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LES MILITAIRES DANS LES OPERATIONS DE PAIX : UNE ANALYSE DES PROBLEMES D’ADAPTATION ET D’ENTRAINEMENT Les armées nationales sont davantage chargées de missions en dehors de leurs frontières nationales depuis que les Nations unies (ONU) mettent en œuvre des opérations de maintien de la paix. Comme Nicholas J. Wheeler l’indique, les contingents nationaux sont mis au service de l’ONU ou d’une organisation régionale ou d’un groupe d’Etats afin de protéger des individus qui ne sont pas leurs propres ressortissants 1. Or, les forces armées conservent toujours leur vocation initiale, laquelle consiste à défendre l’intégrité du territoire national et les institutions. Conformément à la définition wébérienne, l’Etat exerce son « monopole de la violence physique légitime » dans son territoire déterminé et les armées nationales sont les gardiennes de la défense de l’Etat2 . Cette fonction principale des armées est motivée et conditionnée par une préparation continuelle au combat ayant comme finalité la victoire en cas de guerre. En revanche, les opérations de maintien de la paix sont caractérisées par une réticence à l’usage de la force, voire une absence de tout recours à la force, ce qui n’est pas évident à mettre en œuvre sachant que les forces armées sont formées pour faire la guerre. En dehors de ce non-usage de la force, les valeurs pour lesquelles les forces armées nationales sont habituées à s’engager ont changé radicalement, pour rejoindre les valeurs universelles de la sécurité collective telle qu’elle est envisagée par l’ONU. Ce changement de finalité n’est pas sans effet sur les armées nationales, surtout sur les contingents appartenant aux forces multinationales. La pratique du maintien de la paix a un impact direct sur le métier de militaire. L’étude du changement de sens et de contenu de ce métier procure une grille de lecture sur la politique internationale des interventions militaires. Les forces multinationales des opérations de paix ont constitué un champ d’action tout nouveau pour les militaires en provenance des différentes armées nationales. Ces derniers ont eu du mal à s’adapter aux exigences des opérations traditionnelles de maintien de la paix, marquées par une absence d’usage de la force. Même si les militaires sont désormais nommés comme les Casques bleus, au fond, ces derniers sont des soldats entraînés pour être vainqueurs. Il est clair que, sur un plan national, la fonction principale des armées est la défense de l’intégrité territoriale, et sur le plan international, leur mission consiste à remporter les guerres auxquelles leurs pays est partie prenante 3. Les militaires sont avant tout formés pour faire la guerre et sont entraînés pour combattre l’ennemi. Avec la fin de la Guerre froide, le concept « temps de crise » s’ajouta au lexique militaire autrefois divisé en deux parties : temps de guerre et temps de paix. Depuis, une nouvelle terminologie des « missions autres que la guerre » (Operations Other Than War) a commencé à prédominer dans le 1 Nicholas J. Wheeler, Saving Strangers: Humanitarian Intervention in International Society, Oxford : Oxford University Press, 2000, p.1 2 Max Weber, Le savant et le politique, Paris, Plon, 1995, p.125 3 Bernard Boëne & Saïd Haddad & Thierry Nogues, A missions nouvelles des armées, formations nouvelles des officiers des armes?, Les Documents de C2SD, Paris, Octobre 2001, p.36 1 contexte militaire 4. Dans les opérations de paix, quels que soient l’intensité de la crise et les moyens de ripostes accordés aux Casques bleus, la figure de l’ennemi a été remplacée par celle du belligérant appartenant à telle ou telle faction locale. Les nouveaux guerriers, difficilement identifiables, ne s’attaquent plus à l’intégrité territoriale d’une nation mais essayent de menacer la paix et la sécurité internationales 5. Dans ce nouvel environnement, la multitude des types de missions qui va de la surveillance des élections jusqu’à l’imposition de la paix a compliqué l’adaptation des militaires à leur nouveau rôle. Le point commun de toutes ces opérations est que la protection des populations en danger l’emporte sur le combat lui-même ; autrement dit, il s’agit de moins en moins de combattre et de plus en plus de protéger les populations en danger. La victoire décisive se transforme en « état de final » où l’objectif est le retour à la paix et à la normalité civile6 . Le changement de leur rôle « rend problématique la construction d’une perception claire de leur mission par les militaires, d’autant plus qu’elles sont susceptibles de se heurter à leurs propres représentations de l’exercice de leur métier. La question qui émerge est celle de la capacité des hommes et femmes auxquels incombent ces missions, de donner un sens à leur action : pour qui et pour quoi intervient-on ? Pour qui et pour quoi risque-t-on sa vie ? En quoi estce légitime ? » 7. Même si les militaires ne sont pas entraînés et conditionnés pour œuvrer dans les opérations de paix, quand bien même ils ont le moyen d’effectuer les objectifs du mandat de leur mission avec exactitude, grâce à la fermeté et la compatibilité des règles d’engagement (ROE) qui sont des directives déterminant le niveau de force utilisable au cours de ces opérations 8. L’usage de la force est au cœur des débats en relation avec les ROE, essentiellement lorsqu’il est question d’une opération d’imposition de la paix mise en œuvre conformément aux impositions du Chapitre VII de la Charte, c’est-à-dire avec un niveau élevé d’usage de la force. Qu’est-ce qui arrive quand les ROE ne sont pas élaborées conformément au mandat de l’opération ? Comment les militaires agissent-ils dans une telle circonstance ? Quelle est leur responsabilité en cas de violation des ROE ? Si les ROE ne sont pas en mesure de concevoir l’intensité du conflit sur le terrain, comment les militaires peuvent-ils agir pour accomplir les tâches qui leur sont assignées ? Telles sont les questions que ce travail est destiné à rechercher les réponses. Pour ce faire, il nous semble utile d’évoquer dans un premier temps les principes et les problèmes relatifs au processus de l’élaboration et de la mise en œuvre des ROE. Dans un second temps, nous allons traiter de l’intériorisation des ROE par les soldats afin de 4 Ibid, p.35, 37-40 5 Luc Grasset,« Les règles d’engagement, un guide indispensable de l’action militaire », Défense Nationale, no.12, 2000, p.100 6 Ibid, p.99-100 7 Emmanuelle Prévot, L’influence des « nouvelles missions » sur le sens du métier militaire: La fonction identitaire des représentations professionnelles dans une armée en cours de professionnalisation, THESE (lettres et sciences humaines, mention