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LES MILITAIRES DANS LES OPERATIONS DE PAIX : UNE ANALYSE DES
PROBLEMES D’ADAPTATION ET D’ENTRAINEMENT
Les armées nationales sont davantage chargées de missions en dehors
de leurs frontières nationales depuis que les Nations unies (ONU) mettent en
œuvre des opérations de maintien de la paix. Comme Nicholas J. Wheeler
l’indique, les contingents nationaux sont mis au service de l’ONU ou d’une
organisation régionale ou d’un groupe d’Etats afin de protéger des individus qui
ne sont pas leurs propres ressortissants 1. Or, les forces armées conservent
toujours leur vocation initiale, laquelle consiste à défendre l’intégrité du territoire
national et les institutions. Conformément à la définition wébérienne, l’Etat
exerce son « monopole de la violence physique légitime » dans son territoire
déterminé et les armées nationales sont les gardiennes de la défense de l’Etat2 .
Cette fonction principale des armées est motivée et conditionnée par une
préparation continuelle au combat ayant comme finalité la victoire en cas de
guerre. En revanche, les opérations de maintien de la paix sont caractérisées
par une réticence à l’usage de la force, voire une absence de tout recours à la
force, ce qui n’est pas évident à mettre en œuvre sachant que les forces armées
sont formées pour faire la guerre. En dehors de ce non-usage de la force, les
valeurs pour lesquelles les forces armées nationales sont habituées à s’engager
ont changé radicalement, pour rejoindre les valeurs universelles de la sécurité
collective telle qu’elle est envisagée par l’ONU. Ce changement de finalité n’est
pas sans effet sur les armées nationales, surtout sur les contingents appartenant
aux forces multinationales.
La pratique du maintien de la paix a un impact direct sur le métier
de militaire. L’étude du changement de sens et de contenu de ce métier procure
une grille de lecture sur la politique internationale des interventions militaires.
Les forces multinationales des opérations de paix ont constitué un champ
d’action tout nouveau pour les militaires en provenance des différentes armées
nationales. Ces derniers ont eu du mal à s’adapter aux exigences des
opérations traditionnelles de maintien de la paix, marquées par une absence
d’usage de la force. Même si les militaires sont désormais nommés comme les
Casques bleus, au fond, ces derniers sont des soldats entraînés pour être
vainqueurs. Il est clair que, sur un plan national, la fonction principale des
armées est la défense de l’intégrité territoriale, et sur le plan international, leur
mission consiste à remporter les guerres auxquelles leurs pays est partie
prenante 3. Les militaires sont avant tout formés pour faire la guerre et sont
entraînés pour combattre l’ennemi.
Avec la fin de la Guerre froide, le concept « temps de crise » s’ajouta au
lexique militaire autrefois divisé en deux parties : temps de guerre et temps de
paix. Depuis, une nouvelle terminologie des « missions autres que la
guerre » (Operations Other Than War) a commencé à prédominer dans le
1
Nicholas J. Wheeler, Saving Strangers: Humanitarian Intervention in International Society,
Oxford : Oxford University Press, 2000, p.1
2
Max Weber, Le savant et le politique, Paris, Plon, 1995, p.125
3
Bernard Boëne & Saïd Haddad & Thierry Nogues, A missions nouvelles des armées, formations
nouvelles des officiers des armes?, Les Documents de C2SD, Paris, Octobre 2001, p.36
1
contexte militaire 4. Dans les opérations de paix, quels que soient l’intensité de la
crise et les moyens de ripostes accordés aux Casques bleus, la figure de
l’ennemi a été remplacée par celle du belligérant appartenant à telle ou telle
faction locale. Les nouveaux guerriers, difficilement identifiables, ne s’attaquent
plus à l’intégrité territoriale d’une nation mais essayent de menacer la paix et la
sécurité internationales 5.
Dans ce nouvel environnement, la multitude des types de missions qui va
de la surveillance des élections jusqu’à l’imposition de la paix a compliqué
l’adaptation des militaires à leur nouveau rôle. Le point commun de toutes ces
opérations est que la protection des populations en danger l’emporte sur le
combat lui-même ; autrement dit, il s’agit de moins en moins de combattre et de
plus en plus de protéger les populations en danger. La victoire décisive se
transforme en « état de final » où l’objectif est le retour à la paix et à la normalité
civile6 . Le changement de leur rôle « rend problématique la construction d’une
perception claire de leur mission par les militaires, d’autant plus qu’elles sont
susceptibles de se heurter à leurs propres représentations de l’exercice de leur
métier. La question qui émerge est celle de la capacité des hommes et femmes
auxquels incombent ces missions, de donner un sens à leur action : pour qui et
pour quoi intervient-on ? Pour qui et pour quoi risque-t-on sa vie ? En quoi estce légitime ? » 7.
Même si les militaires ne sont pas entraînés et conditionnés pour œuvrer
dans les opérations de paix, quand bien même ils ont le moyen d’effectuer les
objectifs du mandat de leur mission avec exactitude, grâce à la fermeté et la
compatibilité des règles d’engagement (ROE) qui sont des directives
déterminant le niveau de force utilisable au cours de ces opérations 8. L’usage de
la force est au cœur des débats en relation avec les ROE, essentiellement
lorsqu’il est question d’une opération d’imposition de la paix mise en œuvre
conformément aux impositions du Chapitre VII de la Charte, c’est-à-dire avec un
niveau élevé d’usage de la force. Qu’est-ce qui arrive quand les ROE ne sont
pas élaborées conformément au mandat de l’opération ? Comment les militaires
agissent-ils dans une telle circonstance ? Quelle est leur responsabilité en cas
de violation des ROE ? Si les ROE ne sont pas en mesure de concevoir
l’intensité du conflit sur le terrain, comment les militaires peuvent-ils agir pour
accomplir les tâches qui leur sont assignées ? Telles sont les questions que ce
travail est destiné à rechercher les réponses. Pour ce faire, il nous semble utile
d’évoquer dans un premier temps les principes et les problèmes relatifs au
processus de l’élaboration et de la mise en œuvre des ROE. Dans un second
temps, nous allons traiter de l’intériorisation des ROE par les soldats afin de
4
Ibid, p.35, 37-40
5
Luc Grasset,« Les règles d’engagement, un guide indispensable de l’action militaire », Défense
Nationale, no.12, 2000, p.100
6
Ibid, p.99-100
7
Emmanuelle Prévot, L’influence des « nouvelles missions » sur le sens du métier militaire: La
fonction identitaire des représentations professionnelles dans une armée en cours de
professionnalisation, THESE (lettres et sciences humaines, mention sociologie), Paris1, 27
janvier 2006, p.14
8
DOMP, Opérations de maintien de la paix des Nations Unies Principes et Orientations,
approuvé le 18 janvier 2008, date de révision, Janvier 2010, New York, p.39
2
construire une unité d’interprétation entre les différents contingents qui forment
une force multinationale. Bien évidemment, plus cette unité d’interprétation sera
renforcée plus sera solide la nouvelle identité des casques bleus en tant que
soldats de la paix.
