NOTE DE RECHERCHE LE RAPPORT AU VOYAGE CHEZ DE

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NOTE DE RECHERCHE LE RAPPORT AU VOYAGE CHEZ DE
Tourisme & Territoires / Tourism & Territories (2012)
NOTE DE RECHERCHE
LE RAPPORT AU VOYAGE CHEZ DE
JEUNES QUÉBÉCOIS8
Chantal ROYER9
Résumé
Cet article met en lumière la manière dont des jeunes parlent de
voyage et dont ils se le représentent. Les résultats rapportés sont
issus d’une analyse thématique réalisée à partir de près de 300
extraits d’entretiens ayant porté sur les valeurs de jeunes
Québécois et dans lesquels l’évocation du voyage s’est montrée
tout particulièrement récurrente. Les résultats indiquent que les
jeunes cultivent un intense désir de voyager. Ils veulent le faire
pour des raisons qui sont surtout liées au plaisir, à la découverte
et à l’apprentissage. Il s’agit le plus souvent d’un projet personnel,
plus rarement d’un projet social et humanitaire.
Mots clés : jeunes, voyage, valeurs, aspirations, inégalités
8
La réalisation de cette étude a été rendue possible grâce au soutien financier
du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH).
9
Ph.D., professeure titulaire au Département d’études en loisir, culture et
tourisme de l’Université du Québec à Trois-Rivières.
Royer
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L
A
e rapport que les jeunes entretiennent avec le voyage
est un aspect de leur vie qui demeure assez peu
documenté dans la littérature scientifique. Alors qu’une
recension des écrits réalisée dans une dizaine de bases de
données bibliographiques montre l’existence de travaux pouvant
être associés au tourisme chez les jeunes – types de jeunes
voyageurs, comportements de voyage, goûts et préférences en
matière de voyage –, cette même recension révèle toutefois très
peu d’écrits sur leurs aspirations au voyage, leurs projets de
voyage ou, encore, sur les significations qu’ils lui accordent. Les
thèmes de recherche abordés dans les travaux s’inscrivent plutôt
dans une perspective d’analyse du marché touristique (marketbased research) ainsi que dans le contexte tout particulièrement
valorisé des études à l’étranger.
Pourtant, par-delà la perspective des marchés, le phénomène du
voyage ou encore celui du désir de voyager chez les jeunes est
assez répandu pour que l’on s’y intéresse. Une analyse des
comportements de voyage des Québécois réalisée par la Chaire
de tourisme Transat (2008) indique que 25 % des jeunes
Québécois âgés de 18 à 29 ans ont voyagé à l’extérieur du Canada
en 2006. Dans son rapport, la Chaire de tourisme anticipait que
cette proportion irait en augmentant (notamment à cause des
voyages d’études) et que les jeunes iraient vers des destinations
de plus en plus lointaines pour des raisons généralement
associées au désir de nouveauté. Bien qu’ils réalisent divers types
de voyage (études, coopération, aventure, découverte), il semble
que les 18-29 ans privilégient le tourisme d’aventure et le
tourisme sportif et qu’ils apprécient tout particulièrement
voyager sac au dos (backpacking).
Parmi les avantages qu’on lui attribue, le voyage serait un facteur
important dans le développement personnel (d’Anjou, 2004;
Vogt, 1976), dans la formation de l’identité et dans la construction
d’un capital culturel (Desforges, 1998). Il a par ailleurs aussi été
suggéré que les séjours à l’étranger auraient des effets bénéfiques
sur les valeurs des jeunes ainsi que sur leurs compétences
sociales. Il semble que le fait de voyager contribue à augmenter la
tolérance et la confiance envers les autres, et qu’il favorise le
développement
d’habiletés
interpersonnelles
et
communicationnelles (UNTWO, 2008).
JEUNES, VOYAGE ET VALEURS
Nos travaux sur les valeurs des jeunes Québécois ont indiqué que
le voyage figure parmi les aspects que les jeunes mettent de
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l’avant dans l’expression de leurs valeurs et de leurs aspirations.
Dans les idéaux des jeunes, le voyage se manifeste en effet
comme une composante particulièrement récurrente. Voyager
fait partie de leurs rêves et de leurs projets d’avenir (Royer, 2009).