sociologie), Paris1, 27 janvier 2006, p.14 8 DOMP, Opérations de maintien de la paix des Nations Unies Principes et Orientations, approuvé le 18 janvier 2008, date de révision, Janvier 2010, New York, p.39 2 construire une unité d’interprétation entre les différents contingents qui forment une force multinationale. Bien évidemment, plus cette unité d’interprétation sera renforcée plus sera solide la nouvelle identité des casques bleus en tant que soldats de la paix. A. Les ROE au cœur des opérations de paix : Dans une mission de maintien de la paix, l’existence de trois principes - le consentement, l’impartialité et l’usage minimum de la force - est décisive pour une bonne conduite de l’opération. Conformément au troisième principe, l’emploi de la force est limité en cas de légitime défense. La définition et le contenu de la légitime défense restent ambigus et ceci crée un environnement incertain quand il s’agit de l’usage de la force pour se protéger. Au fur et à mesure que les interventions de l’ONU ont changé de nature et sont devenues coercitives, les ROE sont devenues un élément capital qui pèse profondément sur la réussite de l’opération, et surtout sur la légitimité de l’intervention. Ceci étant, les ROE restent un domaine très peu étudié par les Relations Internationales. Souvent conçues comme de simples tactiques militaires, cellesci ne sont pas maîtrisées par les recherches académiques. Les ROE constituent essentiellement le domaine de recherche des militaires ou des juristes. Toutefois, il reste beaucoup à élucider en cette matière : quelle est la définition des ROE utilisées dans les opérations de maintien de la paix? D’où proviennentelles ? A quoi servent-elles exactement ? En quoi consiste leur importance pour une opération de maintien de la paix ? Qui les utilise ? Quels sont les principes d’application ? Quelles sont les confusions à éviter ? 9 1. La phase d’élaboration des ROE: Les ROE sont des directives dérivées d’une autorité militaire compétente. Elles précisent les circonstances et les limites dans lesquelles les soldats peuvent ouvrir le feu ou poursuivre le combat10 . autrement dit, les ROE sont des « directives fixées à l’échelon national ou international et harmonisées entre les nations et les instances sécuritaires qui y participent en vue d’un engagement précis. Elles règlent l’engagement des troupes, et en particulier le recours à la force et aux mesures de contrainte dans le secteur d’engagement, y compris l’engagement des armes » 11. Suivant les différentes doctrines militaires nationales, les ROE peuvent avoir des formes diverses comme les ordres d’exécution et de déploiement ou les plans opérationnels. Alors que dans certains pays, les ROE ont un statut de guide pour les forces militaires, dans d’autres, elles sont considérées comme des commandes légales. Quelles que soient leurs formes, les ROE représentent l’autorisation ou les limites de l’usage de la force. Les ROE ne sont pas des tactiques opérationnelles, mais puisqu’elles sont utilisées au niveau tactique d’une opération, elles sont souvent entendues comme telles. En revanche, elles 9 Pascal Zen-Ruffinen, « Les règles d’engagement (ROE) », Revue Militaire Suisse, avril 2006 http.//www.revuemilitairesuisse.ch/node/16 10 Timothy Zurick, Army dictionary and desk reference, Stackpole Books: Mechanicsburg, Pennsylvania, 1992, p.176 11 NSA, N° 292-9927 (f), p.38, cité par Pascal Zen-Ruffinen, op.cit. 3 sont des règles techniques qui regroupent les normes politiques et juridiques applicables 12. Dans les opérations de paix, les soldats gardent la carte des ROE dans leurs poches. C’est pourquoi les ROE sont rédigées d’une manière très courte. Dans ce cas, l’important est de mettre en oeuvre une carte fournissant des règles claires et sans ambiguïtés pour qu’elles soient facilement mémorisées par les soldats. Les lieux d’opération pour les interventions de deuxième génération sont souvent dangereux et, dans la majorité des cas, les Casques bleus ont du mal à garder leur impartialité, ne pouvant plus distinguer la victime de son agresseur. En revanche, sur le terrain, l’impartialité est la plus grande assurance des Casques bleus. Considéré comme l’«oxygène » du maintien de la paix, le principe d’impartialité permet aux militaires de l’ONU d’exécuter leur mandat et d’acquérir la confiance de toutes les parties au conflit en gardant la transparence et la clarté de leurs actions à travers les moyens de communication13 . Il faut remarquer que, dans le cadre des opérations d’imposition de la paix, le consentement des parties, un des principes fondementaux des interventions onusiennes, n’est plus recherché. Dans cet environnement dangereux pour la vie des soldats de paix, le Rapport Bahimi (le premier rapport qui étudie en détail et d’une manière réaliste le processus du réforme de l’ONU) souligne le fait qu’« une fois sur le terrain, les Casques bleus doivent être capables d’accomplir leur mission de façon professionnelle et efficace. Cela veut dire que les unités militaires de l’ONU doivent être capables de se défendre elles-mêmes, de défendre les autres composantes de la mission, et de défendre le mandat de celle-ci. Les règles d’engagement doivent être suffisamment fermes pour que les contingents de l’ONU ne soient pas contraints d’abandonner l’initiative à leurs agresseurs »14. Même si on ne comprend pas ce que le Groupe d’étude entend par les « règles d’engagement fermes », l’extension du principe de légitime-défense à la protection du mandat est apparente et la fonction centrale des ROE dans ce nouvel environnement est reconnue 15. Selon Marie-Claude Smouts, « déployée dans un contexte de guerre civile avec un mandat classique de maintien de la paix, une force des Nations Unies ne peut être sur le terrain qu’un otage, un complice ou un ennemi. Dans le pire des cas, elle se trouve dans la position d’être les trois en même temps »16. Dans un environnement incertain, le dilemme du militaire reste le suivant : « Ne pas montrer sa force pour éviter qu’elle soit perçue comme de la provocation, tout en se tenant prêt, le cas échéant, à assumer pleinement le conflit dans une situation de supériorité immédiate. De plus, ses moindres gestes, accentués par 12 Luc Grasset, op.cit, p.101 13 Shashi Tharoor, « Should UN peacekeeping go ‘back to basics’? », Survival, vol.37, no.4, 1995/1996, n°6, p.58 14 Rapport Brahimi, A/55/305 – S/2000/809, Rapport du Groupe d’étude sur les opérations de paix de l’Organisation des Nations Unies, Août 2000, p.X 15 Simon Chesterman, The Use of force in UN peace operations, External Study for the Best Practices Unit, UN Department of Peacekeeping, New York, 2004, p.2 16 Marie-Claude