LA TRAGÉDIE ET LA COMÉDIE AU XVIIÈ Le tragique Horace

Transcription

LA TRAGÉDIE ET LA COMÉDIE AU XVIIÈ Le tragique Horace
LA TRAGÉDIE ET LA COMÉDIE AU XVIIÈ
Le tragique
Horace, Corneille
La tragédie Horace évoque le conflit qui oppose la ville de Rome à celle d’Albe. Plutôt qu’une
guerre où risquent de mourir de nombreux guerriers, les deux villes décident que six hommes
seulement s’affronteront en combat singulier. Rome choisit Horace, et Albe choisit Curiace.
Mais Horace est le beau-frère de Curiace et Curiace est le fiancé de la sœur d’Horace.
CURIACE
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Que désormais le Ciel, les Enfers et la Terre
Unissent leurs fureurs à nous faire1 la guerre,
Que les hommes, les Dieux, les Démons et le Sort
Préparent contre nous un général effort ;
Je mets à2 faire pis en l’état où nous sommes
Le Sort, et les Démons, et les Dieux, et les hommes,
Ce qu’ils ont de cruel, et d’horrible et d’affreux,
L’est bien moins que l’honneur qu’on nous fait à tous deux.
HORACE
Le Sort qui de l’honneur nous ouvre la barrière
Offre à notre constance une illustre matière3 .
Il épuise sa force à former un malheur,
Pour mieux se mesurer avec notre valeur,
Et comme il voit en nous des âmes peu communes,
Hors de l’ordre commun il nous fait des fortunes4 .
Combattre un ennemi pour le salut de tous,
Et contre un inconnu s’exposer seul aux coups,
D’une simple vertu c’est l’effet ordinaire,
Mille l’ont déjà fait, mille pourraient le faire.
Mourir pour le pays est un si digne sort,
Qu’on briguerait en foule une si belle mort.
Mais vouloir au Public immoler5 ce qu’on aime,
S’attacher au combat contre un autre soi-même,
Attaquer un parti qui prend pour défenseur
Le frère d’une femme et l’Amant d’une sœur,
Et, rompant tous ces nœuds s’armer pour la Patrie
Contre un sang qu’on voudrait racheter de sa vie,
Une telle vertu n’appartenait qu’à nous,
L’éclat de son grand nom lui fait peu de jaloux
Et peu d’hommes au cœur l’ont assez imprimée6 ,
Pour oser aspirer à tant de Renommée.
Pierre Corneille, Horace, II, 3, 1640
5
1 à nous faire : pour nous faire
2 je mets à : je mets au défi
3 une illustre matière : une occasion de nous rendre illustres
4 hors (...) fortunes : il nous donne des destinées hors du commun
5 au Public immoler : sacrif ier à l’intérêt public
6 imprimée : gravée, marquée
Iphigénie, Racine
Pour permettre le départ des Grecs vers Troie, les dieux ordonnent à Agammemnon de sacrif ier sa
fille, Iphigénie.
Agammemnon fait venir sa fille auprès de lui sous un faux prétexte, alors qu’elle ignore que c’est
elle qui sera sacrif iée.
IPHIGÉNIE
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Seigneur, où courez-vous ? et quels empressements
Vous dérobent sitôt à nos embrassements ?
A qui dois-je imputer cette fuite soudaine ?
Mon respect a fait place aux transports de la Reine.
Un moment à mon tour ne puis-je vous arrêter ?
Et ma joie à vos yeux n’ose-t-elle éclater ?
Ne puis-je... ?
AGAMMEMNON
Hé bien ! ma fille, embrassez votre père,
Il vous aime toujours.
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IPHIGÉNIE
Que cette amour m’est chère !
Quel plaisir de vous voir et de vous contempler
Dans ce nouvel éclat dont je vous vois briller !
Quels honneur ! Quel pouvoir ! Déjà la Renommée
Par d’étonnants récits m’en avait informée ;
Mais que voyant de près ce spectacle charmant
Je sens croître ma joie et mon étonnement !
Dieux ! Avec quel amour la Grèce vous révère !
Quel bonheur de me voir la fille d’un tel père !
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AGAMMEMNON
Vous méritiez, ma fille, un père plus heureux.
