, l’auteur du roman Sur la branche
(1904). La mère de Philomène Lafargue, dont le peintre Rosa Bonheur, bordelaise comme elle, fit le portrait
vers 1890, avait été un bébé abandonné dans le « tour» de l’hospice de Dax, et avait épousé un aubergiste,
lui-même fils naturel. Philomène a vingt-neuf ans quand elle épouse Fernand-Lafargue. Un peu plus âgée
que son mari, elle posséde, si l’on en juge par la part autobiographique probable de son œuvre, une forte
personnalité, indépendante et résolument optimiste (elle fait penser parfois, toutes proportions gardées, à la
Vieille dame indigne du film de René Allio). Elle commence à écrire à quarante-cinq ans, au moment où son
mari est immobilisé par son accident. Son premier roman publié, Noblesse américaine, reçoit le prix
Montyon en 1899, comme le second, Eve victorieuse, en 1901. Cachée sous le pseudonyme aristocratique
(et renvoyant à la principale richesse du bordelais, le vin) « Pierre de Coulevain », comme nombre de
romancières du temps choisissant pour écrire une identité masculine, elle signe aussi parfois « Hélène
Favre de Coulevain ». Mais elle tient fermement à cacher son identité véritable, de même que l’héroïne du
Roman merveilleux (1913) : « Son désir formel est de demeurer inconnue ; comme elle l’a répété souvent :
son oeuvre seule appartient à la critique et à la curiosité » – et elle stigmatise le journaliste qui, à la mort
d’un écrivain, « force ses tiroirs » et « cherche dans sa correspondance privée » pour « lui arracher le
pauvre petit secret qu’en galant homme il avait gardé». Comme son personnage de Sur la branche, elle
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Les prix fondés par le célèbre philanthrope Jean-Baptiste Auget, baron de Montyon (et non Monthyon, comme on
l’écrit souvent), à la fin du XVIIIe siècle, comportaient, outre le bien connu prix de vertu pour citoyens dans le besoin,
une récompense pour l’ouvrage le plus utile aux mœurs et à la société, décerné par l’Académie Française. La Société
d’Encouragement au Bien, qui existe encore, attribue médailles et couronnes à des citoyens méritants ou courageux,
mais aussi à des ouvrages. Ces prix, qu’il recherchait assidûment, ont pu aider financièrement Lafargue, mais
pourraient donner de lui la (très) fausse idée d’une rosière littéraire.
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passe une partie de sa vie « en pension de famille ou chez des amis », son acte de succession l’atteste, et
meurt donc « sans biens mobiliers en dehors de sa garde-robe personnelle »7.
Ses six romans, publiés chez Ollendorff, Calmann-Lévy puis dans la collection Nelson8, eurent une
réelle notoriété. Ils ont été traduits en anglais et en espagnol, se trouvent facilement chez les libraires
d’occasion au contraire de ceux de son mari, et sont connus des chercheurs qui travaillent sur le lectorat
féminin du début du XXe siècle. Sur la branche, dont le personnage central est une romancière d’âge mûr
au pseudonyme masculin de Jean Noël, vivant à l’hôtel et présentant la particularité étonnante de pouvoir
écrire sa propre mort (« ... Tombée de la branche. »), fut le plus apprécié ; on le trouve entre autres dans la
célèbre « Collection Pourpre » de Calmann-Lévy, qui le réédite jusqu’en 1949. Danièle Clément a remarqué
qu’un personnage féminin du roman de Robert Brasillach Les Sept couleurs (1939) la nomme parmi les
auteurs des romans préférés de sa jeunesse, « romans d’avant-guerre » parus dans « des collections à dixneuf sous », avec Octave Feuillet, Paul Bourget, Anatole France et Henri de Régnier.
Pierre de Coulevain, pour qui les romans sont des « piles d’énergie psychique », des « accumulateurs
d’espérance », est attirée par la théosophie, la sagesse orientale et l’occultisme, et son oeuvre est si
différente de celle de son mari par sa nature, son ton, son écriture et ses idées, qu’il est peu probable qu’il y
ait collaboré9. Souvent écrits à la première personne, jouant sur l’identité féminine/masculine de l’héroïne,
ce qui devrait intéresser les gender studies, nourris de longues réflexions sur l’action de la Providence et le
rôle de la femme dans l’univers, ses romans ont été considérés comme « féministes ». Les Lafargue étaient
donc un couple de romanciers dont la femme devint en secret plus célèbre que le mari. Les différences
évidentes de leurs productions respectives peuvent s’expliquer par les dates des romans et de la mort des
deux écrivains, Philomène Lafargue ayant survécu plus de vingt ans à la mort de son époux. Lafargue est
encore un romancier du XIXe siècle, tandis que sa femme est déjà une romancière du XXe siècle : au
tournant du siècle, la mode romanesque commence à changer.
Il est cependant étonnant que le secret de « Pierre de Coulevain » ait été si bien gardé, que
Fernand-Lafargue et son entourage n’aient jamais fait allusion dans leurs lettres aux travaux de Philomène
Lafargue, et que celle-ci soit restée si longtemps cachée sous son pseudonyme. Cela est sans doute à
relier à sa ferme volonté de dissimuler son identité (qui a pu la conduire à détruire certains documents), au
fait qu’elle ne se soit mise à écrire qu’à la fin de la vie de son mari, et que par la suite ses romans aient peu
à peu sombré dans l’oubli de la « littérature démodée », comme les productions de Claude Farrère ou
Henry Bordeaux, entraînant par là-même celui de la romancière que lisaient nos grand’mères ou arrièregrand’mères.
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Tous ces renseignements proviennent des recherches de Danièle Clément.
Noblesse américaine (signé Hélène Favre de Coulevain, Ollendorf, 1894), Eve victorieuse (Calmann-Lévy, 1901),
Sur la branche (Calmann-Lévy, 1904), L’Ile inconnue (moeurs anglaises) (Calmann-Lévy, 1906), Au Cœur de la vie
(Calmann-Lévy, 1908), Le Roman merveilleux (Calmann-Lévy, 1913), et un livre pour la jeunesse, L’Epreuve de
Georges (signé Hélène de Coulevain, Hachette, Bibliothèque rose, 1933). Philomène Lafargue a également fait une
traduction de l’italien.
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On pourrait se demander si elle n’a pas écrit une partie de l’oeuvre de son mari, pour l’aider après son accident et
assurer les revenus du ménage – ou, au contraire, mais cela est moins probable, si celui-ci n’a pas écrit une partie du
début de l’œuvre de sa femme : on serait alors dans un cas du type « Romain Gary-Emile Ajar ».
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L’œuvre de Fernand-Lafargue
Elle est considérable : près de trois cents nouvelles ou contes d’après le témoignage de Paul
Hervieu, vingt romans, une vingtaine de pièces de théâtre, des poèmes, des études sur Lamartine, sur «Le
Mythe de Prométhée » (publié par la Revue des Idées en 1904), sans compter les nombreux travaux
inachevés et carnets conservés par la Bibliothèque de Bordeaux.
