Juif errant L`Hérésiarque d`Apollinaire.

Transcription

Juif errant L`Hérésiarque d`Apollinaire.
Trois textes
textes complémentaires, ou de substitution,
substitution, en prose.
En parallèle à Matthieu, le résumé historique de Renan.
Au lieu du conte de Flaubert, un passage du Juif errant, de Sue.
Au lieu du conte de Schwob ou du roman de Huysmans,
Huysmans, un chapitre de L’Hérésiarque
L’Hérésiarque d’Apollinaire.
Renan réécrit les évangiles avec une affectation d’historien, Sue introduit de l’ésotérisme en situant le fantôme de
Salomé dans la légende du juif errant, condamné à parcourir la terre éternellement, et en faisant de la petite
danseuse une juive errante. Apollinaire, d’une façon légèrement différente, invente une survie mystique et
fantastique à l’âme de Salomé.
CHAPITRE XII.
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Les dispositions indulgentes qu’Antipas avait d’abord montrées pour Jean ne purent être de longue durée.
Dans les entretiens que, selon la tradition chrétienne, Jean aurait eus avec le tétrarque, il ne cessait de
répéter à celui-ci que son mariage était illicite et qu’il devait renvoyer Hérodiade. On s’imagine facilement
la haine que la petite-fille d’Hérode le Grand dut concevoir contre ce conseiller importun. Elle n’attendit
plus qu’une occasion pour le perdre.
Sa fille Salomé, née de son premier mariage, et comme elle ambitieuse et dissolue, entra dans ses desseins.
Cette année (probablement l’an 30), Antipas se trouva, le jour anniversaire de sa naissance, à Machéro.
Hérode le Grand avait fait construire dans l’intérieur de la forteresse un palais magnifique, où le tétrarque
résidait fréquemment. Il y donna un grand festin, durant lequel Salomé exécuta une de ces danses de
caractère qu’on ne considère pas en Syrie comme messéantes à une personne distinguée. Antipas charmé
ayant demandé à la danseuse ce qu’elle désirait, celle-ci répondit, à l’instigation de sa mère : « La tête de
Jean sur ce plateau. » Antipas fut mécontent ; mais il ne voulut pas refuser. Un garde prit le plateau, alla
couper la tête du prisonnier, et l’apporta.
Ernest Renan, Vie de Jésus, roman, édition de 1867.
XX
Les ruines de l’abbaye de SaintSaint-Jean le décapité.
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Le soleil est à son déclin.
Au plus profond d’une immense forêt de sapins, au milieu d’une sombre solitude, s’élèvent les ruines d’une
abbaye autrefois vouée à saint Jean le décapité.
Le lierre, les plantes parasites, la mousse, couvrent presque entièrement les pierres noires de vétusté ;
quelques arceaux démantelés, quelques murailles percées de fenêtres ogivales restent encore debout et se
découpent sur l’obscur rideau de ces grands bois.
Dominant ces amas de décombres, dressée sur son piédestal écorné à demi caché sous des lianes, une statue
de pierre colossale, çà et là mutilée, est restée debout.
Cette statue est étrange, sinistre.
Elle représente un homme décapité.
Vêtu de la toge antique, entre ses mains il tient un plat ; dans ce plat est une tête… cette tête est la sienne.
C’est la statue de saint Jean, martyr, mis à mort par ordre d’Hérodiade.
Le silence est solennel.
De temps à autre on entend seulement le sourd bruissement du branchage des pins énormes que la brise
agite.
Des nuages cuivrés, rougis par le couchant, voguent lentement au-dessus de la forêt, et se reflètent dans le
courant d’un petit ruisseau d’eau vive, qui, traversant les ruines de l’abbaye, prend sa source plus loin, au
milieu d’une masse de roches.
L’onde coule, les nuages passent, les arbres séculaires frémissent, la brise murmure…
Soudain, à travers la pénombre formée par la cime épaisse de cette futaie, dont les innombrables troncs se
perdent dans des profondeurs infinies… apparaît une forme humaine…
C’est une femme.
Elle s’avance lentement vers les ruines… elle les atteint… elle foule ce sol autrefois béni…
Cette femme est pâle, son regard est triste, sa longue robe flottante et ses pieds sont poudreux ; sa
démarche est pénible, chancelante.
Un bloc de pierre est placé au bord de la source, presque au-dessous de la statue de saint Jean le décapité.
Sur cette pierre, cette femme tombe, épuisée, haletante de fatigue.
Et pourtant, depuis bien des jours, bien des ans, bien des siècles, elle marche… marche… infatigable…
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Mais, pour la première fois… elle ressent une lassitude invincible…
Pour la première fois… ses pieds sont endoloris…
Pour la première fois, celle-là qui traversait d’un pas égal, indifférent et sûr, la lave mouvante des déserts
torrides, tandis que des caravanes entières s’engloutissaient sous ces vagues de sable incandescent…
Celle-là qui, d’un pas ferme et dédaigneux, foulait la neige éternelle des contrées boréales, solitude glacée
où nul être humain ne peut vivre…
Celle-là qu’épargnaient les flammes dévorantes de l’incendie ou les eaux impétueuses du torrent.
