Simon`s Reel : quelques échos de la poésie traditionnelle et
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Simon`s Reel : quelques échos de la poésie traditionnelle et
Simon’s Reel : quelques échos de la poésie traditionnelle et populaire dans Lyrical Ballads On a souvent expliqué l’adoption, par Wordsworth et Coleridge, de la forme poétique de la ballade par l’engouement qu’avait suscité, en Angleterre, la traduction des spectaculaires ballades fantastiques de l’Allemand Bürger, aussitôt imitées avec un vif succès par, entre autres, Matthew Lewis, le jeune auteur de The Monk. Mais Wordsworth prit rapidement ses distances – dès 1798, en réalité – avec ce qu’il considérait comme l’aspect sensationnaliste d’une telle poésie, et notamment avec son recours factice à la superstition (« To freeze the blood I have no ready arts », écrit-il ainsi en 1800 dans « Hart-Leap Well »). Et l’on pourrait aisément citer d’autres raisons à ce choix : la simplicité naïve d’un genre situé aux antipodes de la rhétorique ornée du néoclassicisme, le goût des deux poètes pour les ballades traditionnelles, héroïques ou pathétiques, médiévales ou renaissantes, compilées et publiées en 1765 par Thomas Percy dans ses Relics of Ancient English Poetry, ou encore, bien sûr, le désir d’une poésie authentiquement populaire, proche des mœurs réelles des gens du commun plutôt que produite par la sensibilité des salons. Coleridge, dans la Biographia Literaria, écrirait que Wordsworth avait eu pour tâche, dans Lyrical Ballads, d’exalter par les couleurs de la poésie « characters and incidents such as present themselves in every village and its vicinity »1. Or c’était bien des ballades qu’on lisait alors dans les villages et dans leurs voisinages, au sein même des communautés populaires, où les colporteurs les vendaient pour un demi-sou ou pour un sou – il semble même que ce genre ait atteint le pic historique de sa production, précisément, dans les premières années du XIXe siècle. Wordsworth, dans une lettre de 1808, ferait part de sa fascination pour cette poésie infra-littéraire qui circule et se dissémine dans les foyers les plus reculés, tout en déplorant la part qu’y tiennent la superstition ou la grivoiserie : « I have so much felt the influence of these straggling papers, that I have many a time wished that I had talents to produce songs, poems, and little histories, that might circulate among other good things in this way… Indeed some of the Poems which I have published were composed not without a hope that at some time or other they might answer this purpose. »2 Une quinzaine d’années plus tard, effectivement, le poète-paysan John Clare découvrirait « We are Seven » sous forme de broadside (poème imprimé d’un côté seulement, qu’on pouvait éventuellement afficher aux murs) dans sa campagne natale du Northamptonshire, en même temps que de vieilles ballades traditionnelles reprises par Percy dans les Reliques. Mais il faut cependant nuancer, ou au moins spécifier, le caractère démocratique de cette démarche poétique : il s’agit pour Wordsworth, d’une part, d’éduquer le peuple, notamment 1. « Des personnages et des incidents tels qu’il s’en présente dans chaque village et au voisinage de celui-ci » (cf. Biographia Literaria, éd. J. Engell et W. Jackson Bate, Princeton, 1983, vol. II, p. 6). 2. « J’ai si bien senti l’influence qu’avaient ces feuilles éparses, que j’ai souvent souhaité d’avoir le talent nécessaire pour produire des chansons, des poèmes et de petites histoires qui pussent circuler parmi d’autres bonnes choses du même ordre *…+ Et assurément, certains des poèmes que j’ai publiés avaient été composés non sans quelque espoir qu’ils pussent remplir cet office à un moment ou à un autre » (cf. The Letters of William and Dorothy Wordsworth, The Middle Years, éd. M. Moorman, Londres et Oxford, 1969, vol. I, p. 248). en purgeant ses lectures des superstitions dont elles demeurent entachées (et de même qu’il faut éduquer le public des villes en le sevrant de sa dépendance au gothique et au clinquant). D’autre part, Wordsworth suggère que son espoir de voir certains de ses poèmes ainsi naturalisés dans le folklore rural n’est qu’une intention secondaire, adventice, de sa poésie : ils