Les poésies de Fernand-Lafargue10 célèbrent en vers réguliers les dunes, les pins et les brouillards
de son pays natal, ou le souvenir d’anecdotes amoureuses ; certaines furent mises en musique. Ce sont,
par exemple, « Les Dunes » :
Et vous êtes, grandes lascives
Aux contours indécis et mous,
L’image des âmes passives
Et des océans sans remous.
Vous êtes les insaisissables
Des profonds bouleversements,
Eternité des grains de sable…
Fragilité des sentiments !
Un recueil de sonnets très ironiques, Sans aimer (Ollendorff, 1983), brode sur le thème des fausses
amours de salon – sonnets d’humour plus que sonnets d’amour – et se moque des jeunes gens timides :
(« Sur invitation je fus admis chez elle / Mon cœur faisait tic-tac le long du corridor... ») et des jeunes filles
comme il faut : (« Pensive, elle écoutait les compliments d’usage / Avec des soubresauts indiscrets du
corsage »). D’autres stigmatisent les « vieux » critiques qui refusent obstinément les pièces des « jeunes » :
O critiques amers qui bavez votre envie !
Le fiel de votre plume est fait de notre sang
Et vous le corrompez en vous avilissant,
Et vous êtes joyeux d’assombrir notre vie ! [...]
Nous sommes bourdonnants comme un sauvage essaim,
Nous avons du courage et de l’ardeur au sein,
Mais nos pieds sont gelés et nous n’avons pas d’âtre…
Mais notre estomac crie et vous nous affamez !
Oh ! pourquoi tendez-vous, cœurs de rage enflammés,
Vos toiles d’araignée aux portes des théâtres !
10
L’opuscule du comte de Larmandie reproduit un choix de poèmes de Lafargue.
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Beaucoup plus grave, un poème daté de 1878 (Lafargue a vingt-deux ans) s’intitule « 1870 ! » :
Nous avons vu dans la boue,
Ivres d’horreur,
Tomber, haillon qu’on secoue,
Un empereur ! [...]
Des Français, courbés de honte,
Fuir le combat
Sur la Peur, cheval qu’on monte
Et qui s’abat !
Pour le théâtre, Fernand-Lafargue fit entre autres, sur commande, des comédies-proverbes en un
acte pour salons et pensionnats, dont la plus réussie, Feu et fumée, met en scène deux jeunes filles en mal
de mari qui confondent un fumiste (au sens propre) venu réparer la cheminée qui fume, avec un
prétendant, ce qui donne des quiproquos cocasses. Quand il parle du « chapeau » (de la cheminée), elles
croient qu’il vise leur toilette, quand il critique le « coude trop rentrant » (du tuyau d’évacuation), elles
examinent leurs bras... Il est probable que Lafargue a songé par la suite à adapter ses romans pour la
scène, ou au contraire à tirer de ses pièces des romans : certains d’entre eux (comme Les Amours
passent) présentent une fréquente unité de temps et de lieu, des dialogues et monologues nombreux, sans
parler des références explicites au théâtre. La Bibliothèque de Bordeaux conserve en outre les manuscrits
de treize pièces achevées de genres très variés : comédies, drames en vers et en prose, œuvres lyriques
et opérettes, et une dizaine d’autres œuvres théâtrales inachevées.
Les romans de Lafargue furent pour la plupart publiés d’abord en feuilletons dans diverses revues
(La Vie littéraire, L’Illustration, Le Monde moderne, La République française, L’Eclair), puis en volumes,
principalement chez Flammarion, mais aussi chez Plon, Lévy, Fayard, Tallandier et Ollendorf. Certains
appartiennent à des cycles que la mort prématurée du romancier laissa à l’état d’ébauches, mais qui
constituent l’amorce d’un projet de grande ampleur : le cycle du « Clergé de France », qui est celui de la
famille Fargeas, avec Les Ouailles du curé Fargeas et L’Hostie ; le cycle des « Amours bibliques », avec
Ruth, Rachel et Lia, Bethsabée et Les Danglemar, ces deux derniers romans étant eux-même reliés par la
famille Danglemar. Ces deux cycles mettent en scène deux familles très différentes : les Fargeas, inspirés
de la famille du romancier, sont d’origine plutôt modeste et travailleuse, tandis que les Danglemar (dont le
nom vient peut-être de « l’infâme Danglars » du Comte de Monte-Cristo) sont des châtelains oisifs et
dépravés, dont les châteaux modernes dénoncent l’aspect de nouveaux riches.
Au contraire de ceux de sa femme, les romans de Fernand-Lafargue sont avant tout centrés sur
une intrigue forte et soigneusement charpentée, à rebondissements et coups de théâtre ; clairement écrits,
sans pathos ni affèteries, ils n’ont pas vieilli, se lisent avec intérêt aujourd’hui encore et donnent au lecteur
le plaisir d’une vraie histoire. Certains sont sous-titrés « roman de moeurs » ; d’autres, comme Qui ?, La
Fausse piste, Le Comte Satan et Les ciseaux d’or , peuvent être considérés comme des romans policiers
dans lesquels un jeune ami de la famille joue le rôle du détective, et rappellent, comme l’œuvre d’Emile
Gaboriau vingt ans auparavant, les liens qui unissent roman populaire et roman policier naissant. De même
7
que Gaboriau, pour L’Affaire Lerouge (1866), s’était inspiré d’une affaire criminelle de l’époque, Lafargue
s’inspire dans La Fiancée veuve d’un crime qui défraya la chronique des Basses-Pyrénées, l’affaire
Sougaret (l’assassin du roman se nomme Sandoret). D’autres romans, appelés par l’éditeur « romansvoyages », montrent un aspect documentaire et didactique qui fait penser aux productions de Jules Verne :
Une Idylle à Taïti ou La fille des vagues qui se situe aux îles Feroe (l’auteur n’y alla jamais) et qui parut
dans Le Journal des voyages11.
Lafargue et le roman populaire
Les titres des œuvres de Lafargue, qui peuvent, lors des rééditions, être changés par l’auteur ou
l’éditeur ( Madame Christian devient Les Amours passent, La fausse piste, Luttes d’amour) montrent qu’il
s’agit bien de se placer dans le champ du roman populaire, par la récurrence constante du mot « Amour »,
les points d’exclamation, d’interrogation ou de suspension ( Qui ?, Toujours aimé !), le goût des allitérations
(« Le Salut sanglant ») ou des paradoxes suggestifs (La Fiancée veuve, « Les caresses haineuses », « Un
amant conjugal »). Il suffit pour s’en convaincre de citer par comparaison d’autres romans populaires
intitulés La Pocharde !!! (Jules de Gastyne), Chaste et flétrie (Charles Mérouvel), La Misère des riches
(Jules Mary), La Femme de feu (Adolphe Belot)...
