Quand le jeune est scotché à l`ordinateur : les consommations

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Quand le jeune est scotché à l`ordinateur : les consommations
Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 54 (2006) 189–199
http://france.elsevier.com/direct/NEUADO/
Article original
Quand le jeune est scotché à l’ordinateur :
les consommations estimées excessives
When teens waste their time to computer use: do they have limits?
J.-Y. Hayez
Service de psychiatrie infanto-juvénile, cliniques universitaires Saint-Luc, université catholique de Louvain, 10, avenue Hippocrate, 1200 Bruxelles, Belgique
Reçu le 18 octobre 2005 ; accepté le 15 mai 2006
Résumé
L’article discute des occupations de l’ordinateur faites par les jeunes et estimées excessives par l’entourage. C’est bien plus souvent à une
« consommation abondante simple » que l’on a à faire, davantage qu’à une vraie dépendance ou à une passion. L’auteur passe en revue les
mécanismes psychosociaux de mise en place de ces conduites et les critères spécifiques à chacune d’elles. Enfin, il décrit comment les adultes
éducateurs et soignants peuvent prendre leurs responsabilités pour contribuer à un usage sain des multimédias chez les jeunes.
© 2006 Publié par Elsevier SAS.
Abstract
This paper is about the computer use by teenagers, often estimated abusive by their family circle. In most of cases, it is a “simple abundant
use” more than a true addiction or a passion. The author describes the psychosocial mechanisms of such behaviours and the characteristics of
each one. In the end, he describes how the adults, teachers and nursing staff can face up to their responsibilities to contribute towards a safe use
of multimedia in young people.
© 2006 Publié par Elsevier SAS.
Mots clés : Jeux vidéo ; Cyberaddiction ; Dépendance à Internet ; Éducation à Internet
Keywords: Video games; Cyber addiction; Addiction to Internet; Education to Internet
Ce texte constitue un premier essai de synthèse. Depuis
maintenant six ans, j’anime aux cliniques universitaires SaintLuc à Bruxelles un groupe multidisciplinaire de recherche–
action intitulé « Cyberrecherche ». Il est centré sur l’usage
des multimédias par les mineurs d’âge. Nous y avons mené
beaucoup d’investigations bibliographiques, souvent synthétisées dans des mémoires de fin d’études en psychologie. Nous
commençons à être repérés et interpellés par la communauté
pour des problèmes cliniques préoccupants : à l’heure actuelle,
il existe très peu de vrais spécialistes psychothérapeutes de ces
Adresses e-mail : [email protected], www.jeanyveshayez.net
(J.-Y. Hayez).
0222-9617/$ - see front matter © 2006 Publié par Elsevier SAS.
doi:10.1016/j.neurenf.2006.05.001
questions en Europe occidentale, et nous ne prétendons pas
l’être déjà. En 2005, le gouvernement français nous a demandé
de participer comme experts à une commission ministérielle
sous la coordination du ministre Douste-Blazy, centrée sur
l’usage d’Internet chez les mineurs d’âge. Le rapport que j’y
ai présenté a été publié dans une autre revue et est mentionné
dans la bibliographie [5].
1. Catégorisation
Je vais essayer de clarifier les préoccupations des parents à
propos d’un champ précis, celui du temps, estimé excessif, que
leur enfant — le plus souvent un adolescent ou un jeune
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adulte — consacre à Internet1. On peut se trouver face à quatre
grandes catégories de processus, aux frontières floues, et donc
partiellement superposées :
● les parents estiment erronément que la consommation est
excessive, en référence à leurs attentes et à leur culture
familiale. Ils sont de bonne foi et ont des raisons subjectives
de s’inquiéter, mais la majorité des parents bien informés ne
le ferait pas. Cette première éventualité n’est pas une rareté :
elle concerne probablement 30 à 50 % des plaintes exprimées dans ce champ par les parents ou par d’autres adultes ;
● il y a ensuite la consommation abondante simple et banale, la
gourmandise d’Internet. C’est le plus souvent elle qui est en
cause, même quand l’adolescent passe tout son week-end à
jouer aux jeux vidéo. Nous en verrons plus loin les critères
spécifiques. Disons d’emblée que sa liberté intérieure n’est
pas perdue, qu’il s’amuse bien via les activités qu’il développe intensivement, mais qu’il peut y renoncer sans trop de
difficultés s’il en trouve de plus intéressantes ailleurs, notamment dans le monde social. Cette consommation abondante
ne signifie néanmoins pas toujours que l’adolescent soit
bien dans sa peau. Il peut vivre un mal-être ponctuel ou
durable qu’il fuit ou compense en se réfugiant face à l’écran ;
Seul le dernier échelon (addiction) est pathologique, et ne
concerne qu’un petit pourcentage des consommateurs de tel
produit–type (Il est probable que seuls 2 à 4 % de jeunes utilisateurs d’Internet sont vraiment cyberdépendants).
2. Mécanismes de mise en place
Souvenons-nous du très simple et célèbre triangle de
C. Olivestein, par lequel, dans les années 1970, il voulait rendre compte de l’utilisation abondante ou toxicomaniaque des
drogues :
2.1. Le produit
● il y a alors la vraie dépendance, la cyberdépendance (par
exemple : dépendance aux jeux vidéo). Ici, le jeune est un
toxicomane, un boulimique pathologique. Il a perdu sa
liberté intérieure ; ce qu’il cherche, c’est une sorte d’état
second en s’immergeant dans les multimédias, et on l’en
décroche difficilement ! Heureusement, c’est beaucoup
plus rare et cela frappe surtout les adultes, jeunes et plus
âges, isolés, et quelques grands adolescents à partir de
16 ans ;
● enfin, catégorie peu fréquente et un peu particulière, il y a la
passion. Ici, le jeune dit son amour intense pour un objet
d’investissement, fait des efforts et se montre très créatif
pour obtenir de magnifiques résultats lorsqu’il vise cet
objet. Il vit alors une grande joie2 et fait souvent partager
sa fierté à ceux de son entourage qu’il estime bienveillants,
par exemple pour des productions infographiques, de nouvelles créations artistiques sur l’écran…
Pour synthétiser le tout, remarquons que dans nos vies, à
propos de bien des produits (alcool, médicaments, travail,
sexe, ordinateur…), nous sommes tous et toujours susceptibles
de nous mouvoir sur l’échelle que voici :
mineurs, ou objet de petites illégalités amusantes (par exemple,
le copiage illégal de programmes).
Et pourtant, à l’instar de certaines mixtures sournoises et
inavouées de drogues stricto sensu, certains de ces produits
ont été consciemment programmés pour favoriser la dépendance :
● par exemple, en jeux vidéo, certaines compétitions automobiles durent 24 heures, comme en temps réel ; si le joueur
s’arrête avant, son acquis en points n’est pas sauvegardé.
Certains sites ou portails prisés par les jeunes (type le chat
de www.lycos.fr) donnent des pénalités ou au contraire des
droits supplémentaires selon que la fréquentation est maigre
ou abondante. Quand on paie au mois l’usage d’un jeu en
ligne qui, de surcroît, donne toutes sortes de primes si l’on
fait des bons coups, on a envie de l’utiliser abondamment.
