Le paradis de la jet-set allemande

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Le paradis de la jet-set allemande
Le paradis de la
jet-set allemande
Bavière.
Les grosses fortunes ont un repaire très discret :
le lac de Starnberg.
DE NOTRE ENVOYÉE SPÉCIALE PASCALE HUGUES
EROL GURIAN/LAIF - RÉA POUR LE POINT
A
vec son tunnel délabré qui
mène de la petite gare au
centre-ville, ses supermarchés
ordinaires et ses immeubles carrés des années 60, le Starnberger
See cache bien son jeu. Difficile de
croire que l’on est dans la région la
plus riche d’Allemagne. « Il y a chez
nous plus de millionnaires qu’à Manhattan », vous confient les riverains
d’un air entendu. « Et pas une once
de glamour tape-à-l’œil ! » s’empressent-ils d’ajouter. Ce n’est que
petit à petit que les indices de tant
d’opulence se dévoilent : les Maserati, Porsche, Ferrari, grosses BMW
et décapotables parquées le long
des trottoirs. Il y a aussi la façade
en or de l’immeuble au bout de la
Maximilianstrasse, et le long
collier vert anglais des terrains de
golf qui ourlent le lac. Et chez Tengelmann, la chaîne de supermarchés, les rayons sont bien raffinés
pour une ville de 23 000 habitants.
Ici, la crise qui secoue l’Europe
est passée inaperçue. Ce biotope reflète les succès du « modèle allemand », cette Allemagne puissante,
sûre d’elle et bien campée dans son
aisance matérielle. Les indicateurs
économiques sont au beau fixe. Il
y a plus de voiliers sur le lac que de
sans-emploi dans la région : moins
de 3 % ! Le Starnberger See, disent
ses riverains avec grande fierté, ce
n’est ni Sylt (cette île bling-bling de
la mer du Nord) ni surtout Saint-Tropez. Ici, pas de clinquant, de m’astu-vu, de stars déambulant pour se
faire voir. Les nouveaux riches
russes préfèrent GarmischPartenkirchen, la station de ski alpine. Les Arabes des Emirats sont
à Munich, où il dévalisent les boutiques de luxe et se font soigner
dans les hôpitaux. Ici, il y a quelques
Britanniques, quelques Américains,
une école internationale pour leurs
enfants, mais surtout des Allemands très fortunés qui font
Quiétude. Des maisons
bien cachées, des
voiliers... Sissi avait
un château sur les rives
du lac et Louis II de
Bavière s’y est noyé.
SUÈDE
DANEMARK
PAYSBAS
POLOGNE
Berlin
ALLEMAGNE
RÉP.
TCHÈQUE
BAVIÈRE
Starnberger See
FRANCE
SUISSE
Munich
AUTRICHE
ITALIE
0
200 km
profil bas. On a de l’argent, énormément d’argent, mais on ne l’expose pas. D’ailleurs, il faut se hisser
sur la pointe des pieds pour apercevoir, au-dessus des hautes haies
touffues qui bordent la route sur
les rives du lac, ces villas somptueuses construites à la fin du
XIXe siècle par les grandes familles
patriciennes munichoises en quête
de ce qu’on appelle si joliment en
allemand la Sommerfrische – la fraîcheur estivale – un pied-à-terre pour
échapper à la fournaise de la capitale bavaroise pendant l’été. Peu à
peu, les vieilles familles furent obligées de vendre leurs propriétés. Les
héritiers ne pouvaient plus faire
face aux droits de succession exorbitants. Ainsi, le château de Possenhofen, où Sissi, future impératrice
d’Autriche immortalisée par Romy
Schneider, passa son enfance, a été
transformé en appartements de
luxe.
Depuis plus d’un siècle, le Starnberger See est le lieu d’excursion
préféré des Munichois. Ce beau lac
à une demi-heure de train leur offre
58 kilomètres carrés d’eau limpide
sur laquelle glissent des …
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voiliers silencieux. Par beau
temps, le collier des Alpes apparaît
en toile de fond. De petites criques
sont cachées dans les sous-bois. On
peut s’y baigner nu à l’abri des regards. Les propriétaires de maison
ont leur propre jetée de bois. C’est
ici, près de la commune de Berg,
que le scandaleux Louis II de Bavière, cousin de Sissi, immortalisé
par Visconti, se noya en 1886. Une
croix marque l’emplacement dans
les eaux du lac. Cette quiétude est
jalousement protégée. Pas de horsbord pétaradants, pas de ski nautique. La circulation des bateaux à
moteur sur le lac est limitée. La loi
interdit aussi de parcelliser les
­terrains autour des propriétés
­classées monuments historiques
ou d’y bâtir. Cela donne au Starnberger See un air sauvage.
Andreas Botas est agent immobilier, spécialisé dans les propriétés de luxe. Un enfant du pays,
discret et courtois, à l’image de ses
clients. Il ne cite aucun nom, aucune anecdote. Il déteste que l’on
compare son Starnberger See à Majorque, Zurich ou Kitzbühel, la station mondaine du Tyrol : « Ce n’est
pas un ghetto de riches, ici ! Les rapports entre les gens doivent rester sains.