Selon une étude réalisée auprès de quelque 250 étudiants âgés de
18 à 23 ans d’une université américaine, le voyage et la
découverte de nouveaux endroits (appelé « Travel/adventure »
dans l’étude) représentent ensemble la catégorie la plus
commune des choses que les jeunes souhaitent faire avant de
s’installer dans la vie adulte (Ravert, 2009). Ils veulent voir le
monde et l’expérimenter (Gulli, 2006). Leur principale quête
concernerait leur développement personnel, c’est-à-dire mieux se
connaître et se comprendre soi-même, ainsi que mieux connaître
les autres et leur culture (Vogt, 1976).
Nos recherches sur les valeurs indiquent que les jeunes associent
le voyage au plaisir « se faire plaisir », de même qu’au bien-être
« être bien, sortir, voyager ». Pour bon nombre de jeunes, le
voyage est aussi associé à la réussite sociale dont il est une
manifestation : ils disent vouloir réussir leurs études, obtenir un
bon et lucratif travail, et voyager (Royer, 2009). De plus, d’autres
observations que nous avons pu réaliser suggèrent que les
aspirations au voyage seraient présentes dès l’enfance. Par
exemple, dans une exposition de travaux d’écoliers portant sur le
thème « Plus tard, je voudrais… », nous avons relevé plusieurs
énoncés du type « Plus tard, je voudrais avoir un bon travail et
faire des voyages ». On peut présumer que ces aspirations
perdurent. À l’université, combien avons-nous rencontré
d’étudiants qui, se hâtant de terminer leurs travaux de fin
d’année, refusent du travail pour partir en voyage?
Ce qui pousse les jeunes vers le voyage, ce qui fonde leurs
aspirations et les raisons qui font que le voyage est si important
pour eux et si fortement présent au sein de leurs aspirations
demeurent des questions intrigantes. Comment comprendre ce
phénomène? Pour Michel (2003, 2004), le désir de voyage des
jeunes relève de « quêtes complémentaires, dont le quotidien de
nos sociétés accuse cruellement le manque » : quête de sens,
quête de jeu et de fête, quête de paix. Les travaux sur les valeurs,
bien qu’ils mettent en évidence l’importance du voyage pour les
jeunes, ne permettent toutefois pas de comprendre la place du
voyage dans leur système de valeurs. Que signifie le voyage pour
eux? Pourquoi cet intense désir de voyage? Dans le cadre de cet
article, nous présentons une analyse de ce que nos travaux sur les
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valeurs révèlent quant aux aspirations au voyage chez les jeunes :
ce qu’ils en disent et ce qui semble susciter leur désir de voyage.
REPÈRES MÉTHODOLOGIQUES
Entre 2002 et 2009, nous avons réalisé des entretiens qualitatifs
auprès de 72 jeunes Québécois âgés de 14 à 25 ans, tous nés dans
les années 1980. Ces entretiens visaient à identifier leurs valeurs –
c’est-à-dire ce qui compte le plus pour eux – et à comprendre ce
que ces valeurs signifient pour eux. Ainsi, les entretiens ont pris
forme autour d’une question principale « pourrais-tu me parler de
ce qui compte le plus pour toi dans la vie » de laquelle découlait le
reste de l’entretien. Parmi les thèmes qui ont émergé des propos
des jeunes interviewés, le voyage est apparu de façon tout à fait
inattendue et il s’est imposé de façon suffisamment récurrente
pour attirer notre attention. Dans la foulée, nous avons repéré les
extraits du corpus dans lesquels les jeunes parlent de voyage. Ce
repérage a été fait à l’aide du logiciel NVivo à partir de mots clés
tels que voyage, voyager, partir, avion, monde, etc. Au total, près
de 350 extraits ont été repérés dont 286 ont été conservés aux
fins de la présente analyse. Les extraits proviennent de 48
entretiens (19 garçons et 29 filles) ce qui suggère qu’il ne s’agit
pas d’un phénomène isolé, dans cet échantillon à tout le moins.
Ces extraits ont été analysés à partir d’une stratégie d’analyse
thématique, telle que décrite par Paillé et Mucchielli (2008).
L’analyse permet entre autres de voir comment les jeunes parlent
de voyage et ce qu’ils en disent.