Lafargue fut l’ami de romanciers populaires à succès comme Jules Mary (à qui il dédie Le Point
noir), Georges Maldague (une romancière), Pierre Sales (auteur d’une série de vingt-trois romans intitulée
Aventures parisiennes que l’on trouvera sur le site « Gallica » de la BNF), ou encore Henri Demesse, avec
qui il faisait de la bicyclette. Dans un brouillon de lettre, il propose à un journal, en 1900, un projet de
« grand roman dramatique inédit » (ce sera La Fiancée veuve), avec une liste « des personnages et des
milieux » et même des conseils pour l’affiche publicitaire qui lance la publication des feuilletons : « cette
affiche, à cause du drame effrayant qu’elle laisse pressentir, et surtout à cause des contrastes des couleurs
des vêtements, produirait je crois une puissante sensation ». Il réclame pour son roman cent dix à cent
vingt livraisons, et signale des idées « pouvant servir de rallonge » en cas de succès. Le résumé qu’il en
fait montre que le roman est loin d’être achevé : le texte définitif est sensiblement différent.
Lafargue cependant semble peiner à s’intégrer véritablement au cercle des romanciers
populaires de son temps : de façon caractéristique, son roman Ruth est refusé par La Petite Gironde
comme « trop littéraire » ; Emile Richebourg, auteur de La petite Mionne et de Cœurs de femmes, lui écrit
dans le même sens, et à son grand regret, il ne fut pas reçu par les diverses associations de
feuilletonnistes de l’époque. Il apparaît donc dans un entre-deux, pas assez populaire pour les uns, trop
sans doute pour les autres.
D’une façon générale, l’ensemble de l’oeuvre romanesque de Lafargue, comme ses récits courts,
abonde en meurtres, viols, sanglantes vengeances, accidents (foudroiements, naufrages), duels au trident
de pêcheur dans les dunes. Les décors en sont des forêts de pins pleines de mystères, des palombières
cachant des adultères, des plages où les robes de mousseline mouillent leurs ourlets, mais aussi des
châteaux et les salons de la bonne bourgeoisie. On y trouve des coïncidences effarantes, des pertes de
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Une nouvelle de Lafargue, L’Etoile d’un seul soir, dans laquelle une jeune cantatrice disparaît mystérieusement en
pleine gloire, pourrait également s’inspirer du Château des Carpathes de Jules Verne.
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mémoire, des évanouissements, des assassinats dans des pièces hermétiquement closes, des lettres
interceptées, des mouchoirs aux initiales révélatrices, des cadavres trouvés dans le lit conjugal au soir des
noces, des souterrains où l’on emmure des amants diaboliques... Mais si le narrateur s’efface derrière
l’histoire racontée, il montre parfois qu’il n’est pas dupe des ficelles du genre populaire, et de nombreuses
notes d’humour viennent saper toute emphase. S’il met en scènes des séductrices fatales trahies par leur
menton trop accusé et leur grande bouche aux dents carnassières, il nous prévient que ce type de femme
« manque un peu de modernisme » et a sans doute « un peu trop lu de vieux romans » (Une seconde
femme). Dans l’Hostie, la mercerie familiale s’appelle Au Labyrinthe, et l’on apprend ainsi qu’Ariane vend
du fil ; les prêtres font des calembours, les curés en goguette ont de petites manies innocentes : l’un, à
table, fait des boulettes de mie de pain autour de son assiette, l’autre va fumer en cachette la nuit dans le
jardin du presbytère – et « il ressemblait, dans l’ombre, à un ver luisant mélancolique »...
Entre Emile Zola et Marcel Prévost
Parmi toutes les influences qui ont pu nourrir l’œuvre de Lafargue, celle de Zola paraît
prépondérante : l’héroïne blanchisseuse de La Gourme (1886) se prénommait d’abord Gervaise ; Les
Amours passent montrent, comme La Curée, une scène de séduction torride dans une serre de fleurs
exotiques ; Les Ouailles du curé Fargeas vont en pèlerinage à Lourdes, l’année même (1894) où Zola
publie Lourdes. Dans Les ciseaux d’or (1895, cinq ans après La Bête humaine), une voie de chemin de fer
passant au fond de sa propriété fascine l’héroïne et cause sa mort. La nouvelle « Les deux lettres » fait
mourir une poétique châtelaine, prénommée Blanche, comme l’Albine de Zola : elle se suicide en
s’enfermant dans une serre de fleurs bien close dont les parfums la tuent. Mais la peinture du monde de la
Bourse de Paris comme un enfer moderne, dans la première partie d’Idylle à Taïti, est en avance sur
L’Argent : il s’agit avant tout de sujets d’époque, traités par tous, avant comme après Zola, et qu’on a un
peu trop coutume à réserver aux seuls « grands » romanciers. Il est sûr cependant que Lafargue a lu Zola
de près, il l’a côtoyé à la Société des Gens de Lettres, a reçu de lui une lettre très élogieuse pour son
roman La Gourme et partage beaucoup de ses idées. D’amusantes notes manuscrites prises lors des
séances de la Société font de Zola un « orang-outang [...] qui n’est point orateur du tout mais qui pourtant
avec effort arrive à dire clairement ce qu’il pense, et ce qu’il pense est toujours pondéré, original quand
même et juste ». Certaines phrases de Zola rôdent sous celles de Lafargue : dans Qui ?, une femme fatale
trône dans un décor fastueux grâce aux fortunes qu’elle a croquées, comme Nana, et « Elle restait debout,
éternellement sereine, séduisante et forte au milieu des épaves qui témoignaient [...] de son invincible
puissance », faisant ainsi écho à un célèbre passage du roman zolien : « Elle demeurait seule debout, avec
un peuple d’hommes abattus à ses pieds... ».
Lafargue est encore proche de Zola par sa vision d’une société vieillie et décadente, qui sera
régénérée par les forces vives du peuple : dans La Fiancée veuve, le jeune Georges se sent « n’être plus
que l’ombre peureuse des ancêtres, impuissant rejeton d’une race vieillie, anéantie, vaincue ». Le
vainqueur, c’est Calixte, dont les vignes sont superbes,
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« le travailleur, l’ouvrier, le commis, le sans le sou, qui s’était fait paysan… Il semblait à Georges
entendre sortir de la vallée un sourd murmure d’armée en marche, d’ouvriers, de paysans montant à
l’assaut des murailles qui lui appartenaient encore. Et ceux-là qui travaillaient, les bras robustes, les
poumons sains, s’entendaient pour lui arracher le sol, à lui qui ne travaillait pas, à lui, dont la famille
un instant endormie dans le rêve, l’indifférence au progrès ou l’ignorance paresseuse, laissait
improductive la mère universelle aux puissantes mamelles, la terre, nourricière des hommes ! ».
