Rita GORR par Patrice Henriot

Transcription

Rita GORR par Patrice Henriot
Rita GORR (1926-2012)
Elle fut -et demeure- Amnéris, Eboli, Azucena, Ortrud, Kundry, Fricka, Dalila,
Charlotte, Orphée, Padmâvati, Hérodiade et Hérodias, Geneviève, Mère Marie, puis Madame
de Croissy et la Mère de Louise. Paris l’accueillit dans la troupe de la Réunion des théâtres
lyriques nationaux, le Paris des soirées internationales la découvrit aux côtés de l’Aïda de
Renata Tebaldi, la retrouva sporadiquement à l’occasion de soirées d’exception, puis la trahit
honteusement. Le 23 février 2001, à l’opéra de Nantes, un triomphe salue son incarnation de
la vieille comtesse de La Dame de Pique. A l’ovation, elle répond: «Ce que Paris n’a pas fait,
Nantes me l’offre ce soir, merveilleusement». Une de ses illustres camarades s’était, il est vrai
arrangée pour que la Bastille lui retire cette comtesse promise, mais c’est une autre et triste
histoire.
Née à Zelzaete, près de Gand le 18 février 1926, Marguerite Geirnaert se destine à la
carrière d’infirmière. Son entourage lui conseille d’entreprendre des études de chant au
Conservatoire de Gand (1943); lauréate du Concours d’Opéra de Verviers (1946), elle débute
en 1949 à l’Opéra de Flandres d’Anvers dans Fricka de la Walkyrie, puis elle auditionne
devant Roger Lalande, directeur de l’Opéra de Strasbourg, qui l’engage. Elle chante à
Strasbourg de 1949 à 1952 Fricka encore, et constitue son répertoire (Brangaene, Orphée,
Margared, Vénus de Tannhaüser). En 1952 elle participe à la création française de Mathis le
Peintre d’Hindemith et remporte le Concours international de Lausanne. Engagée à l’Opéra
de Paris, elle débute le 31 octobre 1952 dans Les Maîtres chanteurs (Magdelaine).
En 1955 elle est présente à la première mondiale de Numance d’Henry Barraud. 1957
voit la création française des Dialogues des carmélites, grandiose Mère Marie aux côtés d’une
distribution entrée dans la légende (Denise Duval, Régine Crespin, Denise Scharley,
Liliane Berton, Paul Finel, Xavier Depraz sous la direction de Pierre
Dervaux). L’enregistrement intégral paraît dès 1958. La reconnaissance
internationale arrive avant la reconnaissance parisienne: l’Opéra de
Rome en 1958 ( Kundry), le Festival de Bayreuth la même année
(Ortrud dans Lohengrin aux côtés d’Ernest Blanc-Telramund, Fricka
dans L’Or du Rhin et dans la Walkyrie, la Troisième Norne dans Le
Crépuscule des dieux). La Scala de Milan (Santuzza). A Paris, on
l’affiche dans Octavian du Chevalier à la rose, Hérodias de
Salomé,mais c’est l’Amnéris de 1959 qui produit la révélation.
Dès lors la Scala l’engage dans Kundry, l’Opéra de Vienne pour
Brangäne de Tristan et Isolde. Suivront Iphigénie en Tauride au Mai
musical florentin, Amneris au Metropolitan Opera de New York et
au Lyric Opera de Chicago. Puisqu’elle a surclassé la Tebaldi dans Amneris, l’Opéra de Paris
monte pour elle Médée de Cherubini -rôle illustré en Italien par Maria Callas- en 1962
(avec Andrée Esposito, Albert Lance, René Bianco). Ici les moyens immenses de la mezzo, la
noblesse de sa déclamation, servent un rôle de soprano dramatique. On a dit alors que
l’aventure ne laisserait pas intacte cette voix d’exception. La splendeur des Amneris
(enregistrement avec Leontyne Price et Jon Vickers sous la direction de Georg Solti), des
Eboli (représentations parisiennes de Don Carlos en 1963 avec Nicola Ghiaurov) qui suivirent
dément le propos. Paris lui offre encore Brangäne dans un Tristan et Isolde mis en scène par
Wieland Wagner aux côtés de Birgit Nilson, Wolfgang Windgassen, Hans Hotter et JeanPierre Laffage sous la direction de George Sebastian, une nouvelle
production du Roi d’Ys avec Alain Vanzo et Andrée Esposito (1966).
