Le secret dans les pratiques de collection et de médiation d`objets

Transcription

Le secret dans les pratiques de collection et de médiation d`objets
Le secret dans les pratiques de collection et de médiation
d’objets des deux guerres mondiales : les leçons de
l’enquête partagée
Emilie DA LAGE
UDL3, GERIICO,
Université Lille Nord de France,
FRANCE
[email protected]
Agnieszka SMOLCZEWSKA TONA
ELICO, Université de Lyon,
Université Lyon 1,
FRANCE
[email protected]
Résumé : Nous proposons dans cet article de nous intéresser au secret en
l’observant à travers les pratiques de collection et de médiation d’objets de deux
guerres mondiales. La première partie de cet article propose d’examiner le secret à
travers le prisme de l’enquête, celle que mène le collectionneur pour percer à jour le
secret de la pièce collectionnée, mais aussi celle que nous avons déployée pour
percer le secret de sa collection. Dans la deuxième partie de cette contribution, nous
nous intéressons au secret dans les pratiques de médiation des collectionneurs et au
processus de révélation et d’occultation de certaines dimensions des pièces exposées
qui les caractérise. Nous y réfléchissons également à travers la communication des
résultats de notre propre recherche.
Mots-clés : secret, collectionneurs, pratiques de collection et médiation, objets des
deux guerres mondiales, enquête
***
ESSACHESS. Journal for Communication Studies, vol. 6, no. 2(12) / 2013: 223-235
eISSN 1775-352X
© ESSACHESS
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Emilie DA LAGE, Agnieszka SMOLCZEWSKA TONA
Le secret…
Secrecy in the collection and mediation practices of two World Wars objects:
lessons from a shared survey
Abstract: This paper focuses on secrecy, observed through the collection and
mediation practices of two World Wars objects. The first part of this article
examines secrecy through the prism of a survey conducted, on the one hand, by the
collector to uncover the secret of the object, and, on the other hand, by us to uncover
the secret of its collection. The second part of this contribution focuses on secrecy in
the mediation practices of collectors and on the process of revelation and
concealment of certain aspects of the exhibits, characterizing those practices. Some
reflections on the communication of the results of our personal research are also
presented.
Keywords: secrecy, collectors, collection and mediation practices, two World Wars
objects, survey
***
1. Introduction
Dans toute collection privée il y a secret, quelque chose d’« impalpable et vivant
qui habite tout objet d’une collection, le faisant légèrement autre que lui-même »
(Wajcman, 2004, p. 25). Cet article propose de regarder de plus près la nature de ce
secret, et de fait, celui du collectionneur. Notre terrain d’investigation est lui-même
« secret » car quasiment inexploré par la recherche académique : celui des pratiques
de collection d’objets et de militaria de la Première et de la Seconde Guerre
mondiale. Nous avons observé ces pratiques en participant au projet TEMUSE 14451, réalisé sous contrat avec le Département du Nord dans le cadre du programme
transfrontalier INTERREG TranMusSites 14-45. Nous avons rencontré et interviewé
dans ce contexte une quinzaine de collectionneurs d’objets des deux guerres
mondiales qui exposent leurs collections privées dans des musées du Nord-Pas de
Calais et de la Flandre occidentale. Dans ces lieux aux statuts différents (privés,
associatifs, municipaux ou plus institutionnalisés), gérés ou non par les
collectionneurs eux-mêmes (Gellereau, Zetlaoui, 2011), ces derniers sont
généralement en charge de la médiation de leur collection auprès du public. Le
projet TEMUSE 14-45 avait pour objectif principal de proposer à ces
collectionneurs une méthodologie permettant de capitaliser et de sauvegarder leurs
connaissances sur leurs objets exposés dans ces musées, et de permettre ainsi à des
professionnels du musée de relayer éventuellement les collectionneurs dans la
médiation muséale de leur collection.
1 Les chercheurs participant à ce projet pour le laboratoire GERiiCO de Lille 3 sont Michèle Gellereau,
Emilie Da Lage, Yannick Lebtahi, Agnieszka Smolczewska Tona, Tiphaine Zetlaoui, Geoffroy Gawin, et
pour le laboratoire De Visu-UVHC : Pascal Bouchez, Alain Lamboux, Samuel Gantier.