RÉSULTATS
Cette section propose un survol des principaux résultats. Nous y
verrons comment le désir de voyager se manifeste dans les
propos des jeunes, certaines représentations du voyage ainsi que
les raisons pour lesquelles ils désirent voyager. Ostentatoires pour
d’aucun (prestige, symbole de réussite), les désirs de voyage se
manifestent au travers d’une quête de développement personnel
pour d’autres.
« JE VEUX VOYAGER » OU LES MANIFESTATIONS D’UN DÉSIR
Nous l’avons vu précédemment, voyager fait partie des projets
des jeunes. Ce projet tout particulier, le voyage, prend des formes
diverses dans leur esprit. D’un projet large et encore peu
structuré, exprimé à travers des énoncés généraux tels que « je
veux voyager », « je veux voir le monde », « je veux faire le tour
du monde », le voyage est aussi déjà anticipé dès l’adolescence
comme une composante de la vie adulte au même titre que la
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famille ou le travail. En effet, lorsqu’on demande aux jeunes
comment ils se voient dans 10, 20 ou 30 ans, certains disent qu’ils
se voient loin, ailleurs, ou ayant fait beaucoup de voyages. Jean,
par exemple, un étudiant de 17 ans, pense qu’il aura beaucoup
voyagé et qu’il aura découvert de nombreuses cultures. De
même, lorsque nous le questionnons sur son avenir, Benoit (16
ans) s’imagine déjà en train de voyager : « j’aimerais être loin,
voyager, voyager super gros, tu sais. Peut-être en train de voyager
encore [lorsqu’il sera âgé]; peut-être aussi que je travaillerai en
voyageant ».
Tout comme Benoît, sans nommer le type de travail qu’ils pensent
faire, d’autres jeunes précisent en effet souhaiter occuper un
emploi qui leur permettra de voyager. Cynthia, par exemple, une
adolescente participant à un entretien, explique son rêve à
l’intervieweuse :
Bien, ça va paraître bizarre là, mais je pense pas que
j’en veux [des enfants]. La plupart de mes amis, leur
rêve, c’est d’avoir des enfants, mais moi ç’a toujours
été de voyager, puis de fonder une compagnie, puis de
travailler.
De même, Marta, une étudiante de 25 ans qui a déjà beaucoup
voyagé et qui se dit passionnée de voyage, explique que son
« besoin » de voyager est en opposition au fait de s’installer, de
fonder une famille, voire d’accepter un travail permanent. Alors
que ses amis travaillent, sont en couple et parlent d’avoir des
enfants, elle fait de petits boulots, le temps d’amasser l’argent
nécessaire pour repartir. Évidemment, elle rêve d’un emploi qui
pourra lui permettre de voyager ou de s’installer ailleurs pendant
quelque temps.
Dans des cas particuliers, nous notons que le désir de voyager
peut devenir une source de motivation aux études et tout
particulièrement à l’apprentissage de langues étrangères comme
l’anglais ou l’espagnol, par exemple. C’est le cas de Mathilde, de
Betty et aussi de Katie, trois adolescentes qui étudient les langues
à l’école dans la perspective explicite de voyager.
Globalement, les aspirations au voyage illustrent la force
d’attraction que ce dernier peut exercer. Les aspirations se
manifestent tout particulièrement dans les projets d’avenir des
jeunes, qu’ils soient personnels ou professionnels. On retiendra
aussi que l’intensité du désir de voyager pourra avoir des
incidences sur les études, le travail et la famille.
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LE VOYAGE SYMBOLE DE RÉUSSITE
Les jeunes veulent voyager et pour ce faire l’argent est un
ingrédient indispensable. Nous avons souligné en introduction la
place importante qu’occupe l’argent dans le discours des jeunes :
ils veulent se faire plaisir et s’offrir des choses. Avec de l’argent, ils
affirment haut et fort qu’ils voyageraient.
Ainsi, l’évocation d’un gain à la loterie conduit presque coup sur
coup à un projet de voyage : « si je gagne à la loterie, alors je vais
me payer un voyage ». Du reste, le travail figure parmi les
principales sources d’argent. Les jeunes ne s’en cachent pas : ils
veulent un travail intéressant et payant. Avec l’atteinte d’une
certaine aisance financière, le voyage se démarque comme un
puissant symbole de réussite personnelle et professionnelle :
voyager, c’est être doté de certains moyens financiers. Comme
ces moyens dérivent du travail ou, à tout le moins de l’effort
consenti pour économiser, le voyage en est une résultante
prenant la forme d’une « récompense », d’une « gâterie » ou d’un
« luxe à s’offrir », des représentations qui associent travail,
argent, voyage, luxe. Dans ce contexte, le voyage s’impose
comme un objet de consommation ostentatoire, symbole d’une
certaine réussite.