Smouts, « Otage, complice, ennemi. La trilogie infernale », in J.COT (ed.), Opérations des Nations Unies, leçons de terrain, Fondation pour les Etudes de Défense, La Documentation Française, Paris, 1995, p.327 4 les médias omniprésents, peuvent être interprétés en bien ou en mal. Ses seules références sont donc, plus que jamais, les objectifs politiques poursuivis » 17. Dans un tel cadre incertain, les ROE sont l’élément central pour assurer la continuité entre l’autorité politique et l’action militaire. L’encadrement de l’usage de la force au seul cas de légitime défense est souvent la première caractéristique des ROE. Sur ce point, les cultures militaires des nations diffèrent sur le sens et le contenu de la légitime défense. Pour les pays anglo-saxons, l’usage de la force est plus flexible dans le cas de la légitime défense car la définition de ce concept est plus vague. En revanche, pour les pays européens, l’usage de la force suit une démarche très restreinte même en cas de légitime défense. Suivant cette logique, les ROE changent de formes en fonction de la flexibilité des conditions de l’usage de la force déterminées par chaque nation. Les militaires se sont habitués notamment à s’entraîner suivant la culture militaire de leur pays. Dès lors, comment réconcilier ces différentes approches de légitime défense au sein d’une Force multinationale ? Que peut-on attendre des autres pays qui n’ont pas du tout une culture et une expérience des ROE ? Est-il possible que les militaires s’adaptent aux ROE onusiennes ? Quelle serait leur attitude au cas où les ROE de la FMN violeraient les ROE de leurs propres nations ? Quand un Etat participe à une opération multinationale, les ROE doivent être élaborées de manière à ce que le contingent de cet Etat n’agisse pas en contradiction avec leurs ROE nationales. Par exemple, certains Etats peuvent avoir des ROE plus restrictives et/ou flexibles pour l’usage de la force, plus particulièrement quand il s’agit de la « deadly force ». Arriver à harmoniser ces différences devient l’élément clé de la phase d’élaboration des ROE. L’objectif principal est d’éviter que différentes ROE ne soient appliquées en même temps sur le terrain. Quand il s’agit d’une très grande diversité entre les ROE des Etats qui participent à une opération multinationale, il est conseillé de négocier afin d’aboutir à un consensus optimum et de ne pas converger sur le plus petit dénominateur commun. En ce faisant, l’objectif principal est d’aboutir à un consensus dans les délais prévus par l’Organisation pour un déploiement rapide. a)Les principes des ROE : La phase d’élaboration des ROE doit être un processus conforme aux objectifs politiques, militaires et légaux de l’ONU. Dans ce cadre les ROE doivent être désignées et rédigées en respectant certains principes. Le premier de ces principes est celui de restriction qui prévoit une limitation stricte de l’usage de la force en le conditionnant dans le seul cas de légitime défense. Le deuxième est celui de proportionnalité, principe relatif à la limitation de l’usage de la force. Quand bien même, si l’intensité du conflit nécessite l’usage d’une force coercitive, les ROE doivent dans ce cas être élaborées proportionnellement à la gravité de la situation sur le terrain, et doivent toujours rester au niveau le moins coercitif possible 18. Le troisième principe est celui de précaution qui correspond à différencier les combattants de la population civile. Le principe de distinction revient à faire la distinction entre les sujets civils et les 17 Luc Grasset, op.cit, p.101 18 International and Operational Law Department, Operational Law Handbook, The Judge Advocate General’s Legal Center & School, US Army, Charlottesville, Virginia, 2008, p.90 5 objectifs militaires. Ces deux principes sont cruciaux pour que l’opération mise en place afin d’assurer la paix et la sécurité de la population locale, ne devienne pas la cause principale de l’insécurité de cette dernière. Le caractère humanitaire des opérations de paix doit être transmis par les ROE. Toute action susceptible de causer des souffrances humanitaires est interdite par les ROE. Le principe de clarté des ROE est un élément essentiel pour les Casques bleus qui sont censés les appliquer avant l’ouverture du feu, mais aussi pour les factions locales faisant parties du conflit et enfin, pour la population locale. Chaque mot, chaque phrase doit être écrit de façon aussi simple et claire que possible, autorisant ou interdisant telle ou telle action dans telles ou telles circonstances afin d’éviter toute sorte d’ambiguïté. La simplicité est un autre principe fondamental de la lecture, de l’apprentissage et plus particulièrement de la compréhension des ROE par tous. Les ROE doivent être rédigées le plus clairement possible de façon à pouvoir être mémorisées facilement et ainsi ne pas laisser place au doute en cas d’application immédiate19. L’objectif principal de la simplicité est l’utilisation juste des ROE en cas d’urgence. Plus les ROE seront faciles à mémoriser, et plus les casques bleus les appliqueront avec exactitude. La flexibilité est le principe au service des Commandants sur le terrain quand ces derniers estiment nécessaire une restriction des ROE. Cette marge de manœuvre accordée aux Commandants est appelée « comptabilité descendante » ne fonctionnant que dans un seul sens, ce qui empêche toute possibilité d’élargissement des ROE20. La capacité d’adaptabilité des ROE aux exigences des opérations sur le terrain devient un principe essentiel, surtout quand il s’agit d’une opération d’imposition de la paix où l’intervention de l’ONU prend place en plein milieu d’une guerre civile caractérisée par des menaces ambigües et fluides. Comme la situation est en mutation continue, les ROE doivent être dynamiques et ne peuvent rester figées. Il est impératif d’évaluer continuellement l’appropriation des ROE en fonction de l’intensité du conflit. En cas de nécessité, elles doivent posséder une capacité d’évolution en fonction de la situation sur le terrain 21. Au sein d’une Force multinationale composée des contingents provenant de différents pays et chacun ayant sa propre culture militaire, le principe de cohérence entre ces différentes unités doit être est établi à travers les ROE. b)Forces multinationales et interopérabilité culturelle : La nouvelle génération des opérations de paix a incité les armées nationales à se réformer conformément aux particularités spécifiques de ces nouvelles missions, à savoir en se réorganisant en modules prêts au déploiement rapide à tout moment22 . Bernard Boëne indique que cette nouvelle configuration pose deux problèmes : « En premier lieu, celui du temps 19 United Nations, Multi-disciplinary