Peinture Surréaliste

Transcription

Peinture Surréaliste
LA PEINTURE SURRÉALISTE
1. QUAND PEINTURE ET POÉSIE SE RENCONTRENT : MAX ERNST
L’articulation littérature arts plastiques n’a jamais été aussi serrée que pendant la grande aventure
surréaliste. Même si des peintres comme Jérôme Bosch (1450-1516) ou des artistes des XIXe et XXe
siècles comme Gustave Moreau, le Douanier Rousseau ou Giorgio De Chirico ont nourri l’imaginaire
surréaliste, c’est surtout la littérature, et plus particulièrement la poésie, la grande inspiratrice de la
peinture surréaliste.
L’œuvre d’Arthur Rimbaud et celle de Lautréamont ainsi que la psychanalyse freudienne, découverte
alors récente, sont au cœur de la nouvelle esthétique. Comme la poésie, la peinture doit suggérer, agir
sur l’imagination, troubler. Le collage, inventé d’abord en littérature par Lautréamont, allait devenir une
des pratiques courantes chez les peintres qui l’introduiront dans leurs tableaux.
Contrairement au collage cubiste (1911) où l’enjeu était essentiellement plastique, le collage surréaliste
est un procédé poétique car il cherche le merveilleux, l’extraordinaire. Max Ernst a été l’artiste qui a
amené cette technique au plus haut degré d’élaboration, et qui a admirablement intégré dans ses œuvres
peinture et poésie ; Et ce au nom des problématiques essentielles au surréalisme, à savoir la beauté, le
désir, l’amour…
► Max Ernst, La Puberté proche… ou Les Pléiades,
1921 Collage, fragments de photographies retouchées,
gouache et huile sur papier, monté sur carton
Collection particulière
Ce tableau a été réalisé par le montage de différents éléments
photographiques, assemblés et collés selon une logique qui vise
le dépaysement, auxquels sont intégrées sur l’ensemble de
l’œuvre peinture à l’huile et gouache. A cause de son impact sur
l’inconscient, la technique du collage et du photomontage plaît
aux surréalistes. Pour son personnage central, Ernst utilise un
nu de femme sur un divan. Par le passage de l’horizontale à la
verticale, il transforme ce nu allongé en nu en suspension. Le
bleu du fond évoque un ciel, tandis que les effilochements
argentés, placés en haut du tableau, font penser à des ailes. Le
titre, Les Pléiades, suggère une constellation d’étoiles. Un pavé
en train de tomber, en bas et à gauche du tableau, évoque la
force de gravité qui s’oppose à l’élévation des astres. Rappel
aussi d’une célèbre phrase de Lautréamont qui, dans le premier
des Chants de Maldoror (1868), écrit : « La pierre voudrait se
soustraire aux lois de la pesanteur ? impossible. »
L’œuvre s’accompagne d’un poème énigmatique où il est question de gravitation, de force d’attraction,
qui est aussi celle exercée par le corps de la femme. Jouant sur la polysémie du terme gravitation, Ernst
glisse du phénomène physique exercé par la terre, à une attraction d’un autre ordre, exercée par le corps
féminin, ouvrant ainsi la porte à la dimension du désir. La notion de gravitation est donc, au sens freudien
du terme, surdéterminée. C’est dans son ouvrage capital, L’Interprétation des rêves (1900), que Freud
définit le processus de la surdétermination : « Chacun des éléments du contenu manifeste du rêve est
surdéterminé, il est représenté plusieurs fois dans les pensées latentes du rêve. »
Le geste de la tête qui se plie vient prolonger l’horizontale du bras pour s’inscrire dans une même ligne,
à laquelle font écho, en bas et en haut du tableau, d’autres droites qui se répètent comme les vagues
d’un ciel, en train de devenir, par ce mouvement même, une mer. L’élément aérien et l’élément
aquatique se confondent, comme souvent dans les tableaux de Ernst, où les poissons volent et les
oiseaux nagent. Mais ici, plus poétiquement encore, on peut parler des vagues de la mer,
reconnaissables, en bas, par la présence du jaune sable, et des vagues du ciel : le violet, l’indigo,
l’outremer, en haut du tableau, étant animés par un même rythme de flux et de reflux, répétition de lignes
qui se plissent et évoquent les mouvements de l’onde aux abords d’une plage. L’instabilité des formes, la
Sources : http://www.cnac-gp.fr
Formatage, ajouts, retraits : Philippe Dufner – Sept 2005
magie de la métamorphose en acte devant nous, font à juste titre, de Max Ernst, ce « magicien des
palpitations subtiles » comme l’appelait l’écrivain surréaliste René Crevel.
La poésie, qui est textuellement présente par le poème écrit au bas du tableau, s’incarne ainsi dans
l’œuvre. Texte et image deviennent complémentaires.
« La puberté proche n’a pas encore enlevé la grâce tenue de nos pléiades\ Le regard de nos yeux pleins
d’ombre est dirigé vers le pavé qui va tomber\ La gravitation des ondulations n’existe pas encore. »
Signifiant clé du tableau, le mot « grâce » pourrait à lui seul qualifier ce collage. Néanmoins la
perturbation, si chère à Ernst (Perturbation ma sœur), joue aussitôt dans ce texte pour produire l’insolite,
l’inattendu.
L’artiste nous convie alors à voir autrement et à être sensibles à la « gravitation des ondulations » qui
« n’existe pas encore » et qu’il fait advenir dans son œuvre. En effet, par l’admirable métaphore finale,
« la gravitation des ondulations » qui rend parfaitement le tableau où les sinuosités féminines se lient à
la gravitation terrestre, poésie et peinture se rencontrent et agissent conjointement sur le spectateur,
hymne à la beauté féminine et à la beauté tout court. C’est vers la beauté lumineuse et le désir, autre
force d’attraction plus sublime et subversive, que l’artiste nous invite à aller. La beauté et le désir
rejoignent l’amour, toujours source de connaissance et de dépassement de soi pour les surréalistes (cf.