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Par leurs pratiques de collection et de médiation, les collectionneurs interrogés
articulent collection privée et son exposition publique, plaisir de posséder la pièce
pour eux-mêmes et devoir citoyen de partager leur savoir sur cette pièce avec le
public. En nous penchant en tant que chercheurs sur ces modes combinatoires
singuliers, nous avons voulu questionner l’incompatibilité du privé et du public, du
secret et de la publicité. En regard, l’inscription de notre recherche dans un cadre
institutionnel, qui accélère la traduction sociale des connaissances produites en
exigeant leur valorisation immédiate, nous a obligé à réfléchir sur l’éthique de notre
recherche et la communicabilité de ses résultats. Nous nous sommes ainsi engagées
dans la dialectique des rapports entre dedans et dehors, intérieur et extérieur, privé et
public, sur lesquels repose tout secret (Petitat, 1998).
2. L’enquête et le secret
2.1. Percer le secret de la collection privée
Selon Howard Becker, le travail du chercheur en sciences humaines et sociales
est de « parler de la société » au sein d’un certain monde organisé autour de
conventions de communication (Becker, 2009). La légitimité du chercheur à
s’exprimer sur la société, ou plus largement sur les phénomènes sociaux et culturels,
repose sur une aptitude, encadrée par des normes et une éthique de la recherche, qui
lui permet de voir, comprendre et analyser ce que d’autres ne voient pas ou voient
différemment. Une partie de la recherche en SHS consiste ainsi à « dévoiler » des
ressorts cachés, des idéologies, des logiques invisibles parce que surplombantes.
Notre monde réel se doublerait d’un ailleurs, terrain d’exercice de la science.
L’enquête dont il est question ici s’est construite toutefois sur une autre tradition
de la recherche, de sa pratique et du monde social. Elle s’est construite sur une
conception de l’activité de recherche comme un travail de traduction de la réalité
sociale et culturelle, un déplacement des cadres de perception partagés du monde
social. Dans cette perspective, Sandra Laugier en commentant Wittgenstein, ouvre
des pistes intéressantes pour envisager la question du secret. Si « les seuls secrets
sont ceux que nous ne voulons pas entendre, et le seul privé celui que nous ne
voulons pas connaître, et auquel nous refusons de donner accès ou expression »
(Laugier, 2010, p. 71), percer « le secret de la collection » revient à créer les
conditions dans lesquelles il soit exprimable et entendable, mais aussi, à prêter
attention à ce que les collectionneurs ne disent pas, ne montrent pas.
Pénétrer dans le monde des collectionneurs exigeait de faire en sorte que notre «
volonté de savoir » ne soit pas jugée « déplacée » ou « insensée », et d’accepter,
dans un premier temps, « les ruses des enquêtés qui ne veulent dévoiler que ce qui
les arrange ou se débarrassent de la recherche » (Balandier, 2000, p. 18). Pour
s’assurer de la participation de collectionneurs à l’enquête, il a été nécessaire de
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Emilie DA LAGE, Agnieszka SMOLCZEWSKA TONA
Le secret…
construire avec eux une relation basée sur « le tact » (Le Marec, 2013), en se
rapprochant ainsi de ce que Balandier (Balandier, 2000) définit comme « idéaltype »
de l’enquête : l’équilibre entre l’enquêté, qui accepte d’être connu et reconnu en ce
qui lui est propre, et le chercheur, qui en recevant la connaissance n’impose une
quelconque supériorité et respecte la volonté d’être connu de l’enquêté et ses limites.
L’adossement de notre travail à l’univers institutionnel du contrat a été une des
données importantes de la recherche. Nous avons à la fois bénéficié de la confiance
établie entre la chargée de mission du Conseil Général du Nord et les
collectionneurs, et dû prendre en compte les attentes et les craintes de ces derniers
vis-à-vis de cette institution, porteuse d’éventuelles ressources (sous forme de
subventions, d’aides techniques, etc.), mais aussi d’un contrôle technique tant sur
leurs collections que sur leurs manières de travailler.
