La mesure de la délinquance

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La mesure de la délinquance
Café de la statistique à Lyon
Mardi 20 janvier 2015
La mesure de la délinquance
Invité : Laurent Mucchielli, sociologue, Directeur de Recherches au CNRS (Laboratoire Méditerranéen
de Sociologie, Aix-en-Provence)
Dans une brève introduction, Laurent Mucchielli rappelle qu’il est chercheur au CNRS à Aix-Marseille
et travaille depuis une quinzaine d’années sur la sociologie de la délinquance.
Les statistiques sur la délinquance sont un sujet très médiatisé et souvent polémique du fait de
formulations simplistes. Ainsi, tous les ans en janvier, lors d’une grande conférence de presse au
ministère de l’intérieur, sont dévoilées les statistiques de la délinquance. Où l’on peut y entendre des
phrases qui statistiquement sont vides de sens, comme par exemple : « la délinquance a baissé de
1,73 % », etc.
Plusieurs questions se posent immédiatement : comment ces chiffres sont-ils obtenus ? Comment
arriver à une telle précision (statistiquement, il est beaucoup plus intéressant – et exact – d’indiquer
au moins un intervalle de confiance ainsi que l’intitulé de la question) ?
Les données du ministère de l’intérieur proviennent de la police et de la gendarmerie. On y recense
les procès-verbaux (précisément connus). Mais le champ de cette statistique est limité et plusieurs
domaines échappent de fait à ce comptage, comme :
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ce qui n‘est consigné que sur les « mains courantes »
toutes les contraventions (hors crimes et délits) ;
tous les contentieux routiers (or la délinquance routière est le 1er type de délinquance, et
comptée à part) ;
tous les conflits au travail ;
la plupart des délits financiers, etc.
En revanche, on y trouvera, entre autres :
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les vols à l’étalage, les cambriolages ;
les dégradations ;
la détention de stupéfiants ;
les contentieux d’immigration irrégulière, etc.
Ainsi, ces données ne transcrivent qu’une toute petite partie de la réalité.
D’autres problèmes se posent quand on s’intéresse aux statistiques de la délinquance.
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Quelle est l’unité de compte ? Selon le type d’enquête, elle peut être différente : parfois les
auteurs, parfois les victimes, parfois les affaires.
Comment trouver/qualifier les auteurs de la délinquance (les personnes mises en cause ou
suspectées) ? Trois informations sont généralement disponibles (le sexe, le fait d’être majeur
ou mineur, et la nationalité). Or le taux d’élucidation varie de 0 à 100 % selon l’infraction et
pour que l’auteur soit connu, il faut élucider l’affaire ! L’extrapolation est alors rendue très
hasardeuse …
Comment étudier l’évolution de ces statistiques ? Le contexte rend parfois l’exercice très
difficile. Ainsi, la culture du chiffre sous la présidence Sarkozy (avec des injonctions aux
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Mardi 20 janvier 2015
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préfets pour « faire baisser la délinquance de 3 % » et « faire monter le taux d’élucidation de
5 % ») a mis sous pression toute la hiérarchie. Tous les mois, les chiffres étaient remontés au
ministère et les cinq plus « mauvais » chefs de police ou de gendarmerie étaient priés de
remédier à cette mauvaise situation. La pression, une fois redescendue jusqu’au policier et
au gendarme, a pu entraîner des conséquences comme par exemple dissuader telle
personne de porter plainte.
L’évolution des chiffres de la délinquance se heurte également à une autre difficulté. La
législation changeant en permanence, il est assez compliqué d’effectuer des comparaisons
temporelles : telle situation pouvait ne pas être illégale une année donnée mais le devenir
quelques années plus tard.
Malgré tous ces problèmes, il ne faut pas pour autant arrêter les statistiques, mais il faut faire
attention à ne pas leur faire dire n’importe quoi ! Nous ne sommes pas condamnés à commenter
des chiffres « faux » ! Il faut pour cela accepter de sortir du filtre institutionnel. Deux enquêtes
existent actuellement et permettent une mesure scientifique complémentaire des faits de
délinquance.
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Une enquête de victimation, pendant laquelle sont posées des questions du type « Madame,
Monsieur, au cours d’une période de temps donnée, avez-vous été victime de telle ou telle
infraction ? » (comme un vol, une discrimination, une fraude à la carte bancaire, etc.). Une
dizaine d’infractions sont ainsi recensées par témoignage direct. Il n’en reste pas moins que
ces enquêtes possèdent également des biais qui doivent être explicités.
o Par exemple, elles ne touchent pas les populations les plus précarisées (les
personnes n’ayant pas de domicile, pas de téléphone, etc.).
o Il est difficile de déclarer à un enquêteur des violences sexuelles, etc.
S’engage une discussion avec le public sur ces questions.
Un participant évoque le caractère éminemment subjectif du sentiment d’être une
victime (ou un auteur).
 Les questions posées tentent de ne pas émettre de jugement, en restant très
factuelles.
Un autre participant indique que lorsqu’on se barricade chez soi, ou qu’on ne porte
plus de signes extérieurs de richesse, on n’est peut-être plus victime, mais on s’est
privé d’une liberté.