à ce propos les romans d’André Breton : Nadja, L’Amour fou et la célèbre équation de Paul Eluard :
L’Amour la poésie) .
Pour ne pas conclure, ouvrons encore sur Dante et sur son monumental voyage à travers la
connaissance qu’est La Divine Comédie (vers 1320), dont le dernier vers de la dernière partie de
l’œuvre, Le Paradis, est : « Amour qui meut le soleil et les autres étoiles ».
La vraie connaissance n’est possible que grâce à l’amour « intellect d’amour », écrit encore le poète
italien dans sa fameuse formule.
La sensation qui se dégage de l’ensemble de la composition est d’une sérénité rare. L’harmonie
chromatique qui s’établit entre l’étendue bleue pâle, le jaune sable et l’intensité de l’élément rouge placé
au centre du tableau, participe de cet effet. Le nu féminin s’installe dans l’espace en équilibre, entre la
verticale de son corps allongé et l’horizontale créée par son bras gauche qui se prolonge par une droite,
traversant une forme ronde, est-ce l’image de la terre ? Dans cet entrelacs de formes, advient un
chiasme optique qui réunit le corps féminin et la sphère terrestre. Les deux forces d’attraction se
rencontrent et se superposent ainsi sous nos yeux.
► Max Ernst : Deux Enfants sont menacés
par un rossignol, 1924 Huile sur bois et
éléments de bois peint. Museum of Modern Art, New York
Salué dès son exposition comme le manifeste du surréalisme, ce
tableau comporte un texte étrange et hermétique qui est aussi
son titre : Deux Enfants sont menacés par un rossignol. L’artiste
a écrit cette phrase sur le rebord inférieur de ce tableau-relief.
L’espace de la représentation n’est pas un lieu réel mais la scène
du rêve. C’est cette frontière entre rêve et réalité que le portillon
ouvert sur l’espace du spectateur invite à franchir. Les couleurs
délavées, la perspective lointaine, contrastent avec l’ici et
maintenant des éléments, comme le cadre massif en bois ou la
petite barrière ouverte, qui font irruption dans notre espace.
Nous sommes dans une peinture hautement suggestive, rien
n’est dit, tout est latent. L’imprécision de la menace la rend
encore plus redoutable. Le rossignol du titre n’est pas l’oiseau qui
plane dans l’air, et comment l’inquiétude pourrait-elle venir d’un animal si inoffensif ? Qui sont les
victimes ? Qui est l’homme qui se tient en équilibre instable sur un toit, un petit enfant dans les bras ? Le
texte redouble l’énigme et la peur se fait angoisse, car elle est littéralement, comme la définit Freud, une
peur sans objet.
Sources : http://www.cnac-gp.fr
Formatage, ajouts, retraits : Philippe Dufner – Sept 2005
► Max Ernst : Au premier mot limpide, 1923
Huile sur plâtre transférée sur toile
Kunstsammlung Nordrhein-Westfalen, Düsseldorf
Ici, la présence littérale du texte a disparu, mais c’est encore la
poésie la grande inspiratrice de l’œuvre. Le titre, Au premier mot
limpide, reprend en effet un vers du poète dadaïste et surréaliste
Paul Eluard. La représentation semble entièrement procéder de ce
vers. Le mot « limpide » caractérise cette peinture où l’espace est
lisse et presque vide, la couleur claire et posée en aplats, sans
aspérité aucune. Néanmoins le tableau n’est pas une simple
illustration du vers du poète, car la clarté formelle recèle un
« contenu impénétrable » (Samuel Beckett). Le signifiant « limpide »
s’irradie dans l’œuvre pour se changer en une sorte de limpidité
trompeuse qui intrigue.
Ici, la présence littérale du texte a disparu, mais c’est encore la
poésie la grande inspiratrice de l’œuvre. Le titre, Au premier mot limpide, reprend en effet un vers du
poète dadaïste et surréaliste Paul Eluard. La représentation semble entièrement procéder de ce vers. Le
mot « limpide » caractérise cette peinture où l’espace est lisse et presque vide, la couleur claire et posée
en aplats, sans aspérité aucune. Néanmoins le tableau n’est pas une simple illustration du vers du poète,
car la clarté formelle recèle un « contenu impénétrable » (Samuel Beckett). Le signifiant « limpide »
s’irradie dans l’œuvre pour se changer en une sorte de limpidité trompeuse qui intrigue.
► Max Ernst, Jour et nuit, 1941-1942
Huile sur toile
The Menil Collection, Houston
Ce tableau n’est pas lié à un poème, il ne comporte pas non
plus de texte. Il illustre néanmoins la relation à la poésie que
l’artiste n’a jamais quittée car c’est en termes de poème qu’il
s’est exprimé à son propos. Ecoutons-le dans ce passage
traduit de l’anglais :
« Jour et nuit ou le plaisir de peindre. Ecouter les battements
du cœur de la terre. Etre accommodant avec cette peur
induite et l’inconnu enfoui dans l’homme. Eteindre le soleil à
la demande. Allumer les lampes du cerveau de la nuit.
Apprécier la cruauté des yeux de quelqu’un. Voir l’éclat faible de la lumière. La majesté des arbres.
Invoquer les mouches de feu »
On ne peut être, par les mots, plus près du fait pictural. « Nuit et Jour ou le plaisir de peindre », a-t-il
écrit, il y a dans cette œuvre une véritable jubilation des pouvoirs de la peinture qui peut concilier
l’inconciliable, le jour et la nuit, le proche et le lointain, la lumière et les ténèbres, le plan d’ensemble et le
gros plan, les profondeurs poussiéreuses de la terre et la surface éclatante de détails qui brillent comme
des joyaux.