peacekeeping: Lessons from recent UN experience, p.4, n°8 20 François Martineau, « Les règles d’engagement en 10 questions », Doctrine, no.4, 18 Septembre 2004 21 F.M. Lorenz , « Rules of engagement in Somalia: Were they effective? », Naval Law Review, vol.42, 1995, p.62,71 22 Bernard Boëne, « La violence retenue: perspective conceptuelle et historique », in Hubert Jean-Pierre Thomas (dir.), Actes du Colloque des 14, 15 et 16 juin 1994, Les Documents de C2SD, Décembre 2000, p.44 6 nécessaire à la cohésion d’ensemble d’unités réunies à la dernière minute et qui n’ont pas toujours l’habitude d’œuvrer de concert. En second lieu, celui de la spécialisation ou de la polyvalence des modules » 23. Les déploiements de troupes au dernier moment sans entrainement suffisant posent des problèmes graves pour le commandement unifié des opérations 24. A l’exception de l’armée américaine, la spécialisation des modules pose un problème pour les armées occidentales qui ne disposent pas des moyens nécessaires pour créer des modules spécifiques pour les opérations de maintien de la paix. Depuis la fin de la Guerre froide, les défis que rencontrent les armées occidentales les ont forcées à subir une métamorphose pour s’adapter à ces nouvelles missions de maintien de la paix qui ont en réalité une nature d’imposition de la paix. Les problèmes majeurs apparus au cours de ces nouvelles missions sont le manque de direction stratégique ; les mandats vagues et flous ; les moyens limités du siège à New York en terme de personnel, de logistique, de know-how, de budget et d’expérience ; les acteurs au niveau national et international ; l’omniprésence du média international ; le manque de consentement des Etats hôtes, le danger des Etats-faibles, le manque de connaissance et de familiarisation avec la culture locale25. A ces problèmes s’ajoutent la diversité culturelle et la politique de la structure des Forces multinationales dans le théâtre d’opérations et la complexité des ROE appliquées par les Casques bleus. Chaque nation dispose de sa propre philosophie concernant les ROE, et c’est en ce sens que chaque nation interprète de différente façon le principe de l’usage de la force et les conditions reliées à celui-ci. Suivant la perception de l’usage de la force, les ROE peuvent changer de formes, elles peuvent être perçues soit comme des ordres dans le cas de l’Australie et des Etats-Unis où la violation des ordres par les militaires entraîne un processus de responsabilité pénale devant la Cour martiale ; soit comme des directives (guidelines) dans l’exemple du Canada et de la Nouvelle-Zélande. Les actes des militaires dans le cadre de la Force multinationale peuvent susciter une responsabilité pénale sur le plan national. C’est un des problèmes rencontrés par les militaires canadiens qui participent à des opérations de paix et qui violent les lois domestiques à chaque fois qu’ils ont recours à l’emploi de la force au-delà de la légitime défense (comme la défense de la mission). 2) Les difficultés des ROE : les points sensibles Les ROE sont contraires à l’esprit militaire puisque toute riposte offensive est interdite et les soldats sont privés de faire des anticipations. Il existe trois domaines problématiques en ce qui concerne l’élaboration de la méthode des ROE, leur contenu et leur mise en œuvre. Même si toutes les conditions 23 Ibidem 24 Pour les problèmes rencontrés dans les déploiements à la dernière minute, l’expérience du contingent bulgare dans le cadre de l’opération au Cambodge de l’ONU (UNTAC) dévoile clairement les aspects du dysfonctionnement sous trois titres: l’attitude négative des Khmers Rouges à l’égard des pays de l’Europe de l’Est, les difficultés de langue et le manque d’entraînement sérieux in Trevor Findlay (1996), op.cit, p.16 25 Chris Klep & Donna Winslow, « Learning lessons the hard way - Somalia and Srebrenica compared », Small Wars & Insurgencies, vol.10, no.2, 1999, p.93-94 7 préalables au déploiement des troupes sont présentes, à savoir la référence au Chapitre à choisir et l’estimation du mandat en proportion de l’intensité du conflit en place, il se peut, indépendamment de ce processus, que les ROE ne soient pas appropriées à la situation sur le terrain. Au fond de ce décalage éventuel entre les exigences du champ de bataille et la conformité des ROE se trouve la faiblesse du volet militaire de l’ONU, perceptible à travers son expérience des ROE. Le dilemme concernant les ROE apparaît selon deux dimensions : dans un premier temps, ce sont les différentes perceptions de l’usage de la force en cas de légitime défense qui se heurtent les unes aux autres au sein d’une seule Force multinationale. Bien entendu, au fond de cette contradiction se trouve les différentes définitions de la légitime défense données par chacune des nations. Les systèmes juridiques de chaque nation ont leur propre définition en la matière, ainsi que celle concernant l’usage de la force en cas de légitime défense. Notons que pour certains droits nationaux les ripostes contre un acte ou une intention hostile sont considérées dans le cadre de la légitime défense, alors que pour d’autres, ce genre de ripostes fait parti de l’accomplissement de la mission et dépasse le cadre restreint de la légitime défense. Dans un second temps, la protection des civils force, de plus en plus, à dépasser les limites restreintes de l’usage de la force dans une opération de maintien de la paix. A ce stade apparaît le dilemme de l’intervention au-delà des limites prévues afin de protéger les civils. Les simples soldats sur le terrain ont-ils un tel droit ? Quels seraient les conséquences de leurs actes en cas d’excès des limites prévues par les ROE pour la protection des civils ? Que font les Casques bleus afin de détourner ces limitations pour la protection des civils ? a) La faiblesse du mécanisme onusien : Les interventions militaires représentent une “zone grise” pour le droit international, puisqu’elles impliquent un débat sur les plans éthique, politique et juridique, trois domaines entre lesquels les lignes de démarcation sont loin d’être claires 26. A l’origine de cette zone grise se trouve le paradoxe entre, d’une part, l’interdiction de l’usage de la force par la Charte de l’ONU et, d’autre part, l’obligation d’utiliser la force pour établir la paix. La problématique de la conciliation entre l’idée de l’usage de la force et celle de la paix ne donne pas lieu à une réponse précise du droit international. Le Rapport Brahimi affirma explicitement la faiblesse de l’Organisation dans tous les domaines, notamment par l’étude du niveau des effectifs et du financement des services d’appui aux opérations de maintien de la paix27 . Dans le Rapport en