FRANCOPHONIE ADULTES

Transcription

FRANCOPHONIE ADULTES
FRANCOPHONIE ADULTES
Prix Spécial du Jury
Le dernier assaut
Josué DJOBLONA S.L (nationalité Tchadienne)
Rabat - MAROC
« Mon Dieu, préservez-moi des douleurs physiques.
Je m’arrangerai avec les douleurs morales »
Bernard (Paul, dit Tristan)
« Mille pleurs et encore mille clameurs se sont
élevés contre moi, et m’ont fait éprouver
que la vérité est comme les enfants, qu’on ne la
met point au monde sans douleur »
Jean d’Alembert
« L’espérance a fui comme un songe
et mon amour seul m’est resté »
Gérard de Nerval
Q
uand minuit sonnera, nous donnerons l’assaut.
Depuis une semaine, nous nous préparions à cet important événement, en cachette, sur
les monts boisés qui dominent Melilla et ses hauts murs métalliques. Chacun préparait
son arsenal de guerre, chacun y mettait son cœur, dans l’intimité de la forêt dense. Il fallait se
fabriquer une échelle en bois, apprêter ses cordes et ses projectiles, s’entraîner, se concentrer
sur cet assaut qui devrait changer le cours de nos destins. Ceux qui avaient peur priaient avec
ferveur. Je priais.
Quand minuit sonnera, nous donnerons l’assaut.
Je regarde ma montre pour la millième fois. Vingt-trois heures trente-cinq minutes et quinze
secondes. Seize secondes déjà. La tension monte d’un cran. Je transpire. Mes jambes
tremblotent. Il faut que je reste calme.
Le « commandant » nous a prévenus tout à l’heure : l’assaut sera rude. La résistance farouche.
Les murs qui protègent Melilla des envahisseurs sont surveillés par des gardes armés et très
vigilants ; Tout autour de la clôture sont installés des détecteurs de mouvement, des alarmes,
des caméras thermiques, des radars… Pour être efficace, notre assaut doit être subit, massif,
brutal. Nous devons déborder les gardes, passer en force. Le « commandant » a insisté sur ce
point. Notre seule chance pour être nombreux à passer la barrière. Car cette nuit, beaucoup
d’entre nous tomberons. Chacun le sait.
Les tic-tac de ma montre sont comme les palpitations du temps. Je les sens particulièrement
emballés en ce moment. J’écoute leurs bruits réguliers, frénétiques. Vingt-trois heures
quarante minutes et une seconde. Deux secondes déjà. L’heure approche. J’ai peur. Que
faire ?
Je mets la main dans la poche de mon blouson. Je sors sa photo. Elodie ! Il y a une sorte de
mélodie dans son prénom. Dans l’obscurité, j’imagine l’élipse de son visage, j’imagine sa
coiffure rasta qui la rend plus adorable encore. J’imagine son sourire qui la porte au zénith de
la beauté et du charme naturel. J’imagine Elodie. Elle me manque.
Je lève les yeux vers le ciel. Je lève les yeux vers les étoiles. J’essaye de deviner ses pensées,
d’entendre ses prières pour moi. Je l’imagine scruter le firmament, se demandant si là-bas je
pense encore à elle. Elle est si loin. Elle me manque.
J’aurais dû l’écouter quand elle me suppliait de rester. J’aurais dû l’écouter. J’ai préféré partir,
rejoindre cette armée de crève-la faim, de rebellés du désespoir, de rêveurs d’eldorado. J’ai
quitté ma terre, quitté mon galerado comme j’aime l’appeler. Je suis parti loin d’Elodie, loin
de ma mélodie. Loin de ses yeux de soleil. Malgré ses torrents de larmes qui ruisselaient pour
me retenir.
« Reste, mon amour ! Je t’aime comme tu es. »
Je n’ai jamais aimé ce que je suis.
Les regard des autres sur vous, ça change votre propre regard sur vous-même. Seul peut-être
celui d’Elodie, celui de l’amour pouvait me redonner confiance. Mais, je n’ai pas osé la
regarder en face. Je ne l’ai pas écoutée. Je suis parti. Au cœur, l’espoir de revenir demain,
avec des honneurs, du fric, des belles photos, offrir à Elodie la vie qu’elle ne devrait jamais
avoir, changer ma vie. Comme tous ceux qui sont partis avec des pleurs et revenus avec le
sourire. Je ne voulais pas rester les bras croisés face à mon destin. J’ignorais que l’aventure
serait aussi périlleuse. J’étais naïf. Je n’ai pas pu résister. Je suis parti.
Mais partir, c’est mourir un peu.
Depuis des mois, je vis un calvaire. Le calvaire de l’errance. Le calvaire de l’absence. Le
clavaire de l’homme traqué comme la bête.