2. L’INTÊRET POUR LA MYTHOLOGIE
Très tôt les surréalistes se sont intéressés aux mythes. Cet engouement pour la mythologie a une double
origine : l’une est liée à l’essence même du surréalisme où le merveilleux, le fabuleux, l’imaginaire sont
des éléments moteurs, l’autre se rattache à leur passion pour la psychanalyse et son interprétation des
mythes. Que l’on pense au mythe fondateur d’Œdipe qui structure, selon Freud, la psyché humaine.
De Masson à Miró, de Picabia à Dali, d’Ernst à Picasso, à Tanguy, chacun de ces artistes s’est attaché à
un mythe antique et en a donné une interprétation personnelle. Un mythe se détache parmi tous par
l’importance que les surréalistes lui ont accordée, c’est celui du Labyrinthe et du Minotaure auquel s’en
rattachent d’autres comme le mythe d’Europe et de Zeus, le Minotaure étant né de l’union monstrueuse
entre le taureau de Crète et Pasiphaé, épouse de Minos, lui-même fils des amours entre Zeus et Europe.
Sources : http://www.cnac-gp.fr
Formatage, ajouts, retraits : Philippe Dufner – Sept 2005
► Max Ernst, Célèbes ou L’Eléphant Célèbes ,1921
Huile sur toile
Tate Gallery, Londres
C’est avec ce tableau de Max Ernst, L’Eléphant Célèbes,
qu’apparaît en sourdine le mythe d’Europe et de Zeus.
Enigmatique, cette toile peinte à l’huile est une sorte de
collage en trompe l’œil. « Si ce sont les plumes qui font le
plumage, ce n’est pas la colle qui fait le collage », affirme le
peintre, pour qui l’activité mentale de libre association prime
ici.
En effet, la juxtaposition d’éléments hétérogènes comme
l’étrange femme sans tête, la créature qui ressemble à un
éléphant, la construction géométrique sur la droite du
tableau, suggère l’image d’un rêve. Le titre vient d’une
comptine allemande obscène, qui commence ainsi :
« L’Eléphant des Célèbes, il a du jaune à son derrière ».
La silhouette centrale a pour origine la photo d’un grenier à
mil en glaise (du Ghana ou Togo) que l’artiste a paré de défenses, d’une tête à cornes, d’une trompe
pourvue d’une manchette et d’une construction qui rappelle les intérieurs métaphysiques de De Chirico.
L’animal représenté est un hybride, un monstre créé par l’artiste selon une combinatoire liée à l’activité
inconsciente dont Freud a théorisé les principes. Le dépaysement est total, et l’œuvre au contenu
hermétique invite à l’interprétation. Les lignes de force du tableau reliant la curieuse tête à cornes au
corps féminin suggèrent une lecture mythologique. Cette composition plastique favorisant l’association
taureau-femme renvoie au mythe grec d’Europe et de Zeus, souvent représenté par les peintres (cf.
L’Enlèvement d’Europe du Tiepolo, 1720). Europe est la fille du roi légendaire Agénor. Le dieu, amoureux
d’elle, se métamorphose en taureau blanc, l’enlève au-dessus de l’eau et la transporte en Crète. Dans le
tableau de Ernst ,la couleur blanche du taureau a glissé sur le corps de la femme. Mais le mythe ancien
n’épuise pas l’œuvre qui se construit comme un tissu d’allusions et d’antagonismes car, ici, c’est Europe
qui semble attirer l’animal et l’inviter à un voyage dans un pays inconnu, lequel renvoie au hors-champ de
l’œuvre.
► Max Ernst, Œdipus Rex, 1922
Huile sur toile
Collection particulière
C’est au mythe du célèbre criminel de la tragédie grecque
que s’attache ici l’artiste : Œdipe fils de Laïos et de Jocaste
qui, accomplissant la parole de l’oracle, deviendra l’assassin
de son père et l’époux de sa mère. Suivant les théories
freudiennes selon lesquelles la relation œdipienne structure
en profondeur la psyché humaine, les surréalistes ont vu en
Œdipe un héros de la révolte contre l’autorité paternelle.
Le tableau Œdipus Rex s’impose et se donne à voir comme
un cauchemar reconstitué. Dans un espace dominé par
l’irruption du gros plan, des jeux d’échelles arbitraires, une
main géante sort d’une fenêtre. Elle tient dans ses doigts
une noix transpercée, comme le sont aussi les doigts, par
une sorte d’arbalète, tandis que de deux trous au sol sortent les têtes de deux curieux oiseaux, en
apparence mâle et femelle. Le spectateur est frappé par leurs yeux au regard humain. Le châtiment
semble vouloir les frapper par la présence d’une barrière en bois qui représente l’enfermement et qui
voudrait limiter leur regard, allusion à la cécité d’Œdipe qui se transpercera les yeux pour se punir de son
crime. Tous les éléments du mythe sont là : le couple des amants fautifs (les deux oiseaux), le
transpercement, l’aveuglement mais, comme dans le travail du rêve, ils ont subi des modifications et sont
méconnaissables au premier abord.
Sources : http://www.cnac-gp.fr
Formatage, ajouts, retraits : Philippe Dufner – Sept 2005
► Pablo Picasso et le Minotaure
En 1933, sous l’inspiration d’André Masson et de Georges Bataille, les
surréalistes appellent leur revue, publiée chez Skira, Minotaure.
Picasso, qui collabore à l’époque au mouvement surréaliste, est invité à
illustrer le premier numéro. La créature fabuleuse, mi-homme, mi-bête
et mi-dieu, est apparue chez l’artiste en 1927, Le Minotaure et la
femme endormie, et dans un collage de 1928 appelé Le Minotaure.
