L`aspartame : un édulcorant intense

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L`aspartame : un édulcorant intense
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L’aspartame : un édulcorant intense
par Valéry PRÉVOST, Christelle LANGRAND
Agrégés préparateurs
École Normale Supérieure - 75005 Paris
[email protected]
et Joëlle VIDAL
Professeur
Université de Rennes - 35000 Rennes
RÉSUMÉ
Cet article traite des édulcorants en général et de l’aspartame en particulier, thèmes
qui font explicitement partie des nouveaux programmes de terminale scientifique.
L’aspartame est un dipeptide dont la synthèse particulière est intéressante du fait
de la nécessité de protéger une fonction de la chaîne latérale. La voie de synthèse retenue par ceux qui l’ont réalisée en premier amène à une réflexion pertinente quant au
choix d’un groupe protecteur. Notre expérience en tant qu’enseignants dans les préparations aux agrégations de sciences physiques (physique et chimie) nous a montré que les
étudiants éprouvaient de nombreuses difficultés pour élaborer une véritable stratégie. Cet
article se propose de les guider dans un tel raisonnement.
L’expérience de l’hydrolyse de l’aspartame est couramment décrite dans les
ouvrages du secondaire. Cependant, après de nombreux essais (et échecs !) avec nos étudiants, nous avons été amenés à décrire un protocole légèrement différent, tant du point
de vue de la réaction elle-même, que de sa caractérisation par chromatographie. Nous
proposons de plus une caractérisation non encore disponible dans la littérature usuelle :
une électrophorèse.
Enfin l’article aborde un problème toujours d’actualité : la reconnaissance moléculaire des espèces chirales.
1. LES ÉDULCORANTS INTENSES
Les édulcorants intenses (du latin dulcor, douceur) sont de plus en plus utilisés du
fait de leur fort pouvoir sucrant et de leur faible, voire nul, apport calorique. Ils entrent
donc dans la composition de nombreuses préparations alimentaires sujettes à la législation telles que certaines boissons « light » (0,05 g.dm- 3), conserves de fruits (0,05 g.kg- 1)
et de légumes (0,2 g.kg- 1), moutarde (0,3 g.kg- 1), confiseries (0,1 g.kg- 1) et aussi dans des
plats préparés à base de poissons et de mollusques. Ils font aussi partie de la composition de médicaments accessibles aux personnes souffrant de diabète.
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Outre le miel, un des premiers édulcorants naturels fut découvert par les Aztèques
[1] ; l’hernandulcine, du nom du Dr HERNANDEZ qui la fit connaître en Europe en 1570,
est extraite de « l’herbe sucrée ». Le tableau 1, ci-contre, regroupe les principaux édulcorants naturels et synthétiques ainsi que leurs propriétés, notamment médicales [1, 2, 3].
Le pouvoir sucrant est un paramètre important pour différencier les édulcorants. On
le définit en référence à une solution à la concentration CS = 30 g.dm- 3 de saccharose dans
l’eau à 20 °C à laquelle on compare une solution aqueuse à la concentration CE de l’édulcorant considéré de même goût sucré. Le pouvoir sucrant est alors égal au rapport CS / CE.
De nombreuses études toxicologiques sont menées sur les édulcorants. Il s’est
révélé qu’à forte dose, la saccharine est cancérogène. Pourtant, aux États-Unis, elle est
toujours produite dans des quantités dépassant le millier de tonnes par an. Sa synthèse à
partir des goudrons comporte plusieurs étapes, réalisables dans des séances de travaux
pratiques (cf. figure 1).
Figure 1 : Voie de synthèse de la saccharine.
En 1966, J.M. DAVEY, A.H. LAIRD et J.S. MORLEY [4], chimistes de la firme ICI
(Grande-Bretagne) décrivent la première synthèse de l’ester méthylique de (L)-aspartyl(L)-phénylalanine (Asp-Phe-OMe) dans un article concernant l’étude de tétrapeptides
dérivés de la gastrine. Le goût très sucré de ce dipeptide maintenant appelé aspartame
(cf. figure 2) a été découvert par hasard à peu près à la même époque dans un laboratoire
américain de la firme Searle [5].
Figure 2 : Formule topologique de la molécule d’aspartame.