A. Les ROE au cœur des opérations de paix :
Dans une mission de maintien de la paix, l’existence de trois principes - le
consentement, l’impartialité et l’usage minimum de la force - est décisive pour
une bonne conduite de l’opération. Conformément au troisième principe, l’emploi
de la force est limité en cas de légitime défense. La définition et le contenu de la
légitime défense restent ambigus et ceci crée un environnement incertain quand
il s’agit de l’usage de la force pour se protéger. Au fur et à mesure que les
interventions de l’ONU ont changé de nature et sont devenues coercitives, les
ROE sont devenues un élément capital qui pèse profondément sur la réussite de
l’opération, et surtout sur la légitimité de l’intervention.
Ceci étant, les ROE restent un domaine très peu étudié par les Relations
Internationales. Souvent conçues comme de simples tactiques militaires, cellesci ne sont pas maîtrisées par les recherches académiques. Les ROE constituent
essentiellement le domaine de recherche des militaires ou des juristes.
Toutefois, il reste beaucoup à élucider en cette matière : quelle est la définition
des ROE utilisées dans les opérations de maintien de la paix? D’où proviennentelles ? A quoi servent-elles exactement ? En quoi consiste leur importance pour
une opération de maintien de la paix ? Qui les utilise ? Quels sont les principes
d’application ? Quelles sont les confusions à éviter ? 9
1. La phase d’élaboration des ROE:
Les ROE sont des directives dérivées d’une autorité militaire compétente.
Elles précisent les circonstances et les limites dans lesquelles les soldats
peuvent ouvrir le feu ou poursuivre le combat10 . autrement dit, les ROE sont des
« directives fixées à l’échelon national ou international et harmonisées entre les
nations et les instances sécuritaires qui y participent en vue d’un engagement
précis. Elles règlent l’engagement des troupes, et en particulier le recours à la
force et aux mesures de contrainte dans le secteur d’engagement, y compris
l’engagement des armes » 11.
Suivant les différentes doctrines militaires nationales, les ROE peuvent
avoir des formes diverses comme les ordres d’exécution et de déploiement ou
les plans opérationnels. Alors que dans certains pays, les ROE ont un statut de
guide pour les forces militaires, dans d’autres, elles sont considérées comme
des commandes légales. Quelles que soient leurs formes, les ROE représentent
l’autorisation ou les limites de l’usage de la force. Les ROE ne sont pas des
tactiques opérationnelles, mais puisqu’elles sont utilisées au niveau tactique
d’une opération, elles sont souvent entendues comme telles. En revanche, elles
9
Pascal Zen-Ruffinen, « Les règles d’engagement (ROE) », Revue Militaire Suisse, avril 2006
http.//www.revuemilitairesuisse.ch/node/16
10
Timothy Zurick, Army dictionary and desk reference, Stackpole Books: Mechanicsburg,
Pennsylvania, 1992, p.176
11
NSA, N° 292-9927 (f), p.38, cité par Pascal Zen-Ruffinen, op.cit.
3
sont des règles techniques qui regroupent les normes politiques et juridiques
applicables 12. Dans les opérations de paix, les soldats gardent la carte des ROE
dans leurs poches. C’est pourquoi les ROE sont rédigées d’une manière très
courte. Dans ce cas, l’important est de mettre en oeuvre une carte fournissant
des règles claires et sans ambiguïtés pour qu’elles soient facilement
mémorisées par les soldats.
Les lieux d’opération pour les interventions de deuxième génération sont
souvent dangereux et, dans la majorité des cas, les Casques bleus ont du mal à
garder leur impartialité, ne pouvant plus distinguer la victime de son agresseur.
En revanche, sur le terrain, l’impartialité est la plus grande assurance des
Casques bleus. Considéré comme l’«oxygène » du maintien de la paix, le
principe d’impartialité permet aux militaires de l’ONU d’exécuter leur mandat et
d’acquérir la confiance de toutes les parties au conflit en gardant la
transparence et la clarté de leurs actions à travers les moyens de
communication13 . Il faut remarquer que, dans le cadre des opérations
d’imposition de la paix, le consentement des parties, un des principes
fondementaux des interventions onusiennes, n’est plus recherché.
Dans cet environnement dangereux pour la vie des soldats de paix, le
Rapport Bahimi (le premier rapport qui étudie en détail et d’une manière réaliste
le processus du réforme de l’ONU) souligne le fait qu’« une fois sur le terrain, les
Casques bleus doivent être capables d’accomplir leur mission de façon
professionnelle et efficace. Cela veut dire que les unités militaires de l’ONU
doivent être capables de se défendre elles-mêmes, de défendre les autres
composantes de la mission, et de défendre le mandat de celle-ci. Les règles
d’engagement doivent être suffisamment fermes pour que les contingents de
l’ONU ne soient pas contraints d’abandonner l’initiative à leurs agresseurs »14.
Même si on ne comprend pas ce que le Groupe d’étude entend par les « règles
d’engagement fermes », l’extension du principe de légitime-défense à la
protection du mandat est apparente et la fonction centrale des ROE dans ce
nouvel environnement est reconnue 15.
Selon Marie-Claude Smouts, « déployée dans un contexte de guerre civile
avec un mandat classique de maintien de la paix, une force des Nations Unies
ne peut être sur le terrain qu’un otage, un complice ou un ennemi. Dans le pire
des cas, elle se trouve dans la position d’être les trois en même temps »16. Dans
un environnement incertain, le dilemme du militaire reste le suivant : « Ne pas
montrer sa force pour éviter qu’elle soit perçue comme de la provocation, tout en
se tenant prêt, le cas échéant, à assumer pleinement le conflit dans une
situation de supériorité immédiate. De plus, ses moindres gestes, accentués par
12
Luc Grasset, op.cit, p.101
13
Shashi Tharoor, « Should UN peacekeeping go ‘back to basics’? », Survival, vol.37, no.4,
1995/1996, n°6, p.58
14
Rapport Brahimi, A/55/305 – S/2000/809, Rapport du Groupe d’étude sur les opérations de
paix de l’Organisation des Nations Unies, Août 2000, p.X
15
Simon Chesterman, The Use of force in UN peace operations, External Study for the Best
Practices Unit, UN Department of Peacekeeping, New York, 2004, p.2
16
Marie-Claude Smouts, « Otage, complice, ennemi. La trilogie infernale », in J.COT (ed.),
Opérations des Nations Unies, leçons de terrain, Fondation pour les Etudes de Défense, La
Documentation Française, Paris, 1995, p.327
4
les médias omniprésents, peuvent être interprétés en bien ou en mal. Ses
seules références sont donc, plus que jamais, les objectifs politiques
poursuivis » 17. Dans un tel cadre incertain, les ROE sont l’élément central pour
assurer la continuité entre l’autorité politique et l’action militaire.