Dans la même logique, les jeunes qui auront voyagé au cours de
leur vie pensent qu’ils auront réussi quelque chose. Ainsi, alors
qu’en fin d’entretien l’intervieweuse le questionne encore une
fois sur les choses qui sont importantes pour lui dans la vie, Alain,
un étudiant de 20 ans, exprime la fierté qu’il ressentirait si, à la fin
de sa vie, il pouvait dire qu’il a voyagé :
Intervieweuse : Le fait que tu fasses le maximum de
choses dans ta vie [dont des voyages], toi, ça va
t’apporter quoi de faire ça? Est-ce que c’est pour
pouvoir en parler à 80 ans puis dire : « bien moi, dans
ma vie, j’ai fait tout ça? »
Alain : Bien je pense que c’est la peur du regret. Je
voudrais pas mettre de côté ce qui est important juste
pour faire des voyages, tu sais, je laisserais pas ma
blonde ou mes amis, et puis j’aimerais ça amener ma
famille en voyage un jour. Mais je voudrais pas qu’il me
manque des expériences importantes dans ma vie. Tu
sais, dire : « moi, j’suis jamais sorti du Québec »,
j’aimerais pas dire ça.
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Intervieweuse: Ça, ça fait partie d’une expérience
importante de voir autre chose que juste le Québec?
Alain: Oui, oui, oui, peut-être travailler ailleurs [court
silence] ça me fait peur, mais en même temps je me dis
« mon dou », je serais fier de moi, d’avoir étudié dans
une université ailleurs, tu sais, fier là [emphase]
LE VOYAGE MARQUEUR D’INÉGALITÉS ET AUTRES PETITES
DIFFÉRENCES
S’il symbolise la réussite, en revanche, les analyses montrent aussi
que le voyage est un puissant marqueur d’inégalités sociales.
Denis, un garçon de 15 ans rencontré au parc et issu d’une famille
bénéficiant de l’aide sociale, en est un exemple frappant. Se
considérant à la marge de la société, il sait qu’il n’a pas accès à ce
luxe. Il explique, d’un ton à la fois révolté et résigné, qu’il n’a pas
en fait les moyens de faire grand-chose :
Dans les bonnes familles [entendre chez les riches –
ton méprisant], ils ont les moyens d’y aller manger au
resto, écouter de la bonne musique, de se payer des
bons shows, d’aller dans les musées, de faire des
voyages. Le monde comme moi qui sont pognés
[sacre], qu’est-ce que j’ai les moyens de faire moi?!
De manière plus subtile, les inégalités sont aussi marquées par le
fait que, dès l’adolescence, des jeunes veulent voyager pour être
comme les autres, s’inscrire dans un groupe et lui appartenir.
C’est notamment le cas de Mathilde (14 ans) qui se positionne
socialement par le voyage, cela tant vis-à-vis de ses amis que de
ses parents. Vexée de n’avoir jamais pris l’avion, elle voudrait bien
se différencier de sa famille et plutôt faire comme ses amis :
Intervieweuse: Tu m'as parlé tout à l'heure des
voyages. C'est quelque chose qui t'intéresse
beaucoup?
Mathilde : Oui, mais j'ai pas souvent voyagé, tu sais, j'ai
14 ans seulement. Mais j'ai des amis qui ont beaucoup
voyagé quand même, surtout ma meilleure amie qui
est allée en [pays d’Europe]. Alors, tu sais, je me dis :
« ah, j'aimerais ça moi aussi aller quelque part comme
elle ». Mais, tu sais, je le sais que c'est pas gros, mais je
suis quand même allée à New York, mais ça fait pas
longtemps là. Alors, tu sais, y'a un an je me disais :
« ah, j'ai pas voyagé » [ton déçu] […] Prendre l'avion, tu
sais, un simple trip pour dire : « hey, j'ai pris l'avion,
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j'm'en vais à Cuba ou quelque part comme ça. Mais, tu
sais, ma mère l'a pas pris non plus [l’avion], puis mon
père, il était trop jeune pour s'en souvenir. Mais,
quand je pense que « ah! » toutes mes amies ont pris
l'avion, mais moi pas encore!