Lors d’une recristallisation de ce dipeptide, J.M. SCHLATTER s’est renversé le produit sur la main. Quelques instants plus tard, en léchant l’extrémité de son index pour
attraper une feuille de papier, il a remarqué le goût sucré intense et a tout de suite compris l’importance économique de sa découverte en supposant que ce produit ne devait pas
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Tableau 1 : Quelques édulcorants intenses.
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être très toxique : en effet, le métabolisme de 20 mg d’aspartame conduit à un mélange
d’acides aminés essentiels (7,6 mg d’acide aspartique et 9,5 mg de phénylalanine) et une
trace de méthanol (1,9 mg). Par comparaison, un verre de lait contient potentiellement
environ 530 mg d’acide aspartique et 540 mg de phénylalanine. Quant au méthanol,
toxique à plus forte dose, on en trouve environ 50 mg dans un verre de jus de tomate.
La firme Searle avait pris la précaution de déposer un brevet avant de publier l’article [5]. Les droits d’exploitation du brevet ont été achetés par Monsanto pour sa filiale
Nutrasweet®. Depuis 1992, l’aspartame est « tombé dans le domaine public », date à laquelle
la mode du « light » culminait...
Parmi les édulcorants non calorigènes l’aspartame occupe aujourd’hui encore une
place privilégiée [19]. Il possède un pouvoir édulcorant environ deux cents fois supérieur
à celui du saccharose sans goût amer ni métallique ; son pouvoir calorique est très faible,
sa tolérance bonne et son innocuité parfaite. La glycémie et l’insulinémie ne sont pas
modifiées ; il ne présente aucun pouvoir mutagène, carcinogène ni tératogène. Il tend à
supplanter d’autres édulcorants, saccharine et cyclamate qui présentent, outre un goût
amer et métallique, des effets cancérogènes et tératogènes. Depuis 1969, de nombreux
travaux ont été menés autour de cette molécule, comme le prouvent les 1125 réponses à
la question « aspartame » posée au serveur Chemical Abstract de Questel Plus en juillet
1992 (526 d’entre elles sont des brevets).
2. STRATÉGIE DE SYNTHÈSE DE L’ASPARTAME
Le schéma rétrosynthétique simplifié de l’aspartame fait apparaître l’acide aspartique et un dérivé de la phénylalanine. La polyfonctionnalité des acides α-aminés impose
une stratégie de synthèse élaborée (cf. figure 3 ci-contre) afin d’obtenir sélectivement le
composé cible.
L’ester méthylique de la phénylalanine est commercial sous forme de chlorhydrate
(synthétisé par réaction de la phénylalanine avec du chlorure d’hydrogène gazeux dans
le méthanol).
♦ Pour qu’il y ait couplage peptidique, il faut faire réagir la fonction acide 1 avec la
fonction amine du dérivé de la phénylalanine ; cette sélectivité est réalisée en activant
la fonction acide 1 sans activer la fonction acide 2 (cf. figure 4 ci-contre). La protection de la fonction acide 2 est donc nécessaire.
♦ La fonction acide 1, une fois activée, ne doit pas réagir sur la fonction amine d’une
autre molécule d’acide aspartique ; par conséquent il faut aussi protéger la fonction
amine de l’acide aspartique.
Choix des groupes protecteurs :
♦ La protection de la fonction amine en amide est exclue car la liaison peptidique est
aussi une liaison amide et serait donc détruite lors de la déprotection. Une fonction
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Figure 3 : Acides α-aminés formant le dipeptide aspartame.
Figure 4 : Stratégie de synthèse par protection, activation, déprotection.
qui se déprotège dans des conditions qui n’altèrent pas un amide est par exemple un
carbamate (Gp1 - = R1–O–CO–).
♦ Les protections les plus courantes pour les acides carboxyliques sont les fonctions
esters : Gp2 - = R2 -. Cette protection impose une contrainte : déprotéger Gp2, sans toucher à l’ester méthylique de l’aspartame final.
Enfin, l’élégance de la synthèse consiste à déprotéger Gp1 et Gp2 dans une même
étape de la synthèse. Ceci est réalisé si R1 - = R2 - = Ph-CH2- car la fonction benzyloxycarbonyle et l’ester benzylique se déprotègent tous les deux par hydrogénolyse.