Dans une perspective communicationnelle, nous avons décidé d’exploiter la
situation d’enquête, y compris de son cadre institutionnel, pour déployer un
processus de recherche permettant de garder vivante l’articulation entre les pratiques
sociales constituées hors de la recherche (telles que la constitution de la collection,
sa mise en exposition, ses visites, etc.) et la manière dont elles sont reconfigurées
par la recherche (Le Marec, 2002). Si l’on prend au sérieux la proposition de
Wittenstein, le secret était là sous nos yeux, dans les pratiques et les récits de
collectionneurs. Pour le saisir, il nous a fallu simplement les moyens d’y prêter «
attention ». Notre méthodologie a donc visé à mettre les collectionneurs dans une «
disposition réflexive » (Da Lage, Debruyne, Vandiedonck, 2006 ; Da Lage,
Gellereau 2011) et à permettre ainsi la formalisation des données par les enquêtés
eux-mêmes. Pour cela, nous avons mené des entretiens filmés en situation de visite
sur les lieux mêmes d’exposition de collection, en permettant aux enquêtés de
participer à la sélection de données (p.ex. au choix des objets à présenter), inhérent à
toute collecte de données (Latour, 1999). Nous avons cherché également à rendre
visibles et exprimables avec les collectionneurs les aspects signifiants de leurs
pratiques et travail. La mise au point de notre protocole de tournage a été l’occasion
de préciser la manière dont nous posions notre regard sur ces enquêtés et de recadrer
la situation d’entretien (Smolczewska Tona, Lamboux-Durand, Bouchez, 2012).
2.2. Percer le secret de la pièce collectionnée
Pour ouvrir une réflexion sur ce point, prenons comme point de départ ces
propos de l’un des enquêtés qui, à la question sur comment pense-t-il transmettre sa
collection, répond ainsi : « c’est pratiquement impossible à transmettre (…) j’ai une
trentaine de boites de bananes pleines de matériel, le jour où quelqu’un les
prendrait par exemple, est ce qu’il va faire la relation entre les objets qui sont dans
la boite 1 et dans la boite 40. Moi je le sais, je le prends, mais expliquer tout ça à
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quelqu’un, ce n’est pas possible, et je sais qu’on peut le faire, qu’on peut les
assembler, et la personne, elle passera sûrement à coté de choses... »2
Cet extrait a le mérite d’illustrer plusieurs incarnations du secret dans la pratique
de collection privée. La première est celle qui se loge dans la maîtrise solitaire par le
collectionneur de la dimension matérielle et imaginaire de sa collection3. Pour
l’auteur de ces propos, sa collection est bien plus qu’un simple regroupement
d’objets soustraits du domaine de l’utile ou du fonctionnel (Pomian, 1987 ; Long,
2007). Elle est son œuvre, qu’il a bâti, qu’il fait évoluer, et qu’il nous offre à voir en
tant que telle. En accumulant les pièces, en les ordonnant et regroupant ensemble, en
les dotant d’attributs et de significations qui permettent de les lier entre elles (« faire
la relation entre les objets qui sont dans la boîte 1 et dans la boîte 40 »), le
collectionneur compose un système nouveau. Et il l’investit d’une cohérence et
d’une complétude4 (Benjamin, 1989) dont il est le seul à connaître et à maîtriser les
principes recteurs et procédés de composition (« Moi je le sais (…) mais expliquer
tout ça à quelqu’un, ce n’est pas possible, et je sais (…) qu’on peut les assembler, et
la personne, elle passera sûrement à coté de choses »). C’est d’autant plus vrai
lorsque la collection est en constante recomposition, ce qui permet par ailleurs, à
l’auteur de ces propos de se définir dans la suite de l’entretien, comme
« collectionneur de collections ».
Ce que nous apprend également cet extrait, c’est que le secret des collections
privées se construit aussi à travers l’une de leurs singularités, à savoir leur
invisibilité publique. Puisque elles sont privées, « on ne les voit pas (…) du moins
jamais vraiment, uniquement de loin, par bribes (…) » (Wajcman, 2004, p. 23). Ce
sont des « trésors cachés » dans leur intégralité ou en partie, à l’intérieur de la
maison du collectionneur. Or, même dans ce lieu intime et par définition à l’écart, le
collectionneur se livre à un jeu de visibilité et d’invisibilité, d’exhibition et de
dissimulation des pièces de sa collection. Il peut ainsi renforcer la visibilité d’un
objet (ou d’un ensemble d’objets), en choisissant la manière de l’exposer (dans une
vitrine, accroché au mur, etc.), ou la diminuer jusqu’à la réduire à néant (lorsqu’il
l’enferme dans une boîte à banane).