pourraient aussi remplir cet objet. Cette ambition dépend de celle, plus hautement proclamée, de s’imposer comme grand poète national, comme poète de la longue durée, ainsi que le suggère l’expression « at some time or other » – auquel cas il faudrait comprendre que les poèmes en question seraient venus prendre la relève des ballades populaires ou, en d’autres termes, les porter à une puissance supérieure. De fait, l’œuvre de Wordsworth ne cesse de maintenir une distance fondamentale avec le folklore dont elle s’inspire et se revendique : opposant l’imagination purifiée à la superstition, la nature au fantastique, l’universel et l’individuel au local et au communautaire, elle obéit, comme l’écrivent Nigel Leask et Phil Connell, à un « impératif de déterritorialisation »3. Son lieu, c’est la nuit étrange et méditative dans laquelle on peut s’abîmer au voisinage de chaque village, de n’importe quel village. En d’autres termes, et pour reprendre la célèbre distinction opérée par Schiller quelques années plus tôt, c’est une poésie sentimentale plutôt que naïve – au point même de refuser de sentimentaliser le naïf, puisqu’en 1815, dans l’Essai-supplément qui conclut la première édition officielle de ses œuvres complètes, Wordsworth assume sa modernité sans états d’âme en donnant congé aux nostalgies préromantiques de l’oralité primitive et au goût contemporain pour les ménestrels : All Poets, except the dramatic, have been in the practice of feigning that their works were composed to the music of the harp or lyre: with what degree of affectation this has been done in modern times, I leave to the judicious to determine. For my own part, I have not been disposed to violate probability so far, or to make such a large demand upon the Reader’s charity *…+ as a substitute for the classic lyre or romantic harp, I require nothing more than an animated or impassioned recitation, adapted to the subject4. En déliant l’intériorisation du sens de la matérialité du son musical, mais aussi du contexte social dans lequel la poésie trouvait anciennement son espace spécifique, Wordsworth signale son adhésion à un nouveau régime de la production littéraire. Plus silencieuse et plus recueillie que les chansons et ballades de la tradition populaire, sa poésie se retranche de l’espace public pour se faire, en même temps, accessible en tout temps et en tout lieu. On s’efforcera pourtant, dans les pages qui suivent, de montrer comment les 3. Dans leur introduction au recueil d’articles intitulé Romanticism and Popular Culture in Britain and Ireland (Oxford, 2009, p. 5). 4. « Tous les poètes, à l’exception des dramaturges, ont eu pour habitude de feindre que leurs ouvrages avaient été composés sur un accompagnement musical, pour la harpe ou pour la lyre ; à quel degré d’affectation l’on a porté cette pratique chez les modernes, c’est ce dont je laisserai juge le lecteur avisé. Pour moi, je n’ai pas souhaité attenter de manière si flagrante à la vraisemblance, ni infliger à la charité du lecteur une requête si exorbitante *…+ je ne veux rien substituer d’autre, à la lyre des anciens ou à la harpe des romances, qu’une récitation animée et passionnée, adaptée au sujet » (cf. Selected Prose, éd. J. O. Hayden, Harmondsworth, 1988, pp. 375-6). Lyrical Ballads de 1798 inscrivent non seulement leur propre modernité, mais aussi leur nostalgie des formes qu’elles travaillent dans le même temps à supplanter, notamment à travers l’étude de « Goody Blake and Harry Gill » et de « Simon Lee ». Dans la Préface de l’édition de 1800, Wordsworth soulignerait, d’un ton légèrement apologétique, le caractère rudimentaire de « Goody Blake », qu’il désigne comme « l’un des [récits] les plus grossiers du présent recueil » (« one of the rudest of this collection », p. 308), et s’en excuserait en insistant sur la portée didactique et populaire du poème : I wished to draw attention to the truth that the power of the human imagination is sufficient to produce such changes even in our physical nature as might appear almost miraculous *…+ And I have the satisfaction of knowing that it has been communicated to hundreds of people who would never have heard of it, had it not been narrated as a Ballad, and in a more impressive metre