L’encadrement de l’usage de la force au seul cas de légitime défense est
souvent la première caractéristique des ROE. Sur ce point, les cultures militaires
des nations diffèrent sur le sens et le contenu de la légitime défense. Pour les
pays anglo-saxons, l’usage de la force est plus flexible dans le cas de la légitime
défense car la définition de ce concept est plus vague. En revanche, pour les
pays européens, l’usage de la force suit une démarche très restreinte même en
cas de légitime défense. Suivant cette logique, les ROE changent de formes en
fonction de la flexibilité des conditions de l’usage de la force déterminées par
chaque nation. Les militaires se sont habitués notamment à s’entraîner suivant
la culture militaire de leur pays. Dès lors, comment réconcilier ces différentes
approches de légitime défense au sein d’une Force multinationale ? Que peut-on
attendre des autres pays qui n’ont pas du tout une culture et une expérience des
ROE ? Est-il possible que les militaires s’adaptent aux ROE onusiennes ? Quelle
serait leur attitude au cas où les ROE de la FMN violeraient les ROE de leurs
propres nations ?
Quand un Etat participe à une opération multinationale, les ROE doivent
être élaborées de manière à ce que le contingent de cet Etat n’agisse pas en
contradiction avec leurs ROE nationales. Par exemple, certains Etats peuvent
avoir des ROE plus restrictives et/ou flexibles pour l’usage de la force, plus
particulièrement quand il s’agit de la « deadly force ». Arriver à harmoniser ces
différences devient l’élément clé de la phase d’élaboration des ROE. L’objectif
principal est d’éviter que différentes ROE ne soient appliquées en même temps
sur le terrain. Quand il s’agit d’une très grande diversité entre les ROE des Etats
qui participent à une opération multinationale, il est conseillé de négocier afin
d’aboutir à un consensus optimum et de ne pas converger sur le plus petit
dénominateur commun. En ce faisant, l’objectif principal est d’aboutir à un
consensus dans les délais prévus par l’Organisation pour un déploiement rapide.
a)Les principes des ROE :
La phase d’élaboration des ROE doit être un processus conforme aux
objectifs politiques, militaires et légaux de l’ONU. Dans ce cadre les ROE
doivent être désignées et rédigées en respectant certains principes. Le premier
de ces principes est celui de restriction qui prévoit une limitation stricte de
l’usage de la force en le conditionnant dans le seul cas de légitime défense. Le
deuxième est celui de proportionnalité, principe relatif à la limitation de l’usage
de la force. Quand bien même, si l’intensité du conflit nécessite l’usage d’une
force coercitive, les ROE doivent dans ce cas être élaborées
proportionnellement à la gravité de la situation sur le terrain, et doivent toujours
rester au niveau le moins coercitif possible 18. Le troisième principe est celui de
précaution qui correspond à différencier les combattants de la population civile.
Le principe de distinction revient à faire la distinction entre les sujets civils et les
17
Luc Grasset, op.cit, p.101
18
International and Operational Law Department, Operational Law Handbook, The Judge
Advocate General’s Legal Center & School, US Army, Charlottesville, Virginia, 2008, p.90
5
objectifs militaires. Ces deux principes sont cruciaux pour que l’opération mise
en place afin d’assurer la paix et la sécurité de la population locale, ne devienne
pas la cause principale de l’insécurité de cette dernière. Le caractère
humanitaire des opérations de paix doit être transmis par les ROE. Toute action
susceptible de causer des souffrances humanitaires est interdite par les ROE.
Le principe de clarté des ROE est un élément essentiel pour les Casques bleus
qui sont censés les appliquer avant l’ouverture du feu, mais aussi pour les
factions locales faisant parties du conflit et enfin, pour la population locale.
Chaque mot, chaque phrase doit être écrit de façon aussi simple et claire que
possible, autorisant ou interdisant telle ou telle action dans telles ou telles
circonstances afin d’éviter toute sorte d’ambiguïté. La simplicité est un autre
principe fondamental de la lecture, de l’apprentissage et plus particulièrement de
la compréhension des ROE par tous. Les ROE doivent être rédigées le plus
clairement possible de façon à pouvoir être mémorisées facilement et ainsi ne
pas laisser place au doute en cas d’application immédiate19. L’objectif principal
de la simplicité est l’utilisation juste des ROE en cas d’urgence. Plus les ROE
seront faciles à mémoriser, et plus les casques bleus les appliqueront avec
exactitude. La flexibilité est le principe au service des Commandants sur le
terrain quand ces derniers estiment nécessaire une restriction des ROE. Cette
marge de manœuvre accordée aux Commandants est appelée « comptabilité
descendante » ne fonctionnant que dans un seul sens, ce qui empêche toute
possibilité d’élargissement des ROE20. La capacité d’adaptabilité des ROE aux
exigences des opérations sur le terrain devient un principe essentiel, surtout
quand il s’agit d’une opération d’imposition de la paix où l’intervention de l’ONU
prend place en plein milieu d’une guerre civile caractérisée par des menaces
ambigües et fluides. Comme la situation est en mutation continue, les ROE
doivent être dynamiques et ne peuvent rester figées. Il est impératif d’évaluer
continuellement l’appropriation des ROE en fonction de l’intensité du conflit. En
cas de nécessité, elles doivent posséder une capacité d’évolution en fonction de
la situation sur le terrain 21. Au sein d’une Force multinationale composée des
contingents provenant de différents pays et chacun ayant sa propre culture
militaire, le principe de cohérence entre ces différentes unités doit être est établi
à travers les ROE.