Le pêcheur et le milliardaire vivent en
toute harmonie. » Ici, les culottes de
peau et chapeaux de feutre à plumet croisent les costumes des managers de multinationales. Chez le
discounter Aldi, se plaît-t-on à vous
raconter, les femmes de ménage côtoient les millionnaires dans les
files d’attente devant les caisses. Les
célébrités et les très riches mènent
une vie normale en toute sécurité.
La comtesse Gloria von Thurn und
Taxis sort de son château pour acheter ses Semmeln, petits pains bavarois, chez le boulanger le matin, et
la blonde et pulpeuse actrice de cinéma Veronica Ferres va retirer de
l’argent au distributeur sans être
inquiétée. A Ambach, sur la rive
est, plus sauvage parce qu’elle n’est
…
pas desservie par la ligne de chemin de fer, le comédien Josef Bierbichler, star du théâtre allemand,
a ouvert un restaurant où l’intelligentsia branchée de Munich vient
passer la soirée dans un cadre bucolique autour d’un foie de veau
aux oignons et d’un verre de vin
blanc. Peter Maffay, vieux rocker
allemand, a installé ses studios à
Tutzing, à côté de sa villa. Oliver
Bierhoff, manager de l’équipe de
foot allemande, vit ici.
Mais la clientèle de base du Starnberger See, ce sont les PDG des
firmes internationales qui ont leur
siège à Munich. Les patrons de Siemens et de BMW ont élu domicile
sur ses rives. Quand ils sont chez
eux, ils hissent un petit fanion qui
bat au vent. Comme la reine Elisabeth à Balmoral.
Andreas Botas révèle seulement
que jamais un de ses clients n’a dû
faire un emprunt pour payer une
propriété : « Mes clients paient cash.
10 millions, 20 millions d’euros…
L’argent est sur leur compte en banque.
Jamais je n’ai été obligé de réclamer
ma provision, de rappeler qu’une facture n’avait pas été réglée. » Ici, le prix
ne se mesure pas au mètre carré.
« Ce ne sont pas encore les prix de
Londres ou de Monaco, mais quand
même. Ce qui augmente le prix d’une
propriété, c’est d’abord la vue sur le lac
Courtois. Enfant du
pays, Andreas ­Botas
vend des ­villas de luxe,
mais ne dit rien de ses
clients.
Veronika Ferres,
Josef Bierbichler,
Gloria von Thurn
und Taxis. People,
grands ­patrons et
­pêcheurs se côtoient
sur les rives du lac.
De petites criques sont cachées dans les
sous-bois. On peut s’y baigner nu à l’abri
des regards.
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et l’accès à l’eau. S’il y a un ponton,
vous ajoutez 1 million. Une petite
­maison en bois pour parquer son
­bateau, 1 million supplémentaire. »
Dans la région de Starnberg, la
demande est nettement supérieure
à l’offre. La rareté des terrains et des
propriétés fait grimper les prix, et
le commun des mortels a du mal à
se loger. La police de Starnberg peine
à trouver du personnel : le salaire
d’un policier ne lui permet pas de
loger sa famille. Les cliniques
mettent en place de petites structures d’accueil pour leurs infirmières. Ici, une maison ordinaire
de 120 mètres carrés coûte
500 000 euros. La plupart des ventes
signées l’an dernier étaient supérieures à 1,1 million d’euros.
Mais l’argent n’achète pas tout.
Et surtout pas les rives du Starnberger See. Pas question de donnercarteblancheauxmillionnaires.
« Chez nous, l’environnement est très
strictement protégé, explique Rupert
Mohn, maire de la petite commune
de Berg, sur la rive est. On ne
construit pas n’importe quoi n’importe où. Plus de la moitié des terrains
dans le territoire placés sous mon administration tombent sous le coup de
la législation pour la protection de
l’environnement et de la nature. Nous
voulons éviter ce qui s’est passé sur la
Côte d’Azur dans les années 70. Nous
voulons garder ce caractère si singulier aux paysages de cette région. »
Résultat : il est extrêmement difficile de décrocher un permis de
construire en bordure du lac.
Le Starnberger See, revendiquent les investisseurs, aurait
besoin d’un hôtel à 4 ou 5 étoiles
avec espace spa et restaurant gastronomique. Un projet d’hôtel de
luxe sur les rives du lac dans le petit village de Tutzing a capoté. Les
riches riverains ont signé une pétition si longue et si musclée qu’elle
a fait échouer le projet. Pas question, disent-ils, de voir la petite
route livrée aux bouchons le weekend et aux cars de touristes. Un investisseur a fini par craquer et par
construire un hôtel 4 étoiles en
pleine zone industrielle à Starnberg. Loin des eaux clapotantes du
lac. Sur le seul terrain qui lui ait
été alloué §
EROL GURIAN/LAIF-RÉA POUR LE POINT - KEVAN BROOKS/ADMEDIA - TCD / VISUAL PRESS AGENCY - KEKIC/BABIRAD/SIPA
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