than is usual in Ballads5. On sait que le poème est, comme l’annonce l’ « Avertissement » de 1798, « fondé sur un fait authentique » (« a well-authenticated fact », p. 50) rapporté dans la Zoönomia, la somme médico-scientifique qu’Erasmus Darwin avait achevé de publier deux ans plus tôt. Wordsworth, en somme, aurait entrepris de divulguer à un plus large public les découvertes de l’expérience, faisant par là la preuve que la poésie est un moyen de communication plus efficace ou plus puissant que la prose, et en particulier que la prose scientifique. De ce point de vue, aussi, et pas seulement par sa « rudesse », le poème se rapproche de ces ballades à un demi-sou qui fascinaient tant Wordsworth : « Goody Blake » diffuse l’information là où on ne lit pas les revues. Or la « vérité » que Wordsworth entend faire connaître présente plusieurs niveaux de signification. Elle est d’abord d’ordre poétique : elle implique, d’une part, que le recours au surnaturel n’est pas plus nécessaire en littérature qu’en science – l’expérience étant déjà suffisamment riche en « miracles » –, et d’autre part que le pouvoir de l’imagination est susceptible d’opérer sur les hommes des transformations inouïes. La ballade factuelle prend donc la relève de la ballade fantastique, avec une efficacité supérieure sur les esprits, en même temps qu’elle démultiplie le potentiel d’édification de l’observation médicale. Mais si elle amplifie les trouvailles et les progrès de celle-ci, ce n’est pas, cependant, sans en gauchir quelque peu les intentions premières. Chez Darwin, en effet, le froid anormal ressenti par le fermier apparaissait comme le résultat conjoint d’une exposition trop prolongée à l’air glacé de la nuit (« He lay many cold hours under a haystack… ») et d’une superstition mal éradiquée (« …and at length an old woman, like a witch in a play, approached, and began to 5. « Je souhaitais attirer l’attention sur la vérité suivante : que le pouvoir de l’imagination humaine suffit à produire, y compris dans notre constitution physique, des changements tels qu’on pourrait presque les juger miraculeux *…+ Et j’ai eu la satisfaction d’apprendre qu’elle a été communiquée à des centaines de personnes qui n’en eussent jamais rien su, si je ne l’avais narrée sous la forme d’une ballade, et dans une forme métrique plus impressionnante que ne le sont en général les ballades » (pp. 308-9). pull up the hedge »6). L’anecdote est significative, parce qu’elle montre la science occupée à combattre la superstition en mettant à jour les ressorts de sa puissance – c’est-à-dire, dans le langage de Wordsworth, le « pouvoir de l’imagination humaine ». Dans le poème, au contraire, si le froid est bien mentionné, cette précision a surtout pour effet d’accuser le contraste entre l’égoïsme de Harry, qui mange à sa faim et possède des habits en abondance, et la pauvreté misérable de la vieille femme ; le « fait authentique » qui autorise le texte devient une sorte de moralité d’une simplicité élémentaire, illustrant la morale charitable dont Erasmus Darwin, peut-on relever au passage, ne semblait guère se préoccuper. Cet apparent manichéisme n’est nulle part plus net que dans la confrontation, au clair de lune, de ces deux humanités opposées. Là encore, lorsqu’il montre Harry empoignant la vieille femme par le bras pour lui faire avouer son méfait, Wordsworth force le trait par rapport au texte de la Zoönomia, qui se bornait à évoquer une « altercation » entre les deux individus. Mais cette dramatisation réinscrit dans l’anecdote la réalité sociale que le texte de Darwin éludait, puisqu’elle correspond au fossé – constatable dans chaque paroisse – qui séparait les plus pauvres de la partie aisée de la population. Harry Gill est un drover, c’est-àdire qu’outre ses terres cultivables il possède un ou plusieurs troupeaux, qu’il a, de surcroît, pour métier de conduire jusqu’à des marchés plus ou moins distants ; sa garde-robe suggère qu’il tire un profit considérable de cette spécialisation. Il est donc un bénéficiaire de cette modernité économique qui plonge Goody dans la misère – puisque son filage ne lui rapporte pas même de quoi s’éclairer – et tend à la priver des droits d’usage qui, quoique âprement contestés