Alors, bonjour le conditionnement !
2.2. L’environnement
Ici, le produit est abondant sur le marché, relativement peu
coûteux, fort promotionné par la publicité, apparaissant comme
très contemporain, chatoyant et séduisant, vanté par les
copains, utilisé par l’école qui en pousse l’utilisation — tant
pis pour les pauvres ! —, utilisé par les adultes à qui le jeune
aime s’identifier. Son acquisition est légale, ouverte aux
1
Internet est pris ici comme terme générique pour désigner l’usage de l’ordinateur, d’Internet stricto sensu et des jeux vidéo hors Internet…
2
Joie : vécu spirituel, à l’encontre du plaisir, essentiellement physique.
Beaucoup de facteurs cumulables d’environnement sont
susceptibles de pousser le jeune à une consommation abondante :
● les incitants commerciaux de la société, l’abondance de la
publicité ;
● le vide d’attractivité de certains milieux de vie (exemple :
les villages perdus, mais aussi certains quartiers peu sûrs ou
inhumains des mégapoles) ;
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● plus que s’intéresser et chercher à comprendre le monde, on
a appris aux gens à se « remplir » de sensations brèves et
fortes, d’émotions flash, d’images choc : il s’agit de se surstimuler à grande vitesse :
● l’école pense qu’elle ne peut pas être une bonne école
sans ordinateurs : la batterie de ceux-ci est un bon argument publicitaire, elle initie à l’informatique, elle fait
faire les travaux scolaires via logiciels et souvent
même Internet… et décourage plus ou moins subtilement la remise de travaux manuscrits ;
● les pairs ;
● la famille : elle incite à la consommation selon quatre
composantes bien distinctes :
○ elle peut donner un modèle de « remplissage de la
vie » par absorption de produits. Ici, pas de communication, pas de projets communs (et même, pas de
projets individuels créatifs) : chacun est seul à
consommer à haute vitesse ses objets–sources de plaisir ou d’anesthésie ; pour les parents, c’est la TV, la
toxicomanie du travail, l’alcoolisme plus ou moins
mondain, etc. ;
○ il y existe des dysfonctionnements et tensions non
spécifiques, que l’adolescent peut fuir ; en s’isolant
dans ses cybermondes, le casque branché sur sa
musique MP3 ;
○ cela arrange bien la famille d’avoir à la maison un
« ado apparemment sage », cocooné à son ordinateur ;
mieux vaut qu’il fasse un peu de cybersexe plutôt que
d’attraper une maladie vénérienne dans un endroit
louche ! ;
○ certains parents sont très ignorants, naïfs et/ou démissionnaires et ne perçoivent pas les risques qualitatifs
ni quantitatifs liés aux cybercomportements de leur
enfant.
2.3. Les facteurs intrapsychiques
2.3.1. Les composantes d’un sain grandissement
Au rang de ceux-ci, on peut évoquer d’abord quelques composantes d’un sain grandissement : la curiosité ; le désir de
s’identifier aux aînés ; le désir de vivre un sentiment de compétence, celui de faire des expériences de réussite3 : en résumé, la
fréquentation de l’ordinateur permet au jeune de faire l’expérience qu’il existe. Exister, c’est être différent, se démarquer de…
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● stimulations multisensorielles du corps ;
● sensations fortes répétées de certains jeux d’action : exultation, peur « délicieuse », anticipation vite résolue, sensation
de triomphe liée à la victoire … ;
● plaisir du rêve, de la contemplation ; bien-être des jeux de
rôle [8] : on peut évoquer à leur propos les voyages en
Extrême-Orient, avec l’action et les fumeries d’opium ;
● plaisir de communiquer ;
● plaisir de se sentir puissant ;
● plaisir sexuel ;
● etc.
2.3.3. Éventer le trop plein de pulsions agressives et/
ou sexuelles
2.3.3.1. Agressives ?. Après une journée de frustrations où tant
le père que la professeur de mathématiques étaient particulièrement mal lunés [2] écoutons le commentaire d’Anthony,
joueur de 16 ans, non excessif « Faut pas tomber dans l’excès,
mais c’est sûr que ça fait trop de bien, un carnage sur
Goldeneye ».
2.3.3.2. Sexuelles ?. La majorité des activités sexuelles des
adolescents sur Internet sont des manières contemporaines de
contribuer à un développement sexuel sain. Elles se font dans
la perspective de : défier le monde adulte sur un mode mineur,
plus ou moins secret ; accroître l’information et l’initiation ; se
donner du plaisir, plus varié que la banale masturbation ; apprivoiser petit à petit la rencontre physique de l’autre [4]. Et dans
ce contexte, un « trop-plein » de pulsions s’évente occasionnellement, de même qu’une meilleure maîtrise s’élabore, de façon
somme toute inoffensive, dans le très vaste underground sexuel
des adolescents sur le Net.
2.3.3.3. Puissance intérieure de l’adolescent. Par ses cybercomportements, l’adolescent vit et exprime sa puissance intérieure :
● on s’amuse bien à l’ordinateur, tout simplement, comme on
s’amuse au foot ou, jadis, en jouant cowboys et indiens ;
● c’est lui qui décide seul comment il va s’occuper sur le Net,
les jeux auxquels il va se consacrer, les écrans qu’il va
regarder, comment il passera de l’un à l’autre ;
● il s’élabore alors un sentiment de puissance, voire d’ivresse
et d’illusion de toute-puissance, amené tant par cette autonomie que par les activités mêmes que le jeune exécute et
par leur réussite : maîtrise des programmes, du maniement
de l’ordinateur, maîtrise sur les codes secrets, art du piratage, maîtrise des jeux vidéo, etc. ;
● sa décision s’accompagne régulièrement de défis et transgressions, proclamés et revendiqués, connus — sans
plus — ou dissimulés4 :
3
En corollaire, le jeune apprécie fort la possibilité d’agir sur l’écran (Témoignage d’un jeune adulte, hard gamer : « …On me proposait de changer le
cours de l’histoire qu’on me racontait. C’est cette magie qui m’a poussé à
continuer »).
4
En fin de compte, pour celles et ceux qui vivent encore chez leurs parents,
le temps passé face à l’écran est souvent le comportement qu’il est le moins
facile de dissimuler. Souvent, c’est connu par les parents, et c’est source de
litiges, mais les adultes finissent par se soumettre en ronchonnant.