La régénérescence passe par le mariage d’un rejeton de grande famille gangrénée de vice avec une jeune
femme du peuple, pure et forte : c’est le dénouement des Danglemar, deuxième partie de Bethsabée :
« Toute l’ancienne famille Danglemar s’était éteinte dans la boue, dans le sang. Le vieux David se
mourait dans la mollesse cérébrale des vainqueurs de femmes. Il ne restait plus, porte-nom, que
Frédéric, le fils de l’ambitieuse ! Et Frédéric revenait à la fille du peuple, à la source de travail, de
vertu, d’honneur ; il retrempait la race dans la virginité humble, au sein chaste de celle qui n’avait
même pas deviné qu’elle pût être soupçonnée. »
Signe des temps, ce sont le prêtre et le vieux médecin de famille qui incarnent chez Lafargue les
figures tutélaires de la justice, de la loi et du bien. Le prêtre dans son oeuvre (le curé Fargeas ou le curé de
Barbizot dans le conte « Visite de nuit ») est « un joyeux et saint prêtre qui ne confond pas la religion avec
l’hypocondrie ». Il exècre le cléricalisme et ceux qu’il appelle « les laïques plus curés que les curés ».
Quand sa mère est mourante, Fargeas scandalise ses ouailles en faisant venir un médecin protestant : la
vie de sa mère est à ses yeux plus importante que les dissentiments religieux. Tous deux, le prêtre et le
médecin, sont humains, tolérants et paternels ; ils écoutent les jeunes gens, essaient de leur éviter des
erreurs, confessent les vieillards, en payant de leur personne, mais aussi en apportant des aides
financières. Les médecins, célibataires comme les prêtres, sont totalement désintéressés et ont leurs
clients pour famille. Ils n’ont pas peur de la mort qu’ils côtoient, ils sont confiants en la nature sans avoir le
fanatisme de la science. On peut penser au Docteur Pascal des Rougon-Macquart (1893), mais à la
différence du personnage de Zola, les médecins de Lafargue n’ont pas de visée ni de théorie scientifiques,
leur but est avant tout d’assurer à leurs patients une vie heureuse et honorable : ce ne sont pas des
savants, mais de bons citoyens et des figures laïques du prêtre. Ils sont le produit d’une époque où la figure
du médecin a hérité du rôle qui était jusque là celui des hommes d’Eglise, celle-ci perdant peu à peu de son
emprise sur les familles et la société françaises, et surtout sur les femmes. Ce qui ne va pas sans critiques :
la romancière Rachilde écrit par exemple au début du XXe siècle : « aujourd’hui, la femme est délivrée du
confesseur, mais elle l’a remplaçé par le médecin. »
Une autre constante rapproche l’œuvre de Lafargue et celle de Zola : l’ancienne théorie médicale
de « l’imprégnation », qui affirme qu’une femme est marquée à jamais par son premier amant, jusque dans
les enfants qu’elle aura d’un autre homme et qui ressembleront à celui qui l’a déflorée. L’héroïne d’un Conte
réaliste, Emma, jeune fille sage, épouse celui qu’elle aime ; mais le mari est éloigné le jour même des
noces, avant la consommation du mariage, par un séducteur qui prend sa place et la viole après une
longue lutte. Quand il veut s’enfuir, son forfait commis, elle tente de le retenir puis part à sa poursuite, non
10
pour le dénoncer, mais parce qu’il « était le premier qui l’eût possédée ; c’était celui-là seul qu’elle aimait ».
Le narrateur justifie le dénouement choquant de son récit en alléguant des « phénomènes physiologiques
et psychologiques rares, mais possibles ».
Cette théorie chère, entre autres, à Michelet, se trouve dans les traités médicaux du XIXe siècle
comme le Traité philosophique et physiologique de l’hérédité naturelle du Docteur Lucas (1850), et suppose
que la nature féminine est influençable psychologiquement mais aussi physiquement, et de toutes façons
marquée de manière ineffaçable par le premier amant. D’où l’importance de la virginité féminine dans le
mariage, que cette théorie, qui se voulut scientifique, vient justifier. Le roman de jeunesse de Zola
Madeleine Férat (1868) s’appuyait sur cette croyance, qui rôde aussi dans L’Assommoir. Certains
médecins la mentionnent encore en 1891, et on en trouve des traces dans le théâtre d’Ibsen et de
Strindberg.
La fécondité comme loi de la nature est primordiale chez Fernand Lafargue comme chez Zola, dont
le roman Fécondité, un des « Quatre Evangiles » de la fin de sa production, est de 1899 (une épouse y a
deux enfants à chaque chapitre, ou presque). Chez Lafargue, une morale de la nature vient parfois
s’opposer à la morale officielle. Dans La Fiancée veuve, une jeune fille dont le fiancé a été assassiné juste
avant les noces finit par surmonter ses scrupules pour « obéir à la loi puissante de la nature, qui a horreur
des terres infécondes, inutiles et stériles » : les vignes doivent être défrichées, le terres labourées, les
femmes doivent se marier et avoir des enfants, et non renoncer à la vie pour pleurer leurs morts. Dans
Bethsabée, Lisbeth, subjuguée par le châtelain, trompe son mari avec qui elle n’a pas d’enfant, et se trouve
enceinte ; le vieux médecin de famille lui explique alors que cette grossesse change tout et la régénère :
« c’était l’occasion du relèvement par la grandeur du rôle maternel. L’utilité sociale de la mère féconde
compensait le désordre social de l’épouse infidèle ». Car, et l’on trouve ici une variante de la théorie de
l’imprégnation, « elle subissait l’influence de l’empreinte, elle exprimait cette vérité physique traduite par le
mot possession en amour. Est-ce qu’un homme a vraiment possédé une femme s’il ne s’est pas perpétué
en elle ? ». Dès lors, son mari n’existe plus : elle va rejoindre le châtelain qui l’épouse après le suicide
opportun du mari.
Le roman Le Point noir montre à cet égard une évolution intéressante : le « point noir » est ce qu’on
appelait au XIXe siècle une « tache ». Une jeune fille est à jamais marquée par le fait-divers horrible qu’elle
a vécu à seize ans, et dont elle n’est nullement responsable : un viol brutal par un vagabond, qui l’a rendue
enceinte. Ses sœurs ont essayé de cacher le drame et ses conséquences par une suite de mensonges qui
pèsent à jamais sur elle. Celui qui ensuite l’a épousée sans savoir qu’elle a été mère, avoue, l’ayant appris,
qu’il l’aurait épousée quand même… « peut-être ». Tout est dans ce « peut-être ». Le mari chasse d’abord
sa femme en apprenant la vérité, puis comprend qu’il a tort : « L’amour-propre ne doit pas hanter, pour les
faire descendre, les âmes hautes ». Il rejette alors les idées caduques du XIXe siècle pour accepter peu à
peu l’idée que sa femme est totalement innocente :
11
« La prépondérance conjugale lui parut un hochet vain, une arme de lâche... L’hérédité sauvage
dirigeait encore l’union de l’homme et de sa compagne. Le mariage n’était encore qu’un contrat
unilatéral, un abus de confiance où l’homme primitif, avec ses attributs de puissance, de bon plaisir,
de cruauté, déniait à l’être faible le droit à la justice. »
Dépassant les préjugés, il estime que la jeune fille née du viol ne doit pas en pâtir, et finit par permettre à
son neveu, « dans un large assentiment, dédaigneux de la théorie des hérédités morales, d’épouser la fille
du rôdeur des grandes routes ».