depuis longtemps déjà, lui auraient permis de prendre du bois où elle le trouve en cas de nécessité ; et il est difficile de penser que les « larcins » de cette dernière lui causent un dommage substantiel. De ce point de vue, c’est donc bien une justice « divine », immanente et implicitement opposée à l’équité douteuse du Justice local, qui extériorise le péché du jeune fermier (la froideur de son cœur) pour en faire l’instrument de son châtiment (« And icy-cold he turn’d away », v. 104), et qui fait de ses signes ostentatoires de richesse autant de stigmates de sa réprobation (« That day he wore a riding-coat *…+ ’Twas all in vain, a useless matter », v. 109-13). Et l’on peut noter que le poème, ailleurs, associe la suggestion d’une intervention surnaturelle (marquée par des rythmes entraînants où se décèle l’écho des ballades fantastiques de Bürger) à celle d’une rétribution élémentaire : les rafales de vent qui dispersent les branchages des haies et fournissent à Goody de quoi se chauffer sont ainsi décrites comme un sabbat de sorcières en miniature et, simultanément, comme une révolution naturelle balayant les rameaux desséchés et corrompus de l’ordre existant (« Oh joy for her! when e’er in winter / The winds at night had made a rout / And scatter’d many a lusty splinter / And many a rotten bough about », v. 49-52). À cette morale primitive, le poème ajoute pourtant une démystification particulièrement habile de la superstition. La malédiction dont est victime Harry à l’issue de sa confrontation avec la vieille femme est loin d’être incompréhensible si l’on considère, comme le suggère 6. « Il reposa bien des heures dans le froid, sous une meule de foin…et enfin une vieille femme, comme une sorcière de théâtre, s’approcha de l’endroit, et commença à déraciner la haie » (cité p. 325). Don Bialostosky7, que son désir monomaniaque de prendre Goody sur le fait constitue déjà le signe d’une imagination échauffée au-delà du raisonnable. Ses intérêts économiques essentiels, on l’a vu, ne sont pas en jeu ; c’est une obsession propriétaire confinant à l’hubris qui le pousse à s’identifier au bras vigoureux de la loi, traduite dans la neuvième strophe par une soudaine et pompeuse floraison de termes plus ou moins juridiques (« suspected », « trespass », « detected », « vengeance », v. 65-8), et qui lui fait quitter la chaleur confortable d’une maison bien chauffée pour aller guetter son « ennemie » des heures durant dans l’air glacial (« And oft from his warm fire he’d go, / And to the fields his road would take, / And there, at night, in frost and snow, / He’d watch to seize old Goody Blake », v. 69-72). Si Harry est vulnérable à la malédiction, c’est que son âpreté au gain et le sentiment de son importance l’ont déjà, malgré sa santé et sa vigueur, rendu paranoïaque. Alan Bewell rappelle qu’au XVIIIe siècle les accusations de sorcellerie – dont Goody pourrait bien, ici, faire l’objet – étaient aisément interprétées comme les symptômes d’une hostilité refoulée à l’égard des plus pauvres et des contributions charitables qu’ils imposaient à la communauté sous le régime des Poor Laws8 : la hargne et la crainte du fermier-éleveur se nourrissent de la culpabilité sous-jacente engendrée par sa propre transgression des lois de la charité. Par le biais d’une caractérisation à plusieurs niveaux, « Goody Blake and Harry Gill » fait donc coïncider poétiquement la critique éclairée de la mentalité égoïste avec la croyance populaire, naïve, à la rétribution : c’est de cette alliance hétérodoxe entre deux registres socioculturels très éloignés l’un de l’autre que résulte le ton propre du poème. Wordsworth déclara, on l’a vu plus haut, que le mètre de « Goody Blake » était « plus impressionnant » que celui de la majorité des ballades existantes, qu’elles fussent littéraires ou populaires. La remarque suggère bien sûr la supériorité artistique que Wordsworth revendique pour son texte, mais elle souligne également un paradoxe : si la strophe de « Goody Blake » présente une ampleur et une densité sonore accrues par rapport à la métrique traditionnelle (scansion renforcée par des rimes plus systématiques, tétramètres générant un rythme plus régulier), ces moyens sont employés au rebours de