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3. DESCRIPTION DE LA PREMIÈRE SYNTHÈSE DE L’ASPARTAME
3.1. Protection de l’amine de l’acide aspartique
Il faut tout d’abord penser à libérer la nucléophilie de l’amine en la transformant en
sa forme basique (–NH2) depuis sa forme acide (–NH3 +). L’acide aspartique est donc mis
dans une solution aqueuse de soude (cf. figure 5 ci-contre).
À cette solution, on ajoute du chloroformiate de benzyle (cf. figure 6 ci-contre).
Après addition nucléophile–élimination (AN + E) entre l’amine et la fonction chloroformiate, on réalise une hydrolyse en milieu acide pour obtenir le carbamate représenté
figure 6.
3.2. Protection de l’acide de la chaîne latérale de l’acide aspartique
Cette estérification (cf. figure 7 ci-contre) est faite par l’alcool benzylique, le déplacement de l’équilibre étant réalisé par distillation hétéroazéotropique de l’eau formée
dans un appareil de DEAN-STARK. Les deux fonctions acides sont bien sûr estérifiées.
Il s’agit ensuite de réaliser une monosaponification sélective de ce diester. Elle se
fait avec un équivalent d’hydroxyde de lithium, très lentement, en prenant garde de ne
pas ajouter d’excès qui conduirait à une bisaponification totale (cf. figure 8 ci-contre).
Après traitement en milieu acide, l’huile obtenue est triturée dans du pentane pour obtenir le produit sous forme d’acide carboxylique cristallisé.
La présence du groupe carbamate très électroattracteur rend l’ester le plus proche le
plus électrophile et donc le plus apte à subir l’addition nucléophile des ions hydroxyde
lors de la première étape de la réaction. Ceci peut expliquer la sélectivité de cette monosaponification.
3.3. Exaltation de la réactivité du carboxyle par la formation
d’un ester activé
Pour favoriser l’attaque de la phénylalanine sur le carboxyle de l’acide aspartique,
on utilise la méthode de l’ester activé : il s’agit ici d’un ester de 2,4,5-trichlorophényle.
La position de l’équilibre thermodynamique de cette réaction d’estérification est modifiée grâce à l’utilisation de la dicyclohexylcarbodiimide (DCC) qui sera transformée en
un précipité de dicyclohexylurée (DCU) (modification de l’équilibre par consommation
d’un constituant actif, ici l’eau, et changement de phase de la DCU) (cf. figure 9 ci-contre).
Le schéma de la réaction est présenté figure 10. Le mécanisme de cette étape est
décrit dans la référence [13].
3.4. Le couplage peptidique
L’ester activé ainsi obtenu réagit avec l’ester méthylique de la phénylalanine pour
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Figure 5 : Libération de la nucléophilie de la fonction amine.
Figure 6 : Protection de la fonction amine par un groupe benzyloxycarbonyle.
Figure 7 : Protection des deux fonctions acide carboxyliques par des fonctions ester benzyliques.
Figure 8 : Monodéprotection de l’acide α-aminé.
Figure 9 : Formules topologiques de la DCC et de la DCU.
Figure 10 : Équation de l’estérification en présence de DCC.
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former le dipeptide complètement protégé et reformer le trichlorophénol (cf. figure 11).
Figure 11 : Réaction de couplage peptidique.
3.5. La déprotection
Elle se fait par hydrogénation sous pression atmosphérique en présence de palladium sur charbon dans l’acide acétique. Lors de cette réduction par le dihydrogène, on
assiste à la rupture de liaisons simples : il s’agit d’une hydrogénolyse. Les deux groupes
protecteurs sont coupés lors de la même réaction en formant du toluène et un dégagement gazeux de dioxyde de carbone (cf. figure 12).
Figure 12 : Réaction de déprotection du dipeptide par double hydrogénolyse.
La molécule cristallise in situ sous forme de zwittérion carboxylate-ammonium.
L’aspartame obtenu peut être, entre autres, caractérisé par son spectre de RMN du
proton dans l’eau deutériée. Ce spectre présente en particulier les système ABX des protons diastéréotopiques –CH2–COOH et –CH2–Ph. Malheureusement, le pic de l’hydroL’aspartame : un édulcorant intense
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gène en α de la partie acide aspartique est caché par le pic de la partie non deutériée
HDO de l’eau. Nous reproduisons ci-dessous le spectre obtenu sur un appareil à 200 MHz
(cf. figure 13).