Mais ce qui caractérise véritablement les pratiques des collectionneurs d’objets
et de militaria des deux guerres mondiales, est qu’ils considèrent toute pièce de leur
2 Entretien Équipe Temuse, Octobre 2010.
3 Il s’agit ici, comme nous le rappelle Dominique Poulot, de l’un des derniers points communs entre
collectionneur privé et conservateur du musée (Poulot, 1987).
4 « Ce qui est décisif, dans l’art de collectionner (Sammeln), c’est que l’objet soit détaché de toutes ses
fonctions primitives, pour nouer la relation la plus étroite possible avec les objets qui lui sont semblables.
Celle-ci est diamétralement opposée à l’utilité et se place sous la catégorie remarquable de la
complétude. Qu’est-ce que cette « complétude » ? Une tentative grandiose pour dépasser le caractère
parfaitement irrationnel de la simple présence de l'objet dans le monde, en l'intégrant dans un système
historique nouveau, créé spécialement à cette fin, la collection. » (Benjamin, 1997, p. 221-222).
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collection comme une énigme à résoudre. L’un d’entre eux le formule ainsi : « Tout
(…) collectionneur (…) est intéressé par l'objet mais aussi par : « pourquoi a-t-il été
fabriqué ? », « de quoi est il fait ? », « quel était son vrai usage ? ». L'étudier et le
décortiquer, non pas à 100, mais à 200 % »5. Décortiquer l’objet, pour reprendre un
mot de ce collectionneur, passe par le déploiement d’une véritable enquête
s’inscrivant dans ce que Carlo Ginzburg a mis en évidence comme « paradigme
indiciaire » (Ginzburg, 1980, Da Lage, 2013). Or, ce type d’investigation repose
surtout sur une recherche du sens latent, non de ce qui apparaît immédiatement au
regard, mais de ce qu’il faut chercher, en s’appuyant sur des traces et indices
matériels « par et à travers (parfois malgré même) ce qui se présente en surface »
(Rabaté, 1998, p. 15).
Mener une telle investigation requiert par ailleurs tout un ensemble de savoirs et
savoir-faire accumulés par le collectionneur à travers sa longue expérience de la
collection. Ceci implique aussi et fréquemment de mobiliser des astuces et des ruses,
fort utiles notamment pour identifier des indices clé nécessaires pour mener
l’enquête ou pour démasquer une copie (à l’exemple du recours à l’odorat pour juger
de l’authenticité des uniformes). Tous ces savoirs, qualifiés par les collectionneurs
eux-mêmes de « trucs de collectionneurs » s’apparentent davantage aux « secrets de
leur métier » : « a set of procedures known only to a select group of initiated
individuals – in others words, craft secrets » (Leong, Rankin, 2011, p. 2).
C’est par ce travail d’enquête que le collectionneur vient à bout du secret de la
pièce collectionnée, ce qui revient à l’identifier, l’authentifier et le contextualiser en
produisant un ensemble de connaissances sur l’objet pour arriver in fine aux
hommes qui l’ont fréquenté (Smolczewska Tona, Gellereau, 2013). Et c’est au terme
de l’enquête que le collectionneur transforme l’objet en « chose singulière » (Bazin,
Bensa, 1994, p. 4) et en affirme ainsi son irréductible singularité par rapport aux
autres pièces de sa collection. Une fois le secret de la pièce arraché, le casque n’est
plus un casque, mais « ce casque » porteur d’une histoire liée à son usage en temps
de guerre, mais aussi de l’histoire de sa circulation après le conflit jusqu’à sa
collection et sa mise en exposition. Il est constitué dans son authenticité, sa rareté,
son lien avec la collection et ses thématiques : les valeurs cardinales de la collection.
Et ce sont ces valeurs qui constituent sa puissance d’évocation et sa charge morale et
historique, le rendent digne d’être conservé, voire « sauvé », protégé, et exposé
(Pomian, 1987).
3. Dévoiler les résultats de l’enquête
Tant la science moderne que le musée se sont construits, dans un souci de
perfectionnement démocratique de la société, sur l’impératif de la publicité et de la
connaissance partagée par le plus grand nombre (Poulot, 1987). Or, un des reproches
5 Entretien Équipe TEMUSE, Décembre 2010.
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fait aux instances de collecte, conservation, et publicisation des productions et
connaissances humaines est celui de maîtriser l’articulation entre la volonté de
savoir et l’exercice du pouvoir à travers l’extraction de ce savoir sous diverses
formes puis sa redistribution inégalitaire et ainsi sa transformation en élément de
contrôle social. La fermeture de ces instances sur elles-mêmes à des fins de
délectation individuelle (le chercheur dans sa bibliothèque, le conservateur dans sa
réserve) ou de préservation d’un entre-soi est également considérée comme un frein
à la publicisation du savoir.