Enfin, certaines scènes spectaculaires des romans de Lafargue n’auraient pas déplu à Zola, car
elles ont du souffle et une grandeur certaine : celle où un vieil abbé célébrant la messe, à l’Elévation, perd
la tête et élève dans ses bras devant les fidèles, au lieu du calice et du pain consacrés, une toute petite fille,
image de l’innocence (L’Hostie). Ou encore, dans Ruth, le repas de fin de vendanges, où tous chantent
« au vin » :
« Puis ils se turent, et, lentement, les vendangeurs qui avaient envahi le toit eurent un geste sublime.
Les bras immobiles restaient levés au ciel, comme les yeux.
Ils offraient le vin aux étoiles. »
Lafargue apprécie le naturalisme : il s’est battu, en vain, pour que la Société des Gens de Lettres
couronne le romancier belge Camille Lemonnier, auteur de L’Hystérique et de Happe-chair , très proche de
Zola par ses sujets. Mais s’il faut situer Lafargue vis-à-vis du naturalisme, on pourrait l’appeler un
naturaliste doux, freiné par l’esthétique obligée du roman populaire, les impératifs de sa publication et de
son lectorat, mais aussi par l’essouflement de l’esthétique naturaliste à l’approche du XXe siècle.
A la Société des Gens de Lettres, Lafargue est l’ami de Marcel Prévost, qui a fait une partie de ses
études à Bordeaux et a six ans de moins que lui. Prevost, qui vécut beaucoup plus longtemps que Lafargue
(il mourut en 1941), est l’auteur de nombreux romans de mœurs contemporaines aux titres
caractéristiques : Lettres de femmes, Les Demi-Vierges, Les Vierges fortes, L’Automne d’une femme,
Féminités, Les Don Juanes… Il fait scandale avec les Demi-Vierges (1894), qui assure son succès et a été
souvent imité. Reçu à l’Académie Française en 1909, il succède à Victorien Sardou en battant la
candidature d’Edouard Drumont. Son œuvre est parfois proche de celle de Lafargue, mais plus volontiers
scandaleuse. Une confrontation des deux romanciers met en évidence une caractéristique de Lafargue : il
choisit également des sujets immoraux, parfois scabreux, mais réussit à les traiter sans choquer les bonnes
mœurs, la religion ni les lectrices. Il est caractéristique que son roman La Gourme, au titre pourtant
explicite, ait été recommandé par des journaux catholiques, alors qu’il s’agit d’un chassé-croisé d’amours
illicites. L’adultère est chez lui un sujet récurrent, et sans nul doute un sujet obligé pour publier plus
facilement et donc gagner sa vie. Fernand-Lafargue est donc ce curieux monstre, un romancier de
l’adultère constamment correct, sérieux et moral – ou du moins senti comme tel. Il prête volontiers à ses
personnages cette faculté : une de ses héroïnes sait « parler chastement sur des questions scabreuses »
(Une seconde femme), un jeune homme, visible porte-parole de l’auteur dans Les Amours passent, déclare
aimer par-dessus tout « les discussions pittoresques sur les sujets brûlants, les suites d’allusions à des
choses intimes, sans que le verbiage périphrasé dégénérât jamais en crudité de mots »...
12
Un témoin de son temps
L’œuvre de Lafargue peint de façon vivante et précise la vie quotidienne et sociale d’il y a un siècle.
Ce sont par exemple les anciens rites de l’église catholique, le rôle et la tradition des processions, des
pèlerinages, des reposoirs de la Fête-Dieu, l’importance de la dévotion au Sacré-Coeur de Jésus
développée après la Commune (Les Ouailles du curé Fargeas), les « enfants de Marie » et toutes les
particularités de ce qu’on appelle la religion populaire. Par là, ses romans sont un très intéressant
document pour étudier les crises religieuses qui précèdent à la fin du XIXe siècle la séparation de l’Eglise et
de l’Etat, et les relations entre la République et le catholicisme. Ses « romans de prêtres » ont été
particulièrement remarqués ; on a pu le comparer à Barbey d’Aurevilly et à Joséphin Péladan. Le curé
Fargeas a des idées républicaines, il a lu Victor Hugo, il représente « le bourgeois à la tête solide, dure et
pondérée, logique jusque dans son cœur, n’aimant qu’avec raison et mesure, maître de lui, bien fait pour
gouverner les autres » ; il donne à ses ouailles des conseils de placements financiers, mais sait aussi
restaurer lui-même son église en s’improvisant maçon. Il se méfie de ceux qui « croient beaucoup au prêtre
et pas du tout à Dieu ». Il sait l’importance des fastes liturgiques, organise des processions et des
pèlerinages 12, fait venir des reliques du Portugal, défend ses vicaires auprès de l’Archevêché. Il se méfie
des bigotes hystériques et déjoue leurs provocations. Il sait, enfin, que le pire danger pour un jeune prêtre
n’est pas l’égarement des sens, mais celui du sentiment platonique dont il ne se méfie pas. Cependant,
Fargeas s’effondre en apprenant la mort d’une ancienne jeune paroissienne, Delphine d’Espalion, perd le
goût de vivre et meurt dans le village bouleversé par un scandale (le notaire a fui avec les économies de
ses clients), désolé de son « impuissance pour le bien », mais regretté de tous : le roman se clôt sur « et
lapides etiam clamabunt. »
En lisant Fernand-Lafargue, on apprend, aussi bien, à quoi ressemblent les costumes de bain de
l’époque, très précisément décrits, et que sur les plages de la Gironde, l’occupation favorite des messieurs
comme des dames est d’arriver à apercevoir les jeunes gens des deux sexes au moment précis où ils
sortent de l’eau et où les maillots, très couvrants, deviennent collants et révélent d’intéressantes anatomies.