2.3.2. Rencontre de sensations plaisantes
La rencontre de sensations plaisantes ; l’expérience de la
joie et du plaisir :
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Le contenu de ces transgressions est plus ou moins humainement acceptable ou inacceptable. Même si cela semble choquant, tout adolescent en bonne santé mentale peut faire une
incursion de brève durée du côté de ce qui est tout à fait
inacceptable, pour se démontrer sa puissance, pour « éprouver » la capacité de mal qu’il a en lui, et puis revenir spontanément en arrière. Voici l’exemple d’une gradation qui va
de plus en plus du côté de l’inacceptable en matière sexuelle :
Pornographie
ordinaire
Un peu de
cybersexe banal
<
Pornographie spécialisée
dans un thème précis
Activités sexuelles
« améliorées » (électromasturbation, zoophilie…)
Défis sexuels d’adultes
<
Sexualité
vraiment
antisociale
(pédophilique)
● s’y couple le désir de dénier le danger, tant aux yeux des
autres que pour soi : désir de se sentir et de se montrer fort,
invulnérable… On prétend par exemple garder une meilleure maîtrise sur le contrôle du temps que les autres, devenus de minables dépendants. C’est alors qu’on se laisse piéger, comme pour le cannabis ;
● il peut même y avoir, chez les plus perturbés, une sorte
d’ivresse transgressive, de mégalomanie, de jouissance
quasi ordalique à se situer au-dessus de toutes les lois, à
faire imploser la loi (par exemple, fréquenter des sites très
« underground » [3]).
2.3.3.4. Pour beaucoup, il s’agit de communiquer.
● Communications souvent positives et structurantes, complémentaires à celles qui se déroulent dans la vraie vie ; elles
ont lieu sur un mode tour à tour badin, banal, superficiel ou
au contraire d’une très grande profondeur.
Jeux de séduction progressive aussi, jeux de marivaudage,
petites vantardises : jadis, on se retrouvait furtivement à la
messe pour entrevoir l’être peut-être aimé. Aujourd’hui, on
demande sur MSN Messenger « T ct ? » (Lire « tu es comment ? »)… et l’on s’entend énoncer des dimensions intimes
un peu inflatives (19 cm, plutôt que 13…) ;
● pour quelques-uns néanmoins, de facto, il s’agit de fuir la
communication confrontante, l’intimité à risques du faceà-face incarné. C’est le cas pour les timides, ceux qui doutent, qui manquent de confiance en eux. Cela arrive surtout
si on les laisse seuls, si on les abandonne à eux-mêmes.
Alors, ils se laissent bercer dans une bulle, un cocon dont
ils n’osent pas sortir et le risque d’addiction est bien réel ;
● pour les plus dépendants — surtout aux jeux vidéo —, s’immerger dans une cybercommunauté immédiatement présente
est une motivation fondamentale. Celle-ci constitue une
espèce de sein maternel qui les accueille inconditionnellement par rapport à ce qu’ils sont dans la vie réelle, qui ne
leur demande aucun compte sur celle-ci. À l’instar du sein,
elle ne réagit négativement que s’ils la mordent agressivement et inutilement, c’est-à-dire s’ils trichent par rapport
aux règles de la communauté elle-même : alors, pas de pitié !
3. Existe-t-il des enchaînements de facteurs de risque qui
poussent plus probablement vers la vraie addiction ?
Oui, si l’on veut bien se souvenir que leur présence n’est
jamais inéluctable et que quelques jeunes arrivent à de lourdes
addictions par le pur jeu du hasard, c’est-à-dire de premières
expériences vécues de façon inattendue comme très plaisantes.
Évoquons notamment :
Côté facteurs sociaux
● La solitude, l’absence de communication et une
ambiance pesante (conflits non-dits) dans la famille ; les
éventuels modèles « addiction » chez les parents (télévision, travail, alcool, cigarette…) ;
● l’oppression, la possessivité, l’obligation de dépendance
faite par la famille ;
● un monde particulièrement ennuyeux, « merdique », dont
on cherche à se déconnecter.
● et en « positif », les encouragements et autres renforçants, très puissants émanant du groupe des consommateurs.
Plaisirs vécus très forts
« Plutôt mourir de plaisir que crever d’ennui » :
● sensations fortes (éventuellement fort plaisir sexuel) ;
● ébriété ;
● vécu plus ou moins illusoire de compétence, de pouvoir
(et de liens affectifs) dans les jeux de simulation : les
voici alors prisonniers de leur simulacre, construit dans
le jeu, de leur personnage alternatif, créé pour les besoins
du forum… ;
● exutoire à des pulsions agressives.
Autres risques intrapsychiques
Évitement réussi pour les timides non misanthropes… ils
peuvent même se présenter comme le psy, le consolateur
des autres.
« Succès » pour ceux qui manquent de confiance dans
leur valeur ; compensation : « Je pouvais changer le cours
de l’histoire, c’est cette magie qui m’a poussé à continuer ».
4. Phénoménologie de la cyberdépendance,
de la consommation abondante et de la passion
4.1. La vraie dépendance
En commençant par le plus rare : la vraie dépendance.
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4.1.1. Conduite répétitive, tenace, envahissante de « recherche
de plaisir »
Au centre, il y a une conduite répétitive, tenace, envahissante de « recherche de plaisir ».
(« Tout commence pour et par le plaisir », [9]). « Plaisir »
doit s’entendre comme un mélange, en proportions variables,
de sensations vécues comme excitantes, agréables, et d’une
anesthésie de l’inconfort (vie vide, frustrations, dépressions,
problèmes psychologiques plus ou moins insolubles dans le
monde incarné.). À la fin, il y a aussi le plaisir de différer
des autres, celui de prendre des risques et parfois même celui
de faire le mal.
Plus on va vers la dépendance, plus on voit que c’est le
processus, le rituel qui est investi, plus que l’activité centrale,
le contenu, l’objet censé être « la » source du plaisir5.
Le processus ? C’est-à-dire ce qui se vit du seul fait qu’on
est et qu’on agit sur Internet ou dans un jeu vidéo : c’est
comme faire l’amour avec eux : il faut sentir quelque chose
sur Internet ou dans un jeu vidéo, pour se sentir vivre ! C’est
l’expérience qui est excitante. Quant au contenu de l’écran,
l’esprit décroche assez souvent, comme en état second, au
hasard des clics de souris et autres manipulations. À la limite,
l’écran peut s’estomper ou devenir lointain : on ne sait plus très
bien ce que l’on écrit dans un chat à six interlocuteurs à la fois,
mais on se sent vivre à chatter.
4.1.2. Et les applications, les objets que l’on caresse,
quels sont-ils ?
Souvent, il y en a un principal ou exclusif. Les voici cités
par ordre de fréquence d’investissement décroissant : les jeux
vidéo ; les activités de communication (chats, forums) ; la
manipulation de techniques informatiques, souvent avec piratage ; le sexe (pornographie, cybersexe) ; les téléchargements
(musiques, vidéos, autres fichiers) ; le surf vagabond.
Non seulement cette conduite répétitive et cette quête sontelles envahissantes, mais elles deviennent même le centre du
projet d’existence ; on ne vit plus que pour elles.
Il y a donc dépendance psychologique : malaise, manque,
insatisfaction si le jeune est privé de son activité…
Et pourtant, parfois, le cyberdépendant réfléchit et s’introspecte ; alors, il peut vivre le doute, jusqu’à une douloureuse
certitude subjective que sa conduite ne lui apporte pas la satisfaction la plus profonde, « la » réponse à la question du sens de
son existence ; jusqu’à vivre l’impression de gaspiller sa vie,
de la rater.