Chez Picasso cette figure, le plus souvent séparée des autres
personnages de la légende de Thésée, est liée à son imaginaire. Si
pour les surréalistes, passionnés par ce mythe, le labyrinthe symbolise
les profondeurs insondables de l’inconscient, et le Minotaure qui
l’habite la force irrationnelle qui brise les lois et profane les Dieux, pour
Picasso l’essence du Minotaure auquel il s’identifie est double. Il
incarne à la fois la bestialité primitive et l’amour, le bourreau et la
victime, il établit un trait d’union entre le mythe grec et la corrida
espagnole.
Pour illustrer la couverture de la revue surréaliste, le Minotaure apparaît, poignard à la main, sur un
collage de napperons de papier, feuilles d’étain, feuillage, rubans et carton gaufré. L’exposition présente
trois œuvres de Picasso liées à ce thème, dont Composition au Minotaure 1936, Galerie Krugier,
Ditesheim & Cie, Genève. Ici le monstre poignardé, gisant dans une arène, est relié à la tauromachie.
Pris entre deux figures féminines, dont l’une à cheval finit de l’achever, et l’autre, se profilant dans la voile
d’un bateau, semble l’inviter à un voyage rendu impossible, l’animal hybride renvoie ici à l’artiste et
exprime les déchirements liés à sa vie amoureuse.
( l’œuvre ici accessible est la couverture du premier numéro du Minotaure, non présentée dans l’exposition )
► André Masson, Le Labyrinthe, 1938
Huile sur toile
Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris
Le labyrinthe et le Minotaure se combinent dans cette œuvre de Masson mais,
inversant le mythe, c’est le second qui contient le premier. Le personnage fabuleux
s’élève immense sur un paysage raviné avec lequel il se confond. Il s’agit d’une
figure complexe, ouverte et fermée à la fois, et qui inscrit en elle la déchirure. En
faisant recours au mythe ancien pour le retourner, ce tableau exprime le marasme
du climat d’avant-guerre qui régnait alors en
Europe.
► André Masson, La Pythie, 1943
Huile et tempera sur toile
Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris
Pendant son séjour aux Etats-Unis Masson convoque sans cesse les
anciens mythes, appel à une civilisation perdue vers laquelle se
tourne l’artiste pour insuffler, peut-être, du sens dans un monde en
train de le perdre, car en proie à la Deuxième Guerre mondiale. La
figure de la Pythie aurait pu être aimée des surréalistes en vertu de
ses pouvoirs prophétiques, et pourtant Masson reste le seul à en avoir
conçu la représentation.
La composition, décentrée, s’articule autour de trois principaux
éléments formels reliés entre eux par un rouge profond, dramatiquement rehaussé par la violence du noir
et des jaunes. Une figure féminine, les bras levés, s’agite, allusion à la possession de l’oracle. La toile est
animée d’un mouvement centrifuge qui déborde les limites du cadre et se prolonge dans un ailleurs
auquel le spectateur n’a pas accès.
Sources : http://www.cnac-gp.fr
Formatage, ajouts, retraits : Philippe Dufner – Sept 2005
► Joan Miró, Personnages devant une métamorphose,
1936 - Tempera à l’œuf sur masonite
New-Orleans Museum of Art, New-Orleans
Avec ce tableau, Miró se confronte à un thème mythologique
par excellence, dont le poète latin Ovide (43 av. J.-C. / 17
ap. J.-C.) avait fait le sujet de son épopée au titre
homonyme, Les Métamorphoses, principale source littéraire
de nombreux mythes, celui du Minotaure notamment. Le
sujet de la métamorphose est traité à maintes reprises par
les surréalistes. L’exposition présente, entre autres, une
seconde Métamorphose de Miró, 1936, Collection
particulière, et Métamorphose des amants de Masson, 1938,
Collection particulière.
Le tableau Personnages devant une métamorphose fait partie d’une série appelée « peintures
sauvages » entreprise au début des années trente. 1936 voit éclater la guerre d’Espagne, et l’artiste ne
devra pas retourner dans son pays avant 1940. Miró utilise des panneaux de masonite et des matériaux
rudimentaires, peint avec de grands gestes traduisant son émotion. Il s’agit d’une peinture agressive aux
couleurs acides et aux figures grotesques. Ici, deux personnages rudimentaires aux couleurs hallucinées
et surréelles assistent à une métamorphose en train de se faire, représentée par la curieuse masse
encore informe au centre de la composition. A ce stade on ne peut dire encore s’il en résultera un être
merveilleux ou monstrueux. Néanmoins, des membres ou plutôt des os rouges et disloqués laissent
présager la naissance de quelque chose d’horrible.
► Salvador Dali, La Vénus de Milo aux tiroirs, 1936-1964
Bronze peint en blanc, pompons en fourrure
Galerie Patrik Derom, Bruxelles
Avec son interprétation délirante de L’Angélus de
Millet et de la légende de Guillaume Tell, dont il fait
une incarnation de la figure castratrice du père
(l’exposition présente deux tableaux de cette série),
Salvador Dali établit une mythologie personnelle
participant de ce que Freud appelle les mythes
individuels du névrosé. Néanmoins l’artiste catalan
s’est aussi mesuré aux figures mythiques et en
particulier à Vénus, divinité latine de la beauté,
après l’avoir été en Grèce sous le nom d’Aphrodite.
En 1936 Dali transforme une reproduction en plâtre
de la célèbre sculpture grecque, la Vénus de Milo,
en y esquissant le tracé de tiroirs sur son corps.
L’œuvre sera ensuite réalisée par Marcel Duchamp,
créateur du ready-made, autrement dit de l’objet
promu au rang d’œuvre d’art par la seule volonté de
l’artiste.
Les personnages à tiroirs font partie de
l’iconographie de Dali, ils reviennent souvent dans
ses dessins, sa peinture, mais ici c’est à la sculpture
classique qu’il applique son motif. Dans la
symbolique freudienne les tiroirs correspondent aux
profondeurs du psychisme et Dali, qui vénérait le
père de la psychanalyse, suit cette conception.