Mille petites notations vivantes rappellent, par exemple, que les hommes comme il faut doivent porter la
barbe : dans une nouvelle, une coquette est affligée d’un mari « qui se rasait comme un acteur », ce qui lui
donne mauvais genre, et qu’elle finit par tromper (Contes réalistes). Les jolies girondines de la fin du XIXe
siècle ont lancé la mode de nouer un foulard autour de leur chignon, « à la bordelaise » (La Palombière), et
les dames qui changent de nom pour cacher leur passé choisissent toujours des pseudonymes à initiales
semblables « pour ne pas avoir à démarquer leur linge » (Le Point noir). C’est aussi la tradition de l’album
de photographies de célébrités posé sur la table des salons (dans La Curée de Zola, Maxime et Renée
feuillettent un album d’actrices) : dans Les Ouailles du curé Fargeas, la femme du notaire, une hystérique
adultère et sacrilège qui poursuit les hommes d’église, expose dans son salon un album de photographies
de prêtres, et Fargeas est consterné de s’y voir. Ce sont encore des corsets oubliés dans un fiacre qui
révèlent une « faute », des crises d’hystérie, de pâles jeunes filles atteintes de chlorose ou de phtisie, des
12
Lors du pèlerinage à Lourdes, des bruits de miracles courent, et le narrateur sceptique signale qu’ « on comptait
même parmi les exaucés une vieille femme paralytique, morte après avoir demandé de mourir ».
13
allusions au scandale de la prostitution des filles vierges à Londres13, ou le goût des femmes du monde
pour les ateliers des jeunes peintres qui présentent au Salon des tableaux intitulés Léonidas aux
Thermopyles : on devine que ce ne sont pas des impressionnistes. Dans Rachel et Lia, la jeune Lia a le
visage sensuel de la Salomé d’Henri Regnault, tableau du Salon de 1870 qui défraya la chronique jusqu’en
1912.
L’œuvre de Lafargue est également un précieux vivier d’expressions courantes de la langue des
années 1880 à 1900 : nous lisons par exemple, comme louange à l’égard d’une jeune épouse de la bonne
société : « c’était une bonne femme de ménage », ce qui désigne bien sûr une femme d’intérieur bonne
ménagère, et non pas, comme on dit aujourd’hui, une « technicienne de surface ». On y rencontre aussi le
nom péjoratif « morticole » pour désigner un médecin, qui provient du roman-pamphlet de Léon Daudet,
Les Morticoles (1894), ou « la Glu » pour une femme néfaste avec laquelle les jeunes gens ont ce qu’on
appelait alors des « collages ». Le roman de Jean Richepin La Glu (1881) montrait une cocotte parisienne,
même pas jolie, qui finit tuée à coups de hache par une mère bretonne qui veut arracher son fils à ses
griffes. De « petits naturalistes » comme René Maizeroy utilisent l’expression « être dans la glu » pour les
jeunes gens tombés sous la coupe d’une courtisane. Le terme revient dans les contes de Lafargue comme
dans l’œuvre de Pierre de Coulevain : on y apprend à propos d’une aventurière qu’« Olympe est le nom de
guerre de cette Glu », et un jeune homme préconise le platonisme amoureux en poussant ce cri paradoxal :
« Vive La Glu sans le collage ! ».
Les habitants de la Gironde pourront bien sûr retrouver dans les romans de Lafargue nombre de
traditions de leur région. La chasse à la palombe fait le désespoir des femmes délaissées par leurs maris
qui fêtent « l’enterrement de la chasse » à la fin de la saison, dans de joyeuses parties entre hommes
arrosées au Saint-Estèphe ; certains chasseurs continuent à préférer l’ancien fusil à baguette au fusil
Lefaucheux plus récent (La Palombière). Le phylloxera, le mildiou ruinent les familles dont la fortune est
fondée sur les vignes. Les vendanges dans le Médoc remplacent dans Ruth les moissons de la Bible et
celles du poème de Hugo : « Ils défilaient, les coupeurs, les vide-paniers, les porte-bastes, les femmes
munies de baillottes 14, de serpettes ou de ciseaux... ». Arcachon est comparée à « une ville d’Orient,
coquettement étendue devant un Océan en miniature » dans Passions de plage, et on apprend que « les
Bordelais trouvent Arcachon trop cosmopolite, trop bourgeoise » et préfèrent la grande plage de Soulac où
les trous d’eau, les « baïnes », réjouissent les petits enfants. Le bord de mer est propice au sauvetage des
jeunes filles : un heureux jeune homme sort ainsi de l’eau « le visage presque caché par les cheveux
dénoués de Léonie appuyée sur son épaule, comme s’il venait de dérober aux profondeurs une Ondine
embroussaillée d’algues blondes » – envolée poétique qui se brise sur une note ironique du narrateur : en
fait de profondeurs marines, ils avaient pied, mais elle ne savait pas nager (La fausse piste). Dans
Bethsabée, un ambitieux rêve d’un chemin de fer rapide reliant Bordeaux à La Canau (sic), « entre
Arcachon sans plage et Soulac trop battu des vents », pour en faire une station balnéaire élégante. Les
13
La presse de 1885 à 1890 parle abondamment de la « Traite des vierges » à Londres, qui fut un des grands scandales
de moeurs du moment.
14
« Baste », inconnu du Littré, féminin pour le Larousse du XIXe siècle et masculin pour le Robert, désigne un grand
panier ou un récipient de bois servant à la récolte de la vendange. La « baillotte » est un baquet de bois (Larousse du
XIXe siècle et Littré).
14
horaires des trains, mentionnés, montrent qu’il fallait plus de trois heures pour aller de Bordeaux à Hourtin,
avec une correspondance à La Canau et des arrêts facultatifs où les voyageurs faisaient signe au train de
s’arrêter, ce qui le retardait fâcheusement (Rachel et Lia).
Le roman des femmes
Le roman pratiqué par Lafargue se rattache au type de roman populaire à lectorat majoritairement
féminin, appelé par Anne-Marie Thiesse15 « roman sentimental et psychologique », et par Jean Tortel16
« roman populaire bourgeois et sentimental ». Il représente quantitativement la plus grosse partie du
domaine dans les années 1880 à 1910. Ce type de roman est plus conformiste et social que le roman
« héroïque » qui a précédé et qui suivra (du Comte de Monte-Cristo à Fantômas) ; il est aussi plus
moralisateur, davantage centré sur les problèmes amoureux, et le criminel y est devenu un séducteur ; son
sujet tourne donc autour des « infortunes de la vertu » et des histoires d’adultères. C’est souvent un roman
de la victime (féminine), et les personnages féminins, la famille et la religion y ont une place importante.
Chaste et flétrie de Charles Mérouvel paraît en 1889, La Buveuse de larmes de Pierre Decourcelle en 1892.
Si Lafargue a moins vieilli que ses condisciples, c’est qu’il a veillé à conserver une intrigue solide,
fondée sur le suspense et les retournements de situation, soutenant ainsi l’intérêt du lecteur, et qu’il ne
tombe jamais dans la mièvrerie sentimentale ou moralisatrice. De plus, ses idées sont souvent moins
conservatrices et étroitement religieuses (malgré ses « romans de prêtres ») que celles de ses confrères.