Il prend alors conscience des divers problèmes sociaux, personnels (psychiques et somatiques) que lui amène Internet (difficulté d’honorer ses obligations sociales ; impression d’effritement dans ses relations, de disparition de ses proches ;
impression que sa personnalité se transforme, que des valeurs
5
Témoignage : « Je me suis senti drogué aux jeux… à un moment j’ai
décroché mes yeux de l’écran et j’avais une sensation de bien être… tout
autour de moi flottait ; eh non, je n’avais pas fumé juste avant ». (www.novaplanet.com).
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et des projets profonds s’effritent). L’issue de ce vécu lucide
est néanmoins incertaine :
● moments de « fuite en avant » où le cyberdépendant, ici en
échec, retourne « à son vice » avec plus d’aveuglement et de
rage que jamais pour étouffer le malaise éprouvé à se sentir
accro ;
● moments de petits efforts pour s’en sortir, mais infructueux,
auxquels succède la résignation, l’abandon.
Tel jeune finira junkie ; tel autre, par admettre qu’il y a un
problème grave et par se ressaisir vraiment, avec ou sans aide
(cf. infra).
4.1.3. Il y a donc emprise de la conduite sur la personne
Fondamentalement, le jeune dépendant a perdu sa liberté : il
est incapable d’intégrer sa conduite de façon raisonnable dans
un projet, il est incapable de contrôler son usage du temps :
Avant de commencer l’activité, il vit un mélange de manque
et de craving : un désir puissant, contraignant, une excitation
joyeuse anticipatrice très forte, une obligation de penser en
détail à l’activité bientôt là.
En cours d’action, il voudrait que ce soit éternel, il se dit 20
fois qu’il va s’arrêter, mais passe chaque fois la limite : le dialogue sur MSN Messenger ne peut jamais vraiment se terminer
par le dernier « a+ ».
Après, même quand il a fini par débrancher, parce qu’il fallait bien dormir ou aller à l’école, les souvenirs liés au comportement addictif continuent à se bousculer dans sa tête et il
est déjà occupé à anticiper et à préparer ses bons coups suivants : la boucle est bouclée.
4.1.4. Signes cliniques de l’envahissement
Même la mémoire est envahie : elle est pleine d’images, de
souvenirs, de bons coups réalisés.
La pensée aussi : le jeune pense perpétuellement à de nouvelles stratégies de jeu, à ce qu’il va dire ce soir sur MSN
Messenger ; il échafaude aussi mille ruses pour maintenir sa
conduite (Comment persuader les parents ? Leur désobéir
sans qu’ils le sachent ?).
Il fait tout ce qu’il peut pour retourner à sa conduite de
plaisir : par exemple, il bâcle considérablement ses tâches,
mord sur son sommeil, ne descend plus pour manger.
Il désinvestit la vie incarnée (et même, dans le maniement
des multimédias, tout ce qui ne concerne pas la conduite incriminée) :
● scolarité en chute libre (pas d’intérêt, pas le temps, et rêveries en classe) ;
● isolement en famille ; peu importe la peine qu’il provoque,
il la pseudolégitime, éventuellement en criant pour ne pas
entendre les autres ;
● résistance colérique aux tentatives faites par les parents pour
réguler sa conduite ;
● irritation si on le dérange ; les copains de toujours sont ignorés s’ils viennent frapper à la porte ;
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● amputations sur le sommeil, le temps libre, les activités
structurées dans la vie incarnée ;
● même quand il est plongé dans celle-ci, il peut parler d’Internet avec l’un ou l’autre ami qu’il a gardé, aller faire des
achats pour son ordinateur, se documenter sur de nouveaux
jeux, etc.
4.2. En revenant au plus commun, la consommation
abondante
Dans le cadre de la consommation abondante, la motivation
principale c’est de combler du vide, d’occuper son temps, de
ne pas trop se fatiguer ni prendre de risques (adolescents
cocoon) et non, avec une égale intensité, une sorte de culte
du plaisir vécu dans le processus, tel que nous l’avons décrit
chez le dépendant. Des plaisirs sont également vécus, mais ils
demeurent davantage liés au contenu de l’activité ; on peut
parler de plaisirs récréatifs.
Donc, l’esclavage, la contrainte vécue sont nettement moins
forts. On se trouve ici dans le domaine de la gourmandise — si
pas du simple « manger » parce qu’il n’y a objectivement rien
d’autre à faire — et pas dans celui de la boulimie.
Il s’ensuit des indicateurs cliniques moins préoccupants ; la
cyberconduite n’est pas le centre du projet de vie du jeune, qui
lui consacre souvent moins de temps6 que le véritable « accro » ;
il sait davantage « aller et venir » par rapport à elle :
● il l’oublie au moment des vacances (ne fonce pas au cybercafé de Tombouctou…) ; et même, il l’oublie s’il a une
interrogation importante au lycée, une activité alternative
dans la vie réelle (sortir avec des copains). Il essaie d’obéir,
au moins un certain temps, s’il se fait rappeler à l’ordre par
ses parents (certes, il risque d’y avoir grignotage et usure) ;
● il finit par accepter les règles qu’on met parfois pour discipliner son temps, si elles sont raisonnables : il y a donc
moins de « triches » pour assurer la pérennité de sa consommation ; de là à dire qu’il ne ment jamais sur l’occupation de
son temps, sur l’heure de son coucher, sur le fait qu’il bâcle
ses devoirs (ennuyeux) pour aller sur MSN Messenger… ;
● l’isolement des autres membres de la famille est moins radical ; l’adolescent ne donne pas l’impression de s’être isolé
dans une « tanière secrète », où il y a danger de mort si on
le dérange, parce qu’on toucherait à quelque chose de fondamental. Il en va de même de l’isolement par rapport aux
autres : par exemple, s’il est intéressé par une rencontre
réelle avec un cybernaute avec lequel il communique sur
le Net, il ne coupera pas pour autant tous les contacts avec
ses copains, ni avec ceux qu’il aime bien depuis toujours ;
● son irritabilité est plus faible, pas démesurée, si on vient
l’interpeller, si on l’appelle pour le souper ;
6
Toutefois, ce critère « temps » et « existence de temps consacré à autre
chose » est un indicateur à manier avec prudence. Certaines vraies dépendances, par exemple à telle ou telle pratique sexuelle, ne demandent pas toujours
beaucoup de temps… mais elles sont très répétitives.
● un bon critère d’ailleurs, c’est ce que cette consommation
abondante se réduit d’elle-même spontanément et considérablement, par exemple lors du passage à l’université, au premier emploi, ou à une relation sentimentale profonde : le
jeune « ignore » rapidement, même avec dédain, les jeux
vidéo qui l’avaient pourtant transporté de joie, comme s’ils
n’avaient jamais existé.