Dans cette deuxième partie de notre article, il est question de comprendre
comment les collectionneurs à travers leurs pratiques d’exposition et de médiation
de leur collection au musée, publicisent leurs savoirs sur les pièces exposées, ou plus
précisément, de voir ce qu’ils choisissent de rendre visible ou invisible,
communicable ou incommunicable lors de la visite. Nous y réfléchissons également
sur la communication des résultats de nos propres recherches
3.1. Dévoiler sa collection au public
Aborder le secret à travers l’exposition et la médiation muséale peut sembler a
priori contradictoire : alors que le secret, comme le rappelle Dominique Poulot,
repose sur l’idée de « ce qui n’est connu que d’un nombre limité de personnes : qui
est ou doit être caché des autres, du public… », l’exposition et la médiation se
caractérisent au contraire par « les épithètes (…) d’ouvert, de visible, etc. » (Poulot,
1987, p. 63).
Les collectionneurs consultés lors de notre enquête sont tous engagés dans une
démarche de partage et de mise en public de leurs expériences et connaissances des
objets collectionnés. Ils les exposent dans des lieux ouverts au public où ils se
chargent eux-mêmes de leur médiation et de la conception de leurs scénographies.
Ces activités se révèlent toutefois être à la fois des pratiques de révélation du
« secret » des pièces exposées et d’occultation de certaines de leurs dimensions. Et
c’est à ce processus de révélation-occultation au cœur de la médiation des
collectionneurs, que nous nous proposons de nous intéresser maintenant.
3.1.1. L’art de montrer
Selon Yves Jeanneret, un enjeu fort pour les médiateurs des objets de musée
consiste à les faire passer « de l’univers du terrain, où ils sont vestiges, à celui du
travail scientifique, où ils se font indices d’un monde de savoir, puis à celui du
musée, où ils deviennent partie prenante d’une construction communicationnelle… »
(Jeanneret, 2008, 149). Ce qui caractérise les pratiques de médiation de
collectionneurs interviewés est de lier ces trois dimensions : en présentant l’objet au
visiteur, ils portent une attention constante à la manière dont il peut l’appréhender en
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Emilie DA LAGE, Agnieszka SMOLCZEWSKA TONA
Le secret…
tant que vestige, en tant qu’objet de collection documenté par l’enquête, et en tant
qu’objet dans l’exposition.
Cela passe par la production d’un récit incarné dans lequel le collectionneur
reconstruit, partiellement ou précisément, la « biographie culturelle » de l’objet
(Gellereau, 2011) et le présente, généralement à travers différentes étapes de sa vie
sociale : avant son entrée dans la collection, en tant qu’objet collectionné et en tant
qu’objet exposé (Smolczewska Tona, 2013).
C’est dans ce récit que se noue également l’attachement personnel du
collectionneur à l’objet et les raisons de cet attachement, telles que les valeurs
d’authenticité, de rareté, d’unicité, ses liens avec d’autres objets et thèmes de la
collection, etc., attribuées à la pièce par le collectionneur lors de son enquête. Or,
toutes ces valeurs ont en commun d’être « discrètes », elles ne se révèlent qu’à celui
qui peut reconnaître dans l’objet un certain nombre de marques et d’éléments
comme traces et indices de ces valeurs et les interpréter en ce sens. Le
collectionneur, bien évidemment, mais aussi le visiteur, à condition d’être aidé par
un récit et un geste de médiation qui révèlent le secret de la pièce exposée. C’est
ainsi que les collectionneurs, poussés par le souci de partager l’expérience qu’ils
vivent au contact des objets, déploient face au visiteur un véritable « art de la prise »
(Bessy, Chateauraynaud, 1995) en appuyant leur médiation sur une gestuelle de la
désignation opérant sur les catégories à travers lesquelles ils amènent le visiteur à
voir l’objet et les marques matérielles (plus ou moins visibles) qu’il porte (Da Lage,
2013).