question il est affirmé que seulement 11 officiers du bureau du Conseiller militaire ont aidé à trouver les unités militaires pour toutes les opérations de maintien de la paix. C’étaient toujours ces mêmes officiers qui conseillaient les spécialistes concernant les questions politiques du DOMP sur le plan militaire. « Au service de la planification militaire, 10 officiers constituent la capacité du Département en matière de planification des missions militaires au 26 A.P.V. Rogers, « Humanitarian intervention and international law », Harvard Journal of Law & Public Policy, vol.27, no.3, p.725 27 Rapport Brahimi, op.cit, p.34-40 8 niveau opérationnel….Au total, 16 planificateurs constituent la totalité de l’effectif des militaires disponibles pour déterminer de quels effectifs les missions ont besoin au moment de leur lancement ou de leur renforcement, participer aux études techniques et apprécier l’état de préparation des pays susceptibles de fournir des contingents » 28. Un seul officier était chargé d’établir les ROE et les directives à l’intention des commandants des forces pour toutes les opérations. A cause du manque de personnel, les fonctionnaires, sans remplaçants, étaient bloqués au siège à New York et exténués en raison des longues heures de travail. Il leur était impossible de se rendre sur le terrain pour suivre de près le déroulement des opérations de paix. Cette rupture entre le siège et le terrain faisait en sorte que les Commandants se trouvaient seuls et devaient régler leurs problèmes eux-mêmes. « Le personnel sur le terrain se trouve face à des situations difficiles et sa vie est parfois en danger. Il mérite mieux, de même que ceux qui, au siège, voudraient lui apporter un appui efficace » 29. Le processus de réforme de l’ONU a entrainé une amélioration du talon d’Achille par la gestion des ressources humaines de l’Organisation et par l’augmentation du nombre de personnel. Désormais, la question était de pouvoir embaucher des professionnels dans le domaine. Dans sa 61ème session en août 2007, l’Assemblée Générale des Nations Unies affirma qu’il fallait renforcer les capacités dont disposaient les services du siège de l’Organisation afin de mettre sur pied et d’appuyer les opérations de maintien de la paix. Compte tenu de la forte croissance de la demande et de la complexité ainsi que le caractère multidimensionnel de ces opérations, l’Assemblée Générale décida de créer le Département d’appui aux missions DAM (Department of Field Support DFS), pour fournir le soutien des opérations sur le terrain en ce qui concerne le recrutement du personnel, les finances, les achats et la passation des marchés, la logistique, les systèmes de communication et d’informatique, et tout autre aspect de la gestion administrative des missions 30. Une coopération plus renforcée entre le DAM et le Département de la Gestion est souhaitée prioritairement pour surmonter les problèmes techniques des opérations de maintien de la paix31 . en outre, il fut impossible d’échapper à la faiblesse militaire de l’ONU en phase d’élaboration des ROE, souvent adaptées des modèles nationaux en provenance majoritairement des pays nordiques, modèles inappropriés au système onusien. La phase d’élaboration des ROE est marquée par un manque de soin. En effet, elles sont loin d’être compréhensibles, et ce surtout à cause du niveau médiocre de la langue anglaise utilisée dans les cartes des ROE. Les Etats qui fournissent des troupes pour les opérations de maintien de la paix ne sont pas consultés au sujet du contenu des ROE, ni avant, ni après le déploiement de leurs contingents. A cause de cette absence de communication entre le siège et les Etats contributeurs, les troupes nationales n’ont souvent pas assez de temps pour se familiariser avec les ROE et pour s’entraîner 28 Ibid, p.36, §.180 29 Ibid, p.38, §.183 30 A/RES/61/279 31 Bruce Jones & Richard Gowan & Jake Sherman, Building on Brahimi, peacekeeping in an era of strategic uncertainty, A report by NYU Center on International Cooperation, Avril 2009, p.39 9 conformément avant le déploiement32 . Pourtant, la nature de « zone grise » des opérations de maintien de la paix nécessite un entrainement spécial pour les contingents provenant de différents pays 33. Ce processus d’entraînement est essentiel pour que les militaires soient habitués également à l’idée que les ROE de la Force multinationale prévalent sur leurs ROE nationales et qu’ils soient déterminés à utiliser les ROE communes sans les confondre avec les autres directives ou ordres 34. Au lendemain du Rapport Brahimi, l’exécution des recommandations, surtout en ce qui concerne les capacités de déploiement rapide de l’Organisation, est devenu l’objectif principal. Le processus de réforme pour les ROE était destiné à la mise en œuvre d’une modélisation de celles-ci, afin qu’elles soient prêtes à être utilisées rapidement à chaque opération. Le consensus sur les ROE modèles n’a jamais été atteint à cause de la réticence des pays en voie de développement, des principaux contributeurs de troupes, et de la Chine, qui avaient peur que ces nouvelles ROE soient le cheval de Troie de la doctrine militaire de l’occident35 b) Le rôle des commandants pour le développement des ROE: Pour chaque Commandant qui œuvre dans le cadre des opérations de paix, les ROE représentent une partie intégrante du commandement et du contrôle. Elles transmettent notamment les objectifs politiques des civils et les décisions stratégiques des autorités militaires. Les ROE sont un outil de référence encadrant clairement l’usage de la force dans tous ses aspects (circonstances, limites, degrés, types de force). Toutefois, elles sont un instrument de conduite et de contrôle pour le Commandant. L’efficacité des ROE peut être atteinte par la « flexibilité » attribuée aux Commandants, responsables de toutes les actions des contingents qui se trouvent sous leur autorité. Ils doivent veiller à l’incorporation de la direction appropriée de l’usage de la force dans les ROE afin d’harmoniser tous les contingents sous leurs commandements 36. Surtout en cas d’urgence, pour éviter l’escalade de la violence, le Commandant se sert des ROE pour minimiser les problèmes de commandement et de coordination au sein de la Force multinationale composée des contingents entraînés pour agir en fonction de leurs propres commandements nationaux37 . Dans une opération de paix, les ROE sont les premiers éléments qui sont touchés par les dysfonctionnements entre les différentes unités de la chaîne de commandement. 