leur effet attendu. Le poème s’en tient, pour l’essentiel, à une syntaxe des plus rudimentaires, et recourt massivement à la répétition la plus littérale ; remarquons, en outre, que les vocables et les tours familiers ou dialectaux sont plus nombreux ici qu’ailleurs (« auld », « canty », « what’s the matter? », « right glad was he », « not a whit the warmer »), et que Wordsworth pousse à l’extrême le goût contemporain de la simplicité lorsqu’il fait rimer « pottage » avec « cottage » (v. 33/35). Une forme populaire enrichie est donc mise au service d’une expression plus ostensiblement populaire que jamais : en choisissant la surenchère contre le raffinement, la caricature contre l’élaboration élégante, Wordsworth fait parade d’une sorte d’irresponsabilité poétique (dont on retrouve d’ailleurs l’équivalent dans « The Idiot Boy ») qui met en relief la moralité de son récit et prend à contre-pied les attentes de décorum du lecteur policé. Le texte, à la limite, substitue le ricanement à la poésie (c’est le fameux « chatter, chatter » des premières strophes), ou se laisse aller à une 7. Making Tales : The Poetics of Wordsworth’s Narrative Experiments, Chicago, 1984, p. 72. 8. Wordsworth and the Enlightenment, New Haven et Londres, 1989, p. 156. jubilation délirante (on pense au dérèglement du calendrier mimé par le vers 9 : « In March, December, and in July »). Mais ces attaques délibérées contre les conventions poétiques relèvent en fait d’une conception particulièrement sophistiquée de l’ampleur de ses ressources, Wordsworth juxtaposant à l’expression la plus rudimentaire de soudains écarts de registre qui produisent – si l’on peut oser un anachronisme – l’impression d’un modernisme avant la lettre. C’est ainsi que les données économiques les plus humbles se voient soudain chargées d’un pathos presque héroïque (« And in that country coals are dear, / For they come far by wind and tide », v. 31-32), qu’une notation discrète ébauche momentanément un tableau pathétique qui fait ressortir l’âpreté de l’existence de Goody (« And crisp with frost the stubble-land », v. 76), ou encore que le froid dont souffre Harry se voit résumé par une métaphore grotesque qui, simultanément, résume la ruine de ses ambitions matérielles (« Yet still his jaws and teeth they clatter, / Like a loose casement in the wind », v. 115-6 ; l’effet est renforcé par la scansion inhabituelle du dernier vers). L’alternance imprévisible de la simplicité vernaculaire et de la hardiesse poétique traduit en un sens la liberté du poète lui-même, qui utilise tous les procédés susceptibles de renforcer l’impact imaginatif et moral de son anecdote, mais qui dans le même temps ne s’y laisse pas enfermer, faisant au passage l’épreuve des pouvoirs de sa fantaisie : tantôt simple voisin, tantôt poète sophistiqué, le narrateur de « Goody Blake and Harry Gill » passe avec jubilation d’un registre à un autre, et de la tradition à l’expérimentation. C’est peut-être dans « Simon Lee », cependant, que le remaniement de la ballade traditionnelle est le plus marqué – non plus, toutefois, du broadside qui remplaçait la gazette dans les villages, mais la ballade héroïque héritée du Moyen-Âge et de la Renaissance. Le poème s’ouvre sur un rappel presque explicite de l’univers féodal des Reliques ou de ses adaptations en vogue à la fin du XVIIIe siècle : le distique initial (« In the sweet shire of Cardigan, / Not far from pleasant Ivor-Hall… ») suggère un balisage héraldique de l’espace, quadrillé par les prestiges et les plaisirs de l’aristocratie. Le personnage de Simon, inspiré à Wordsworth par un vieillard qui avait été au service des squires d’Alfoxden, est lui-même la relique d’un univers moribond ; il incarne à la fois l’extinction d’une société et celle d’une époque de la poésie. Il a été chasseur, et l’on sait que la chasse tient une place très importante dans la tradition de la ballade. Plus précisément, il avait la charge de la meute du seigneur d’Ivor-Hall : c’était donc un dépendant de l’aristocratie. Or si l’aristocratie existe toujours – on pourrait imaginer que les héritiers du squire sont partis pour un séjour plus à la mode, à Londres ou Bath –, le rapport hiérarchique mais solidaire entre maîtres et serviteurs