IPHIGÉNIE
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Quelle félicité peut manquer à vos vœux ?
A de plus grands honneurs un roi peut-il prétendre ?
J’ai cru n’avoir au ciel que des grâces à rendre.
AGAMMEMNON (à part)
Grands Dieux ! A son malheur dois-je la préparer ?
IPHIGÉNIE
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Vous vous cachez Seigneur, et semblez soupirer ;
Tous vos regardes sur moi ne tombent qu’avec peine.
Avons-nous sans votre ordre abandonné Mycène7 ?
AGAMMEMNON
70
Ma fille, je vous vois toujours des mêmes yeux.
Mais les temps sont changés, aussi bien que les lieux.
D’un soin cruel ma joie est ici combattue.
IPHIGÉNIE
Hé ! mon père, oubliez votre rang à ma vue.
7 Iphigénie était en séjour à Mycène.
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Je prévois la rigueur d’un long éloignement.
N’osez-vous sans rougir être père un moment ?
Vous n’avez devant vous qu’une jeune princesse8
A qui j’avais pour moi vanté votre tendresse.
Cent fois lui promettant mes soins, votre bonté,
J’ai fait gloire à ses yeux de ma félicité.
Que va-t-elle penser de votre indifférence ?
Ai-je flatté ses vœux d’une fausse espérance ?
N’éclaircissez-vous point ce front chargé d’ennuis ?
AGAMMEMNON
Ah, ma fille !
IPHIGÉNIE
85
Seigneur, poursuivez.
AGAMMEMNON
Je ne puis.
IPHIGÉNIE
Périsse le Troyen auteur de nos alarmes !
90
AGAMMEMNON
Sa perte à ses vainqueurs coûtera bien des larmes.
IPHIGÉNIE
Les Dieux daignent surtout prendre soin de vos jours !
AGAMMEMNON
95
Les Dieux depuis un temps me sont cruels et sourds.
IPHIGÉNIE
Calchas9 , dit-on, prépare un pompeux sacrif ice.
AGAMMEMNON
Puissé-je auparavant fléchir leur injustice !
100
IPHIGÉNIE
L’offrira-t-on bientôt ?
AGAMMEMNON
Plus tôt que je ne veux
IPHIGÉNIE
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Me sera-t-il permis de me joindre à vos vœux ?
Verra-t-on à l’autel votre heureuse famille ?
AGAMMEMNON
Hélas !
8 Iphigénie est accompagnée par Eriphile
9 devin, prêtre grec qui accomplira le sacrif ice
IPHIGÉNIE
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Vous vous taisez ?
AGAMMEMNON
Vous y serez, ma fille.
Adieu.
Jean Racine, Iphigénie, II, 2 , 1674
Phèdre, Racine
Phèdre est l’épouse de Thésée, le roi d’Athènes. Sa famille a été maudite par la déesse Vénus.
Elle veut se suicider et confie à sa servante, Oenone, les raisons de son désespoir : elle est
amoureuse de Hyppolite, son beau-fils.
PHÈDRE
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Mon mal vient de plus loin. A peine au fils d'Egée10
Sous ses lois de l'hymen11 je m'étais engagée,
Mon repos, mon bonheur semblait être affermi;
Athènes me montra mon superbe12 ennemi:
Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue;
Un trouble s'éleva dans mon âme éperdue;
Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler;
Je sentis tout mon corps et transir13 et brûler;
Je reconnus Vénus14 et ses feux redoutables,
D'un sang qu'elle poursuit15 , tourments inévitables.
Par des vœux16 assidus je crus les détourner:
Je lui bâtis un temple, et pris soin de l'orner;
De victimes moi-même à toute heure entourée,
Je cherchais dans leurs flancs17 ma raison égarée:
D'un incurable amour remèdes impuissants !
En vain sur les autels ma main brûlait l'encens:
Quand ma bouche implorait le nom de la déesse,
J'adorais Hippolyte; et, le voyant sans cesse,
Même au pied des autels que je faisais fumer,
J'offrais tout à ce dieu que je n'osais nommer.
Je l'évitais partout. O comble de misère !
Mes yeux le retrouvaient dans les traits de son père.