Celle-là enfin qui, depuis tant de siècles, n’avait plus rien de commun avec l’humanité… celle-là en
éprouvait pour la première fois les douleurs…
Ses pieds saignent, ses membres sont brisés par la fatigue, une soif brûlante la dévore…
Elle ressent ces infirmités… elle souffre… et elle ose à peine y croire.
Sa joie serait trop immense…
Mais son gosier, de plus en plus desséché, se contracte ; sa gorge est en feu… Elle aperçoit la source, et se
précipite à genoux pour se désaltérer à ce courant cristallin et transparent comme un miroir.
Que se passe-t-il donc ?
À peine ses lèvres enflammées ont-elles effleuré cette eau fraîche et pure, que, toujours agenouillée au bord
du ruisseau, et appuyée sur ses deux mains, cette femme cesse brusquement de boire et se regarde
avidement dans la glace limpide…
Tout à coup, oubliant la soif qui la dévore encore, elle pousse un grand cri… un cri de joie profonde,
immense, religieuse, comme une action de grâces infinie envers le Seigneur.
Dans ce miroir profond… elle vient de s’apercevoir qu’elle a vieilli…
En quelques jours, en quelques heures, en quelques minutes, à l’instant peut-être… elle a atteint la maturité
de l’âge…
Elle qui, depuis plus de dix-huit siècles, avait vingt ans, et traînait, à travers les mondes et les générations,
cette impérissable jeunesse…
Elle avait vieilli… elle pouvait enfin aspirer à la mort…
Chaque minute de sa vie la rapprochait de la tombe…
Transportée de cet espoir ineffable, elle se redresse, lève la tête vers le ciel et joint ses mains dans une
attitude de prière fervente…
Alors ses yeux s’arrêtent sur la grande statue de pierre qui représente saint Jean le décapité…
La tête que le martyr porte entre ses mains… semble, à travers sa paupière de granit, à demi close par la
mort, jeter sur la Juive errante un regard de commisération et de pitié…
Et c’est elle, Hérodiade, qui, dans la cruelle ivresse d’une fête païenne, a demandé le supplice de ce saint !…
Et c’est au pied de l’image du martyr que, pour la première fois… depuis tant de siècles… l’immortalité qui
pesait sur Hérodiade semble s’adoucir !…
« Ô mystère impénétrable ! ô divine espérance ! s’écrie-t-elle. Le courroux céleste s’apaise enfin… La main
du Seigneur me ramène aux pieds de ce saint martyr… C’est à ses pieds que je commence à être une
créature humaine… et c’est pour venger sa mort que le Seigneur m’avait condamnée à une marche
éternelle…
« Ô mon Dieu ! faites que je ne sois pas la seule pardonnée… Celui-là, l’artisan qui, comme moi, la fille du
roi… marche aussi depuis des siècles… celui-là,… comme moi, peut-il espérer d’atteindre le terme de sa
course éternelle ?
« Où est-il, Seigneur… où est-il ?… Cette puissance, que vous m’aviez donnée de le voir, de l’entendre à
travers les espaces, me l’avez-vous retirée ? Oh ! dans ce moment suprême, ce don divin, rendez-le-moi…
Seigneur… car, à mesure que je ressens ces infirmités humaines, que je bénis comme la fin de mon éternité
de maux, ma vue perd le pouvoir de traverser l’immensité, mon oreille le pouvoir d’entendre l’homme
errant d’un bout du monde à l’autre. »
La nuit était venue… obscure… orageuse…
Le vent s’était élevé au milieu des grands sapins.
Derrière leur cime noire commençait à monter lentement, à travers de sombres nuées, le disque argenté de
la lune…
L’invocation de la Juive errante fut peut-être entendue…
Tout à coup ses yeux se fermèrent,… ses mains se joignirent,… et elle resta agenouillée au milieu des
ruines… immobile comme une statue des tombeaux…
Et elle eut alors une vision étrange !…
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Eugène Sue, Le Juif errant, 1844, XV
partie, Chapitre XX.
II
LA DANSEUSE
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J’ai lu, jadis, dans un vieil auteur, ce récit authentique ou légendaire de la mort de Salomé. Je n’ai point
orné le conte de mots hébreux, de descriptions exactes de costumes et de palais; sophisteries qui eussent
donné au récit cette couleur locale tant cherchée aujourd’hui. À la vérité, mon ignorance m’eût empêché de
le faire, et j’ai même conservé à mes personnages les noms qu’ils portent dans nos évangiles.