Figure 13 : Spectre de RMN du proton de l’énantiomère de l’aspartame dans D2O,
réalisé sur un appareil à 200 MHz.
La même voie de synthèse permet d’accéder aux quatre stéréoisomères de configuration du dipeptide, représentés sur la figure 14.
Figure 14 : Formules topologiques des stéréoisomères de configuration de l’aspartame,
et relations de stéréochimie les liant.
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Toutes ces étapes ont été reproduites au laboratoire de Stéréochimie et Interactions
Moléculaires de l’École Normale Supérieure de Lyon ; les produits obtenus ont subi les
analyses décrites dans la suite de cet article.
3.6. Synthèse industrielle
Aujourd’hui, plusieurs milliers de tonnes d’aspartame sont synthétisés annuellement. Le couplage est catalysé par la papaïne, une enzyme extraite de la papaye [18].
Parmi les molécules dérivées qui ont été étudiées, le dipeptide pour lequel on substitue
l’hydrogène du carbone α de la phénylalanine par un groupe méthyle, conduit à un composé au goût sucré, plus stable à pH = 4.
4. QUELQUES PROPRIÉTÉS DE L’ASPARTAME
4.1. Stabilité thermique de l’aspartame
Une étude de la courbe de microcalorimétrie de l’aspartame (cf. figure 15), fait
apparaître les pics endothermiques suivants :
♦ Trois pics larges, peu intenses et peu définis à 100, 125 et 130 °C sont répertoriés dans
la littérature [6], mais peu visibles dans nos expériences.
♦ À 191 °C on observe un pic très prononcé. Celui-ci correspond à la transformation de
l’aspartame en dicétopipérazine. En milieu basique, une telle réaction est facile à
Figure 15 : Courbe de microcalorimétrie différentielle de l’aspartame après recristallisation dans l’eau.
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interpréter car la fonction ammonium se transforme en un premier temps en amine,
libérant ainsi la nucléophilie de l’atome d’azote, et permettant la formation de l’amide
cyclique (cf. figure 16) (1).
Figure 16 : Cyclisation en dicétopipérazine d’un dipeptide en milieu basique.
L’observation de la variation de la température sur le banc Köfler montre que cette
réaction se déroule aussi en phase solide, ce qui peut a priori être surprenant de la
part de l’ammonium primaire.
♦ Enfin, à 240 °C, on observe un dernier pic correspondant à la fusion de la dicétopipérazine.
On comprend donc pourquoi les flacons d’aspartame du commerce précisent
que le produit ne doit pas être utilisé dans des plats dont la cuisson nécessite des
températures supérieures à 180 °C.
4.2. Test du goût
♦
♦
♦
♦
Différentes solutions ont été réalisées et soumises à un test gustatif :
aspartame de synthèse (concentrations : 2 ; 1,2 ; 0,8 ; 0,4 ; 0,16 ; 0,04 et 0,08 g.dm- 3) ;
stéréoisomères DD et LD (concentration : 3 g.dm- 3) ;
sucre de canne (concentrations : 260 ; 130 et 60 g.dm- 3) ;
« sucrette » d’aspartame Glucal (comprimé à 20 % d’aspartame ; concentration : 1,2 g.dm- 3
en aspartame).
La totalité des goûteurs a trouvé que des solutions de sucre à 260 g.dm- 3 et d’aspartame à 1,2 g.dm- 3 ont des goûts comparables (environ deux sucres dans une tasse de
café). On peut donc estimer le pouvoir sucrant de l’aspartame à environ 220 fois celui
du sucre (les différentes publications donnent un chiffre compris entre 100 et 200).
(1)
Il est à noter que cette réaction de cyclisation d’un dipeptide est facilitée en milieu basique par libération
de la nucléophilie de l’amine. Ceci justifie a posteriori l’utilisation de l’acide acétique comme solvant de
l’étape de déprotection lors de la synthèse.
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Il a été également intéressant de constater l’absence de goût sucré des isomères DD
et LD. Seul le goût (désagréable) du trichlorophénol (sous-produit de l’avant dernière
étape) est apparu. La littérature [10, 11] leur donne quant à elle un goût amer. Cette différence de résultat est probablement due aux concentrations trop faibles des solutions
d’isomères (environ 3 g.dm- 3), ainsi qu’à un masquage par le goût du trichlorophénol.