Depuis des mois, je rêve d’un sommeil tranquille. Je rêve d’un méridien, là-bas entre les
tropiques, bercé par les chants de ma mélodie, tout en harmonie. Et pourtant, Elodie et le
galerado sont si loin, et l’eldorado si proche…….
Les affres de la mort me hantent. J’ai peur de mourir cette nuit. J’ai peur d’échouer aux portes
de l’espérance. Elodie, je t’aime !
« Un homme qui est né dans un monde déjà occupé, s’il ne lui est pas possible d’obtenir de
ses parents les subsistances qu’il peut justement leur demander, et si la société n’a nul besoin
de son travail, n’a aucun droit à réclamer la moindre part de nourriture et, en réalité, il est
de trop. Au grand banquet de la nature, il n’y a point de couvert disponible pour lui ; elle lui
ordonne de s’en aller, et elle ne tardera pas elle-même à mettre son ordre à exécution ».
Curieusement, c’est devant la forteresse qui protège Melilla que je comprends la portée
cachée de cette sinistre pensée de Malthus ; c’est en regardant tous ces hommes et femmes
entassés aux portes closes de l’espoir que je comprends l’immense vérité qui s’y cache depuis
des siècles. Et la vérité est douloureuse. Tout semble si évident à travers ces mots qui passent
et repassent dans le noir de ma mémoire. Nous ne sommes pas invités au grand banquet de la
liberté, du bonheur et de la paix, nous, venus du pays de la guerre et de la misère, qui fuyons
le désespoir qui tiraille nos entrailles. Nous ne sommes invités nulle part. Nous devons être
crasseux, infects ; nous salirons sans doute leurs somptueuses moquettes, polluerons la pure
atmosphère de l’eldorado des senteurs fétides de notre galerado. Nous n’avons sûrement pas
les costumes qu’i faut. Nous sommes de trop. Nous devrions nous en aller, rester chez nous
ou crever ailleurs si ça nous chante. Mais nous restons là, sourds à l’évidence de la vérité,
n’entendant plus que les cris de nos cœurs cisaillés, avides de lendemains plus beaux, prêts à
donner l’assaut, à troubler le grand banquet de la nature s’il le faut. Sans la moindre dignité.
Il y a quelque chose de gênant dans nos regards. Une sorte d’ivresse. La misère, c’est comme
la bière : ça vous soûle.
Dans le noir de la nuit, mes pensées sont sombres. Je vois des ombres dans les yeux de mes
compagnons. Je sens une boule noire à la place de mon cœur. Et quand je me regarde, je vois
le noir de mon épiderme. Le noir partout.
Vingt-trois heures cinquante neuf minutes et zéro seconde. Une seconde déjà. Mon Dieu,
bientôt l’heure ! Mes voisins s’impatientent. Je tremble. Les nerfs tendus. Le cœur déchaîné.
Ma voisine pleure. Elle a un enfant serré contre elle. Elle doit avoir peur de ne pas pouvoir y
arriver. Je devrais peut-être l’aider. Prendre son enfant. Mais, je suis déjà très encombrant tout
seul. L’égoïsme est de rigueur pour survivre. Je détourne rapidement les yeux de son visage
trempé. J’ai peur de pleurer moi aussi. Ce n’est pas le moment. Non, il faut que je résiste….
Les hommes retroussent leurs manches. Les femmes nouent leurs foulards solidement à la
taille. Prêts à donner l’assaut. La tension est à son comble. Je me concentre. Je transpire.
Soudain, la débandade. Bruits rythmés de nos pas sur le sol. Marée humaine déferlante. Marée
noire à l’assaut des frontières et du bonheur rêvé. Soldats inconnus du galerado à la conquête
de l’eldorado.
Bousculades. Cris. Pleurs.
Je cours. Emporté par l’élan de l’espoir. Ou du désespoir. Je ne sais pas. Tout le monde court.
Quelques uns s’écroulent. Piétinés. Se relèvent. Ne se relèvent pas . Carnaval de folie.
Kermesse de désordre.
Les premiers viennent d’atteindre la barrière métallique et barbelée. Posent leurs échelles.
Grimpent jusqu’au sommet. Sautent de l’autre côté.
Je pose mon échelle contre le mur. Je m’écroule. Me relève. Recommence.
Mais face à nous, la résistance s’organise.
Déchirures. Brisures de l’espoir contre l’adversité.
Explosions. Fumées suffocantes et irritantes de gaz lacrymogènes.
J’entends des coups de feu. Des cris de frayeur, de douleur. Peut-être d’agonie. Non, mon
Dieu, pitié ! Elodie ! Je ne veux pas mourir !