Ceux qui avaient fait mourir saint Jean-Baptiste furent châtiés. Hérodiade avait été férue de la maigreur
ragoutante du pénitent qui invitait les hommes à prendre des bains. Bien qu’ayant agi comme Joseph chez
Putiphar, le mangeur de sauterelles avait sans doute éprouvé des désirs charnels, tôt réprimés, pour celle
qui le voulait. Lorsqu’Hérodiade, incestueuse selon la loi des Juifs, eut épousé son beau-frère Hérode
Antipas, il se mêla un peu de jalousie aux reproches faits par le Baptiste. Salomé, enjolivée, attifée, diaprée,
fardée, dansa devant le roi et, excitant un vouloir doublement incestueux, obtint la tête du Saint refusée à
sa mère.
Hérodiade reçut dans un vaisseau d’or la tête chevelue à face barbue. Sa passion se réveillant soudain, elle
baisa ardemment les lèvres violâtres du Baptiste décollé. Mais son ressentiment fut plus fort. Elle le satisfit
en perçant à coups d’épingle la langue, les yeux et toutes les parties du chef sanglant. Le sacrilège cessa par
la mort d’Hérodiade, qui, jouant encore avec la tête précieuse, succomba suivant toute vraisemblance à une
rupture d’anévrisme.
Cette femme orgueilleuse ne demeura point en enfer. Elle fait partie de ces hordes d’esprits qui peuplent les
airs, et que, lorsqu’ils sont bons, j’aime fort à appeler des dieux. Bien entendu, j’entends par dieu ce sur
quoi l’homme n’a nul pouvoir, et non pas cette âme du monde que Speusippe d’Athènes a le premier cru
gouverner sans entendement l’univers. Les nuits d’orage, Hérodiade, annoncée par les ululements des
hiboux et l’effroi des animaux, mène une chasse fantastique qui passe au-dessus de la cime de nos forêts.
Hérode Antipas, roi de Judée, dont le pouvoir équivalait à celui du bey de Tunis de nos jours, fut exilé par
Tibère et mourut malheureux à Lyon.
Salomé, dont la belle danse avait sillé les yeux du roi, périt en dansant ; mort étrange qu’envieront les
ballerines.
Cette dame dansa une fois pendant une fête sur la terrasse de marbre incrusté de serpentine d’un
proconsul, et celui-ci l’emmena, lorsqu’il quitta la Judée pour une province barbare au bord du Danube.
Il arriva que, s’étant un jour d’hiver égarée seule au bord du fleuve gelé, elle fut séduite par la glace
bleuâtre et s’élança dessus en dansant. Elle était comme toujours richement accoutrée et dorée de ces
chaînes à mailles minuscules pareilles à celles que firent depuis les joailliers vénitiens, que ce travail
rendait aveugles vers l’âge de trente ans. Elle dansa longtemps, mimant l’amour, la mort et la folie. Et, de
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vrai, il paraissait qu’il y eût un peu de foleur dans sa grâce et sa joliesse. Selon les attitudes de son corps
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înel , ses mains gesticulaient en chironomie . Nostalgiquement, elle mima encore les mouvements lents des
oliveuses de Judée gantées et accroupies, quand choient les olives mûres.
Puis, les yeux mi-clos, elle essaya des pas presque oubliés : cette danse damnable qui lui avait valu jadis la
tête du Baptiste. Soudain, la glace se brisa sous elle qui s’enfonça dans le Danube, mais de telle façon que,
le corps étant baigné, la tête resta au-dessus des glaces rapprochées et ressoudées. Quelques cris terribles
effrayèrent de grands oiseaux au vol lourd, et, lorsque la malheureuse se tut, sa tête semblait tranchée et
posée sur un plat d’argent.
La nuit vint, claire et froide. Les constellations luisaient. Des bêtes sauvages venaient flairer la mourante
qui les regardait encore avec terreur. Enfin, en un dernier effort, elle détourna ses yeux des ourses de la
terre pour les reporter vers les ourses du ciel, et expira.
Comme une gemme terne, la tête demeura longtemps au-dessus des glaces lisses autour d’elle. Les oiseaux
rapaces et les bêtes sauvages la respectèrent. Et l’hiver passa. Puis, au soleil de Pâques, ce fut la débâcle et
le corps paré, incrusté de joyaux, jeté sur une rive pour les pourritures fatales.
Certains rabbins pensent que l’âme d’Adam anima aussi Moïse et David. Je ne suis pas éloigné de croire
que celle de Salomé avait empli la fille de Jephté, et que, n’ayant jamais chômé depuis, elle survit en
Espagne, en Turquie, ou peut-être aux provinces danubiennes, dans le corps d’une danseuse de kolo, —
cette ronde obscène qu’on peut appeler : la danse de la croupe.
Guillaume Apollinaire, L’Hérésiarque et Cie, 1910, Trois histoires de châtiments divins, chapitre II.
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Mot de moyen français : État de celui qui est fou, folie, ou action ou pensée folle, insensée, folie.
Înel, ou isnel, mot de moyen français : Rapide, vif, agile.
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Art de régler les gestes des mains, et plus généralement les mouvements du corps, dans la comédie et dans la chorégraphie, comme par
exemple dans certaines danses orientales.
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