32 United Nations, The Establishment and functioning of UN peacekeeping operations, UN Peacekeeping PDT Standards, Core Pre-Deployment Training Materials, Mai 2009, p.51 33 F.M. Lorenz, op.cit, p.75 34 Jonathan T. Dworken, « Rules of engagement: Lessons from Restore Hope », Military Review, vol.74, no.5, 1994 35 Trevor Findlay, The Use of force in UN peace operations, New York, Oxford University Press, 2002, p.347 36 James C. Duncan, « The Commander’s role in developing rules of engagement », Naval War College Review, Vol. 52 Issue 3, 1999, p.76-90 37 HMSO, Wider peacekeeping, The Army Field Manual Volume 5, Operations other than war, part 2, London,1995, p.6-5, §.19, 21 10 Dans un environnement incertain où les fronts n’existent plus, les belligérants sont dissimulés parmi la population locale, ce qui rend difficile la distinction entre combattants et non-combattants 38. Une fois que les troupes sont sur le terrain, si le Commandant est incertain de l’adéquation des ROE à l’intensité du conflit en place, il doit immédiatement réclamer un changement ou une clarification de celles-ci. Au cas où les ROE ne seraient pas claires ou suffisantes, le Commandant doit demander une clarification de celles-ci à l’autorité supérieure. Quand les Commandants considèrent qu’une explication supplémentaire des ROE est nécessaire, ils préparent un document des ROE plus détaillé pour pouvoir conditionner et contrôler, dans la mesure du possible, la conduite des Casques bleus. Cette approche « législative » des Commandants vise à éliminer tous les doutes éventuels à propos des ROE39 . Cependant, dans ces explications détaillées, il ne peut y avoir de contradiction avec le texte initial des ROE 40. Il faut remarquer que ce droit accordé au Commandant varie en fonction de la permissivité des Etats sur l’autorité et la responsabilité des Commandants. Les ROE sont composées d’interdictions, de restrictions et de permissions. Pour bien guider l’opération sur le terrain, les Commandants ont un « droit d’interprétation » sur l’application des ROE. Afin de ne pas abuser des conditions de l’opération et d’éviter les différentes interprétations entre les Commandants, chacun ayant sa propre culture militaire, ces derniers doivent avoir à l’esprit l’idée qu’ils n’ont pas l’autorité pour appliquer une mesure nonprévue explicitement par les ROE41. B) La construction sociale d’une unité d’interprétation entre les casques bleus : Les casques bleus qui sont, en effet, des soldats formés pour être des guerriers, rencontrent des problèmes d’adaptation à leur rôle en tant que soldats de la paix. Dans une opération de paix, les contingents qui forment la force multinationale ont des difficultés en ce qui concerne l’accomplissement de leurs tâches. La présence de plusieurs contingents constitue un défi puisque chaque contingent se positionne et s’identifie vis-à-vis des autres. Dans une opération, ce ne sont pas seulement les belligérants locaux qui sont perçus comme « l’Autre » par les casques bleus. Ayant chacun une culture militaire stratégique différente, les contingents identifient également au départ comme « l’Autre » les différentes unités qui forment la force multinationale. C’est à travers un entrainement commun qui inciterait, en effet, à une socialisation entre les 38 Au cours de l’opération en Somalie, les combattants ne mettaient pas des uniformes et les Casques bleus avaient du mal à différencier les combattants de la population civile. De ce fait, toute personne constituait une menace directe selon les membres de la Force multinationale qui était sur la place pour secourir la même population, in Karen V. Fair, « The Rules of engagement in Somalia- A judge avocates primer », Small Wars & Insurgencies, vol.8, no.1, 1997, p.109 39 Trevor Findlay, op.cit, p.372-373 40 Il s’agit juste de clarifier les ROE, par exemple en ajoutant « clearly demonstrated » avant « hostile intent ». 41 Alan Cole & Philipp Drew & Rob McLaughlin & Dennis Mandsager, Rules of engagement handbook, International Institute of Humanitarian Law, Sanremo, Novembre 2009, p.5, §19 11 différents contingents d’une force multinationale que les soldats de paix peuvent minimiser les divergences entre eux et peuvent être prêts à riposter en harmonie dans des situations dangereuses puisqu’ils auront une idée et une perception communes des menaces qui les entourent sur le terrain. Au fond de cet argument se trouve la conception que les idées sont construites socialement et qu’elles sont également le produit d’une construction mentale, plus particulièrement, qu’elles sont le produit d’une série de croyances distinctives, principes et attitudes qui façonnent le comportement des individus 42. 1. Une nouvelle identité pour les casques bleus : Les idées sont d’une nature collective et intersubjective c’est-à-dire qu’elles sont partagées entre les individus à travers les valeurs, croyances, principes 43. Conformément au constructivisme, « agissant en fonction d’un horizon idéologique commun et de leurs pratiques représentationnelles, les gens [dans notre travail les casques bleus] sont des agents de leur propre existence sociale leur compréhensions (variables et divergentes) d’eux-mêmes et de leur place dans le monde constituent la substance irréductible de la réalité sociale »44. D’un point de vue sociologique, les acteurs sont motivés par une logique de pertinence où les idées ont un rôle autonome ou substantif afin d’expliquer le comportement commun entre les individus 45. Les agents attribuent un sens au monde en fonction des idées et c’est ainsi que leurs identités se forment46 . De ce fait, l’analyse du processus de construction des identités sociales des agents devient essentielle pour comprendre la formation de leurs intérêts, de leurs actions et plus particulièrement les manières par lesquelles « les agents sociaux interagissent, se forment et s’influencent réciproquement – ce que l’on désigne comme la co-constitution de l’agence et la structure »47 . A la fin d’un processus social d’entrainement commun, les soldats peuvent intérioriser les ROE et c’est ainsi qu’une harmonie puisse être atteinte au sein de la force multinationale. Dans ce cadre, les ROE peuvent servir de guide aux casques bleus afin de développer une nouvelle identité en tant que soldats de la paix et d’attribuer un sens au monde à travers la pratique du maintien de la paix. Dans ce processus, la structure sociale est centrale. Comme nous l’indique Alexander Wendt, l’anarchie entre les amis est totalement différente de l’anarchie entre les ennemis et ces perceptions sont toutes construites par les 42 Nina Tannenwald, «Ideas and explanation: Advancing the theoretical agenda », Journal of Cold War Studies, vol.7, no.2, 2005, p.15 43 Ibidem 44 Alex Macloed & Dan O’Meara, Théories des relations internationales, Athéna Editions, CEPES, Outremont, 2007, p.184 45 Ibid, p.18 46 Ibid, p.19 