Réunir dans une œuvre d’art la Grèce antique et la
psychanalyse signifie pour l’artiste dépasser les codes de la beauté idéale, pour accéder à la vérité d’un
corps travaillé par l’inconscient, avec ses zones d’ombre et ses parties cachées. Seule la psychanalyse
Sources : http://www.cnac-gp.fr
Formatage, ajouts, retraits : Philippe Dufner – Sept 2005
peut, pour Dali, ouvrir ces tiroirs. Néanmoins ainsi qu’elle se présente, avec ses pompons, l’œuvre invite
au toucher et, peut-être, à ouvrir nous-mêmes les tiroirs. En s’attachant à ce modèle canonique de l’art
occidental, Dali est au cœur de l’esthétique de la profanation si chère aux surréalistes.
3. L’INQUIÉTANTE ETRANGETÉ
En 1919, Freud écrit un texte fondamental pour l’approche de l’œuvre d’art, il s‘agit de Das Unheimlisch,
traduit en français par L’Inquiétante étrangeté. Ce concept apparenté à celui de peur, d’angoisse, d’effroi,
présente néanmoins un sens qui lui est propre. L’inquiétante étrangeté est l’effroi en tant qu’il se rattache
aux choses connues depuis longtemps, les choses familières qui, dans certaines conditions, deviennent
inquiétantes. Un des procédés les plus sûrs pour susciter ce sentiment est de douter si la personne que
l’on a devant soi est un être vivant ou un automate. Les thèmes du double, de l’image de soi au miroir, de
la répétition obstinée des mêmes faits s’y rattachent. Pour Freud, est « unheimlisch » tout ce qui devrait
rester caché et qui se manifeste. Ce sentiment, qui serait peu répandu dans la vie courante, trouverait
dans l’art ses plus importantes manifestations. Ce sera, en effet, à partir de textes littéraires, les Contes
fantastiques d’Hoffmann, que Freud va bâtir son article.
L’écriture, comme aussi la peinture, la sculpture ou la photographie surréaliste véhiculent au plus haut
point ce sentiment. Des exemples ayant trait aux arts plastiques illustrent ce parcours.
► René Magritte, Jeune fille mangeant un oiseau
(Le plaisir), 1927 - Huile sur toile
Kunstsammlung Nordrhein-Westfalen, Düsseldorf
Parmi tous les artistes surréalistes, Magritte excelle dans le
rendu de l’inquiétante étrangeté, on peut dire qu’il en connaît
tous les ressorts et qu’il en a donné toutes les acceptions.
Dans ce tableau, la jeunesse du personnage, accentuée par
les couleurs lumineuses, entre immédiatement en collision
avec le crime qui s’y accomplit. La jeune fille, comme dans un
cauchemar dont on voudrait sortir, mange un oiseau dont le
sang se répand sur elle.
Ce tableau produit un choc comparable au poème de Rimbaud, Le dormeur du val (octobre 1870). Le
lecteur y est trompé par l’atmosphère idyllique de la première strophe, qui se gâte peu à peu avant
d’arriver à la révélation finale, la chute du dernier vers où le dormeur n’est qu’un jeune homme assassiné
: « Il a trois trous rouges au côté droit. »
Dans le tableau, l’inquiétude vient de l’objet sur lequel tombe l’agressivité de la jeune fille : un oiseau,
animal familier, symbole de liberté et d’envol qui se retourne en son contraire et devient source de
trouble. Le titre entre parenthèse, Le plaisir, rend la scène encore plus troublante car, pour reprendre un
concept et le titre d’un article de Freud, nous sommes ici Au delà du principe du plaisir, 1920.
► Alberto Giacometti, Table, 1933
Plâtre original, Centre Pompidou,
Musée national d’art moderne, Paris
Conçue pour être un meuble, cette sculpture, dont le principe repose sur
l’association étrange d’objets réunis, exerce sur le spectateur un sentiment
subtil qui s’apparente aussi de l’inquiétante étrangeté. La main coupée, la tête
de femme en partie voilée et dont le voile se poursuit dans le vide, évoquent par
métonymie un corps absent de la scène de la représentation. Présences sorties
de l’inconscient qui renvoient, comme dans le tableau de Magritte, à un moi
archaïque non encore délimité et qui précède le stade du miroir, moment que la
psychanalyse situe à la fin de la première année de vie. C’est à ce moment que
le nourrisson se reconnaît dans une image de soi, dépassant le morcellement lié aux premiers mois
d’existence. C’est à un retour à ce stade primitif du sentiment du moi que nous convoque avec inquiétude
cette sculpture.
Sources : http://www.cnac-gp.fr
Formatage, ajouts, retraits : Philippe Dufner – Sept 2005
► Victor Brauner, Loup-table, 1939-1947
Bois et éléments de renard naturalisé
Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris
Tout autre est l’effet provoqué sur notre sensibilité par l’effrayant
Loup-table de Brauner. La table, objet on ne peut plus familier et
réconfortant car lié aux repas, à l’élément nourricier source de vie,
se retourne en son contraire se métamorphosant en animal
agressif et dévorant. Le mot loup contenu dans le titre évoque les
contes d’enfants et le fantasme d’engloutissement par dévoration.
Néanmoins, avec un ultérieur désarçonnement de tous nos
repères, c’est un renard que ce curieux assemblage nous
présente.
► Dora Maar, Portrait d’Ubu, 1936
Epreuve aux sels d’argent
Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris
Le titre de cette photographie fait référence au Père Ubu, personnage
monstrueux du théâtre moderne, héros des pièces d’Alfred Jarry, auteur
provocateur. Ubu est difforme, abject et symbolise les instincts bas de
l’homme, il s’agit d’un héros de l’absurde. Les surréalistes, de Ernst à
Miró, en passant par Breton, ont illustré à plusieurs reprises les œuvres
de Jarry.
