Récit de voyage

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Récit de voyage
I
maginons que vous soyez un amateur de belles voitures.
Vous avez, bien sûr, un abonnement à AUTO MAGAZINE et vous salivez à la réception du dernier numéro,
alléché par un reportage en Italie d'une visite d'une semaine aux usines Ferrari et Lamborghini. Deux des
marques les plus emblématiques.
Photo prise à la frontière franco-suisse quelques minutes avant l'ouverture des banques suisses.
Voici, en résumé, l'article de ce numéro d'AUTO MAGAZINE.
Départ en avion de Roissy, atterrissage à Rome où la température est de 10°C supérieure à celle de Paris, détails
sur le trajet pour se rendre de Rome à Maranello, siège des usines Ferrari.
Photo des usines, photos de 2 ou 3 Ferraris.
Puis, départ pour Modène visiter les usines Lamborghini. Photo du site industriel, photos de quelques
Lamborghinis. Enfin, direction Rome pour le vol retour avec, sur la dernière page, la photo des personnes qui
accompagnaient le journaliste dans ce périple.
Naturellement le récit comporte quelques "classiques" : la nourriture en Italie, le temps, le comportement et la
mentalité des Italiens, le tout illustré de photos incontournables du Colisée ou, même, de la tour de Pise avec
naturellement l'auteur en premier plan.
Si j'étais le directeur d'AUTO MAGAZINE ce journaliste serait viré … "illico presto" : les gens paient un
abonnement pour satisfaire leur soif d'informations sur les automobiles et ils n'ont rien trouvé sur les châssis ou
les moteurs. Pas un mot sur leur puissance, sur leurs caractéristiques techniques. La taille des photos ne
permettait d'ailleurs nullement d'en voir les détails, rien à se mettre sous la dent.
Le journaliste n'a même pas dit que les Ferraris étaient rouges, ni que leur écusson représentait un cheval cabré.
Par contre, plus de la moitié de l'article était consacré au voyage, pourtant le mensuel s'appelle AUTO
MAGAZINE et non le GUIDE DU ROUTARD.
Si nous remplaçons l'amateur de belles voitures par un amateur de belles plantes et plus précisément de
rhododendrons, nous constatons que les récits de ces voyages sont bâtis sur le même modèle.
Que ce soit en Chine ou dans une autre région himalayenne ils sont composés dans le meilleur des cas :
1) pour moitié de renseignements style "voyagiste" : climat, éboulements, ethnies, bac pour franchir une
rivière, acclimatation à l'altitude, sangsues, nourriture, vêtements trempés etc.
2) l'autre moitié style "botanique". A noter que, très souvent, le nom d'une espèce est cité sans indiquer sa
couleur, chaque lecteur étant sensé déjà la connaître parfaitement comme s'il était taxonomiste.
Le tout illustré de photos qui ne permettent guère de découvrir les détails de la plante mais vous n'échapperez pas
à la photo de l'auteur traversant le sempiternel frêle et rustique pont au-dessus d'une torrent impétueux, aux pics
lointains enneigés, aux drapeaux de prières sur fond de ciel bleu et aux yaks (ne pas confondre avec LE "yak")
sans oublier, très important, la photo du groupe en fin d'article. Coucou, c'est nous. Nous l'avons fait.
Je ne compte plus les récits de ce style que j'ai pu lire dans toutes les Associations ou Sociétés dont je fais partie
depuis environ 25 ans.
Si ce genre de récit remportait un franc succès du temps des Forrest, David, Delavay, Sargent, Kingdon-Ward et
autres chasseurs de plantes, époque où un voyage aussi lointain enflammait les imaginations parce que tout était
à découvrir, il n'en est plus rien de nos jours et ce encore moins depuis une vingtaine d'années où les
innombrables émissions à la télé font plus ou moins, de chacun de nous, un spécialiste des contrées lointaines :
Chine, Afrique du Sud, Amérique Centrale etc.
Sans compter tous les voyageurs qui ont publié des dizaines (des centaines ?) de livres racontant leurs voyages
ou ceux qui ont choisi de faire partager leurs aventures en direct par le moyen d'un blog. Ajoutez à cela toutes les
photos publiées dans les journaux pour toutes sortes d'occasions.