47 Ibid, p.181 12 structures de connaissance48. Cette connaissance partagée (shared knowledge) est produite et reproduite par les interactions entre les agents 49. Rien n’est statique pour le constructivisme et le changement prend la position clé au sein de cette approche50. a) Le rôle des ROE : La réalité sur le terrain est construite socialement et le focus ontologique du constructivisme sur l’importance des structures à la fois matérielles et idéationnelles peut nous servir à comprendre la formation de la nouvelle identité des soldats 51. La place centrale de l’identité et de la construction mutuelle entre l’agent et la structure, telles qu’elles sont traitées par cette approche sociale des Relations Internationales, sont les éléments qui peuvent expliquer le changement du rôle des soldats. Conformément à cette approche, l’identité des agents est formée à travers l’interaction et la réalité est socialement construite via les normes et les valeurs entre les agents 52. Autrement dit, c’est un processus où la réalité sociale est constituée et reconstituée à travers les actions collectives et les interactions des êtres humains. C’est ainsi qu’Alexander Wendt arriva à prononcer que l’anarchie est bien ce que les Etats en font53 . Le processus d’interaction entre les agents crée les structures sociales de connaissance partagée 54. Dans ce cadre, la politique de self-help introduite par Waltz n’est pas un résultat découlant de la nature anarchique du système car il n’existe pas une logique propre de l’anarchie en dehors de la perception des agents 55. Le système international est conçu anarchique par les agents parce que ces derniers ont une conception pré-donnée de celui-ci alors que cette structure ne dispose ni d’une existence propre, ni d’un pouvoir causal indépendant du processus 56. On peut en déduire que le sens attribué au monde par les agents est construit socialement. Ces derniers ne peuvent pas agir 48 Alexander Wendt, « Constructing international politics », International Security, vol.20, no.1, 1995, p.78 49 Georg Sørensen, « The case for combining material forces and ideas in the study of IR », European Journal of International Relations, vol.14, no.1, 2008, p.10 50 Martha Finnemore & Kathryn Sikkink, « Taking stock: The constructivist research program in International Relations and comparative politics », Annual Review of Political Science, vol.4, 2001, p.394 51 Ted Hopf, « The Promise of Constructivism in International Relations Theory », International Security, vol.23, no.1, 1998, p.172-174 52 Alexander Wendt, « Anarchy is what States make of it: The social construction of power politics », International Organization, vol.46, 1992, p.391–425 53 Ibid, p.395 54 Georg Sørensen, op.cit, p.10 55 Ibid, p.394 56 Ibid, p.395 13 indépendamment de leur identité, ils conçoivent le monde à travers leurs identités 57. Longtemps appliquée aux études sur l’intégration européenne, la construction sociale de l’identité et des intérêts des individus se fait à travers l’échange des normes et l’apprentissage social (social learning) dans un sens intersubjectif entre les agents et les structures 58. De la même manière, les soldats onusiens acquièrent leur nouvelle identité lors de la phase de familiarisation avec leur rôle en tant qu’agent de la paix. Les ROE ont une place centrale dans ce processus puisqu’elles servent de guide aux soldats sur le terrain. Dans ce sens, le système d’entrainement commun poursuit un objectif de clarification des ambiguïtés relatives aux opérations de paix. Dans ces conditions, l’élaboration et plus particulièrement l’écriture des cartes de ROE acquièrent une importance capitale puisqu’elles sont destinées à faire comprendre aux soldats les conditions sur l’usage de la force. Il apparaît deux problèmes concernant l’écriture des cartes de ROE. Tout d’abord, le niveau de connaissance en anglais n’est pas le même pour chaque contingent faisant partie de la force multinationale. Il arrive souvent des malentendus linguistiques horizontaux entre les différents contingents et verticaux concernant la chaîne de commandement de la mission. Ensuite, même si l’anglais est la langue utilisée dans les cartes des ROE, le lexique référentiel diffère d’une opération à l’autre, alors qu’il est essentiel d’avoir une unité concernant, par exemple, sur les définitions des concepts clés. Si on arrive à mettre en place un système d’entraînement commun qui inspirerait des scénarios communs, il serait alors possible que les casques bleus acquièrent une nouvelle identité à travers laquelle ils attribuent un sens identique aux opérations de paix. 2. La rencontre des différentes cultures militaires : la construction d’une norme safe-efficient Les militaires qui font partie de la Force multinationale ont la possibilité d’expérimenter un certain niveau de socialisation. Dans cet environnement social, la culture militaire et stratégique de chaque contingent rencontre les cultures militaires des autres. N’oublions pas de mentionner que potentiellement, la culture stratégique peut être conçue comme une variable indépendante pour expliquer le comportement puisqu’elle crée un milieu idéationnel qui limite les choix59 . A contrario, la culture stratégique peut être considérée comme un 57 Christine Agius, « Transformed beyond recognition? The politics of post-neutrality », Cooperation and Conflict, vol.46, no.3, 2011, p.375 58 Voir, Michael E. Smith, « Conforming to Europe: The domestic impact of EU foreign policy cooperation », Journal of European Public Policy, vol.7, no.4, 2000; Annika Björkdahl, « Norm Advocacy: A Small State Strategy to Influence the EU », Journal of European Public Policy, vol.15, no.1, 2008 59 Alastair Iain Johnston, « Thinking About Strategic Culture », International Security, vol.19, no.4, p.46 14 « contexte » qui aide à comprendre les raisons et les motivations qui résident dans les comportements des acteurs 60. Si ces contingents s’entrainent ensemble au sein d’une même Force internationale, il est fort probable qu’à moyen et à long terme, les militaires développeront une perception commune des menaces, un jugement commun des responsabilités et ainsi qu’un système de ripostes automatiques dans des situations dangereuses. Cette socialisation, ainsi que le fait de subir les mêmes risques sur le terrain, pourraient permettre à moyen et à long terme l’émergence d’une norme de comportement commun entre les militaires de la Force multinationale que nous appelons une norme safe-efficient. Cette norme comprendra deux dimensions dont la première sera destinée à assurer un environnement (sécurisé) safe pour les casques bleus. L’application et l’intériorisation des ROE par les soldats pourront leur