ILL : Valentin (17 ans) passe quatre heures chaque soir à
l’ordinateur, principalement avec deux jeux multiplayers, Counterstrike et Age of Empires. C’est pour ce motif que les parents
consultent. Ils sont tout à fait décontenancés et ont déjà reçu bien
des conseils contradictoires pour gérer sa surconsommation d’Internet. Je découvre petit à petit un adolescent plutôt introverti,
indépendant, collaborant à l’idée d’une consultation visant à son
mieux-être, sans difficultés relationnelles ni fuite de la vie incarnée : le samedi et le dimanche, il se détend avec ses copains
(souvent pour faire d’autres jeux de société, il est vrai). En
misant sur l’empathie, en exigeant simplement que les deux
parents soient présents aux consultations et en partageant mes
propres expériences et mes idées sur Internet et les jeux — pas
négatives par principe — je constate progressivement que le fond
du problème n’est pas Internet. Valentin a un itinéraire scolaire
des plus compliqués : il fait partie de cette catégorie d’adolescents intéressés par l’idée d’avoir un diplôme, soumis au principe
de la fréquentation scolaire tout en en dénonçant les injustices et
absurdités. Il n’est pas vraiment paresseux, mais n’a aucune
méthode, ne sait pas comment il doit faire pour retenir certaines
matières, ni pour répondre aux questions trop smart de certains
professeurs qui les prennent déjà pour des universitaires. C’est à
cette difficulté surtout cognitive que nous nous attelons, dans des
entretiens familiaux où l’on met progressivement au point un
accompagnement patient de la pesanteur scolaire de Valentin.
Je suis persuadé, ici, de l’authenticité de ses propos : il ne va
sur Internet que parce qu’il s’ennuie mortellement et qu’il ne
sait pas comment occuper son temps. S’il gagne en efficacité
scolaire, sa consommation peut se réduire significativement.
4.3. Et la passion ?
Fondamentalement, la joie recherchée ici est d’une autre
nature : ce n’est plus un plaisir sensoriel, ce n’est pas non
plus la simple joie de communiquer. C’est la joie de s’investir
dans un domaine précis, où l’on acquiert de plus en plus de
compétences et d’y obtenir des résultats de plus en plus positifs, au sens large du terme.
L’objet de la passion est évidemment choisi de façon subjective (pas toujours solitaire, il y a des clubs !) ; en nous limitant aux objets directement liés à Internet7, il ne peut s’agir que
d’une passion pour l’informatique elle-même (son fonctionnement ; la création de sites.)8 et pour tout le champ de l’info7
Je ne parle pas ici des passions que permet ou facilite Internet (exemple :
un passionné de fossiles peut trouver qu’Internet est un formidable outil pour
se documenter, comparer, etc.).
8
NB : Des fois, elle est mise principalement au service d’un défi à la
logique dominant sur Internet (piratage).
J.-Y. Hayez / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 54 (2006) 189–199
graphie et des créations artistiques nouvelles que permet l’informatique (en 3D, en combinant images et sons, etc.).
Les critères fondamentaux sont donc :
● amour intense pour quelque chose (plutôt que plaisir ou
manière d’occuper le temps). Amour dont le passionné fait
souvent part à quelques-uns qui partagent la même passion,
et/ou à ceux et celles dont il devine qu’ils vont réagir positivement ;
● donc, souvent, moins de solitude radicale que dans la
dépendance ;
● activité, travail, créativité : le jeune se documente pour être
plus compétent, il s’entraîne, s’essaye à… ;
● obtention de résultats dont le jeune est fier. Il est valorisé
par sa passion, il devient « champion de ». Il partage ses
résultats avec le même public avec qui il partage déjà la
connaissance de sa passion ;
● au-delà de ces critères spécifiques, un certain nombre de
passions sont liées à des investissements de temps raisonnables. D’autres amènent des consommations abondantes avec
tous les critères déjà passées en revue pour celle-ci. Une
petite minorité entraîne-t-elle de vraies dépendances ? Pas
sûr, tant la créativité que connote la passion est différente
de l’immersion monotone de la dépendance.
4.4. Application particulière : la dépendance aux jeux vidéo
4.4.1. Catégorisation des jeux
Il n’existe pas de classification indiscutable des jeux vidéo.
Pour notre part, et comme un certain nombre d’autres auteurs
[6], nous distinguons trois catégories :
● celle des jeux d’action, assez vaste, qui va du casse-briques,
puis du jeu sportif, aux jeux de combat et de tir (Shoot them
up!), en aboutissant aux jeux d’aventure, aux quêtes. Il
semble que ces jeux ne créent pas de dépendances profondes, mais plutôt une sorte de sensation de vide intérieur, de
perte de la notion du temps, d’effet hypnotique tel qu’on y
reste accroché le temps qu’ils durent, en oubliant un peu le
vrai temps qui passe ; sur quoi se greffent, pour les quêtes
ou les jeux de combat, les salves de sensations fortes, excitantes, déjà évoquées ;
● celle des jeux de réflexion : ils peuvent « restaurer » secrètement le narcissisme du joueur face aux échecs de la vie
sociale ;
● celle des jeux de simulation : il y en a encore qui n’entraînent pas trop de risques (simulateurs de vol, Sim City9).
Il faut bien lire pas trop de risques : Florent (17 ans), un jeune non accro à
qui je faisais commenter ce texte, me répond : « Tu es sûr que SimCity et les
Sims n’entraînent aucune dépendance, quand il n’y a aucun but au jeu et qu’il
n’y a pas de fin, que certains y restent des heures d’affilée … ? Mon « record »
est de 12 heures d’affilée… je ne suis même pas descendu manger ce jour-là…
me suis fait engueuler le lendemain… c’est compréhensible… et je suis sûr
que des américains auront fait pire… ».
9
195
Mais d’autres, centrés sur les jeux de rôles, entraînent de
bien plus gros risques de dépendance : ils simulent les statuts,
les rôles, les interactions d’une vie sociale alléchante, dans des
pays magiques et mystérieux. On s’y identifie à un personnage,
et l’on rencontre, on-line, d’autres « avatars », personnages
créés par d’autres joueurs. Ces identifications peuvent être passionnées et intemporelles car le jeu a l’air de se dérouler sans
fin… même quand le joueur n’est pas présent, il peut continuer
à évoluer. Il se crée éventuellement des guildes de joueurs plus
ou moins hiérarchisées, et réunies autour d’un même projet. On
peut monter en grade, devenir un hard-core gamer, responsable
de beaucoup d’autres. On peut discuter dans des forums des
bons coups faits ou à faire. On peut acheter ou échanger online les objets nécessaires à une meilleure efficacité dans le
jeu ; bref, pas difficile à comprendre que c’est ici que certains,
habités par un imaginaire envahissant, vont se laisser enliser
dans la dépendance !
4.4.2. Qu’est-ce qu’un joueur « accro » ?
4.4.2.1. Voici d’abord une vignette clinique étonnante, vu qu’il
s’agit d’un préadolescent. Mathieu (12 ans) est un vrai cyberdépendant. Il est adepte de MSN, des courriels, mais surtout
d’un jeu multiplayers — type jeu de rôles, The World of Wordcraft (WoW pour les initiés), auquel il consacre cinq, six heures par jour de semaine et huit à dix heures en week-end. Dans
sa guilde, il a atteint le niveau 50 sur 60. Il parle avec les
autres, mais, m’ajoute-t-il, « On n’est pas vraiment amis ;
c’est à cause de nos personnages ». C’est la sensation de
déconnexion et de rêve qu’il recherche, et pas la relation.