Une autre spécificité du récit de médiation de collectionneurs est de rendre
visible leur « travail d’amateurs ». Ceci se traduit dans la visite par le fait de pointer
systématiquement les objets qui leurs appartiennent et les scénographies dont ils
sont auteurs, et de signaler leur contribution à l’animation, voire à la réhabilitation,
des lieux d’exposition. Les marques de ce travail, à l’exemple du Fort de Seclin
entièrement réhabilité par la famille du collectionneur qui l’habite et l’anime, ne
sont pas cachées lors de la visite, mais au contraire mises en évidence et désignées
comme remarquables.
3.1.2. L’art de passer sous silence
Mais c’est également au cœur du récit de médiation que se renégocie la question
du secret. En premier lieu dans la représentation de la guerre que nous proposent les
collectionneurs, qui s’attachent à nous en montrer une certaine réalité et à nous en
taire d’autres.
Parler de la guerre pour ces collectionneurs revient à faire connaître la vie du
combattant au front. Toutefois, dans leurs récits, ils n’évoquent presque jamais ni de
faits d’armes (combats, tirs d’artillerie, raids, etc.) ni la routine militaire (patrouilles,
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gardes, relèves, corvée, etc.). Ils se focalisent essentiellement sur des activités qui
relèvent de la vie quotidienne du soldat et de son temps libre à l’abri des tranchées :
cuisiner, distribuer ou prendre des repas, faire de la couture, fabriquer de petits
objets utilitaires ou des souvenirs, chercher à se distraire en jouant aux cartes, en
lisant ou en écrivant des lettres, etc. Ils choisissent ainsi de faire sentir au visiteur
une forme d’humanité douce (Da Lage, 2013), à mille lieux de la dureté du combat.
De même, une des dimensions centrales de tout conflit militaire, celle de la
violence perpétrée par les soldats est quasiment absente dans les récits de médiation
des collectionneurs. Dans les rares cas où cette violence combattante est évoquée,
elle l’est sous une forme aseptisée : il s’agit le plus souvent de violence subie et non
infligée. Similairement, la dimension meurtrière de certains objets exposés, est
intentionnellement neutralisée par les collectionneurs. C’est le cas entre autres de
cette « baïonnette-scie » qui nous a été présentée dans un premier temps, lors de
notre enquête, uniquement comme un outil pour scier du bois, en dépit de sa double
fonction. Malgré notre insistance à voir dans cette pièce une arme, le collectionneur
persiste à la requalifier en outil, tant par sa manière de la présenter que de la manier
(Da Lage, 2013). Il connaît la réaction d’effroi que peut susciter cet objet chez le
visiteur, et essaie par sa médiation de dissimuler sa fonction meurtrière, en la
neutralisant.
Par ailleurs, d’autres dimensions pourtant cardinales de la pratique de la
collection sont invisibilisées ou tues par les collectionneurs lors la visite. Il peut
s’agir des modalités d’obtention et de circulation des objets, inavoués ou
inavouables car souvent à la marge de la légalité (« Ça a été acheté d'une façon
bizarre... On en parlera qu'en présence de notre avocat (rires). C'est classé secret
défense... »6 dira l’un des nos interlocuteurs) ou de la valeur marchande des objets («
Ce qui est délicat, c'est quand on a des visiteurs qui nous demandent le prix. Ça ne
les regarde pas. De toute façon on donnera jamais de prix »7 affirmera un autre).
Des modes, expériences et lieux de production des connaissances sur les objets sont
aussi problématiques à communiquer et à partager, parce qu’ils assurent au
collectionneur une autorité et un pouvoir à l’intérieur d’une communauté organisée
autour des valeurs de fréquentation et de savoir exclusifs de la pièce collectionnée.
Cet extrait le montre : « quand je vais dans une bourse, il y a des jeunes
collectionneurs qui viennent me demander, est ce que c’est bon ? donc je vais leur
expliquer (…) mais par contre, parfois bon, il y a certaines personnes je vais pas
leur expliquer… »8.
6 Entretien Équipe Temuse, Juin 2010.
7 Entretien Équipe Temuse, Avril 2010.
8 Entretien Équipe Temuse, Octobre 2010.
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Emilie DA LAGE, Agnieszka SMOLCZEWSKA TONA
Le secret…
3.2. Dévoiler les résultats de l’enquête de recherche
Nous souhaitons maintenant revenir sur deux spécificités importantes de notre
recherche.