E
n ce 21ième siècle, quelques heures d'avion et la Chine est là.
Des 4X4 vous emmènent là où il fallait des semaines de marche et des dizaines de porteurs pour se frayer un
chemin.
En cas de problème sérieux pas de panique, le téléphone, l'hélicoptère ou tout autre moyen moderne peuvent
venir à votre secours même si, dans certaines régions, leur disponibilité n'est pas immédiate. Ainsi Steve
Hootman, directeur de la Rhododendron Species Foundation, s'était blessé à un œil avec une tige de bambou lors
d'une expédition, trois jours plus tard il rentrait aux U.S.A pour y être soigné.
Trois semaines plus tard vous êtes de retour "dans la civilisation" après avoir parcouru plus de km2 que
Kingdon-Ward en 6 mois.
A comparer avec ce que disait le Père Jean-Marie Delavay : de Marseille à Kunming j'ai mis six mois et dix jours
dont la moitié à peu près par le fleuve bleu. Les routes du Yunnan sont abominables et les difficultés de
communications dépassent toute imagination.
Alors je pose la question : pourquoi la partie botanique occupe-t-elle une si petite place étant donné que,
si je ne me trompe, c'était bien le BUT de ce voyage ?
Pourquoi, alors que le moindre appareil photo numérique fait des merveilles, qu'il tient dans une poche et
que sa batterie peut lui permettre de prendre plusieurs centaines de clichés, n'y a-t-il pas plus de photos
pour illustrer ces récits ?
Pourquoi ne pas se servir de l'informatique pour montrer aux lecteurs la richesse BOTANIQUE de ces
régions dont on nous parle "toujours" sans "jamais" nous la montrer ?
POURQUOI ?
Le lecteur paie un abonnement à une revue spécialisée, il est logique de lui en donner pour son argent.
Il veut admirer les détails de ce R. macabeanum dont on lui vante la beauté de l'inflorescence, il veut voir le fond
de sa gorge, il veut tout savoir de lui et, puisque la technique le permet, pourquoi l'en priver ?
J'ai souvent ragé de lire des récits du genre "au détour d'un chemin je me trouve face à face avec le plus beau R.
schmilblick qu'il m'ait été donné d'admirer".
Ah ! Oui ?
J'en suis ravi pour l'auteur mais en quoi était-il le plus beau ?
Je ne pourrais pas voir une petite photo S.V.P. (pas une vignette de 5 cm sur 5). Ne serait-ce que pour partager
l'émotion de l'auteur ou, plus simplement, pour voir à quoi ressemble cette espèce que je n'ai jamais vue.
Je dois confesser que je n'ai pas beaucoup appris à la lecture de ces dizaines (?) de "reportages". Vous avouerez
que c'est un comble quand ces récits sont publiés par des Sociétés botaniques à destination de leurs membres.
C'est en pensant surtout aux visites de régions lointaines que j'ai écrit cette critique qui s'applique néanmoins aux
visites de jardins européens mais dans une moindre mesure et pour des raisons faciles à comprendre.
Le nombre de pellicules à emporter, leur volume et le prix de leur développement pouvait être une limitation en
argentique, ce n'est plus le cas en numérique : usons et abusons donc des photos et ce pour le plus grand plaisir
du lecteur qui veut tout savoir du rhododendron. Ce devrait être lui la vedette, mais trop souvent l'ego du
narrateur a tendance à inverser les rôles.
C'est étonnant comme il sait si bien parler de lui, de son "trek" et si mal du rhododendron.
P.S. L'article publié dans le dernier Journal de l'A.R.S. (été 2013) est le pire exemple depuis longtemps de ce que
je déplore : 80% du texte sont consacrés au récit du voyage, 20% aux noms de rhododendrons à l'état brut,
comprenez sans AUCUNE description, douze photos au total dont deux photos de fleurs de rhododendron, une
de feuillage mais deux photos de l'auteur.
Il est temps de quitter ce schéma, ce moule, tournons la page.
Entrons dans l'ère du numérique et du règne de l'image !!!

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