C’est la consolation de ses misères aussi, ne serait-ce que
parce qu’il a choisi le personnage d’un mage (thérapeute, puissant et sage). Mathieu vient d’être renvoyé du collège pour son
comportement massivement immature et agaçant, avec quelques petits passages à l’acte agressifs pris pour prétexte pour
se débarrasser de lui. Vivant seul avec son père séparé de sa
mère, c’est depuis lors huit heures par jour qu’il consacre à « sa
drogue ». Si on essaie de le modérer, il vole de l’argent, prend
le train et va jouer dans le cybercafé d’une ville voisine. Il n’a
pas d’amis.
Difficile d’évaluer la conduite la plus sage en ce qui le
concerne, car sa fréquentation d’Internet, comme la meilleure
et la pire des choses, comme le cannabis en petite bande, est à
la fois son seul lien social et un anesthésiant trop parfait. Tôt
ou tard, il faudra le modérer, c’est sûr : il est bien trop jeune
pour qu’on l’abandonne à lui-même. Mais comment ? À l’instar d’un vieil ado, Mathieu, d’une intelligence supérieure,
exprime déjà « Je déteste qu’on me contrôle. C’est moi qui
dois décider ma vie ». « Beau résultat, si je suis venu chez
vous pour entendre qu’il faut me supprimer Internet » (ce
que je n’ai jamais dit !).
À l’origine de cette dérive, beaucoup de souffrance.
Mathieu a été adopté à cinq mois. Sa mère adoptive qu’il ne
voit plus que rarement, est elle-même dépressive, ne quitte pas
son appartement et y passe pas mal de temps… sur Internet.
Elle n’a jamais accroché avec Mathieu qui dit « On n’est pas
196
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liés. Elle pense et je pense. Chacun dans sa chambre ».
Mathieu dit aussi qu’il n’aime pas la société, que tout est
vide, qu’il cherche un bouche-trou. Le père a l’air bien gentil,
mais est très occupé par son commerce — Mathieu est dans
son arrière-boutique, face à l’écran, à longueur de temps ! En
plus, si le père se décarcasse beaucoup pour protéger son fils
des injustices sociales, il a l’air incapable de le frustrer !
4.4.2.2. Une description très parlante du hard gamer. Nous
extrayons du travail de fin d’études de V. Simon [10] une
description très parlante de ce qu’est le hard gamer :
« Le « hard gamer » ne parie pas et ne mise pas. Mais il
offre une place prépondérante aux jeux vidéo, il perd le
contrôle de l’activité de jeu, cette activité devient centrale au
détriment d’autres investissements sociaux ou affectifs. Des
critères sociophénoménologiques nous permettent de définir
la conduite manifeste du « hard gamer » par :
● jouer à toutes sortes de jeux vidéo et sur tout support de
jeu ;
● ne jouer qu’en vue subjective (terme employé pour indiquer
la position visuelle du héros dans le jeu. Le joueur adopte
pour jouer une vue où le héros n’est pas personnifié, ainsi
l’identification est plus facile et il peut avoir l’impression de
participer directement aux actions du monde virtuel. Cela
contrairement à la situation où le joueur voit intégralement
le héros et à la situation où le joueur voit une partie d’un
corps, souvent les mains ou la tête, lui permettant ainsi l’action) ;
● avoir des connaissances sur tout ce qui se rapporte aux jeux
vidéo ;
● parler en société essentiellement de jeux vidéo ;
● travailler ou volonté de travailler dans le domaine des jeux
vidéo ou de l’informatique ;
● avoir essentiellement des relations avec d’autres joueurs de
jeux vidéo ;
● finir tous jeux vidéo commencés et le plus vite possible ;
● jouer même si le texte est dans une langue inconnue ;
● à cela nous pouvons ajouter l’activité quotidienne de jeu,
ainsi que la capacité à rester une vingtaine, une trentaine
d’heures d’affilées, voire au-delà, à jouer en se privant de
sommeil… ».
J.-C. Matysiak, quant à lui, distingue enfin un sous-groupe
particulier qu’il appelle « les seigneurs de l’usage » [7] à l’instar des célèbres fumeurs d’opium quasi publics du début du
XXe siècle. Ici, la surconsommation se fait en public et l’effet
produit sur les autres devient un renforcement supplémentaire.
Éventuellement, la maîtrise de la volonté est — ou apparaît
comme — meilleure, et la désinsertion sociale, moindre.
Exemples : certains professionnels des jeux vidéo (en Corée,
il y a des championnats et l’on parie sur eux) ou, plus banalement, certains ados ceux qui friment pour leurs copains en référence à leur maîtrise exceptionnelle de la dynamique de l’ordinateur.
5. Notre responsabilité d’adultes
5.1. Notre témoignage de vie
C’est la première composante de l’éducation, bien évidemment ! Par exemple, la manière dont les parents occupent leurs
loisirs ; leurs choix, leur self-control ou leur laisser-aller face
au plaisir ; leur repli sur soi ou leur ouverture au monde ; la
fermeture ou l’ouverture de leur famille ; le rapport qu’ils
entretiennent eux-mêmes avec la violence ou la pornographie :
c’est tout cela qui finit par imprégner radicalement les jeunes.
Dit en négatif : parents fatigués, scotchés à la TV plutôt que
jouant à des jeux de société ou communiquant ; consommant à
la moindre contrariété : alcool, cigarettes, psychotropes, plutôt
que s’exprimer, dialoguer, négocier : voici ce qui pousse bien
des adolescents à se perdre dans leur écran, vaguement bercés
par la musique MP3 qu’ils ont chargée en toute illégalité.
5.2. Une prévention primaire positive, toujours indispensable
5.2.1. L’attractivité
L’attractivité dont les parents et les adultes savent imprégner
la vie familiale et sociale incarnée contribue à donner envie à
l’adolescent d’y rester pour des zones de temps « suffisamment
bonnes » :
4.4.2.3. La sous-catégorie des « no life » dans les hard gamers.
Et il y a encore plus prononcé : il existe par exemple la souscatégorie des « no life » dans les hard gamers :
● ouverture de la famille ; accueil d’amis adultes ; accueil des
copains des enfants ;
● soin accordé aux investissements du temps de chacun ; proposer de bons investissements précoces : sport, art, mouvement de jeunesse ; savoir insister un peu ;
● présence joyeuse à la maison ; esthétique et âme de celle-ci
(« une maison chaleureusement habitée ») ;
● etc.
● agressivité hors du commun : si on rate quelque chose
quand on joue avec eux, bordée d’insultes ; si on les bat,
rage ;
● mépris total des débutants ;
● ne communiquent plus du tout ;
● ne s’arrêtent plus pour aller dans la vie réelle (même pour
uriner, ils se retiennent des heures !).