Contre moi-même enfin j'osai me révolter:
J'excitai mon courage à le persécuter.
Pour bannir l'ennemi dont j'étais idolâtre,
J'affectai les chagrins18 d'une injuste marâtre19 ;
Je pressai son exil; et mes cris éternels
L'arrachèrent du sein et des bras paternels.
Je respirais, Œnone; et, depuis son absence,
Mes jours moins agités coulaient dans l'innocence;
Soumise à mon époux, et cachant mes ennuis,
De son fatal hymen je cultivais les fruits20 .
Vaines précautions ! Cruelle destinée !
Par mon époux lui-même à Trézène amenée,
J'ai revu l'ennemi que j'avais éloigné:
Ma blessure trop vive aussitôt a saigné.
Ce n'est plus une ardeur dans mes veines cachée:
C'est Vénus tout entière à sa proie attachée.
J'ai conçu pour mon crime une juste terreur:
J'ai pris la vie en haine et ma flamme en horreur;
Je voulais en mourant prendre soin de ma gloire21 ,
Et dérober au jour une flamme si noire:
Je n'ai pu soutenir tes larmes, tes combats:
Je t'ai tout avoué; je ne m'en repens pas,
Pourvu que, de ma mort respectant les approches,
10 Thésée
11 l’hymen : le mariage
12 superbe : orgueilleux
13 transir : être saisi de froid
14 Déesse de l’amour
15 d’un sang qu’elle poursuit : famille qu’elle persécute. La famille de Phèdre a été maudite par Vénus.
16 voeux : prières
17 Dans la religion grecque, on lisait les entrailles des animaux pour prédire l’avenir.
18 chagrins : l’irritation, l’hostilité
19 marâtre : la belle-mère
20 les fruits : les enfants qu’elle a eu de Thésée
21 gloire : honneur, réputation
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Tu ne m'affliges22 plus par d'injustes reproches,
Et que tes vains secours cessent de rappeler
Un reste de chaleur23 tout prêt à s'exhaler.
Racine, Phèdre, I, 3, 1677
Corneille, Le Cid
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Don Diègue
Je le sais, vous servez bien le roi,
Je vous ai vu combattre et commander sous moi :
Quand l’âge dans mes nerfs a fait couler sa glace,
Votre rare valeur a bien rempli ma place ;
Enfin, pour épargner les discours superflus,
Vous êtes aujourd’hui ce qu’autrefois je fus.
Vous voyez toutefois qu’en cette concurrence
Un monarque entre nous met quelque différence.
Le Comte
Ce que je méritais, vous l’avez emporté.
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Don Diègue
Qui l’a gagné sur vous l’avait mieux mérité.
Le Comte
Qui peut mieux l’exercer en est bien le plus digne.
Don Diègue
En être refusé n’en est pas un bon signe.
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Le Comte
Vous l’avez eu par brigue, étant vieux courtisan.
Don Diègue
L’éclat de mes hauts faits fut mon seul partisan.
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Le Comte
Parlons-en mieux, le roi fait honneur à votre âge.
Don Diègue
Le roi, quand il en fait, le mesure au courage.
Le Comte
Et par là cet honneur n’était dû qu’à mon bras.
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Don Diègue
Qui n’a pu l’obtenir ne le méritait pas.
Le Comte
Ne le méritait pas ! Moi ?
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Don Diègue
Vous.
Le Comte
Ton impudence,
Téméraire vieillard, aura sa récompense.
(Il lui donne un soufflet.)
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Don Diègue
Achève, et prends ma vie après un tel affront,
Le premier dont ma race ait vu rougir le front.
22 affliger : faire souffrir
23 un reste de chaleur : un dernier souffle de vie
Le Comte
Et que penses-tu faire avec tant de faiblesse ?
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Don Diègue
Ô Dieu ! ma force usée en ce besoin me laisse !
Le Comte
Ton épée est à moi, mais tu serais trop vain,
Si ce honteux trophée avait chargé ma main.
Adieu. Fais lire au prince, en dépit de l’envie,
Pour son instruction, l’histoire de ta vie ;
D’un insolent discours ce juste châtiment
Ne lui servira pas d’un petit ornement.
Corneille, Le Cid, I, 3, 1636