Dora Maar, a donné de ce personnage imaginaire, une image qui semble
sortir des profondeurs de l’inconscient. Elle fait de Ubu un monstre
difforme, mou et gluant. Créature hybride et non encore née, elle est un
mélange de fœtus, d’éléphant prématuré, mais au total elle défie toute
tentative d’identification.
► Hans Bellmer, La Poupée, 1932-1945
Bois peint, cheveux, chaussures, chaussettes
Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris
Avec ses nombreuses variations sur le thème de la poupée articulée,
Bellmer est au cœur de ce que Freud donne comme la première
source d’inquiétante étrangeté, à savoir l’incertitude entre inanimé et
animé, être vivant ou automate, poupées savantes, qu’il analyse à
partir de L’Homme au sable de Hoffmann. Dans ce conte fantastique,
l’étudiant Nathanaël tombe amoureux de la poupée animée Olympia,
qui n’est qu’un automate avec différents rouages.
En 1932 Bellmer assiste à une représentation des contes d’Hoffmann,
où figure la fameuse poupée Olympia. Ce sera la révélation de son
œuvre entièrement axée sur ce sujet.
En 1933 il réalise une première poupée avec des jointures à boules. En 34-35 les photos de ses
poupées paraissent dans le numéro 6 de la revue surréaliste, Minotaure.
Dans les cas où l’inquiétant vient de l’incertitude entre être vivant et automate, la source de ce sentiment
serait à chercher, non pas dans une peur, mais dans une croyance infantile, les enfants désirent que les
poupées vivent, explique Freud. L’inquiétante étrangeté surgirait alors du retour dans le réel d’un contenu
imaginaire qui a été le nôtre et, plus profondément encore, de la confusion entre dedans (espace des
pulsions et des affects) et dehors qui renvoie encore une fois à un stade archaïque où le moi n’était pas
encore constitué.
Sources : http://www.cnac-gp.fr
Formatage, ajouts, retraits : Philippe Dufner – Sept 2005
4. L’AUTOMATISME
La découverte de l’automatisme verbal constitue l’acte de naissance du surréalisme. En 1933 dans le
Minotaure, dressant un bilan du message automatique, André Breton écrit : « la volonté d’ouvrir toutes
grandes les écluses restera sans nul doute l’idée génératrice du surréalisme ».
L’écriture automatique a précédé, historiquement, la découverte du dessin automatique et autres
procédés picturaux autorisant le jaillissement de l’inconscient. Frottages, décalcomanies et jeux du
Cadavre exquis s’apparentent, dans leur démarche, à l’automatisme.
Dans le Dictionnaire abrégé du surréalisme, Breton et Eluard définissent ce qu’ils entendent par écriture
automatique.
AUTOMATIQUE (écriture) - L’écriture automatique et les récits de rêves présentent l’avantage de fournir
des éléments d’appréciation de grand style à une critique désemparée, de permettre un reclassement
général des valeurs lyriques et de proposer une clé capable d’ouvrir indéfiniment cette boîte à multiple
fond qui s’appelle l’homme (A.B.) - Durant des années, j’ai compté sur le débit torrentiel de l’écriture
automatique pour le nettoyage définitif de l’écurie littéraire. A cet égard, la volonté d’ouvrir toutes grandes
les écluses restera sans nul doute l’idée génératrice du surréalisme (A.B.).
« un reclassement général des valeurs lyriques » et « le nettoyage définitif de l’écurie littéraire »
Ces deux membres de phrase, dans leur excès même, résume avec force l’ambition première des
surréalistes : une remise en cause complète et révolutionnaire de l’art de vivre et d’écrire.
En 1924, l’année du premier Manifeste, paraît aussi le premier numéro de La Révolution Surréaliste. Sa
préface affirme : « Le procès de la connaissance n’étant plus à faire, l’intelligence n’entrant plus en ligne
de compte, le rêve seul laisse à l’homme tous ses droits à la liberté […]. Le surréalisme est le carrefour
des enchantements… mais il est aussi le briseur de chaîne […] Le Réalisme, c’est émonder les arbres, le
surréalisme, c’est émonder la vie. »
« une clé capable d’ouvrir indéfiniment cette boîte à multiple fond qui s’appelle l’homme »
« d’ouvrir cette boîte à multiple fond » : Il faut libérer l’homme, le libérer de ses entraves. La raison,
qualifiée de « mégère » ou de « grande prostituée » (André Masson) constitue la première de ces
entraves. Elle empêche l’inconscient de s’exprimer. L’image de la boîte à multiple fond est comparable à
celle de l’oignon utilisée par Freud : chaque couche d’oignon pelée permet de descendre plus profond
dans l’inconscient, constitué de plusieurs strates.
Pour les surréalistes, c’est dans les forces obscures qui nous habitent que réside la fécondité créatrice.
En brisant la censure exercée par la raison, il s’agit de libérer ces forces, de laisser s’exprimer le désir, la
sauvagerie, que des siècles d’oppression chrétienne et bourgeoise ont refoulés et réprimés. Rimbaud a
ouvert la voie : le devoir du poète ou du peintre est désormais de « plonger dans l’inconnu pour trouver
du nouveau ».
Pour « ouvrir la boîte », lever le refoulement et libérer la puissance créatrice, la première méthode
pratiquée par les surréalistes est celle de l’écriture (puis du dessin et de la peinture) automatique. Un peu
plus tard, d’autres méthodes seront utilisées, comme celles des sommeils hypnotiques, des récits de
rêves, de la simulation de délires.
5. L’ECRITURE AUTOMATIQUE
En 1919 paraissent Les Champs magnétiques, écrits conjointement par Philippe Soupault et André
Breton, qui dira plus tard : « Incontestablement, il s’agit là du premier ouvrage surréaliste (et nullement
dada) puisqu’il est le fruit des premières applications systématiques de l’écriture automatique ». Pour la
première fois en effet, la cohérence rationnelle du récit est abolie au profit du jaillissement des pulsions,
des désirs enfouis, des images les plus surprenantes.