5.2.2. Quantité et qualité de présence offerte à la maison
Corollairement, les adultes doivent bien mesurer la quantité
et la qualité de présence qu’ils offrent à la maison : les jeunes
qui font des cyberbêtises ou des cyberaddictions sont plus souvent qu’à leur tour des jeunes laissés trop seuls, et dont le
calme est éventuellement acheté par une multitude d’appareils
sophistiqués accumulés⋯ dans le lointain de leur chambre.
J.-Y. Hayez / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 54 (2006) 189–199
Inversement, mais plus rarement c’est pour échapper à l’étouffement généré par leurs parents que d’autres jeunes se réfugient
dans leurs cybermondes !
5.2.3. Autonomie et force intérieure
Encourager l’autonomie, la force intérieure. Tout ce qui fait
de l’enfant un décideur, un agent apte à avoir des projets et à
les mener à bien, à résoudre des problèmes (un non-passif),
quelqu’un qui sait dire « non », parfois aux dépens des adultes,
parfois à ses copains.
5.2.4. Et le dialogue quotidien ?
● En général, ne pas avoir peur des crises, des moments de
tension, qui sont d’excellents moments pour faire comprendre les valeurs et les limites que l’on veut transmettre ;
● plus spécifiquement, mille échanges potentiellement fructueux sont susceptibles d’avoir lieu à propos des multimédias et des enjeux de vie plus larges dans lesquels ils s’inscrivent ; l’on peut échanger aussi à propos des contenus
découverts et des expériences faites sur le Net.
Rappelons à ce propos que les adultes ne devraient jamais
gronder un jeune qui raconterait une expérience négative faite
sur le Net, fût-ce dans le décours d’une transgression ; ils doivent plutôt l’encourager à se confier et, s’il s’y hasarde, le
remercier de sa confiance et l’aider à assumer ce qu’il a vécu.
Les mêmes adultes sont invités aussi à faire preuve d’écoute
et d’ouverture face aux transformations que les jeunes apportent dans le style de fonctionnement et les valeurs d’une
société.
Enfin, ils sont également invités à faire preuve d’authenticité : par exemple, on peut partager avec un adolescent l’idée
que la modération, si pas l’abstention, face à la pornographie,
ce n’est pas que son affaire à lui : nous sommes tous des êtres
de chair et d’esprit.
5.3. Prévention secondaire générale
● Elle s’appuie, elle aussi sur la « présence sensible » des
parents. À eux de détecter d’éventuels signes d’ennui prolongé, de mal-être, de mauvaise insertion sociale, toutes
situations vécues qui pressent le jeune adolescent à se servir
de son ordinateur comme d’un refuge ;
● il y a aussi la mise en question de l’état actuel de la famille
comme telle : reconnaître les signaux d’alarme : l’isolement
de chacun, le refuge de tel parent dans le travail, le règlement trop facile de problèmes par les produits ; assumer les
faiblesses qui existent et pouvoir se secouer [7].
197
qu’ils sont plus souvent facteur d’échanges ou de régulation
sociale) [1] ;
● s’intéresser ; y connaître quelque chose, participer au moins
quelque peu au phénomène — Internet ;
● quant aux injonctions ou aux interdits, je leur vois au moins
cinq champs importants de cyberapplication :
○ il est de la responsabilité des parents qu’existe précocement — dès les premiers usages — un contrôle sur la
quantité de temps consacré aux multimédias. Pas chiche,
non10, mais au moins après que les tâches scolaires ont
été bien faites, sans jamais mordre sur les besoins en
sommeil réparateur ni sans pulvériser tous les rites
sociaux de la famille. Bonnes habitudes plus faciles à
installer à dix ans, puis à surveiller, que commencer à
se battre à ce propos contre un presque accro de
17 ans ! ;
○ il revient également aux parents de garantir une justice
dans la répartition du temps réservé à chaque membre de
la fratrie, si ceux-ci, laissés à eux-mêmes, ne parviennent
à faire régner que la loi du plus fort ;
○ il leur revient encore d’interdire à leurs enfants de se
livrer à des activités dégradantes ou/et antisociales sur
Internet, même si l’on sait bien que l’obéissance ne
sera probablement pas parfaite. Il n’est pas inutile de
rappeler aux jeunes qu’un délit commis on-line a le
même poids qu’un délit dans la vie incarnée, même si
ça à l’air plus lointain, plus irréel, et même si une multitude d’internautes s’y adonne ;
○ on peut également chercher à protéger les plus jeunes ou
les plus sensibles de certains sites ou jeux estimés traumatisants, en leur en interdisant l’accès. Mais alors, il
faut faire attention aux termes que l’on emploie. On ne
le leur interdit pas « parce qu’ils sont trop petits » — ce
qui constitue une parole blessante et provocante —, mais
bien pour garantir leur paix intérieure et donc leur envie
de continuer à grandir ;
○ avoir aussi du respect pour le plaisir du jeu et donner un
préavis avant d’obliger à venir à table ou à remplir d’autres obligations familiales.
5.5. Et quand la dépendance est bel et bien là ?
5.5.1. Les principes
● Ne pas se donner un objectif utopique ! La guérison, ce
n’est pas l’abstinence face à un objet ou une conduite ;
c’est retrouver un sentiment de liberté intérieure, qui
amène à une modération choisie de l’intérieur et donc
ensuite au retour d’une qualité de vie suffisante ;
5.4. L’éducation précoce à Internet
10
● Pour les parents, s’informer convenablement, se sensibiliser
et ne pas raisonner à partir d’a priori (type : jeux vidéo vecteurs de violence, jeux vidéo facteurs d’isolement, alors
Attention à « l’hygiénisme » [9]. En 2003, les Français passent trois heures
20 minutes par jour devant la télévision. Les jeux vidéo, c’est déjà nettement
plus actif. Par exemple, les parents peuvent conseiller (ordonner) de faire une
pause par heure, et laisser occasionnellement leurs jeunes faire une orgie de
jeux.
198
J.-Y. Hayez / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 54 (2006) 189–199
● être sensible au rôle indispensable de la liberté, de la collaboration intérieure ; mais aussi à la part d’efforts, de souffrance, et même de renoncement que demandera la démarche visant au retour d’un contrôle de soi. À soutenir
chaleureusement, bien sûr !
5.5.2. Le désir de changer
Aussi longtemps que ne s’installe pas le désir de changer, la
situation est très comparable à celle du consommateur excessif
de cannabis (au moins cela !) et de ses relations avec sa
famille.
Le jeune ne veut rien entendre ! Et il se cambre d’autant
plus qu’on essaie de le raisonner. Ce n’est pas pour autant
qu’il faut l’abandonner à son sort et démissionner. Ni non
plus entrer en escalade et lui faire des reproches perpétuels.