 Cette remarque, pour aussi juste qu’elle soit, sort un peu du cadre de l’exposé. En
effet, en s’intéressant uniquement à l’aspect statistique du traitement des chiffres de
la délinquance, on ne dit rien des causes.
Un troisième participant demande si l’on ne pourrait pas toucher les populations
plus précarisées par exemple via les restos du cœur ?
 Oui, a priori, on peut le faire.
Au final, ces enquêtes de victimation permettent de montrer une hiérarchisation des
« dommages ». Ainsi, en 1ère position, on trouve les violences verbales ; en 2ème position, le
vandalisme sur les véhicules ; puis la plupart des cambriolages, les escroqueries, et enfin les
violences physiques puis les violences sexuelles (avec les biais vus précédemment).
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Les enquêtes auto-déclarées pour les auteurs. On contrôle le côté subjectif en adaptant les
questions avec un maximum d’objectivité. Il faut être conscient que la période de l’année
peut influencer les réponses à ces enquêtes (par exemple, les jeunes déscolarisés). Ainsi,
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depuis 1994, on a l’impression que la délinquance des mineurs augmente alors que les
enquêtes auto-déclarées montrent une stagnation. Qu’est-ce qui a changé ? Le statut social
et juridique peut expliquer ça : il s’agit de l’entrée en vigueur du nouveau code pénal.
Aujourd’hui, une bagarre de collégiens peut devenir un délit avec circonstances aggravantes.
Un participant souhaite apporter les précisions suivantes : le ministère de l’intérieur a décidé en 2013
la création d’un Service Statistique Ministériel de Sécurité Intérieure (dirigé par un Inspecteur
Général de l’INSEE), partie intégrante du Service Statistique Public, et donc respectant ses règles et
usages techniques, méthodologiques et déontologiques. Il incombera à ce service la charge de
produire et de diffuser les statistiques de la délinquance. On peut ainsi espérer que les choses vont
s’améliorer dans un futur proche. Par ailleurs, l’enquête nationale de victimation « Cadre de Vie –
Sécurité » conduite par l’INSEE tente de réduire les biais en respectant là aussi les normes des
enquêtes de la statistique publique.
S’ensuit un temps de questions / réponses avec la salle.
Q : Y a-t-il, malgré tous les problèmes déjà évoqués, notamment en termes de biais, des domaines de
la délinquance où on a une certaine fiabilité des chiffres ?
R : A priori, non (même si certains faits comme les cambriolages par exemple sont assez bien
recensés et font moins l’objet de biais)
Q : Comment corriger le biais sur les enquêtes auto-reportées, lorsque l’auteur n’a pas envie de
déclarer son méfait car il pense prendre un risque d’être dénoncé ?
R : Il faut essayer de prendre le maximum de précaution et ne pas être dans le jugement.
Q : Quel est le taux de refus de réponse ?
R : C’est un des gros problèmes pour ce type d’enquête !
Q : Qu’en est-il des enquêtes qui pourraient être menées via les nouveaux médias comme internet ?
R : Malheureusement, on y retrouverait, pour l’instant, tout un tas de biais liés à la sélection opérée
en amont pour l’accès à internet. C’est un gros problème pour tout type d’enquête
Q : Qu’entendez-vous par « Violences institutionnelles » ?
R : Il s’agit par exemple d’une question comme « Madame, Monsieur, avez-vous fait l’objet d’une
insulte d’un fonctionnaire ? ». Par ailleurs, contrairement à ce que l’on pourrait penser de prime
abord, la question la plus sensible n’est pas du tout une question sur un fait de victimation, mais en
réalité : « quel est votre niveau de revenu ? » !
Q : Après tout ce qui a été dit, qui croire ? Et comment déceler les « faux » ?
R : De manière générale, dans un discours politique, il faudrait a priori redoubler de vigilance, les
raccourcis amenant la plupart du temps à occulter un certain nombre de chiffres permettant de
nuancer le propos.
Q : Comment sont conçus les questionnaires ?
R : Principalement des QCM avec des questions « fermées » et à tiroir. Le temps de réponse tourne
autour de 20 à 25 minutes.
Q : Comment va marcher l’observatoire sur la récidive mis en place par Taubira ?
R : Pas beaucoup de commentaire à faire, si ce n’est que ce n’est peut-être pas l’outil le plus adapté.
Q : Les enquêtes sont-elles en conformité avec la CNIL ?
R : Oui, du moment qu’elles ne sont pas nominatives.
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Conclusion :
Ce qui a été présenté ce soir l’a été avec la casquette du « sociologue – statisticien ». Mais en
prenant la casquette du « sociologue », la question « Marseille est-elle le Chicago de la France ? »
(par exemple) prend une autre envergure …
Laurent Mucchielli a publié de nombreux ouvrages sur la question des chiffres de la délinquance.
Nous signalons, à titre d’information, ses deux derniers livres :
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« Sociologie de la délinquance », 2014, éd. ARMAND COLIN (http://www.armandcolin.com/livre/546091/sociologie-de-la-delinquance.php)
« La délinquance des jeunes », 2014, éd. LA DOCUMENTATION FRANÇAISE
(http://www.ladocumentationfrancaise.fr/ouvrages/3303331954026-la-delinquance-desjeunes)
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