Les Champs magnétiques, écrits en deux mois par Breton et Soupault en 1919, constituent bien la
première expérimentation d’écriture automatique. Le titre fait allusion à l’électromagnétisme. Le mot
« magnétique » est chargé d’une force séductrice qui aimante les lieux, les êtres et les événements
suivant les leçons du « grand magnétiseur » que fut Lautréamont.
Sources : http://www.cnac-gp.fr
Formatage, ajouts, retraits : Philippe Dufner – Sept 2005
Soupault a rapporté ce que fut la genèse de cet ouvrage en commun « où nous nous interdisions de
corriger, ni même de raturer… ce que nous nommions… des dictées ». Celles de l’inconscient. Breton
expliquera plus tard qu’il s’agissait de pouvoir varier d’un chapitre à l’autre « la vitesse de la plume, de
manière à obtenir des étincelles différentes ». Les deux poètes noircirent du papier au café La Source
huit à dix heures par jour, la fatigue devant jouer son rôle et les plonger dans un état second. Ils
essayèrent plusieurs méthodes, écrivant en alternance des phrases ou des paragraphes ou rédigeant
chacun de leur côté avant confrontation. Une unité a fini par s’établir et Les Champs magnétiques,
composés de neuf chapitres, sont devenus l’œuvre d’un seul auteur à deux têtes. Seul ce regard double
a permis à Breton et Soupault d’avancer dans les ténèbres « sur la voie où nul ne les avait précédés »
(Louis Aragon).
Les images font, dans ce texte, une entrée fulgurante comme cette « fenêtre creusée dans la chair » (La
Glace sans tain) à travers laquelle Dali peindra ses paysages intérieurs. Il y a dans ce livre une grande
bousculade d’astres et d’éclipses qui annonce les métamorphoses célestes de Masson, les
Constellations de Miró, un grand déploiement des futurs espaces surréalistes de la ville, des forêts
vierges, des flores et faunes sauvages. Espaces que l’on peut découvrir aux travers des toiles de ces
artistes ou celles de Max Ernst, Yves Tanguy, Matta ou Wifredo Lam.
Dans Clair de terre, Paris, 1923 (recueil de poèmes automatiques) : Breton s’est soumis à l’écoute d’une
voix intérieure, à l’égard de laquelle il s’astreint à la neutralité du scribe sous la dictée. Néanmoins on
peut découvrir dans ces poèmes des retouches, des remords, comme en ont les peintres. Le titre indique
le renversement d’éclairage auquel Breton entend soumettre l’acte poétique : « Notre globe projette sur
la lune un intense clair de terre », dit l’exergue. La typographie de la couverture suggère, elle aussi, cette
inversion de lumière : des lettres blanches sur un fond noir.
Le recueil s’ouvre sur cinq rêves dédiés à De Chirico, qui avec ses peintures des années 1910-1917,
dites métaphysiques en raison des thèmes abordés, a eu une influence considérable sur le groupe
surréaliste. Le vide, l’immobilité hantent ses tableaux. Le temps s’est arrêté, l’espace pétrifié. Chaque
toile révèle une angoisse latente et pose une énigme inquiétante.
► Giorgio de Chirico, Portrait prémonitoire de Guillaume Apollinaire,
1914 Huile sur toile, Centre Pompidou,
Musée national d’art moderne, Paris.
Parmi les tableaux exposés de De Chirico, celui-ci retient
particulièrement l’attention en raison de son titre : Portrait
prémonitoire… De Chirico a tracé un cercle blanc sur la tempe
d’Apollinaire vu de profil en ombre chinoise, là où il sera blessé en
1916.
Pour les surréalistes, la pratique de l’automatisme, en libérant les
forces inconnues terrées en nous, peut aussi avoir une valeur
prémonitoire. Ici, la statue d’Orphée aveugle est une métaphore de la
poésie comme art de la voyance. La richesse des associations
d’idées, l’« énigme » que pose ce tableau et la référence à l’auteur
des Calligrammes expliquent la fascination des surréalistes pour cette
œuvre.
Aux poèmes dédiés à de Chirico succèdent dans Clair de terre des « pièces » de l’époque Dada, puis
des poèmes parlant d’évasion, de liberté, d’amour libre. La femme, porteuse de lumière, y est médiatrice
et révélatrice. Telle Ariane, elle ouvre les clés de la nature.
Breton vérifia le pouvoir prophétique du message automatique avec son poème Tournesol qui préfigure
onze ans plus tôt la rencontre de celle qu’il nomme « la toute-puissante ordonnatrice de la Nuit du
tournesol ». C’est dans L’Amour fou, 1937, qu’André Breton relate le plus troublant des « hasards » qui
lui soit arrivé. Avec l’ondine rencontrée dans un café, Breton accomplit le 29 mai 1934 une longue
errance dans un Paris nocturne, de Montmartre au Quartier Latin, promenade dont les étapes sont
annoncées dans ce fameux poème automatique Tournesol.
Sources : http://www.cnac-gp.fr
Formatage, ajouts, retraits : Philippe Dufner – Sept 2005
Des dangers de la pratique de l’automatisme
Breton est resté lucide : explorer l’inconscient, plonger pour remonter un trésor englouti, ramener du
gibier de ces « grandes chasses intérieures » (Aragon) n’est pas sans risque. Au milieu de
l’émerveillement peuvent faire surface la désespérance, la nostalgie de l’enfance, la solitude de la ville,
ou encore apparaître des êtres menaçants.
Breton dénoncera ces dangers dans Le Message automatique (Minotaure n°3-4). Il met en avant le
risque de dépersonnalisation, qui peut aller jusqu’au vertige de la mort. Perte de soi et hallucinations ont
en effet été le lot de plusieurs peintres et écrivains du groupe.