Se comparer à d’autres est aussi ce que fait Benoit (16 ans) qui se
rappelle les moniteurs rencontrés dans ses camps de vacances
alors qu’il était enfant. Ils avaient voyagé; leurs récits les
rendaient intéressants; il les enviait, se disant qu’un jour il
voyagerait, tout comme eux. À travers les données, on peut voir
que les personnes qui ont voyagé incarnent bien souvent la
réussite aux yeux des jeunes. Ce peut être un oncle, un grandpère, une tante, un ami ou, comme dans le cas de Benoit, de
simples connaissances. Sans le savoir, ces personnes sont presque
des héros pour les jeunes, des modèles à suivre.
C’est donc en partie ainsi que le voyage se dessine aux yeux des
jeunes : symbole de réussite personnelle, professionnelle et
financière d’un côté, il contribue par ailleurs à marquer des
inégalités et à susciter l’envie. C’est dans ces représentations que
s’enracinent en partie les désirs de voyage des jeunes.
VOYAGER : POUR QUOI FAIRE?
Évidemment, l’on s’en serait douté, le voyage a une fonction
exutoire. Les gens voyagent pour faire le plein… ou pour faire le
vide. Cette fonction est déjà bien présente dans le discours des
jeunes dès l’adolescence. Ils désirent voyager « pour le plaisir »,
« pour relaxer », « changer d’air », « décrocher », « s’évader »,
« se détacher de son monde », comme s’ils étaient à la recherche
de stimulation, déjà las de leur quotidien. L’évasion est la raison la
plus évoquée que nous ayons recensée dans les données.
Par ailleurs, les données que nous avons recueillies permettent
aussi d’observer des aspirations de voyage de nature culturelle. Il
s’agit de voyages qui répondent à un désir de découverte
(découvrir de nouvelles choses, des paysages, des cultures, de la
nourriture, des pays, des parties du monde, etc.) ainsi qu’à un
désir d’apprendre (une langue, l’histoire, l’architecture, etc.).
Nous dirions alors que le voyage a une fonction d'émancipation,
en ce sens que les jeunes cherchent à travers lui à s’épanouir et à
enrichir leurs connaissances. Au travers des entretiens, nous
voyons donc une propension à évoquer un type de voyage qui
n’est plus associé au travail, à l’argent ou à la détente, mais plutôt
à la culture. Plus globalement, on voit que le voyage en lui-même
est vu comme un facteur pouvant contribuer au développement
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personnel. C’est le cas de Marta (25 ans), cette passionnée qui
voyage pour apprendre des langues, faire du plein air (de la
randonnée surtout), voir des paysages (des montagnes, des
environnements enchanteurs), côtoyer des familles et observer
leurs façons de vivre (ce qu’elle appelle « leur culture »). Pour
cette jeune voyageuse, le voyage est synonyme de paysages et de
cultures qu’elle collectionne tels des trophées, énumérant
fièrement les régions du monde qu’elle a visitées. Son récit est
ponctué de commentaires qui valorisent l’accumulation : « Je suis
contente d’avoir fait le X [elle nomme un continent]. J’avais
besoin de ça » [parce qu’elle ne l’avait « pas encore fait »]. Elle
parle de ses intérêts personnels, de ce qu’elle aime et de ce
qu’elle recherche dans ses voyages, de prochains endroits où elle
compte se rendre, histoire de perfectionner ses connaissances du
monde et de parfaire ses compétences langagières.
Mais il y a plus. Voyager, parler de voyage et faire des projets de
voyage, c’est aussi s’affirmer. C'est dans cet esprit que Chloé, 15
ans, exprime ce qu'elle veut faire de sa vie :
Bien moi, ce qui me fait le plus peur dans la vie, c’est
que j’aie pas le courage d’aller jusqu’au bout de mes
rêves et que je change d’idée avant d’avoir réussi à
faire ce que je veux vraiment faire. Comme moi, mon
rêve, c’est de faire le tour du monde puis de vraiment
voyager. Puis des fois je me dis que ça va être vraiment
difficile à faire ça, que le monde va me dire : « ah, tu
réussiras pas dans la vie, ça va être dur, puis tu peux
pas faire ça ». Mais moi je voudrais vraiment faire ça,
puis je veux pas me ramasser à 50 ans puis dire : « ah,
je l’ai pas fait parce que le monde m’a découragée ». Je
veux vraiment avoir vécu ce que je veux vivre, puis pas
faire ce que les autres veulent que je fasse (Chloé).