b)Forces multinationales et interopérabilité culturelle :
La nouvelle génération des opérations de paix a incité les armées
nationales à se réformer conformément aux particularités spécifiques de ces
nouvelles missions, à savoir en se réorganisant en modules prêts
au déploiement rapide à tout moment22 . Bernard Boëne indique que cette
nouvelle configuration pose deux problèmes : « En premier lieu, celui du temps
19
United Nations, Multi-disciplinary peacekeeping: Lessons from recent UN experience, p.4, n°8
20
François Martineau, « Les règles d’engagement en 10 questions », Doctrine, no.4, 18
Septembre 2004
21
F.M. Lorenz , « Rules of engagement in Somalia: Were they effective? », Naval Law Review,
vol.42, 1995, p.62,71
22
Bernard Boëne, « La violence retenue: perspective conceptuelle et historique », in Hubert
Jean-Pierre Thomas (dir.), Actes du Colloque des 14, 15 et 16 juin 1994, Les Documents de
C2SD, Décembre 2000, p.44
6
nécessaire à la cohésion d’ensemble d’unités réunies à la dernière minute et qui
n’ont pas toujours l’habitude d’œuvrer de concert. En second lieu, celui de la
spécialisation ou de la polyvalence des modules » 23. Les déploiements de
troupes au dernier moment sans entrainement suffisant posent des problèmes
graves pour le commandement unifié des opérations 24. A l’exception de l’armée
américaine, la spécialisation des modules pose un problème pour les armées
occidentales qui ne disposent pas des moyens nécessaires pour créer des
modules spécifiques pour les opérations de maintien de la paix.
Depuis la fin de la Guerre froide, les défis que rencontrent les armées
occidentales les ont forcées à subir une métamorphose pour s’adapter à ces
nouvelles missions de maintien de la paix qui ont en réalité une nature
d’imposition de la paix. Les problèmes majeurs apparus au cours de ces
nouvelles missions sont le manque de direction stratégique ; les mandats
vagues et flous ; les moyens limités du siège à New York en terme de personnel,
de logistique, de know-how, de budget et d’expérience ; les acteurs au niveau
national et international ; l’omniprésence du média international ; le manque de
consentement des Etats hôtes, le danger des Etats-faibles, le manque de
connaissance et de familiarisation avec la culture locale25. A ces problèmes
s’ajoutent la diversité culturelle et la politique de la structure des Forces
multinationales dans le théâtre d’opérations et la complexité des ROE
appliquées par les Casques bleus.
Chaque nation dispose de sa propre philosophie concernant les ROE, et
c’est en ce sens que chaque nation interprète de différente façon le principe de
l’usage de la force et les conditions reliées à celui-ci. Suivant la perception de
l’usage de la force, les ROE peuvent changer de formes, elles peuvent être
perçues soit comme des ordres dans le cas de l’Australie et des Etats-Unis où la
violation des ordres par les militaires entraîne un processus de responsabilité
pénale devant la Cour martiale ; soit comme des directives (guidelines) dans
l’exemple du Canada et de la Nouvelle-Zélande. Les actes des militaires dans le
cadre de la Force multinationale peuvent susciter une responsabilité pénale sur
le plan national. C’est un des problèmes rencontrés par les militaires canadiens
qui participent à des opérations de paix et qui violent les lois domestiques à
chaque fois qu’ils ont recours à l’emploi de la force au-delà de la légitime
défense (comme la défense de la mission).
2) Les difficultés des ROE : les points sensibles
Les ROE sont contraires à l’esprit militaire puisque toute riposte offensive
est interdite et les soldats sont privés de faire des anticipations. Il existe trois
domaines problématiques en ce qui concerne l’élaboration de la méthode des
ROE, leur contenu et leur mise en œuvre. Même si toutes les conditions
23
Ibidem
24
Pour les problèmes rencontrés dans les déploiements à la dernière minute, l’expérience du
contingent bulgare dans le cadre de l’opération au Cambodge de l’ONU (UNTAC) dévoile
clairement les aspects du dysfonctionnement sous trois titres: l’attitude négative des Khmers
Rouges à l’égard des pays de l’Europe de l’Est, les difficultés de langue et le manque
d’entraînement sérieux in Trevor Findlay (1996), op.cit, p.16
25
Chris Klep & Donna Winslow, « Learning lessons the hard way - Somalia and Srebrenica
compared », Small Wars & Insurgencies, vol.10, no.2, 1999, p.93-94
7
préalables au déploiement des troupes sont présentes, à savoir la référence au
Chapitre à choisir et l’estimation du mandat en proportion de l’intensité du conflit
en place, il se peut, indépendamment de ce processus, que les ROE ne soient
pas appropriées à la situation sur le terrain. Au fond de ce décalage éventuel
entre les exigences du champ de bataille et la conformité des ROE se trouve la
faiblesse du volet militaire de l’ONU, perceptible à travers son expérience des
ROE.
Le dilemme concernant les ROE apparaît selon deux dimensions : dans
un premier temps, ce sont les différentes perceptions de l’usage de la force en
cas de légitime défense qui se heurtent les unes aux autres au sein d’une
seule Force multinationale. Bien entendu, au fond de cette contradiction se
trouve les différentes définitions de la légitime défense données par chacune
des nations. Les systèmes juridiques de chaque nation ont leur propre définition
en la matière, ainsi que celle concernant l’usage de la force en cas de légitime
défense. Notons que pour certains droits nationaux les ripostes contre un acte
ou une intention hostile sont considérées dans le cadre de la légitime défense,
alors que pour d’autres, ce genre de ripostes fait parti de l’accomplissement de
la mission et dépasse le cadre restreint de la légitime défense. Dans un second
temps, la protection des civils force, de plus en plus, à dépasser les limites
restreintes de l’usage de la force dans une opération de maintien de la paix. A ce
stade apparaît le dilemme de l’intervention au-delà des limites prévues afin de
protéger les civils. Les simples soldats sur le terrain ont-ils un tel droit ? Quels
seraient les conséquences de leurs actes en cas d’excès des limites prévues par
les ROE pour la protection des civils ? Que font les Casques bleus afin de
détourner ces limitations pour la protection des civils ?
a) La faiblesse du mécanisme onusien :
Les interventions militaires représentent une “zone grise” pour le droit
international, puisqu’elles impliquent un débat sur les plans éthique, politique et
juridique, trois domaines entre lesquels les lignes de démarcation sont loin
d’être claires 26. A l’origine de cette zone grise se trouve le paradoxe entre, d’une
part, l’interdiction de l’usage de la force par la Charte de l’ONU et, d’autre part,
l’obligation d’utiliser la force pour établir la paix. La problématique de la
conciliation entre l’idée de l’usage de la force et celle de la paix ne donne pas
lieu à une réponse précise du droit international.