L’Opéra-comique est pour elle le lieu d’une interprétation de
Charlotte avec le Werther d’Albert Lance, distribution qu’un
enregistrement dirigé par Jesus Etcheverry (avec Gabriel Bacquier et
Mady Mesplé) et une production télévisée par Henri Spade vont rendre
infiniment populaire.
Les années 70 marquent une interruption dans la carrière et un
drame dont la cantatrice garda longtemps le secret. Dévouée aux soins
d’un mari qui subtilise le courrier et refuse en son nom les engagements,
Rita Gorr ne se produit plus. Quand elle revient, c’est dans les rôles de
mères et de duègnes. On attendait, avec appréhension ce retour au Théâtre du Châtelet dans la
Mère de Louise en 1981. Ce fut plus qu’un soulagement, une nouvelle révélation: non
seulement la voix était intacte, puissante, sombre, projetée, mais la grandeur de l’incarnation
faisait comprendre à un nouveau public ce que doivent être la déclamation lyrique et
l’interprétation du répertoire français. Car désormais, il n’y a plus ni troupe, ni tradition. Les
incarnations de Rita Gorr font donc sensation. En 1986, au Théâtre des Champs Elysées, elle
est Madame de Croissy, à l’Opéra-Comique en 1993, Taven; on la voit à la Bastille dans
Filipievna d’Eugène Onéguine et toujours, grandeur, dignité, phrasé bouleversent le public.
La scène d’agonie de la vieille prieure, hallucinée, blasphématoire, balaie toutes les
concurrences, même illustres.
Avec la Comtesse de La Dame de Pique, l’Opéra de Flandre (Gand, Anvers) lui
permet en 1999 de célébrer ses cinquante ans de scène, puis lui offre en 2007 des adieux
incroyables à quatre-vingt un ans. Rita Gorr, retirée en Espagne, nous a quittés le 22 janvier
2012.
On n’omettra pas la qualité de ses interprétations du Lied (Mahler, avec les
Kindertodtenlieder, Le Chant de la Terre et les Lieder eines fahrenden Gesellen) et de la
mélodie française (le Poème de l’amour et de la mer de Chausson), qui lui permirent de très
belles soirées de concert et de récital. A l’issue d’un de ces récitals où elle avait interprété
Brahms avec l’altiste Gérard Caussé, les mélodies de Verdi et en bis Alceste de Gluck,
Maurice Fleuret, directeur de la Musique, lui avait remis les insignes de Commandeur des
Arts et Lettres au Foyer de la Comédie des Champs Elysées.
N’étant pas francophone d’origine, cette artiste internationale qui s’était si bien
intégrée dans la troupe du Palais Garnier qu’elle en devint un pilier, restera, non seulement la
plus inatteignable des Amneris (qui peut seulement approcher sa scène du jugement et
l’anathème qu’elle jette aux prêtres d’Isis?), mais une des plus nobles figures du chant
français.
Patrice Henriot
P.S. à la sortie des artistes, «chez Ferrari», c’était de tous et de toutes la plus
simplement et la plus naturellement gentille.
Bibliographie
Georges Farret, Les Telramund de Bayreuth, Marseille, éd. Autres Temps, 2005,
ouvrage consacré à Rita Gorr et Ernest Blanc.
Discographie sélective
Outre les enregistrements mentionnés (Aïda, Werther,
Dialogues des carmélites) le Samson et Dalila sous la
direction Georges Prêtre avec Jon Vickers et Ernest
Blanc.
Les extraits de Médée et d’Iphigénie en Tauride dans le
coffret L’Opéra français d’EMI.
Dans le même coffret, les extraits d’Hérodiade, dirigés
par Georges Prêtre avec Régine Crespin, Albert Lance,
Michel Dens et Jacques Mars.
Les récitals dirigés par André Cluytens et Edward
Downes, repris en CD dans le coffret Le chant français,
EMI.
Les extraits d’Orphée et Eurydice de Gluck enregistrés à Paris le 16 mars 1960 avec
l’Orchestre Radio-lyrique et les chœurs de la Radio-Diffusion française dirigés par Charles
Bruck (Le Chant du Monde LDC 278813, 1 CD).
On attend toujours qu’EMI réédite Le Roi d’Ys dirigé par André Cluytens avec Janine
Micheau, Henri Legay, Jean Borthayre, Pierre Savignol et Jacques Mars.
Pour cet ouvrage, l’unique (!) concert prévu à l’Opéra-comique en cette année 2013
pourra-t-il sonner le réveil?
Sans compter «Adieu, fière cité» des Troyens et tant de trésors de l’INA.