Vivre sa vie, c’est aussi ce que souhaite Annie, une jeune mariée
de 22 ans qui entreprend sa vie adulte :
J'aimerais vivre une grande aventure, je veux dire
quelque chose de fou avant d'avoir des enfants […]
c’est sûr que je veux voyager. J'ai vu mes parents cette
année faire leur premier voyage à vie [court silence]. Ils
sont allés à [pays], puis ils ont jamais fait ce genre de
voyage là avant. Ils avaient jamais pris l'avion. Puis je
veux pas que ça m'arrive. Je veux vivre ma vie
pleinement.
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Prendre en main sa propre vie et la vivre pleinement, se réaliser,
aller au bout de ses rêves sont des aspirations qui non seulement
habitent les jeunes, mais nourrissent leurs désirs de voyage. Nous
avons vu que ces derniers se manifestent à travers des projets qui
favorisent le plaisir et la détente d’une part, la découverte et
l’apprentissage d’autre part. De plus, les résultats indiquent que le
voyage serait un moyen – parmi d’autres, il va sans dire – de se
détacher des autres et de s’approprier sa propre vie.
DISCUSSION ET CONCLUSION
Le but de cet article était de mieux comprendre le rapport que les
jeunes entretiennent avec le voyage. À partir de données
recueillies dans le cadre de nos travaux sur les valeurs des jeunes
Québécois, nous avons réalisé une analyse des propos de 48
d’entre eux, âgés de 14 à 25 ans, en regard du voyage : ce qu’ils
en disent et comment ils en parlent. Dans ce cadre, près de 300
extraits d’entretiens ont été repérés et analysés. En dépit de sa
nature exploratoire, l’analyse réalisée contribue à mettre au jour
des aspects jusqu’ici peu documentés.
Globalement, les résultats montrent que les jeunes cultivent un
intense désir de voyager. Ils veulent sortir, voir le monde,
connaître d’autres cultures. Certains s’y préparent dès
l’adolescence en étudiant des langues étrangères; d’autres
souhaitent occuper un travail qui leur permettra de voyager,
d’autres encore veulent le faire avant de s’installer dans la vie
professionnelle et familiale. Les motifs qui se trouvent au
fondement de ces aspirations sont somme toute assez peu
nombreux. Si les voyages d’études, de coopération, sportifs et
d’aventure sont les voyages que les jeunes font (Chaire de
tourisme Transat, 2008), on peut dire à l’issu de cette analyse que
ce ne sont toutefois pas ceux qu’ils imaginent. Alors que certains
recherchent plaisir, détente et évasion (le voyage exutoire),
d’autres veulent découvrir, connaître, apprendre (le voyage
d'émancipation), ce qui semble corroborer les connaissances sur
les motivations au voyage (Jafari, 2000). Chez les jeunes, le désir
d’évasion passe par le plaisir et par la recherche d’un certain luxe,
alors que le désir d’apprendre passe plutôt par des voyages à
caractère culturel. Les deux procurent une certaine forme de
prestige, mais seul le second est vu par les jeunes comme un
facteur de développement personnel.
Dans tous les cas, les représentations des jeunes en regard du
voyage sont associées à une certaine forme de réussite, qu’elle
soit personnelle (partir, quitter le nid, réaliser ses rêves, vivre
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pleinement) ou professionnelle et financière (avoir un bon emploi,
faire de l’argent, voyager). Ainsi associé au succès, le voyage se
trouve à être un creuset qui contribue à maintenir les inégalités
sociales. De fait, les jeunes moins bien nantis savent qu’ils n’ont
pas — et qu’ils auront difficilement au cours de leur vie — accès à
ce luxe. Montrant une volonté d’assimilation, d’autres voudraient
bien réduire les différences qui les séparent, si minces soientelles, des personnes de leur entourage ayant voyagé. Ils veulent
appartenir au groupe de référence qu’ils valorisent et, ce faisant,
se différencier des autres, en l’occurrence des personnes qu’ils
critiquent du fait qu’elles n’ont pas voyagé. Le voyage est tout à la
fois trophée, source de fierté, symbole de réussite et,
paradoxalement, problème. Ces observations ne sont pas sans
rappeler les travaux sur la distinction 10 que ce soit ceux de
Bourdieu (1979), de Viard (1999) et même de Veblen (1899/1978)
à travers sa célèbre théorie de la classe de loisir. Les jeunes ne
sont pas différents du reste de la population. Ils cherchent à se
rapprocher de la norme et à se distinguer des autres même au
travers de toutes petites différences révélées par le simple fait,
par exemple, de n’avoir jamais pris l’avion.