Le Rapport Brahimi affirma explicitement la faiblesse de l’Organisation
dans tous les domaines, notamment par l’étude du niveau des effectifs et du
financement des services d’appui aux opérations de maintien de la paix27 . Dans
le Rapport en question il est affirmé que seulement 11 officiers du bureau du
Conseiller militaire ont aidé à trouver les unités militaires pour toutes les
opérations de maintien de la paix. C’étaient toujours ces mêmes officiers qui
conseillaient les spécialistes concernant les questions politiques du DOMP sur le
plan militaire. « Au service de la planification militaire, 10 officiers constituent la
capacité du Département en matière de planification des missions militaires au
26
A.P.V. Rogers, « Humanitarian intervention and international law », Harvard Journal of Law &
Public Policy, vol.27, no.3, p.725
27
Rapport Brahimi, op.cit, p.34-40
8
niveau opérationnel….Au total, 16 planificateurs constituent la totalité de
l’effectif des militaires disponibles pour déterminer de quels effectifs les missions
ont besoin au moment de leur lancement ou de leur renforcement, participer aux
études techniques et apprécier l’état de préparation des pays susceptibles de
fournir des contingents » 28. Un seul officier était chargé d’établir les ROE et les
directives à l’intention des commandants des forces pour toutes les opérations.
A cause du manque de personnel, les fonctionnaires, sans remplaçants,
étaient bloqués au siège à New York et exténués en raison des longues heures
de travail. Il leur était impossible de se rendre sur le terrain pour suivre de près
le déroulement des opérations de paix. Cette rupture entre le siège et le terrain
faisait en sorte que les Commandants se trouvaient seuls et devaient régler
leurs problèmes eux-mêmes. « Le personnel sur le terrain se trouve face à des
situations difficiles et sa vie est parfois en danger. Il mérite mieux, de même que
ceux qui, au siège, voudraient lui apporter un appui efficace » 29.
Le processus de réforme de l’ONU a entrainé une amélioration du talon
d’Achille par la gestion des ressources humaines de l’Organisation et par
l’augmentation du nombre de personnel. Désormais, la question était de pouvoir
embaucher des professionnels dans le domaine. Dans sa 61ème session en août
2007, l’Assemblée Générale des Nations Unies affirma qu’il fallait renforcer les
capacités dont disposaient les services du siège de l’Organisation afin de mettre
sur pied et d’appuyer les opérations de maintien de la paix. Compte tenu de la
forte croissance de la demande et de la complexité ainsi que le caractère
multidimensionnel de ces opérations, l’Assemblée Générale décida de créer le
Département d’appui aux missions DAM (Department of Field Support DFS),
pour fournir le soutien des opérations sur le terrain en ce qui concerne le
recrutement du personnel, les finances, les achats et la passation des marchés,
la logistique, les systèmes de communication et d’informatique, et tout autre
aspect de la gestion administrative des missions 30. Une coopération plus
renforcée entre le DAM et le Département de la Gestion est souhaitée
prioritairement pour surmonter les problèmes techniques des opérations de
maintien de la paix31 .
en outre, il fut impossible d’échapper à la faiblesse militaire de l’ONU en
phase d’élaboration des ROE, souvent adaptées des modèles nationaux en
provenance majoritairement des pays nordiques, modèles inappropriés au
système onusien. La phase d’élaboration des ROE est marquée par un manque
de soin. En effet, elles sont loin d’être compréhensibles, et ce surtout à cause du
niveau médiocre de la langue anglaise utilisée dans les cartes des ROE. Les
Etats qui fournissent des troupes pour les opérations de maintien de la paix ne
sont pas consultés au sujet du contenu des ROE, ni avant, ni après le
déploiement de leurs contingents. A cause de cette absence de communication
entre le siège et les Etats contributeurs, les troupes nationales n’ont souvent pas
assez de temps pour se familiariser avec les ROE et pour s’entraîner
28
Ibid, p.36, §.180
29
Ibid, p.38, §.183
30
A/RES/61/279
31
Bruce Jones & Richard Gowan & Jake Sherman, Building on Brahimi, peacekeeping in an era
of strategic uncertainty, A report by NYU Center on International Cooperation, Avril 2009, p.39
9
conformément avant le déploiement32 . Pourtant, la nature de « zone grise » des
opérations de maintien de la paix nécessite un entrainement spécial pour les
contingents provenant de différents pays 33. Ce processus d’entraînement est
essentiel pour que les militaires soient habitués également à l’idée que les ROE
de la Force multinationale prévalent sur leurs ROE nationales et qu’ils soient
déterminés à utiliser les ROE communes sans les confondre avec les autres
directives ou ordres 34.
Au lendemain du Rapport Brahimi, l’exécution des recommandations,
surtout en ce qui concerne les capacités de déploiement rapide de
l’Organisation, est devenu l’objectif principal. Le processus de réforme pour les
ROE était destiné à la mise en œuvre d’une modélisation de celles-ci, afin
qu’elles soient prêtes à être utilisées rapidement à chaque opération. Le
consensus sur les ROE modèles n’a jamais été atteint à cause de la réticence
des pays en voie de développement, des principaux contributeurs de troupes, et
de la Chine, qui avaient peur que ces nouvelles ROE soient le cheval de Troie
de la doctrine militaire de l’occident35
b) Le rôle des commandants pour le développement des ROE:
Pour chaque Commandant qui œuvre dans le cadre des opérations de
paix, les ROE représentent une partie intégrante du commandement et du
contrôle. Elles transmettent notamment les objectifs politiques des civils et les
décisions stratégiques des autorités militaires. Les ROE sont un outil de
référence encadrant clairement l’usage de la force dans tous ses aspects
(circonstances, limites, degrés, types de force). Toutefois, elles sont un
instrument de conduite et de contrôle pour le Commandant. L’efficacité des ROE
peut être atteinte par la « flexibilité » attribuée aux Commandants, responsables
de toutes les actions des contingents qui se trouvent sous leur autorité. Ils
doivent veiller à l’incorporation de la direction appropriée de l’usage de la force
dans les ROE afin d’harmoniser tous les contingents sous leurs
commandements 36. Surtout en cas d’urgence, pour éviter l’escalade de la
violence, le Commandant se sert des ROE pour minimiser les problèmes de
commandement et de coordination au sein de la Force multinationale composée
des contingents entraînés pour agir en fonction de leurs propres
commandements nationaux37 . Dans une opération de paix, les ROE sont les
premiers éléments qui sont touchés par les dysfonctionnements entre les
différentes unités de la chaîne de commandement.