Ses romans offrent une riche galerie de personnages féminins, dont certains sont particulièrement
intéressants par leur dimension sociologique : c’est par exemple la « fausse veuve » (le mari a pris la fuite,
elle ne peut donc se remarier) qui tombe amoureuse, mais vit mal une union forcément illégitime, et reste à
jamais déclassée : « femme déchue, toujours mal à l’aise, ayant tenu à quelque chose de régulier, de
social, ayant un fonds d’éducation, repoussée d’un monde qu’elle regrette, peu faite pour un autre monde
dont elle est et qu’elle méprise » (Sables ardents). Plus conventionnelle, la volage étourdie, qu’il stigmatise
dans L’Hostie, fidèle à l’emphase du discours misogyne ambiant17 :
« l’éternelle enfant qu’est la femme de tradition, la femme de luxe, jouet de la passion sensuelle, la
femme que la sujétion des siècles a rendue incapable de grandeur d’âme, de foi gardée, de raison
virile, la femme esclave qui s’est servie, pour régner, de la niaiserie du sentiment et de la domination
de la chair, la rusée, la coquette, la chatte, le monstre, la cynique menteuse et trompeuse, qui, par
étroitesse de crâne et défaut de culture, incapable de penser, ferme les yeux sous une caresse et ne
comprendra jamais ni l’Homme ni Dieu ! ».
A l’opposé de celle-ci, mais tout aussi négative, la jeune fille trop moderne, comme Marcelle qui
« connaissait superficiellement toutes les sciences de préférence aux arts, était exempte des naïvetés qui
semblaient autrefois charmantes, parlait poétiquement du calcul intégral » (Toujours aimé !). Elle
15
Voir A.-M. Thiesse, Le roman du quotidien, Lecteurs et lectures populaires à la Belle Epoque, Seuil « Histoire »,
2000.
16
« Le roman populaire », Encyclopédie de la Pléiade, tome III : « Littératures française, connexe et marginale».
17
Voir M. Dottin-Orsini, Cette femme qu’ils disent fatale, Grasset, 1993.
15
représente « le produit nouveau, la vierge à la mode, sans préjugés, sachant ce qu’on désire en elle et
défendant bien son capital » ; pour elle le cœur est « un viscère », la pudeur et la honte « des
conventions », et elle ne veut pas d’enfants. On la retrouve dans les romans de Marcel Prévost.
Face à ces deux types de femmes négatives – le premier est un pur produit du XIXe siècle, le
second témoigne d’une évolution encore difficile à accepter – se trouvent aussi des jeunes filles hardies et
courageuses, sportives, sages mais nullement ignorantes, intelligentes, qui ne craignent pas de donner des
coups aux hommes trop entreprenants ; si elles sont parfois des victimes, c’est non sans s’être battues, et
elles savent survivre au déshonneur éventuel avec ténacité et courage ; c’est Hélène dans Bethsabée :
« rien de son âme n’était mesquin, livré à la fantaisie nerveuse ou à la versatilité féminine ». En cela, les
jeunes filles de Lafargue sont moins fades que celles qui peuplent les romans populaires du même type.
Plusieurs récits de Lafargue attaquent avec verve ce qu’il appelle « la philosophie masculine »,
l’orgueil masculin qui pousse les jeunes gens à employer tous les moyens (y compris les narcotiques et la
violence) pour séduire les filles sans se soucier des conséquences, parce qu’un point d’honneur et de
vanité fondé sur la coutume les y pousse irrésistiblement. D’où sans doute la fréquence des viols dans ses
romans.
Lafargue analyse très bien l’écart, dommageable pour l’harmonie du couple, entre l’éducation des
filles, strictement morale et religieuse, et celle des garçons, pour qui morale et religion sont souvent
oubliées au profit de l’amour-propre viril et de la vanité du mâle. Dans Cœur de vierge, un jeune viveur
élégant, qui a séduit et abandonné une fille du peuple, se défend face à la jeune bourgeoise qui l’a
démasqué, outré d’être accusé par elle : « la morale des femmes n’est pas la nôtre, vous connaissez trop
peu la vie des garçons pour apprécier leurs actes [...], vous ne pouvez rien comprendre à ces choses !
Tous les hommes ont fait ce que j’ai fait ou l’auraient fait ! Vous m’entendez bien, tous ! ». Inflexible, elle
répond par trois fois : « Je ne vous crois pas ! » et le met à la porte18.
C’est ce même « point d’honneur viril » qui pousse Maxime, dans Passions de plage, à faire des
bêtises qui lui coûtent son mariage : sa fiancée le surprend en flagrant délit d’infidélité dans un hôtel
d’Arcachon. Effondré, il reconnaît d’abord son erreur (sa compagne d’une nuit lui dit : « j’ai été folle », il
répond : « J’ai été fat »), puis l’amour-propre masculin reprenant le dessus, il couvre sa fiancée de
reproches : « Elle ne savait pas ce qu’elle perdait, la folle outragée ! Elle ne m’aimait pas assez » ; pour
finir, quand son autre maîtresse, une femme mariée, trouve son mari malade mort dans la pièce voisine et
lui demande de l’aide, il la quitte aussitôt, lui révélant ainsi « l’égoïsme féroce, la sereine indifférence du
mâle satisfait. »
Un conte, moins dramatique, met en scène deux amis très heureux en ménage, qui décident « par
jeu masculin et par chic », comme dans Cosi fan tutte, de séduire chacun la femme de l’autre. Près d’arriver
à leurs fins, ils se découvrent affreusement jaloux et ont un éclair de lucidité : « nous avons été deux
imbéciles » – ce que le narrateur se garde bien de contredire.
18
Larmandie raconte qu’une nuit, lui-même, Lafargue et un étudiant en médecine avaient pris la défense d’une
« femme légèrement avinée » que « d’horribles sergots traînaient aux cheveux », et se retrouvèrent au poste. Mais la
police « n’osa pas sévir contre deux membres du comité des gens de lettres, qui du reste auraient fait à la barre une
défense retentissante et dont les éclats eussent pu rejaillir sur les gardiens faux accusateurs. » (op. cit., p. 41-42).
16
Les jeunes filles de Lafargue, quand elles se rebellent contre leur famille, offrent la particularité de
recourir à la loi pour se libérer des contraintes injustes, en citoyennes averties. Lafargue n’a pas oublié ses
études de droit : ses personnages sont conscients de l’utilité de connaître précisément le Code. Ils savent
ce que l’on peut faire pour se marier sans consentement parental, ou pour confondre de façon légitime les
traîtres et suborneurs sans nuire aux familles. Dans Les Danglemar, lorsque le vieux David veut déshériter
un fils indigne, son médecin lui détaille longuement les lois sur l’héritage. Dans Le Point noir, si l’on peut
faire passer la jeune Germaine, née d’un viol, comme la fille d’une sœur aînée veuve, c’est qu’il y a bien le
délai légal de dix mois entre la mort du mari et la naissance de l’enfant. Ailleurs, ce sont les très récentes
lois sur le divorce qui sont exposées (Une seconde femme). Ce souci de vraisemblance légale confère aux
romans de Lafargue, en même temps qu’une originalité certaine, un aspect documentaire précieux.
