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DOSSIER 1. « EUROPE PUISSANCE » : LA FIN D’UN RÊVE ? L’indépendance stratégique de l’Europe est inéluctable O 1 Charles A. Kupchan, The End of the American Era, Knopf. Sociétal N° 41 3e trimestre 2003 78 CHARLES A. KUPCHAN* On aurait tort de ne voir dans la crise américanoeuropéenne qu’un différend banal né de la guerre d’Irak et des pratiques abruptes de l’administration Bush. Les racines du malaise sont beaucoup plus profondes et anciennes, nées de l’unilatéralisme fondamental des Etats-Unis, que les alliances du temps de la guerre froide avaient momentanément fait oublier. L’Union européenne en train de se construire se cherche une indépendance stratégique, au moment même où les Etats-Unis s’interrogent sur leur rôle de protecteur du continent européen. Cette inéluctable redistribution des cartes condamne à terme l’Alliance atlantique, ce dont s’apercevront tôt ou tard les pays d’Europe centrale, nouveaux adhérents de l’Union. S’étant construits au XIXe siècle comme entité politique fédérale, les Etats-Unis devraient maintenant accorder toute son importance au projet européen. L ’Alliance atlantique semble avoir surmonté la profonde cassure que la guerre d’Irak a provoquée en son sein. Peu de temps après la fin du conflit, l’Amérique et l’Europe ont recommencé à coopérer en * Charles A. Kupchan, professeur de droit international à l’université Georgetown de Washington, ancien conseiller de Bill Clinton, est membre permanent de l’Office des Relations extérieures. adoptant une résolution de l’ONU qui posait les jalons de la reconstruction du pays. Quelques semaines plus tard, George W. Bush se rendait en Europe où il rencontrait les chefs d’Etat français, allemand et russe qui, tous trois, s’étaient opposés à la guerre. Ces événements et la cordialité apparente des rencontres ont fait croire à quelquesuns, des deux côtés de l’Atlantique, que les tensions étaient retombées. La crise n’aurait finalement été qu’une conséquence passagère de simples divergences de points de vue sur la meilleure façon de régler le problème Saddam Hussein. Cette interprétation optimiste, hélas, ne tient pas. Les points de vue opposés exprimés vis-à-vis de la guerre d’Irak sont beaucoup plus un symptôme qu’une cause de la mésentente transatlantique qui, elle, est bien réelle. Elle porte sur le problème de la guerre et de la paix, et s’élargit sans cesse – car ses racines sont profondes –, jusqu’à remettre en question la viabilité d’une communauté Atlantique fondée sur le principe de la sécurité indivisible1. Le désaccord grandissant qui sépare l’Europe et l’Amérique est le résul- L’INDÉPENDANCE STRATÉGIQUE DE L’EUROPE EST INÉLUCTABLE tat des changements qui se produisent des deux côtés de l’Atlantique. En Europe, les nouvelles conditions géopolitiques poussent l’Union à rechercher plus d’autonomie stratégique vis-à-vis des Etats-Unis, désir provoqué par la crainte d’être un jour abandonnée. Et il faut bien reconnaître que, la menace de l’Union soviétique ayant disparu, l’Europe a quelques raisons de douter de son protecteur. L’autre motivation du souci d’indépendance de l’Union est le comportement « unilatéraliste » de l’Amérique, qui irrite les Européens, les poussant à s’interroger sur l’utilité du bouclier américain, quand bien même celuici serait encore disponible. Plutôt que de laisser les Etats-Unis jouer leur rôle de puissance dominante, beaucoup en arrivent à penser que l’Amérique fait fausse route et a donc besoin de garde-fous. Il est évident que l’anti-américanisme qui se manifeste un peu partout est plus une réaction contre l’administration Bush que contre le pays lui-même.Il n’empêche qu’il sera difficile de faire oublier ce sentiment qui, pour l’instant, éloigne les opinions publiques américaine et européenne. Les uns mangent maintenant des freedom fries plutôt que des french fries, tandis que les autres boycottent plus ou moins le Coca-Cola. Bref ce qui rapprochait s’effiloche sérieusement . UNE POLITIQUE ÉTRANGÈRE INDÉPENDANTE POUR L’UE L es questions de grande politique sont également en cause. L’Union européenne qui prend lentement conscience d’elle-même voudrait avoir une politique étrangère indépendante, ce qui fut le souhait des Etats-Unis pour leur fédération naissante. L’histoire fait paradoxalement retour en