En parlant des vacances, Viard (1999) écrivait que, de privilège,
elles sont devenues une règle. Ne pas partir est « un problème,
symptôme d’une position marginale ou des prémisses d’une
exclusion ». Voyager est-il devenu une norme? On pourrait
effectivement le penser tant il est valorisé dans notre société. On
l’offre en cadeau. On le donne en récompense dans des concours.
Même des chaînes de télévision, des émissions, des magazines et
des sites Internet s’y consacrent. Il est partout, attire, fait rêver.
Le rapport au voyage est une question qui mériterait encore une
certaine attention, du fait notamment qu’il conduit à une
consommation coûteuse, trop souvent dommageable pour
l’environnement de même que pour certaines communautés.
Il est d’ailleurs ironique de constater que nous n’avons trouvé
aucune trace d’un discours lié à l’environnement, au
développement durable ou à la coopération dans le discours des
jeunes. Les problèmes environnementaux ne freinent d’aucune
manière leurs projets de voyage. La symbolique et l’imaginaire du
voyage se passent bien ailleurs, se situant plutôt dans une logique
de consommation et de bénéfices personnels. Hormis les rares
projets de voyage humanitaire ou de coopération que nous ayons
10
À ce sujet, on peut lire « La course à la distinction » (Dortier, 2011). Le
dossier offre un panorama des travaux sur la question.
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pu relever dans les données, le voyage imaginé par les jeunes est
un projet égocentré, qui vaut pour eux-mêmes, qui leur procurera
du plaisir, qui servira leur développement personnel et qui
enrichira leur propre capital culturel. Peut-on les blâmer? N’est-ce
pas là l’image effectivement véhiculée dans les médias?
Au final, du point de vue des valeurs, l’analyse est éclairante du
fait qu’elle permet de mieux situer le voyage dans le système de
valeurs des jeunes. En effet, elle permet d’entrevoir que le voyage
appartient à l’univers des valeurs personnelles des individus,
c'est-à-dire des valeurs qui mettent de l’avant l’importance du
plaisir, du confort et de la consommation d’un point de vue
essentiellement individuel (Royer, 2006). Mais il y a plus. Parce
qu’il est dépeint comme un moyen de découvrir, d’apprendre et
de s’affirmer, le voyage se classe aussi au rang des valeurs
instrumentales (Rezsohazy, 2006), c'est-à-dire qu’il peut mener à
quelque chose ou à un état que sont, dans ce cas, l’évasion et
l’émancipation. Il est tout aussi intéressant de constater par
ailleurs que le voyage n’appartient pas aux valeurs morales - pas à
cet âge à tout le moins -, du fait que les jeunes accordent peu
d’importance à l’environnement, à l’entraide (coopération ou
valeurs humanitaires) ou plus globalement à autrui dans leurs
aspirations au voyage. Ne faudrait-il pas préparer davantage les
jeunes aux aspects moraux et éthiques du voyage, voire à un
tourisme responsable? À réfléchir.
Il serait intéressant de poursuivre cette investigation en menant
des entretiens spécifiques sur le thème du voyage. Une approche
plus centrée que celle qui a été utilisée dans cette analyse
permettrait d’obtenir un point de vue à la fois plus englobant et
détaillé sur le rapport au voyage chez les jeunes pour ainsi mieux
le comprendre. Si le voyage est une valeur pour les jeunes
Québécois, il faudrait aussi mieux comprendre comment cette
valeur agit dans le système de valeurs de même qu’en regard des
autres composantes de ce système.
RÉFÉRENCES
Bourdieu, P. (1979). La distinction. Critique sociale du jugement.
Paris : Les Éditions de Minuit.
Chaire de tourisme Transat (2008). Portrait sociodémographique
et comportement de voyage des Québécois par segment
démographique. Québec : Ministère du Tourisme.
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