servir de guide sur le terrain et ces derniers seront plus en sécurité. La seconde dimension aura comme objectif d’assurer un environnement efficient pour la réussite des opérations de maintien de la paix. Cela peut se faire à travers les Etats qui auront la volonté politique de mettre en œuvre des mandats plus crédibles par l’intermédiaire de cette norme. En outre, un passage d’un régime des ROE vers une norme safe-efficient semble possible si ce passage, renforcé par une socialisation et une culture de risque entre les militaires, était étalé dans le temps. Dans une force multinationale, les militaires qui s’entrainent et qui luttent ensemble développent une série de sens intersubjectifs propres aux opérations de paix. Ces derniers doivent changer leurs attitudes et leurs coutumes afin de s’adapter aux principes fondamentaux des opérations de paix. Ces principes imposent également des impératifs comportementaux sur ces acteurs. De ce fait, à moyen et à long terme, il nous semble possible que les militaires qui œuvrent dans ces opérations développent une norme de conduite pour euxmêmes. Ce faisant, ces derniers pourraient servir de cette norme afin de s’ajuster aux nécessités juridiques, politiques et militaires de l’opération. Dans son ouvrage en 2004, intitulé The Purpose of Intervention, Martha Finnemore a évoqué que ce n’est pas la peur de punition ou l’imposition qui font que les acteurs agissent conformément aux normes internationales mais leur conviction que celles-ci sont légitimes 61. Dans son papier intitulé « Paradoxes in Humanitarian Intervention » présenté à l’Association américaine de science politique, Finnemore affirme que l’«humanitarianism » est conçu comme un intérêt par ceux qui prennent comme référence les études traditionnelles de sécurité62 . Dans ce sens, l’intervention en Somalie est traitée comme un effort fournit par les américains dans le but d’exporter leurs valeurs, alors que l’intervention en Haïti a été entreprise pour empêcher le probable flux migratoire et que les interventions en Bosnie et au Kosovo étaient le résultat d’un besoin 60 Christophe O. Meyer, « Convergence towards a European strategic culture? A constructivist framework for explaining changing norms », European Journal of International Relations, vol. 11, no.4, 2005, p.527 61 Ann Florini, « The evolution of international norms », International Studies Quarterly, vol.40, no.3, Special Issue: Evolutionary Paradigms in the Social Sciences, 1996, p.365 62 Martha Finnemore (2006), Paradoxes in humanitarian intervention, papier présenté à la réunion annuelle de l’Association américaine de science politique, 2006 15 urgent de protéger la crédibilité de l’OTAN ainsi que de maintenir la stabilité en Europe 63. La construction d’une norme safe-efficient de comportement commun et son intériorisation par les militaires qui œuvrent dans les opérations de paix les protégeraient au cas où la responsabilité pénale de ces derniers serait en question. Si les militaires ayant participé à la force multinationale en Irak avaient eu une norme safe-efficient soutenue par un régime des ROE approprié, nous n’aurions probablement pas été témoins des événements comme ceux de la prison d’Abou Ghraib. En violant les ROE, les militaires ont porté atteinte à toute la légitimité (qui était déjà en question) de l’opération. Parce que la légitimité est désormais l’aspect le plus important d’une norme internationale, la création d’une norme safe-efficient pour les militaires ne servirait qu’à renforcer la légitimité de la force multinationale aux yeux de la communauté internationale et ainsi qu’aux yeux de la population locale. Pour les constructivistes, l’humanitarianism est considéré comme une source de l’action d’Etat. Le point de référence pour l’émergence de cette action provient du réseau croissant des normes des droits de l’homme, du droit et des groupes activistes transnationaux qui convainquent et/ou s’imposent aux gouvernements et à l’opinion publique en vue de soutenir les interventions. Selon Finnemore, l’humanitarianism n’est pas une impulsion isolée et elle ne produit pas constamment des effets identiques. Traiter ce concept à l’inverse impliquerait l’ignorance de la relation entre les normes et les moyens par lesquels les normes interagissent. Elle ajoute que les normes ne fonctionnent jamais dans un vacuum mais qu’elles font toujours partie d’une plus large structure normative. Pour comprendre comment fonctionnent les normes, elle suggère de comprendre la complexité, les contradictions et l’imprévisibilité du système normatif dans lequel se forme l’action politique 64. Dans ce réseau d’interaction, chaque décision politique est le résultat d’une confrontation des différentes idées et des normes qui créent des dilemmes éthiques pour ceux qui détiennent le pouvoir de décider. Elle conclut que cette confrontation est naturelle et saine puisque dans le cas contraire, on adopterait des prescriptions au lieu de prendre des décisions politiques. Dans ce sens, le conflit normatif est ce qui crée la décision. Il n’y aurait aucune décision à prendre dans l’absence de ce conflit normatif. CONCLUSION La création d’une norme safe-efficient pour les militaires n’est pas un processus sans difficulté. Du fait de l’imprévisibilité et des incertitudes d’une opération de paix, il est certes difficile d’aboutir à la construction de cette norme commune. Les contradictions provenant de la différence culturelle de chaque contingent et de la différence de leur interprétation des ROE s’ajoutent à ces complexités. Les désaccords entre les Etats qui interviennent dans un conflit sont à l’origine de l’adoption de résolutions floues et par la suite des mandats flous. Les dilemmes autour du concept de l’intervention continueront à occuper 63 Michael Mandelbaum, « Foreign Policy as social work », Foreign Affairs, vol.75, no.1, 1996, p.17, Richard Haas, Intervention: The use of american force in the post-cold war world, Washington, DC: Carnegie Endowment for International Peace, 1994, cité par Martha Finnemore (2006), op.cit, p.2 64 Martha Finnemore, op.cit, p.3 16 une place centrale dans les débats de notre discipline. Les complications propres aux ROE sont difficiles à résoudre à moins qu’il n’existe un consensus autour des définitions clés. Les mandats des opérations ont toujours besoin d’être crédibles et clairs. Néanmoins, c’est la confrontation naturelle de ces complexités qui peut permettre l’énonciation d’une norme de conduite commune. Les échecs onusiens des années 90 en matière de maintien de la paix peuvent fournir une source d’étude afin d’éviter les erreurs et de mettre en place des interventions à des fins de protection humaine plus saines. 17