32
United Nations, The Establishment and functioning of UN peacekeeping operations, UN
Peacekeeping PDT Standards, Core Pre-Deployment Training Materials, Mai 2009, p.51
33
F.M. Lorenz, op.cit, p.75
34
Jonathan T. Dworken, « Rules of engagement: Lessons from Restore Hope », Military
Review, vol.74, no.5, 1994
35
Trevor Findlay, The Use of force in UN peace operations, New York, Oxford University Press,
2002, p.347
36
James C. Duncan, « The Commander’s role in developing rules of engagement », Naval War
College Review, Vol. 52 Issue 3, 1999, p.76-90
37
HMSO, Wider peacekeeping, The Army Field Manual Volume 5, Operations other than war,
part 2, London,1995, p.6-5, §.19, 21
10
Dans un environnement incertain où les fronts n’existent plus, les
belligérants sont dissimulés parmi la population locale, ce qui rend difficile la
distinction entre combattants et non-combattants 38. Une fois que les troupes sont
sur le terrain, si le Commandant est incertain de l’adéquation des ROE à
l’intensité du conflit en place, il doit immédiatement réclamer un changement ou
une clarification de celles-ci. Au cas où les ROE ne seraient pas claires ou
suffisantes, le Commandant doit demander une clarification de celles-ci à
l’autorité supérieure.
Quand les Commandants considèrent qu’une explication supplémentaire
des ROE est nécessaire, ils préparent un document des ROE plus détaillé pour
pouvoir conditionner et contrôler, dans la mesure du possible, la conduite des
Casques bleus. Cette approche « législative » des Commandants vise à éliminer
tous les doutes éventuels à propos des ROE39 . Cependant, dans ces
explications détaillées, il ne peut y avoir de contradiction avec le texte initial des
ROE 40. Il faut remarquer que ce droit accordé au Commandant varie en fonction
de la permissivité des Etats sur l’autorité et la responsabilité des Commandants.
Les ROE sont composées d’interdictions, de restrictions et de
permissions. Pour bien guider l’opération sur le terrain, les Commandants ont un
« droit d’interprétation » sur l’application des ROE. Afin de ne pas abuser des
conditions de l’opération et d’éviter les différentes interprétations entre les
Commandants, chacun ayant sa propre culture militaire, ces derniers doivent
avoir à l’esprit l’idée qu’ils n’ont pas l’autorité pour appliquer une mesure nonprévue explicitement par les ROE41.
B) La construction sociale d’une unité d’interprétation entre les casques
bleus :
Les casques bleus qui sont, en effet, des soldats formés pour être des
guerriers, rencontrent des problèmes d’adaptation à leur rôle en tant que soldats
de la paix. Dans une opération de paix, les contingents qui forment la force
multinationale ont des difficultés en ce qui concerne l’accomplissement de leurs
tâches. La présence de plusieurs contingents constitue un défi puisque chaque
contingent se positionne et s’identifie vis-à-vis des autres. Dans une opération,
ce ne sont pas seulement les belligérants locaux qui sont perçus comme
« l’Autre » par les casques bleus. Ayant chacun une culture militaire stratégique
différente, les contingents identifient également au départ comme « l’Autre » les
différentes unités qui forment la force multinationale. C’est à travers un
entrainement commun qui inciterait, en effet, à une socialisation entre les
38
Au cours de l’opération en Somalie, les combattants ne mettaient pas des uniformes et les
Casques bleus avaient du mal à différencier les combattants de la population civile. De ce fait,
toute personne constituait une menace directe selon les membres de la Force multinationale qui
était sur la place pour secourir la même population, in Karen V. Fair, « The Rules of engagement
in Somalia- A judge avocates primer », Small Wars & Insurgencies, vol.8, no.1, 1997, p.109
39
Trevor Findlay, op.cit, p.372-373
40
Il s’agit juste de clarifier les ROE, par exemple en ajoutant « clearly demonstrated » avant
« hostile intent ».
41
Alan Cole & Philipp Drew & Rob McLaughlin & Dennis Mandsager, Rules of engagement
handbook, International Institute of Humanitarian Law, Sanremo, Novembre 2009, p.5, §19
11
différents contingents d’une force multinationale que les soldats de paix peuvent
minimiser les divergences entre eux et peuvent être prêts à riposter en harmonie
dans des situations dangereuses puisqu’ils auront une idée et une perception
communes des menaces qui les entourent sur le terrain. Au fond de cet
argument se trouve la conception que les idées sont construites socialement et
qu’elles sont également le produit d’une construction mentale, plus
particulièrement, qu’elles sont le produit d’une série de croyances distinctives,
principes et attitudes qui façonnent le comportement des individus 42.
1. Une nouvelle identité pour les casques bleus :
Les idées sont d’une nature collective et intersubjective c’est-à-dire
qu’elles sont partagées entre les individus à travers les valeurs, croyances,
principes 43. Conformément au constructivisme, « agissant en fonction d’un
horizon idéologique commun et de leurs pratiques représentationnelles, les gens
[dans notre travail les casques bleus] sont des agents de leur propre existence
sociale leur compréhensions (variables et divergentes) d’eux-mêmes et de leur
place dans le monde constituent la substance irréductible de la réalité
sociale »44. D’un point de vue sociologique, les acteurs sont motivés par une
logique de pertinence où les idées ont un rôle autonome ou substantif afin
d’expliquer le comportement commun entre les individus 45. Les agents attribuent
un sens au monde en fonction des idées et c’est ainsi que leurs identités se
forment46 . De ce fait, l’analyse du processus de construction des identités
sociales des agents devient essentielle pour comprendre la formation de leurs
intérêts, de leurs actions et plus particulièrement les manières par lesquelles
« les agents sociaux interagissent, se forment et s’influencent réciproquement –
ce que l’on désigne comme la co-constitution de l’agence et la structure »47 .
A la fin d’un processus social d’entrainement commun, les soldats peuvent
intérioriser les ROE et c’est ainsi qu’une harmonie puisse être atteinte au sein
de la force multinationale. Dans ce cadre, les ROE peuvent servir de guide aux
casques bleus afin de développer une nouvelle identité en tant que soldats de la
paix et d’attribuer un sens au monde à travers la pratique du maintien de la paix.