6. L’AUTOMATISME PICTURAL
Les peintres surréalistes se sont vite ralliés à l’automatisme. Dali attend devant la toile vierge. Ernst
utilise le procédé du frottage ou du grattage. Tanguy refuse les esquisses préparatoires à ses toiles pour
garder la liberté du geste. Mais c’est Masson qui fut le premier à recourir à cette dictée de l’inconscient.
André Masson, blessé au Chemin des Dames en 1917 et interné en psychiatrie, est obsédé par les
thèmes de la mort, de la violence et de la résurrection. « Le moi avait été saccagé pour toujours », écrit-il.
Son imagination est aussi marquée par la terre, ou terre-mère au sens bachelardien. Fin connaisseur des
théories freudiennes, c’est en dessinant qu’il laisse jaillir ses pulsions enfouies. C’est dans un état de
transe et d’abandon à son tumulte intérieur qu’il exécute ses dessins automatiques (reproduits dans la
revue la Révolution surréaliste).
Masson utilise aussi sa plume, fait le vide en soi, ferme les yeux de la raison, laisse sourdre le message
inconscient. Alors sa « ligne errante » décrit des figures involontaires. Masson confiera que le dessin
automatique avait pour lui presque toujours une espèce de soubassement érotique. Il dira, dans un
entretien : « Ces dessins m’avaient ouvert un monde. Un peu celui des médiums. »
Masson, dans sa fièvre d’abandon à l’automatisme, va l’expérimenter avec d‘autres moyens que le
dessin à l’encre. C’est l’époque des tableaux de sable. L’artiste étale de la colle sur la toile posée au sol
et projette des sables de grosseur et couleur diverses. De cette pratique gestuelle surgissent de grandes
plages frémissantes sur lesquelles Masson calligraphie quelques grands trait instinctifs.
Le poisson hante l’œuvre de Masson. Il se fait Poisson volant sur une toile de 1925, ou poisson soluble. Il
évolue dans les profondeurs insondables de l’inconscient, monte à la surface, « s’aile » avec ses
nageoires. Chez Masson, les poissons sont souvent carnivores, ils se font la guerre, s’éventrent, se
dévorent. Ici, ils sont pris au piège dans ces sables altérés de sang.
Le peintre reviendra à ce procédé après la guerre, quand il découvre les « peintures de sable » des
Indiens américains. Ce gestuel, jet de sable et lignes tracées dans un ample mouvement, inspirera
Pollock et les expressionnistes abstraits qui verront ses toiles à New York.
► André Masson, Soleils bas 1924.
Art Gallery of Ontario.
◄ André Masson, Poissons sur le
sable 1927.
Sources : http://www.cnac-gp.fr
Formatage, ajouts, retraits : Philippe Dufner – Sept 2005
Yves Tanguy, dans sa démarche, « appartient » aussi à l’automatisme. Fasciné par l’œuvre de
Lautréamont, il modifie totalement sa manière de peindre après sa découverte des toiles de De Chirico.
Dès les années 1925, il commence à créer des paysages mentaux où ciel, terre et mer, peuplés
d’étranges créatures, se confondent. De plus en plus, il s’abandonne à l’expression spontanée de ses
fantasmes de l’origine et de l’enfance.
► Yves Tanguy, La main dans les nuages, 1927
Huile sur toile
Staatsgalerie, Stuttgart
Un bras raide, surmonté d’une main tendue, surgit des nuages
tel un sémaphore. Que signifient ces doigts de géant dressés
vers le ciel ? Ces nombres pythagoriciens inscrits sur la masse
vaporeuse des nuées ? Cette pyramide molle dont la clarté
détonne ? Il ne faut pas chercher à interpréter les tableaux de
Tanguy. L’important, c’est la surprise et, ici, elle est totale.
L’artiste voulait d’abord se surprendre lui-même, avant de
surprendre les autres, car la surprise était, selon ses propres
mots, ce qui « lui causait le plus de plaisir en peinture ». Pour
garder ce sentiment de totale liberté dans l’acte créatif même,
laisser jaillir l’imprévu, il ne faisait jamais d’esquisse préalable. A
droite de la main flotte ce qui pourrait ressembler à des
anémones de mer, animaux-fleurs divaguant entre courants
marins et nuages. Attentif à la leçon de l’automatisme, le peintre
laisse son pinceau courir seul et tracer signes, linéaments ou
algues chevelues. Il s’agit bien d’un paysage mental, aux formes
indécises et mouvantes.
► Yves Tanguy, Maman, papa est blessé !, 1927
Huile sur toile
Museum of Modern Art, New York
Un étrange animal jaillit des sables marins, tige rouge et velue,
tentacule ou corne d’un monstre inconnu, menaçant un rocher
femelle, veiné comme une agate. Sur une plage issue des origines du
monde, d’où la mer s’est retirée, apparaissent des épaves oniriques.
Des cailloux, aux ombres violemment portées, sont reliés entre eux
par des lignes géométriques. Ces fils font songer à ceux qu’aurait
tendus une araignée. On retrouve ces fils presque transparents sur de
nombreuses toiles. Le peintre était-il hanté par cet insecte invisible
qu’à vingt ans il mâchait tout cru pour se faire passer pour fou ?
Tanguy peignait dans un état second, comme un somnambule, laissant croître des images troublantes
comme celle-ci et ne cherchant pas à se les expliquer. Le titre mystérieux, Maman, Papa est blessé !,
n’aide pas à donner un sens à ce tableau car l’artiste n’inventait pas ses titres, laissant ce soin à ses
compagnons surréalistes, ou encore les cherchant dans les déclarations de malades lues dans des livres
de psychiatrie.
Tanguy, par l’automatisme, en laissant spontanément sourdre en lui les images du rêve, se situe à
l’extrême pointe de l’aventure surréaliste.
Sources : http://www.cnac-gp.fr
Formatage, ajouts, retraits : Philippe Dufner – Sept 2005