censé caractériser la société féodale a, pour sa part, bel et bien disparu. Le déclassement de Simon prend la forme d’un contraste statique mais irréconciliable, opposant présent et passé au sein d’une même strophe sans que jamais le récit qui a mené de l’un à l’autre ne soit même suggéré. Ce contraste est d’ailleurs discrètement souligné par la structure métrique du poème, puisque chaque strophe de huit vers peut se décomposer en un quatrain de ballade augmenté (trois tétramètres suivis d’un trimètre, en rimes croisées), suivi d’un autre quatrain reprenant de plus près la traditionnelle common measure, assortie cependant de rimes féminines – accentuées sur l’avant-dernière syllabe – dont l’effet est, selon les cas, attendri ou ironique. Deux états de choses sont donc présentés en alternance, dont l’un voit toutefois sa réalité s’amenuiser progressivement aux dépens de l’autre. Aux rappels de la gloire d’antan, vestiges ou souvenirs (« A long blue livery-coat has he… », v. 9 ; « No man like him the horn could sound », v. 17 ; « He all the country could outrun », v. 41), répondent des développements plus prosaïques, ramenant l’attention vers un présent toujours plus manifestement décrépit, jusqu’à l’évocation anatomique des chevilles enflées de Simon, dont la crudité offenserait tant le goût de l’Edinburgh Review (laquelle allait, quelques années plus tard à peine, encenser les poèmes médiévaux de Walter Scott). Entre ces deux extrêmes, le texte fait toutefois résonner plusieurs tonalités distinctes, qui témoignent d’une attitude complexe vis-à-vis de l’univers « médiéval » ou pseudo-médiéval convoqué par l’incipit. Mentionnons d’abord la troisième strophe, dans laquelle l’atmosphère s’assombrit de façon décisive après la caractérisation encore comique et sentimentale de l’ouverture : His master’s dead, and no one now Dwells in the hall of Ivor; Men, dogs, and horses, all are dead; He is the sole survivor (v. 21-4). Le jeu des voyelles mime ici les échos désolés qui résonnent dans le manoir désert (no/now/hall/Ivor/dogs/horses/sole/survivor). On peut y entendre une certaine solennité, appropriée à l’occasion – l’extinction d’un lignage aristocratique vénérable – et renforcée par le rythme monosyllabique qui scande la disparition progressive de la maisonnée (« Men, dogs, and horses »). Mais cette tonalité élégiaque est troublée, par exemple, par l’emphase sardonique de la rime Ivor/survivor – rime féminine et un peu trop sonore, sans doute, pour être prise au sérieux –, qui attire l’attention sur le déplacement d’intérêt opéré dans le poème : la survie fort peu romanesque du vieux Simon semble un peu déplacée dans ce décor aristocratique. La déploration noble laisse entendre le refus de sentimentaliser des valeurs que le cours impitoyablement prosaïque de l’histoire a vidées de leur sens : Wordsworth, ici, enterre sans nostalgie aucune les fantômes que la vogue néo-féodale est sur le point de ressusciter avec ferveur. Mais une évocation plus richement soutenue du passé intervient dans la cinquième strophe, qui semble suspendre pour un temps le mouvement de dégradation à l’œuvre dans le poème, et marque la culmination des réminiscences héroïques du vieux Simon : He all the country could outrun, Could leave both man and horse behind; And often, ere the race was done, He reeled and was stone-blind. And still there’s something in the world At which his heart rejoices; For when the chiming hounds are out, He dearly loves their voices! (v. 41-48) La modulation qui distingue les deux quatrains composant la strophe – entre l’immédiateté presque animale de la chasse et le recueillement de la réminiscence – agit, en un sens, comme un leurre pour l’interprétation. L’adjectif « chiming » (v. 47), qui met à distance le tumulte de la meute pour le fondre dans un son de cloches vespéral, pourrait suggérer le tableau d’une vieillesse heureuse, si l’adjectif « dearly », notamment, ne restait profondément ambigu : est-ce que l’écoulement des années a transformé les affects turbulents de Simon en une bienveillance générale et désintéressée pour le monde, ou estce qu’il faut lire là le regret poignant de tout ce qu’il lui en coûte de ne pouvoir se joindre à la fête ? On ne sait pas