arrière : tout au long du XIXe siècle, les Américains se sont progressivement constitués en une fédération unitaire, puis ont émergé en tant que grande puissance, avant de réclamer leur place aux côtés des nations européennes. Aujourd’hui, c’est l’Union européenne qui est en train de se constituer en créant ou en renforçant des institutions et des mécanismes collectifs de décision. Les Etats-Unis devraient à leur tour accorder toute son importance au projet. Le message politique qui, pendant des décennies, a donné son sens et sa force à l’Union européenne perd donc beaucoup de son poids. A sa place émerge un discours qui insiste sur le futur de l’Europe plutôt que sur son passé, et qui, au lieu de justifier l’intégration comme un frein à la puissance et aux ambitions des Etats-nations, la dépeint comme le moyen d’acquérir une véritable puissance et de jouer un rôle dans le Sans doute l’Union est-elle encore monde. Il y a quelques années, seuls loin de ressembler à une fédération. les dirigeants français prêchaient Il n’empêche : les pays fondateurs pour une Europe contrepoids des semblent décidés à tenir Etats-Unis. D’autres diribon, même si l’Europe Hier, geants de l’Union les ont manque de confiance maintenant rejoints. dans ses possibilités, sur- l’intégration tout face à son grand européenne Certes, il n’y a pas unaconcurrent. Mais l’euro signifiait la fin nimité sur le sujet. Il est a regagné du terrain sur bien vrai que plusieurs le dollar, rendant vrai- des guerres sur membres de l’Union et semblable un statut le continent. l a p l u p a r t (futur) des « nouveaux venus » Aujourd’hui, de seconde monnaie de d’Europe centrale ne réserve mondiale. Sur- elle est le moyen sont pas convaincus tout, une réforme-clé des d’acquérir par l’idée d’une Europe institutions vient d’être une véritable contrepoids des Etatsproposée et acceptée par Unis, préférant rester la Convention présidée puissance et étroitement liés à l’ami par Valéry Giscard d’Es- de jouer un rôle américain. Préserver la taing, qui prévoit notam- dans le monde. cohésion atlantique était ment l’élection d’un d’ailleurs l’une des prinprésident du Conseil et cipales motivations de la la création d’un ministère des Grande-Bretagne, de l’Espagne, de Affaires étrangères. l’Italie et de la plupart des pays d’Europe centrale quand ils prirent parti Aux nouvelles aspirations géopolipour l’administration Bush dans le tiques de l’Europe viennent s’ajoudébat sur la guerre d’Irak. ter les changements de génération et leurs conséquences sur UN COUP FATAL PORTÉ À le discours politique. Durant les L’ALLIANCE ATLANTIQUE cinquante dernières années, les i la crise a, pour l’instant, affaibli gouvernants ont justifié l’intégral’unité européenne, elle pourrait tion européenne en arguant du fait fort bien avoir l’effet contraire à plus qu’elle était nécessaire pour aider long terme. L’affaire irakienne a le continent à échapper à ses souporté un coup fatal à l’Alliance puisvenirs et mettre un terme aux qu’elle a notamment exclu l’option batailles pour dominer l’Europe. d’une Europe atlantique. La France Mais l’oubli du passé n’est plus mainet l’Allemagne l’ont bien compris, tenant une priorité : la Seconde et c’est une des principales raisons guerre mondiale est assez loin pour lesquelles les deux pays se sont pour que les jeunes générations réunis au printemps dernier avec n’aient connu ni les destructions la Belgique et le Luxembourg pour ni la reconstruction. S Sociétal N° 41 e 3 trimestre 2003 79 DOSSIER 1. « EUROPE PUISSANCE » : LA FIN D’UN RÊVE ? discuter d’une coopération plus poussée en matière de défense. l’Amérique, dans son souci de la liberté et de la souveraineté. Ce sont les risques nés de la guerre froide Les Polonais et leurs voisins d’Euqui liaient l’Amérique à ses alliés et rope centrale n’ont pas abandonné aux institutions internationales. Ces l’espoir d’une OTAN renforcée, risques ayant disparu, l’unilatéramais la réalité s’imposera bientôt à lisme a refait surface. Ses partisans eux.Varsovie et les capitales qui parles plus chauds se situent dans le tagent les mêmes idées comprensud et l’ouest populistes, qui sont dront qu’elles n’ont pas aussi les régions dont le d’autre choix que de jouer développement éconole jeu d’une Europe puis- La tendance à mique est le plus rapide. sance. Plus tôt les