La première réside dans la difficulté de dire et de rendre visible des « formes de
savoir fondamentalement muettes » (Ginzburg, 1980, p. 30) directement liées au
paradigme indiciaire à l’intérieur duquel les collectionneurs organisent leurs
pratiques. Notre enquête a permis de faire apparaître que les collectionneurs ne sont
pas de simples « bibliothèques vivantes » dont il suffirait d’enregistrer les savoirs et
les savoir-faire, mais que le « secret » de leurs pratiques réside aussi dans les
capacités d’enquête et de médiation de l’histoire qu’ils ont incorporées. Ce résultat
nous a amené à repenser le type de valorisation que nous pouvions proposer, et à
orienter ainsi nos propositions de valorisation vers la captation audiovisuelle qui, en
dépit de ses multiples imperfections, est la seule qui permet aujourd’hui de
sauvegarder et de transmettre l’essentiel de cet aspect non verbal du savoir des
collectionneurs (Smolczewska Tona, Lamboux-Durand, Bouchez, 2012).
La seconde spécificité concerne davantage la manière dont notre recherche a
participé à ouvrir des espaces à l’intérieur desquels les collectionneurs ont pu se
rendre visibles et audibles auprès d’un public d’historiens, de conservateurs et de
représentants des institutions commanditaires de l’étude. Faire apparaître les
collectionneurs en enquêteurs réinscrit leurs pratiques dans un rapport au monde
partagé et rompt la représentation sociale largement dominante d’un monde de «
fous » entretenant un rapport déviant (qualifié souvent par des termes
psychanalytiques comme obsessionnel, par exemple) aux objets. Par ailleurs, faire
des collectionneurs des partenaires de la recherche, en leur demandant par exemple
de communiquer avec nous lors des séances de présentation de nos résultats, nous a
évité de travailler dans un monde symbolique inaccessible aux enquêtés eux-mêmes.
Conclusion
Un résultat important de notre recherche est de montrer que l’activité des
collectionneurs d’objets des deux guerres mondiales peut être appréhendée à travers
leurs pratiques d’enquête nécessaires à la constitution de la collection et à sa
documentation, et de requalifier en conséquence les collectionneurs en enquêteurs.
Notre recherche révèle également que lorsque les collectionneurs dévoilent leur
collection ils doivent gérer la tension entre ce qui est communicable et ce qui est
incommunicable. La rencontre entre leur collection et le public nécessite en effet de
conjuguer l’éthique du collectionneur avec le contexte social et institutionnel qui
rend possible certaines formes de révélations et en rend d’autres problématiques ou
impossibles à communiquer. Les questions de la violence infligée par les soldats ou
de la responsabilité des nations engagées dans les conflits, se retrouvent au cœur de
cette double négociation.
ESSACHESS. Journal for Communication Studies, vol. 6, no. 2(12) / 2013
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Ces résultats nous ont conduits à réfléchir sur la question de la transmission de
tels savoirs amateurs. Dans nos échanges avec les commanditaires du contrat nous
avons souvent été confrontées à la demande suivante : faire en sorte que le savoir
des collectionneurs ne soit pas perdu et qu’en même temps, ils ne se sentent pas
dépossédés de ce savoir au moment de l’éventuelle professionnalisation des musées
(Chaumier, 2000). Une invitation à réfléchir sur le type de positionnement des
musées par rapport à l’histoire de deux guerres développée par les collectionneurs et
son acceptabilité par les institutions publiques a été également formulée. Or, cette
dernière question montre bien l’importance pour la recherche de saisir le sens que
revêt la pratique de la collection et la gestion d’un lieu d’exposition mais aussi la
manière dont cette pratique permet de distribuer des places et des rôles dans un
monde social.
C’est ainsi que cette enquête, et plus particulièrement sa phase de valorisation,
nous a obligé à repenser l’esthétique de notre recherche, notre mode « d’articulation
entre des manières de faire, des formes de visibilité de ces manières de faire et des
modes de pensabilité de leurs rapports, impliquant une certaine effectivité de la
pensée » (Rancière, 2000, p.10). Cette réflexion nous a amené à prendre garde au
type de « partage du sensible » dans lequel cette recherche intervenait et donc à
réfléchir sur les liens qui se nouent dans les pratiques de communication entre
enquêtés et chercheurs sur le terrain. Des liens qui nous engagent par le biais de
secrets partagés et d’une éthique des conditions de leur communicabilité.
Références
Balandier, G. (2000). L’anthropologue, ses secrets et ceux de l’Autre. In A. Petitat (Dir.),
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