La « voie de navigation » viable avec lui est bien étroite ! Il
gagne à s’entendre dire, de temps en temps, que l’on est et
reste préoccupé et que l’on n’approuve pas sa manière de
faire. Sans doute doit-on mettre de l’énergie à obtenir de lui
un minimum d’obéissance, surtout s’il est encore mineur (une
participation minimale à certains rites familiaux, être hors de la
maison pour aller à l’école en période de scolarité). Mais il ne
faut pas se faire d’illusions : toute cette phase est pénible, faite
de tensions, de souffrances et de tricheries. Peut-être aussi
gagne-t-on à essayer de se décentrer des comportements problématiques et à parler d’autres choses avec lui.
Les parents trouveront parfois du soulagement en consultant
un psy pour eux-mêmes, parce qu’ils se sentent préoccupés,
impuissants. Peut-être découvriront-ils, avec le psy, le moyen
de faire venir l’adolescent problématique (et leurs autres
enfants) à la consultation, mais dans l’idée de parler d’euxmêmes et de restaurer l’échange.
5.5.3. Et si revient le désir de changer…
Il peut commencer par un long chemin de resocialisation et
de reconquête de son vrai soi, tissé d’efforts de volonté, qui,
comme pour les autres dépendances, gagne à être et individuel
et systémique.
La réflexion à mener et les modifications comportementales
à installer se répartissent sur plusieurs axes :
● situer encore et encore le rôle fondamental, central et permanent de la liberté intérieure, et de la volonté personnelle
de changer ;
● se donner des objectifs réalistes et notamment :
○ en quoi consistera une consommation réaliste d’Internet ?
Comment l’organiser ? Comment s’autodiscipliner dans
les moments critiques ou simplement difficiles (à partir
de la 55e minute, si l’on a décidé de rester 60 minutes
online ; si un partenaire de toujours appelle à un moment
inopportun) ;
○ quels peuvent être les investissements et les sources de
plaisirs alternatifs ? Comment peut-on faire en sorte
qu’ils ne soient pas des utopies ? Ne faut-il pas gagner
d’abord du terrain en en opérationnalisant l’un ou l’autre ?
En particulier, tout ce qui vise à renouer des liens — ne
fût-ce qu’avec des pairs — est d’un apport précieux ;
ces deux premiers items s’élaborent au cours de dialogues
individuels, par exemple avec un psy, un travailleur social
ou un professionnel spécialisé dans le champ des addictions. Au-delà de leur contenu concret, c’est aussi leur
ambiance qui compte : on y réapprend au jeune à penser
sa vie, à avoir un projet personnel fait d’abord de réflexion
et d’anticipation, plutôt qu’à se laisser immerger dans le
rêve où il pense à peine, ou bien où il ne pense plus en
son nom propre (il est son avatar !). Ici, le monde extérieur
et lui-même font de nouveau appel à sa force de pensée :
« La fonction de penser […] doit être investie, afin d’aboutir à la restauration de la parole » [11] ;
car se réentraîner à parler avec un autre, être écouté par lui,
discuter, y trouver du plaisir, ce n’est pas rien dans le processus de reconstruction. Le cyberaddict ne se parlait plus
que vaguement, dans sa tête. Ici, le langage verbal va être
utilisé, comme support sonore de la pensée et, en soi, si
elle est positive, le jeune y prendra plaisir et voudra réutiliser ce mode de se réaliser. Le dialogue avec son interlocuteur peut constituer comme un coup de pouce pour lui.
● Des réflexions individuelles plus profondes, type psychothérapie, sont-elles utiles ? En principe oui, mais leur mise en
œuvre est pieds et poings liés à la motivation de la personne !
○ À un premier niveau, on peut faire, avec le jeune, une
recherche sur « les déclencheurs » les plus proches qui le
poussent à s’éclater sur le Net (par exemple, une humiliation émanant d’un prof, d’un adulte) et chercher avec
lui comment gérer ses émotions du moment de façon
moins autodestructrice ;
○ de vague en vague, il peut arriver à mettre en question
des facteurs plus relationnels ou sociologiques pour la
modification desquels il faudra demander l’implication
des autres ;
○ certaines fois, il peut se montrer intéressé à travailler
plus radicalement sur lui-même : sa confiance en soi,
son image de soi, ses doutes, son vécu par rapport à
son agressivité dans la vie incarnée, et c’est très bien
ainsi.
● La famille du jeune peut décider de se mettre en question,
elle aussi. Sans faire pour autant d’elle le symptôme central
dont il s’agit d’améliorer le dysfonctionnement majeur !
Elle peut se mettre utilement à réfléchir à des thèmes
comme : l’ambiance de vie qui y règne en général ; le plaisir
qu’on y trouve, la qualité des dialogues et des échanges,
etc. ;
● le jeune peut aussi se sentir grandement soutenu par des
groupes de paroles spécifiques11. Encore faut-il qu’ils exis11
Faute de mieux, un groupe thérapeutique aspécifique peut déjà représenter
une certaine aide !
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tent dans les pays francophones, comme c’est déjà le cas
aux États-Unis, qui en ont davantage la culture et où ils
jouent un rôle très positif. Il en existe trois grandes catégories :
○ des groupes de paroles en face-à-face, dans la vie incarnée, composés d’anciens jeunes « dépendants » ;
○ des groupes analogues fonctionnant online (avec chat et
forum). Ça peut paraître très paradoxal, de proposer au
jeune de retourner online pour se faire aider, mais l’expérience des États-Unis semble positive à condition que,
au moment de définir les objectifs, le contexte et les
limites d’utilisation de ces groupes aient été définis et
que le jeune s’y tienne ;
○ (pour les cas les plus invétérés, qui se sentent ligotés par
leur image sociale), des groupes analogues aux AA (les
interneters anonymous des États-Unis) (à ma connaissance en 2006, il n’en existe pas encore en Belgique ni
en France).
199
Références
[1] Griffiths M. Violent video games and aggression: a review of the literature. Aggression and violent behaviour, 1999–2004, 203–212.
[2] Griffiths M. Video games and aggression. Psychologist 1997;:28–33.
[3] Hayez J-Y. La destructivité chez l’enfant et chez l’adolescent. Paris:
Dunod; 2003.
[4] Hayez J-Y. La sexualité des enfants. Paris: Odile Jacob; 2004.
[5] Hayez J-Y. Les jeunes, Internet et la société civile. Acta Psychiatr Belg
2005;10–53:181–4.
[6] Le Diberder A, Le Diberder F. L’Univers des jeux vidéo. Paris: La
Découverte; 1998.
[7] Matysiak J-C. Tu ne seras pas accro, mon fils. Paris: Albin Michel; 2002.
[8] Matysiak J-C, Valleur M. Les addictions. Arnaud. Paris: Collin; 2002.
[9] Matysiak J-C, Valleur M. Sexe, passion et jeux vidéo. Paris: Flammarion; 2003.
[10] Simon V. La pratique addictive des jeux vidéo, mémoire de DEA en psychopathologie, université du Mirail, Toulouse, 1999.
[11] Véléa D. Cyberaddiction, nouvelle « toxicomanie sans drogues », article
non daté in http://psydoc-fr.broca.inserm.fr/toxicomanies/internet_addiction/cyberaddiction.htm, probablement 1999–2000.