Mais si elles sont situées à l’époque de Lafargue, les intrigues de certains romans suivent le
canevas de mythes antiques ou bibliques. Les grandes figures féminines de l’Ancien Testament, comme
l’indique l’intitulé du cycle des « Amours bibliques », se profilent donc actualisées derrière ses héroïnes :
Rachel et Lia conservent leurs noms, Ruth devient Eva, Noémi, Clémentine et Bethsabée, Lisbeth. Dans
Les Danglemar , le vieux châtelain, David, lit ostensiblement dans la Bible l’épisode de la Sulamite pour
s’autoriser à pénétrer nuitamment dans la chambre d’une jeune fille, et des citations de l’Ancien Testament
figurent en exergue de ces romans. Dans La Fiancée veuve, drame familial ponctué de crimes, une
comtesse devient malgré elle « spectatrice subjuguée par l’épouvante d’une tragédie eschylienne » ;
ailleurs, des familles maudites expient à travers les générations des fautes anciennes, et il est difficile de ne
pas penser à l’histoire de Moïse quand un bébé miraculeusement beau est trouvé dans un berceau d’osier
flottant sur l’eau (La Fille des vagues). Ces références mythiques, qui valurent à Lafargue une lettre de
reproches d’Hector Malot, semblent apporter au texte une caution savante ; elles n’en sont pas moins une
constante du roman populaire : le mythe d’Œdipe se profile derrière Chéri-Bibi de Gaston Leroux et le
thème des frères ennemis domine Rocambole ou Les Pardaillan. Mais les figures mythiques rôdent aussi
bien dans des romans comme Nana de Zola, Nana derrière laquelle se profilent le Sphinx, Circé, Danaé et
même Salomé...
Le jeu avec le récit
Si l’ensemble de ses romans obéit à des schémas traditionnels, les récits courts de Fernand
Lafargue, souvent pleins d’humour, peuvent réserver des surprises : il a inventé le récit à fins multiples, on
dirait aujourd’hui le récit « interactif ». Un de ses Contes réalistes, « Par droit de conquête », raconte
l’histoire d’Emma, dont nous avons parlé. Le conte suivant, « Le cas d’Emma », débute par ces mots : « Ma
dernière nouvelle a soulevé des objections violentes ». Le narrateur justifie son dénouement (Emma
préférant son violeur à son mari), qui a choqué, en proposant au lecteur, l’un après l’autre, d’autres
dénouements possibles :
– Emma avoue tout à son mari revenu, le mari se bat en duel avec le séducteur et le blesse, mais, rongé
par le soupçon du consentement possible de sa femme à ce qui lui est arrivé, transforme leur vie conjugale
en enfer ;
17
– Emma me dit rien à son mari, mais ne peut s’empêcher de le comparer au séducteur ; celui-ci réapparaît,
se lie d’amitié avec le mari qui finit par tout découvrir, et soit tue sa femme, soit se suicide, au choix ;
– Le dernier cas possible, le mari apprenant tout, pardonnant, et vivant ensuite en paix avec sa femme, est
balayé comme rarissime et improbable, étant donné la psychologie masculine.
Donc, le dénouement du premier conte était le seul satisfaisant, et surtout le plus économique en vies
humaines.
Un autre conte intitulé « De Charybde en Scylla » débute sur une conversation de café ; un jeune
homme affirme qu’en bonne littérature « l’auteur doit être impassible » et que son récit « doit être
impersonnel ». Son ami, un « narrateur du Chat noir », le prend au mot et commence ainsi son histoire :
« Annette Dalberg, brune, mariée, ardente, inassouvie. Jules Dalberg, blond, son mari, lymphatique,
bilieux. Le vicomte Armand de Montécrin, beau, aime Annette, lui achète des bijoux ; vingt-cinq ans.
Adhémar Rustaud aime aussi Annette, porte la barbe taillée en pointe, est son amant, serre la main
du mari ; voilà mes documents. »
Tous se récrient, et il recommence alors à sa manière :
« Voilà donc Annette Dalberg, une jolie brune de trente ans, assise dans son salon à côté d’Adhémar
Rustaud, un jeune homme très poétique, malgré son nom. Il n’a pas ôté ses gants, et, avec un
sourire d’arrivant qui veut rendre son essoufflement gracieux, il entoure de ses regards amoureux le
visage d’Annette, qui sourit aussi ».
Le seul impassible du récit sera, comme le remarquent pour finir les auditeurs, le mari survenu à
l’improviste, qui tue sa femme et l’un des amants ; l’autre a eu de la chance : il est sorti à temps.
« Sonnet d’alarme », au titre-calembour, tourne autour des lois de la prosodie et des règles du
sonnet. Leur connaissance permet à un mari (et au lecteur) de deviner que sa femme le trompe avec un
poète, car elle avait remanié maladroitement un sonnet d’amour pour faire croire qu’il visait une autre
qu’elle, oubliant que les deux prénoms féminins n’avaient pas le même nombre de syllabes.
Les très nombreux récits courts de Lafargue montrent sa virtuosité d’invention : le recueil des
Contes réalistes (1905) réunit une soixantaine de nouvelles, toutes de quatre pages, d’un humour parfois
féroce, sur le sujet unique de l’adultère, et sa préface ironique énumère onze raisons de tromper son mari.
Il y a tant d’adultères dans les récits de Lafargue, en dépit de ses prix de vertu, qu’on pourrait avoir
l’impression que c’était la seule et unique affaire de la société... Mais il faut aussi y reconnaître son extrême
habileté à faire de multiples variations, toutes différentes, autour d’un sujet rebattu, de façon quasi abstraite.
Fernand-Lafargue fut donc un jeune romancier parisien d’origine bordelaise, aux dons littéraires
certains, qui tenta de forcer les portes du succès et de gagner, avec sa plume, sa vie et celle de sa famille.
Il s’engagea avec persévérance dans l’action de la Société des Gens de Lettres pour obtenir la
reconnaissance officielle de son métier d’écrivain, eut l’estime de tous, mais disparut à l’orée de la gloire. Il
reste deux mystères : celui de son absence presque totale dans les mémoires comme dans les librairies,
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celui de sa femme, Philomène Lafargue-Pierre de Coulevain, qui eut une réelle notoriété sans que son
identité fût révélée.
Les romans de Lafargue représentent, pour les historiens, les sociologues et les littéraires, une
mine de renseignements vivants sur son époque, et en particulier un précieux document sur la situation de
l’Eglise vis-à-vis du corps social au tournant décisif du XIXe siècle. Ils sont enfin un chaînon de l’histoire du
roman, situés d’une part entre le roman populaire et le roman tout court (n’oublions pas que Zola a écrit, la
même année que Thérèse Raquin, Les Mystères de Marseille), et d’autre part entre le roman à intrigue
traditionnel du XIXe siècle et le roman dit « psychologique » qui s’en dégage peu à peu.
Mireille Dottin-Orsini.