Dans ce processus, la structure sociale est centrale. Comme nous l’indique
Alexander Wendt, l’anarchie entre les amis est totalement différente de
l’anarchie entre les ennemis et ces perceptions sont toutes construites par les
42
Nina Tannenwald, «Ideas and explanation: Advancing the theoretical agenda », Journal of
Cold War Studies, vol.7, no.2, 2005, p.15
43
Ibidem
44
Alex Macloed & Dan O’Meara, Théories des relations internationales, Athéna Editions, CEPES,
Outremont, 2007, p.184
45
Ibid, p.18
46
Ibid, p.19
47
Ibid, p.181
12
structures de connaissance48. Cette connaissance partagée (shared knowledge)
est produite et reproduite par les interactions entre les agents 49. Rien n’est
statique pour le constructivisme et le changement prend la position clé au sein
de cette approche50.
a) Le rôle des ROE :
La réalité sur le terrain est construite socialement et le focus ontologique
du constructivisme sur l’importance des structures à la fois matérielles et
idéationnelles peut nous servir à comprendre la formation de la nouvelle identité
des soldats 51. La place centrale de l’identité et de la construction mutuelle entre
l’agent et la structure, telles qu’elles sont traitées par cette approche sociale des
Relations Internationales, sont les éléments qui peuvent expliquer le
changement du rôle des soldats. Conformément à cette approche, l’identité des
agents est formée à travers l’interaction et la réalité est socialement construite
via les normes et les valeurs entre les agents 52. Autrement dit, c’est un
processus où la réalité sociale est constituée et reconstituée à travers les
actions collectives et les interactions des êtres humains. C’est ainsi
qu’Alexander Wendt arriva à prononcer que l’anarchie est bien ce que les Etats
en font53 . Le processus d’interaction entre les agents crée les structures sociales
de connaissance partagée 54. Dans ce cadre, la politique de self-help introduite
par Waltz n’est pas un résultat découlant de la nature anarchique du système
car il n’existe pas une logique propre de l’anarchie en dehors de la perception
des agents 55. Le système international est conçu anarchique par les agents
parce que ces derniers ont une conception pré-donnée de celui-ci alors que
cette structure ne dispose ni d’une existence propre, ni d’un pouvoir causal
indépendant du processus 56. On peut en déduire que le sens attribué au monde
par les agents est construit socialement. Ces derniers ne peuvent pas agir
48
Alexander Wendt, « Constructing international politics », International Security, vol.20, no.1,
1995, p.78
49
Georg Sørensen, « The case for combining material forces and ideas in the study of IR »,
European Journal of International Relations, vol.14, no.1, 2008, p.10
50
Martha Finnemore & Kathryn Sikkink, « Taking stock: The constructivist research program in
International Relations and comparative politics », Annual Review of Political Science, vol.4,
2001, p.394
51
Ted Hopf, « The Promise of Constructivism in International Relations Theory », International
Security, vol.23, no.1, 1998, p.172-174
52
Alexander Wendt, « Anarchy is what States make of it: The social construction of power politics
», International Organization, vol.46, 1992, p.391–425
53
Ibid, p.395
54
Georg Sørensen, op.cit, p.10
55
Ibid, p.394
56
Ibid, p.395
13
indépendamment de leur identité, ils conçoivent le monde à travers leurs
identités 57.
Longtemps appliquée aux études sur l’intégration européenne, la
construction sociale de l’identité et des intérêts des individus se fait à travers
l’échange des normes et l’apprentissage social (social learning) dans un sens
intersubjectif entre les agents et les structures 58. De la même manière, les
soldats onusiens acquièrent leur nouvelle identité lors de la phase de
familiarisation avec leur rôle en tant qu’agent de la paix. Les ROE ont une place
centrale dans ce processus puisqu’elles servent de guide aux soldats sur le
terrain. Dans ce sens, le système d’entrainement commun poursuit un objectif
de clarification des ambiguïtés relatives aux opérations de paix.
Dans ces conditions, l’élaboration et plus particulièrement l’écriture des
cartes de ROE acquièrent une importance capitale puisqu’elles sont destinées à
faire comprendre aux soldats les conditions sur l’usage de la force. Il apparaît
deux problèmes concernant l’écriture des cartes de ROE. Tout d’abord, le niveau
de connaissance en anglais n’est pas le même pour chaque contingent faisant
partie de la force multinationale. Il arrive souvent des malentendus linguistiques
horizontaux entre les différents contingents et verticaux concernant la chaîne de
commandement de la mission. Ensuite, même si l’anglais est la langue utilisée
dans les cartes des ROE, le lexique référentiel diffère d’une opération à l’autre,
alors qu’il est essentiel d’avoir une unité concernant, par exemple, sur les
définitions des concepts clés.
Si on arrive à mettre en place un système d’entraînement commun qui
inspirerait des scénarios communs, il serait alors possible que les casques bleus
acquièrent une nouvelle identité à travers laquelle ils attribuent un sens
identique aux opérations de paix.
2. La rencontre des différentes cultures militaires : la construction d’une
norme safe-efficient
Les militaires qui font partie de la Force multinationale ont la possibilité
d’expérimenter un certain niveau de socialisation. Dans cet environnement
social, la culture militaire et stratégique de chaque contingent rencontre les
cultures militaires des autres. N’oublions pas de mentionner que potentiellement,
la culture stratégique peut être conçue comme une variable indépendante pour
expliquer le comportement puisqu’elle crée un milieu idéationnel qui limite les
choix59 . A contrario, la culture stratégique peut être considérée comme un
57
Christine Agius, « Transformed beyond recognition? The politics of post-neutrality »,
Cooperation and Conflict, vol.46, no.3, 2011, p.375
58
Voir, Michael E. Smith, « Conforming to Europe: The domestic impact of EU foreign policy
cooperation », Journal of European Public Policy, vol.7, no.4, 2000; Annika Björkdahl, « Norm
Advocacy: A Small State Strategy to Influence the EU », Journal of European Public Policy,
vol.15, no.1, 2008
59
Alastair Iain Johnston, « Thinking About Strategic Culture », International Security, vol.19,
no.4, p.46
14
« contexte » qui aide à comprendre les raisons et les motivations qui résident
dans les comportements des acteurs 60.
Si ces contingents s’entrainent ensemble au sein d’une même Force
internationale, il est fort probable qu’à moyen et à long terme, les militaires
développeront une perception commune des menaces, un jugement commun
des responsabilités et ainsi qu’un système de ripostes automatiques dans des
situations dangereuses. Cette socialisation, ainsi que le fait de subir les mêmes
risques sur le terrain, pourraient permettre à moyen et à long terme l’émergence
d’une norme de comportement commun entre les militaires de la Force
multinationale que nous appelons une norme safe-efficient. Cette norme
comprendra deux dimensions dont la première sera destinée à assurer un
environnement (sécurisé) safe pour les casques bleus. L’application et
l’intériorisation des ROE par les soldats pourront leur servir de guide sur le
terrain et ces derniers seront plus en sécurité. La seconde dimension aura
comme objectif d’assurer un environnement efficient pour la réussite des
opérations de maintien de la paix. Cela peut se faire à travers les Etats qui
auront la volonté politique de mettre en œuvre des mandats plus crédibles par
l’intermédiaire de cette norme. En outre, un passage d’un régime des ROE vers
une norme safe-efficient semble possible si ce passage, renforcé par une
socialisation et une culture de risque entre les militaires, était étalé dans le
temps.