l’unilatéralisme Si les Démocrates étaient membres actuels et futurs à la Maison Blanche, les de l’Union comprendront est ancrée dans Européens seraient sans que l’Amérique est en la culture doute mieux écoutés, train de se désengager du politique mais pas au point de susVieux continent, plus tôt citer l’enthousiasme pour ils commenceront à de l’Amérique, le œuvrer sans arrières-pen- dans son souci protocole de Kyoto, le Trisées à la construction de la liberté bunal pénal international d’une Union efficace et ou d’autres initiatives à et de la solidaire. propos desquelles l’Amésouveraineté. rique et l’Europe sont en Les changements proprofond désaccord. fonds qui se produisent aux Etats-Unis vont dans le même Les tendances démographiques sens, dessinant eux aussi un avenir jouent également contre le lien plutôt sombre pour l’Alliance atlanatlantique. Les Américains de souche tique. Ne nous y trompons pas : c’est européenne ne représenteront bien avant la crise née de l’affaire bientôt plus que la moitié de la irakienne que l’Amérique a compopulation des Etats-Unis et, au mencé à remettre en question son milieu de ce siècle, le quart environ rôle de protecteur d’un continent des citoyens sera d’origine « latino ». maintenant prospère et pacifié. Dans Autant dire que l’euro-centrisme du ces conditions, et alors que les Etatsvingtième siècle cèdera la place à une Unis doivent gérer de nombreux Amérique avant tout soucieuse de problèmes nés des attentats du 11 son pré carré. septembre, y a-t-il encore une raison qui puisse les inciter à contiLES NOUVEAUX MAÎTRES nuer de jouer ce rôle ? À PENSER Sociétal N° 41 3e trimestre 2003 80 Ce ne sont pas seulement les priorités stratégiques de l’Amérique qui changent, mais également son rôle sur la scène internationale : les grandes alliances du temps de la guerre froide ont progressivement fait place à des solutions unilatérales. De nombreux analystes attribuent ce changement de cap à l‘administration Bush, mais l’histoire montre que ses origines sont plus profondes et plus anciennes. La tendance à l’unilatéralisme est ancrée dans la culture politique de F inalement, les événements du 11 septembre et la nouvelle politique américaine alimentent outreAtlantique un sentiment grandissant d’incompréhension vis-à-vis du reste du monde. On l’a vu à la façon dont les Américains – beaucoup plus que les Européens – ont considéré Saddam Hussein comme une véritable menace. Bien que l’administration Bush n’ait jamais établi de lien évident entre l’ancien régime irakien et Al-Qaida, les déclarations de Washington sur les armes de destruction massive et les risques qu’elles tombent entre des mains terroristes ont inquiété une opinion publique déjà traumatisée. Les conséquences du 11 septembre expliquent aussi pourquoi quelques personnalités travaillant dans des groupes de pression ont réussi à influencer la politique étrangère des Etats-Unis au point d’en devenir les maîtres à penser. La majorité des Américains ne partagent pas le radicalisme des néo-conservateurs, quand il s’agit notamment des principes de guerre préventive ou de règne sans partage sur le monde. Mais les garde-fous et les contrepoids habituels ont pour l’instant disparu. Les conservateurs de l’Amérique profonde n’ont réussi à limiter l’influence des néo-conservateurs que pendant les premiers mois de l’administration Bush. Après le 11 septembre, il n’a même plus été question d’oser dire qu’il fallait rapatrier les boys ou donner la priorité aux affaires intérieures du pays. Le parti démocrate lui-même n’a pas joué son rôle, de crainte qu’une opposition au Président passe pour antipatriotique. L’homme de la rue a donc accepté sans se poser de questions les discours officiels et les décisions de l’administration républicaine. La lutte contre le terrorisme se prolongeant, ce blocage à toutes les chances de durer. Il aura fallu la guerre d’Irak pour s’apercevoir que l’Alliance atlantique était sur sa fin, alors que sa disparition était inscrite depuis longtemps dans les faits. Le défi qui nous attend au cours des années à venir n’est donc pas de recoller des morceaux – ce serait une cause perdue – mais de faire en sorte que l’Alliance atlantique disparaisse dans de bonnes conditions, séparation à l’amiable plutôt que mauvais divorce. Un souhait qu’il ne sera pas facile de réaliser. l