exactement, en outre, qui parle dans ce passage. Ainsi, l’hyperbole un peu fanfaronne des vers 41-2 (« He…could leave both man and horse behind ») pourrait traduire le discours indirect de Simon se laissant aller aux rêveries du temps passé, mais elle pourrait aussi refléter la rumeur publique qui, au fil des ans, a grossi ses exploits jusqu’à leur donner des proportions légendaires (on sait en effet que les voisins ont contribué au portrait : « I heard he once was tall »), ou encore une conclusion que le narrateur a retirée de la conversation du vieil homme. Dans le flou du souvenir, un moment se détache cependant : celui de l’ivresse de la vie la plus intensément vécue, qui est aussi celui de la mort frôlée et évitée de justesse (« He reeled and was stone-blind »). Car l’ « incident » présenté et longtemps différé par le poème a été précédé d’un autre incident, ou plutôt d’un « accident », celui qui a privé Simon de l’un de ses deux yeux, crevé sans doute par une branche d’arbre lors d’une course folle en forêt, et que le texte a déjà placé dans un contraste frappant (rouge et noir, sang et mort) avec ses joues « couleur de cerise ». La chasse est un sujet héroïque, parce qu’on y risque sa vie ; l’image de la course (« race », v. 43) est aussi, conventionnellement, une métaphore de l’existence, surtout si la course est brève ou prématurément interrompue – comme elle l’est, par exemple, dans le poème « Three years she grew in sun and shower » publié en 1800 : « How soon my Lucy’s race was run! » (p. 243, v. 38). Ainsi le pathos traditionnellement attaché à la ballade féodale se trouve-t-il transféré du seigneur à son domestique : la mort que Simon a frôlée, et qui sans doute eût mieux valu que cette vieillesse qui ne lui a laissé qu’un œil pour pleurer, constitue le véritable centre du texte, et c’est elle qui, à la fois, consacre et annule la filiation qui rattache le poème aux ballades des Reliques. Wordsworth prend à contrepied, évidemment, l’attente du « récit » (tale) que les échos archaïsants de l’ouverture et la routine de la littérature contemporaine ont pu susciter chez le lecteur. Le non-récit qui adhère aux petites observations de la vie quotidienne est supérieur, dans cette perspective, aux « incidents » de l’amour, de la guerre ou du surnaturel. Mais lorsque le poète, au moment d’introduire l’anecdote qui doit suppléer au récit promis, apostrophe son public pour lui faire reproche de son mauvais goût et lui imposer son esthétique propre (« O reader! had you in your mind / Such stores as silent thought can bring, / O gentle reader! you would find / A tale in every thing », v. 73-76), le « silence » dont il se prévaut est hanté par deux récits au moins : celui, jamais développé, du processus de dégradation qui a fait de Simon ce qu’il est actuellement – récit dont on peut penser qu’il met en cause la responsabilité d’une aristocratie indifférente et lointaine –, mais aussi celui des exploits de Simon, de la mort extatique qu’il aurait pu avoir et qui n’a pas eu lieu. Ce passage engage aussi la question du statut de « Simon Lee » par rapport à la poésie traditionnelle. Le poème, en effet, ne mobilise pas seulement l’attirail du genre (« Ivor-hall », « chiming hounds », etc.) ; on peut dire qu’il en invoque, quoique fugitivement, l’essence ou la quintessence. Telle est, en particulier, la portée du mot « glee », qui désigne ce qui fut peut-être la plus grande gloire du vieux Simon (« And no man was so full of glee », v. 17), et auquel Wordsworth a souvent recours dans ses poèmes les plus enjoués – ainsi, notamment, dans « The Idiot Boy ». Il n’est pas inutile, en l’occurrence, de noter que le même mot renvoyait originellement à la profession des ménestrels, dont Thomas Percy remarquait qu’on les appelait en vieil-anglais des glee-men : …the arts they professed were so manifestly acceptable to our ancestors, that the word GLEE, which peculiarly denoted their art, continues still in our own language to be of all others the most expressive of that popular mirth and jollity, that strong sensation of delight, which is felt by unpolished and simple minds.9 . Le reel de Simon, cette « titubation » qui annonce le vacillement plus pathétique de la vieillesse, évoque, de