Dans une force multinationale, les militaires qui s’entrainent et qui luttent
ensemble développent une série de sens intersubjectifs propres aux opérations
de paix. Ces derniers doivent changer leurs attitudes et leurs coutumes afin de
s’adapter aux principes fondamentaux des opérations de paix. Ces principes
imposent également des impératifs comportementaux sur ces acteurs. De ce
fait, à moyen et à long terme, il nous semble possible que les militaires qui
œuvrent dans ces opérations développent une norme de conduite pour euxmêmes. Ce faisant, ces derniers pourraient servir de cette norme afin de
s’ajuster aux nécessités juridiques, politiques et militaires de l’opération.
Dans son ouvrage en 2004, intitulé The Purpose of Intervention, Martha
Finnemore a évoqué que ce n’est pas la peur de punition ou l’imposition qui font
que les acteurs agissent conformément aux normes internationales mais leur
conviction que celles-ci sont légitimes 61. Dans son papier intitulé « Paradoxes in
Humanitarian Intervention » présenté à l’Association américaine de science
politique, Finnemore affirme que l’«humanitarianism » est conçu comme un
intérêt par ceux qui prennent comme référence les études traditionnelles de
sécurité62 . Dans ce sens, l’intervention en Somalie est traitée comme un effort
fournit par les américains dans le but d’exporter leurs valeurs, alors que
l’intervention en Haïti a été entreprise pour empêcher le probable flux migratoire
et que les interventions en Bosnie et au Kosovo étaient le résultat d’un besoin
60
Christophe O. Meyer, « Convergence towards a European strategic culture? A constructivist
framework for explaining changing norms », European Journal of International Relations, vol.
11, no.4, 2005, p.527
61
Ann Florini, « The evolution of international norms », International Studies Quarterly, vol.40,
no.3, Special Issue: Evolutionary Paradigms in the Social Sciences, 1996, p.365
62
Martha Finnemore (2006), Paradoxes in humanitarian intervention, papier présenté à la
réunion annuelle de l’Association américaine de science politique, 2006
15
urgent de protéger la crédibilité de l’OTAN ainsi que de maintenir la stabilité en
Europe 63.
La construction d’une norme safe-efficient de comportement commun et
son intériorisation par les militaires qui œuvrent dans les opérations de paix les
protégeraient au cas où la responsabilité pénale de ces derniers serait en
question. Si les militaires ayant participé à la force multinationale en Irak avaient
eu une norme safe-efficient soutenue par un régime des ROE approprié, nous
n’aurions probablement pas été témoins des événements comme ceux de la
prison d’Abou Ghraib. En violant les ROE, les militaires ont porté atteinte à toute
la légitimité (qui était déjà en question) de l’opération. Parce que la légitimité est
désormais l’aspect le plus important d’une norme internationale, la création
d’une norme safe-efficient pour les militaires ne servirait qu’à renforcer la
légitimité de la force multinationale aux yeux de la communauté internationale et
ainsi qu’aux yeux de la population locale.
Pour les constructivistes, l’humanitarianism est considéré comme une
source de l’action d’Etat. Le point de référence pour l’émergence de cette action
provient du réseau croissant des normes des droits de l’homme, du droit et des
groupes activistes transnationaux qui convainquent et/ou s’imposent aux
gouvernements et à l’opinion publique en vue de soutenir les interventions.
Selon Finnemore, l’humanitarianism n’est pas une impulsion isolée et elle ne
produit pas constamment des effets identiques. Traiter ce concept à l’inverse
impliquerait l’ignorance de la relation entre les normes et les moyens par
lesquels les normes interagissent. Elle ajoute que les normes ne fonctionnent
jamais dans un vacuum mais qu’elles font toujours partie d’une plus large
structure normative. Pour comprendre comment fonctionnent les normes, elle
suggère de comprendre la complexité, les contradictions et l’imprévisibilité du
système normatif dans lequel se forme l’action politique 64. Dans ce réseau
d’interaction, chaque décision politique est le résultat d’une confrontation des
différentes idées et des normes qui créent des dilemmes éthiques pour ceux qui
détiennent le pouvoir de décider. Elle conclut que cette confrontation est
naturelle et saine puisque dans le cas contraire, on adopterait des prescriptions
au lieu de prendre des décisions politiques. Dans ce sens, le conflit normatif est
ce qui crée la décision. Il n’y aurait aucune décision à prendre dans l’absence de
ce conflit normatif.
CONCLUSION
La création d’une norme safe-efficient pour les militaires n’est pas un
processus sans difficulté. Du fait de l’imprévisibilité et des incertitudes d’une
opération de paix, il est certes difficile d’aboutir à la construction de cette norme
commune. Les contradictions provenant de la différence culturelle de chaque
contingent et de la différence de leur interprétation des ROE s’ajoutent à ces
complexités. Les désaccords entre les Etats qui interviennent dans un conflit
sont à l’origine de l’adoption de résolutions floues et par la suite des mandats
flous. Les dilemmes autour du concept de l’intervention continueront à occuper
63
Michael Mandelbaum, « Foreign Policy as social work », Foreign Affairs, vol.75, no.1, 1996,
p.17, Richard Haas, Intervention: The use of american force in the post-cold war world,
Washington, DC: Carnegie Endowment for International Peace, 1994, cité par Martha Finnemore
(2006), op.cit, p.2
64
Martha Finnemore, op.cit, p.3
16
une place centrale dans les débats de notre discipline. Les complications
propres aux ROE sont difficiles à résoudre à moins qu’il n’existe un consensus
autour des définitions clés. Les mandats des opérations ont toujours besoin
d’être crédibles et clairs. Néanmoins, c’est la confrontation naturelle de ces
complexités qui peut permettre l’énonciation d’une norme de conduite commune.
Les échecs onusiens des années 90 en matière de maintien de la paix peuvent
fournir une source d’étude afin d’éviter les erreurs et de mettre en place des
interventions à des fins de protection humaine plus saines.
17

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