Ainsi, puisque les récepteurs du goût sucré sont capables de différencier l’aspartame de son énantiomère, on peut en conclure de façon certaine à la présence
d’un site chiral dans ces récepteurs.
4.3. Ébauche d’un modèle empirique de la reconnaissance du goût
sucré ; application à l’étude conformationnelle de l’aspartame
Un modèle simple de mécanisme de reconnaissance du goût sucré [7] fait intervenir des récepteurs possédant un système dit AH–B où A et B sont deux atomes électronégatifs (cf. figure 17). Ce système fait apparaître un ensemble de deux liaisons hydrogènes avec la molécule à reconnaître.
Figure 17 : Modélisation du système dit AH–B de reconnaissance moléculaire du goût sucré.
Ainsi, ce modèle permet de rationaliser très simplement le goût sucré de molécules
achirales comme la saccharine (cf. tableau 2), le cyclamate de sodium où la glycine (acide
aminé pour lequel –R = –H).
Tableau 2 : Quelques exemples de système AH–B de molécules au goût sucré.
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On peut aussi reconnaître un donneur et un accepteur de liaisons hydrogènes dans
le β-D-fructose, monosaccharide naturel le plus sucré et dans l’aspartame. Cependant,
l’acide (L)-aspartique (–R = –CH2–COOH) et la (L)-phénylalanine (–R = –CH2–Ph) qui
sont les acides α-aminés constitutifs de l’aspartame sont insipides, voire amers [8].
Il est donc nécessaire d’affiner ce modèle de reconnaissance du goût sucré en faisant intervenir la stéréochimie, ce qui a été entrepris de manière empirique par des études
systématiques. Comme l’aspartame est le premier édulcorant peptidique découvert, de
nombreux peptides ont été synthétisés et goûtés [5, 9, 11, 12], afin d’essayer de corréler
le goût à la structure spatiale des molécules en s’aidant de la RMN, des structures cristallines [10] et de la mécanique moléculaire.
Une modélisation a été faite avec le programme PCMODEL. Les différents isomères
ont été modélisés sous forme de zwittérion, et le calcul a été réalisé en phase gazeuse
(sans interaction). On peut alors considérer la molécule comme possédant deux cycles :
le groupe phényle de la phénylalanine et le cycle de l’acide aspartique comprenant
l’azote, le carbone α, la chaîne latérale et la liaison hydrogène C–O...H–N (cf. figure 18).
Figure 18 : Forme dite « en L » de l’aspartame, intervenant dans la reconnaissance moléculaire
des molécules au goût sucré.
Les calculs ont montré que la
molécule possédait plusieurs
minima d’énergie, dans des positions très proches, ou totalement
antagonistes : l’aspartame est
assez flexible [11]. Le minimum
absolu a été trouvé pour une forme
dite forme « en L » correspondant
à la structure trouvée par rayons X
[10] : les deux cycles sont à 90°
par rapport au deuxième centre
chiral (cf. figure 19).
Cette caractéristique a été
retrouvée dans d’autres molécules
au goût sucré [11] et semble être
assez importante dans les mécanismes de la reconnaissance moléculaire.
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Figure 19 : Conformation en phase gazeuse de l’aspartame,
calculée par PCMODEL.
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L’étude bibliographique a montré qu’il ne fallait pas négliger le rôle de la partie
hydrophobe de la molécule ; à l’image d’une porte à deux serrures, la molécule au goût
sucré doit posséder deux clés pour être détectée par le récepteur. La première clé est
constituée des liaisons hydrogènes AH...B. La seconde est la partie hydrophobe de la
molécule, qui doit avoir une position précise par rapport à la première clé. On comprend
donc l’importance de la stéréochimie. On touche là à un sujet très étudié à l’heure
actuelle par Murray GOODMAN [14], dont l’ampleur dépasse la portée de cet article.
5. UNE EXPÉRIENCE SIMPLE SUR L’ASPARTAME : SON HYDROLYSE
EN MILIEU ACIDE
L’hydrolyse de l’aspartame est au programme des classes de terminale scientifique
(spécialité) des lycées, mais la reproduction des modes opératoires décrits dans les ouvrages
de ces classes se sont révélés non concluants. Nous proposons ici un mode opératoire mis
au point pour les étudiants des préparations aux agrégations de sciences physiques de
l’École Normale Supérieure, avec en particulier une caractérisation par chromatographie
sur couche mince avec deux révélations possibles, et une séparation par électrophorèse.