son côté, les rondes endiablées des assemblées populaires. Que penser de ces échos ? Pour certains critiques, tel Thomas Pfau, le poème doit être lu comme entérinant la déchéance de cette culture populaire, coutumière, dont il semble en même temps déplorer le déclin. Le tumulte mal dégrossi des sports ruraux, les aliénations de la communauté féodale doivent faire place à la culture supérieure des « silent stores of thought » que le poète, issu de la classe moyenne et fort de son individualité, porte en lui10. Dans cette logique, le refus du récit spectaculaire est indissociable de l’avènement d’une littérature supérieure, fondée sur la conscience réflexive plutôt que sur l’adhésion irréfléchie au suspens du récit héroïque. Il n’est pas inutile, cependant, de rappeler que l’étourdissement des sports tient une place importante dans la poésie de Wordsworth. Le célèbre épisode du patinage, au livre I du Prelude, culmine ainsi sur le vertige qui saisit le narrateur enfant lorsqu’il tourne sur luimême et, une fois arrêté net, s’abîme dans la contemplation des montagnes qui continuent de tournoyer autour de lui : When we had given our bodies to the wind, And all the shadowy banks, on either side, 9. « …les arts dont ils faisaient profession étaient si manifestement acceptables aux yeux de nos ancêtres, que le mot glee, qui désignait en particulier leur art, continue dans notre langue d’exprimer, plus que tout autre, cette gaîté populaire et cette puissante sensation de joie qu’éprouvent les cœurs simples et dépourvus de raffinement » (cf. « An Essay on the Ancient English Minstrels », in Reliques of Ancient English Poetry [1765], Londres, 1851, p. xiv). 10. Wordsworth’s Profession: Form, Class, and the Logic of Early Romantic Cultural Production, Stanford, 1997, pp. 213 sq. Came sweeping through the darkness, spinning still The rapid line of motion; then at once Have I, reclining back upon my heels, Stopp’d short, yet still the solitary Cliffs Wheel’d by me, even as if the earth had roll’d With visible motion her diurnal round; Behind me did they stretch in solemn train Feebler and feebler, and I stood and watch’d Till all was tranquil as a dreamless sleep…11 La signification d’un tel moment est extrêmement complexe : à la fois culmination de l’excitation collective du jeu et brusque prise de distance (ou de conscience) qui isole l’individu dans le pressentiment de sa mortalité. Une telle expérience est doublement indicible pour Simon, à moins justement que reel et stone-blind n’en soient la traduction vernaculaire. Considérée dans le contexte du poème de Lyrical Ballads, elle peut être comprise de deux manières : soit comme l’ultime manifestation de cette joie irréfléchie (« strong sensation of delight ») attribuée par Percy aux esprits simples et caractéristique selon lui de la poésie communautaire des gleemen, soit au contraire comme un moment – Wordsworth était fasciné par ce qu’il appelait les silent poets, par les émotions profondes restées sans formulation – de révélation individuelle. Ces deux aspects sont ici inextricablement mêlés : à travers les réminiscences de Simon et son apothéose manquée, en effet, le poème laisse transparaître sa nostalgie ou son désir d’une vie et d’une parole plus pleines, où la joie spontanée des « simples » coexisterait avec l’autonomie de la personne singulière. C’est donc aussi de cette possibilité jamais actualisée que le texte porte le « deuil » : il renoue par là avec le caractère élégiaque fréquent dans la ballade traditionnelle, mais en le transposant sur un mode à la fois plus démocratique et plus conscient de lui-même. Laurent FOLLIOT (ENS Ulm) 11. « Quand nous avions abandonné nos corps au vent, Et que des deux côtés les talus indistincts, Fonçaient vers nous dans l’ombre, et que filant toujours, Je maintenais ma course, alors, soudain baissé Et m’inclinant en arrière sur mes talons, Je me figeais ; mais les falaises solitaires Tournaient autour de moi comme si la terre eût Tourné visiblement en sa ronde diurne. Derrière moi leur longue file solennelle S’estompait ; je les observais jusqu’à ce que Tout fût calme à nouveau comme un sommeil sans rêves » (cf. The Prelude, texte de 1805, I. 480-90 ; trad. fr. F.-R. Daillie).