Les alarmes se mettent à hurler. Les projecteurs illuminent la nuit de mille lumières,
illuminent nos visages obscurcis par la rage du désespoir. Des gardes nous repoussent.
Violemment. Nous résistons. Nous nous battons. Jets de pierres contre jets de balles. Coups
de poings contre coups de matraques. Résistance contre résistance.
Une ambiance infernale.
La femme au bébé, elle crie plus que tout le monde. Elle hurle de toute ses forces. « Mon
bébé ! Ils ont tué mon bébé ! » Je sens la rage monter en elle. Mais personne ne lui prête
attention. Horreur ! Elle prend le bébé mort par les pieds. Elle court comme une folle et le
jette par dessus la clôture en hurlant : « Va goûter à leur bonheur ! ». Elle chancelle un
moment, puis s’écroule au pied du mur…Seigneur !
Je viens d’atteindre le sommet de la clôture. Après mille efforts. J’ai les paumes des mains
écorchées par les barbelés, les habits déchiquetés. Je sens une douleur vive me parcourir le
corps. Je crois que je saigne. Mais, je m’en fous. Du haut du mur, je vois les lumières de la
ville. Il n’y a plus d’obstacle. Juste sauter. L’eldorado m’ouvre ses bras. La liberté, le repos, le
bonheur enfin !
L’assaut est terminé. Des rais de soleil fluent à travers les persiennes de la pièce. J’entends les
murmures du ventilateur qui tourne et les tic-tac de l’horloge sur la table. Les battements du
temps me semblent si lents en ce moment. Les battements de mon cœur aussi. Je serre Elodie
contre ma poitrine. Très fort. Je l’embrasse. Elle me sourit. Je l’embrasse encore. Mes narines
reniflent dans l’air les effluves parfumés de son corps. Je lui dit : « Je t’aime Elodie. Je
t’aimerai jusqu’au dernier soupir. Tu es tout ce qui me reste. Tu es ma plus belle mélodie. »
Elle reste silencieuse. Je ferme les yeux. Je l’imagine. J’enveloppe sa photo de mes bras.
Couché sur le lit, j’écoute les informations à la radio : « Nouveau drame de l’immigration
clandestine. Un millier d’émigrés clandestins venant de plusieurs pays d’Afrique noire ont
tenté de franchir la clôture séparant la ville autonome espagnole Melilla et le Maroc. Equipés
d’échelles artisanales en bois, de cordes et animés d’une fougue inouïe, des hommes, des
femmes et des adolescents sont partis à l’assaut contre la double barrière métallique et
barbelée de douze kilomètres qui encercle la partie terrestre de l’enclave espagnole de
Melilla qui constitue, avec Ceuta, les deux seules frontières terrestres entre l’Afrique et
l’Europe et la porte d’entrée de l’espace Schengen. Un bébé de trois mois aurait été retrouvé
mort côté espagnol dans des circonstances qui restent à élucider .Malgré la dure résistance à
la frontière, plus de trois cents candidats ont réussi à forcer le passage, débordant cent
cinquante gardes civils et cinquante policiers qui ont usé de moyens anti-émeutes.
« Bilan provisoire de cet assaut hors du commun : trois clandestins morts, apparemment
étouffés ou écrasés côté espagnol ; cinq autres ont trouvé la mort côté marocain, atteints par
des balles en caoutchouc selon les services de sécurité ; six gardes civils ainsi que vingt
clandestins grièvement blessés…
« Tôt ce matin, une file de clandestins, les mains tailladées et en sang, les vêtements déchirés
par les fils barbelés, se sont faits enregistrer au centre d’accueil temporaire de la ville. Ceux
qui arrivent à passer à Melilla, s’ils ne sont pas refoulés vers le Maroc, finissent
généralement par décrocher un ticket d’entrée illimité en Espagne, les ordres d’expulsion
étant dans la pratique impossibles à appliquer faute d’accords de rapatriement entre
l’Espagne et la plupart de leurs pays d’origine… »
J’accueille la nouvelle sans réaction. Je ne saute pas de joie. Je ne pleure pas de douleur. Je
reste calme. Pour moi, c’est le dernier assaut. Je sais.
Je suis tombé. Du haut de mon échelle. Du haut de l’espérance. Du mauvais côté du mur. Je
me suis cassé les deux jambes, déboîté l’épaule droite, brisé le bassin, endommagé la colonne
vertébrale en me fracassant contre la barrière métallique.
Le médecin est formel : je ne marcherai plus jamais.
Moi, la loque humaine, j’attends le dernier sommeil. Sans résistance… Car un assaut pour le
bonheur, je ne pourrais plus le faire.
Pardonne-moi Elodie…