Le bilan de l’hydrolyse est représenté figure 20 :
Figure 20 : Bilan de l’hydrolyse acide de l’aspartame.
Deux « sucrettes » d’aspartame Nutrasweet® sont broyées dans un mortier et solubilisées dans 25 cm3 d’acide chlorhydrique concentré (2) (12 mol.dm- 3). Le milieu est
porté au reflux deux heures, puis refroidi dans un bain de glace (il est à noter que la solution devient rapidement noirâtre). Environ 1 cm3 de la solution est prélevé et neutralisé
par une solution saturée d’hydrogénocarbonate de sodium jusqu’à disparition du dégagement gazeux de dioxyde de carbone lors de l’addition.
Les acides aminés issus de cette neutralisation sont alors chromatographiés sur couche
mince (support : glucose (3) ; éluant : butan-1-ol/acide éthanoïque/eau 6/1/1). Des solutions aqueuses d’acide aspartique, de phénylalanine et de leucine à 30 mg pour 25 cm3
d’eau sont piquées en référence.
(2)
Les ouvrages du secondaire réalisent l’hydrolyse dans de l’acide chlorhydrique à 2 mol.dm- 3, ce qui ne
nous a pas permis d’observer des résultats concluants.
(3)
Cette phase fixe, peu courante dans les classes de lycée, conduit à une meilleure séparation que la silice.
Les auteurs de l’article suggérant ce support [17] ont obtenu d’excellents résultats, mais avec une élution
de 20 cm, ce qui nécessite plus de quatre heures d’élution.
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Révélation à la ninhydrine (consulter la référence [15] pour la préparation de ce
révélateur) : la ninhydrine pulvérisée sur la plaque, puis chauffée (sur une plaque chauffante), donne avec les acides α-aminés des composés de couleur pourpre, voire bleue
avec l’acide aspartique (cf. figure 21).
Figure 21 : CCM après révélation à la ninhydrine.
Composé
Phénylalanine
Acide aspartique
Leucine
Aspartame « sucrette »
Aspartame hydrolysé
Aspartame pur
Rapport frontal
0,45
0,1
0,5
0,45-0,5
0,1 et 0,45-0,5
0,5
Tableau 3 : Rapports frontaux observés.
On constate que les « sucrettes » contiennent initialement de la leucine et de la phénylalanine, comme cela est souligné sur leur emballage.
La révélation avec l’isatine [15] permet de supposer que la leucine prédomine car
les deux acides aminés se révèlent par des couleurs différentes.
D’autre part, l’expérience a été réalisée avec de l’aspartame pur commercialisé par
une firme de produits chimiques ; une tache de faible intensité, révélée par la ninhydrine
(l’expérience étant réalisée aux mêmes concentrations) apparaît avec un rapport frontal
de 0,5 : les dipeptides réagissent aussi avec la ninhydrine.
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Une électrophorèse a aussi été réalisée. Cette séparation repose sur la migration
d’espèces chargées en présence d’un champ électrique [16]. Le diagramme de prédominance des espèces acido-basiques est représenté figure 22.
Figure 22 : Diagramme de prédominance en fonction du pH de l’acide (L)-aspartique (bas)
et de la (L)-phénylalanine (haut).
La figure 23 est le résultat d’une électrophorèse réalisée pendant 1 h 15 avec une
différence de potentiel électrique de 275 V, après révélation à la nihydrine.
Figure 23 : Électrophorèse après révélation à la ninhydrine.
À un pH de 6, l’acide aspartique chargé négativement migre dans le sens des potentiels croissants, tandis que la phénylalanine neutre ne migre pas, tout comme la molécule
d’aspartame qui est sous forme zwittérionique.
Les expériences sur la synthèse et l’étude de l’aspartame ont été reproduites au laboratoire de Stéréochimie et Interactions Moléculaires de l’École Normale Supérieure de
Lyon ; la mise au point de l’hydrolyse de l’aspartame a été réalisée à l’École Normale
Supérieure sur le site d’enseignement de Montrouge.
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Vol. 96 - Octobre 2002
Valéry PRÉVOST...