la musique dans la poésie de damas

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la musique dans la poésie de damas
LA MUSIQUE DANS
LA POÉSIE DE DAMAS
Mary Midonet
La musique dans
la poésie de Damas
Essai
Editions Persée
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À Toi, Maman
qui as tout fait
pour que je sois
CE QUE JE SUIS…
INTRODUCTION
S
i l’existence de la musique dans la poésie est généralement
reconnue, trop d’exégèses ne lui accordent que peu de valeur, lui
niant ainsi toute autonomie.
Bien téméraire en effet, qui pourrait dire « si le chant a précédé la
parole ou si au contraire, la parole a conduit les hommes à chanter »1.
Une chose est sûre : il y a interférence étroite entre musique et
poésie qui sont d’origine sacrée.
Jadis, la musique grecque fut essentiellement vocale. Au théâtre,
par exemple, « c’était le rythme du vers qui réglait le rythme de la
musique »2
Dans la Rome antique, « la déclamation chantée, les chœurs, les
hymnes religieux, avaient toute la faveur du public, au théâtre, aux
jeux, lors des sacrifices, aux banquets »3.
1 – DUFOURQ Robert, Petite histoire de la musique, Édition Larousse (revue et
corrigée) 1987, Page 9.
2 – id, ibid : page 10
3 – id, ibid : page 11
7
Au Moyen-âge, trouvères et troubadours, poètes musiciens,
jouent de la harpe, prennent le luth ou la cithare pour soupirer des
vers à leur dame, rendre hommage à leur suzerain ou magnifier leur
terre natale.
« Chez les Indiens d’Amérique, chez les Polynésiens, des
émissions vocales accompagnent une musique simple, et fortement
rythmée de caractère religieux et rituel »4.
Mais, c’est surtout en Afrique, berceau des griots qu’elle a force
de loi. Née avant le verbe ou plutôt en symbiose avec lui ,
« Improvisée, la poésie n’est jamais déclamée ni dite, mais
chantée »5.
Poésie musicale ? – musique poétique ? – De l’orient à l’occident,
les limites sont imprécises dans bien des cas.
Une œuvre musicale sans forme fixe n’est-elle pas un poème
symphonique ?
Héritière des schèmes africains, indéfinissable, elle aussi, l’œuvre
poétique de Damas semble en effet un immense chant : chant de
révolte, chant de souffrance, de dégoût de l’inhumanité du monde,
chant d’amour et d’espérance, malgré tout. Or, le chant est musique.
Ainsi, pense le poète lui-même dans une interview accordée à
Keith Warner en 1973, il affirme :
« Il y a du rythme dans ma poésie, mes poèmes peuvent être
dansés ; ils peuvent être chantés ».
4 – CHAMPIGNEULLE Bernard, Histoire de la musique, Paris, P.U.F., Que sais-je,
1981, page 7
5 – TETU Michel, Actes du colloque Léon Gontran DAMAS, Paris Présence africaine,
1989, page : 116
8
En effet, ce qui frappe a priori chez Damas, c’est le son. Une
myriade de sons qui nous assaillent, nous bouleversent, comme les
thèmes d’une symphonie.
Son œuvre s’infiltre irrémédiablement dans les esprits empruntant
la voix des contes, des documentaires, des anthologies, des essais.
Mais c’est l’œuvre poétique qui retiendra cependant notre attention.
– Pourquoi cela ? Parce que « les phénomènes sonores, la diversité
des timbres utilisés et la variété des modes jouent un rôle supérieur
et précis sur le développement des émotions et des passions
humaines »6.
Cette fonction morale et sociale, capitale fondée par les
Pythagoriciens et développée par Aristote, Damas, lui l’a bien
perçue. Comme l’enfant nouveau-né s’éveille à chaque son, à
chaque bruit – Damas, a choisi ce moyen d’éveiller la conscience
nègre et de fustiger la conscience universelle.
Sa poésie épouse tous les genres ou presque mais éclate en
« crescendo » pour les morceaux de bravoure noire. En somme,
musique est sa vie et mélodie chacun de ses poèmes…
Au regard de questionnements sur la dynamique, le
fonctionnement et l’origine de ce message – Cette étude aura le
souci constant de souligner l’interdépendance entre musique et
art du verbe – et ce, à la lumière des poèmes les plus significatifs
de Pigments, Névralgies, Graffiti, Poèmes Nègres sur des airs
africains et Black-Label.
6 – CHAMPIGNEULLE Bernard op. cit, page : 8
9
PREMIÈRE PARTIE
LA DYNAMIQUE DE LA POÉSIE
I – LES FONDEMENTS CONSTITUTIFS
1) Léon Gontran Damas : poète de l’être et de l’existence
En poésie, comme dans la vie, Léon Gontran Damas témoigne
d’une humanité exposée, nerveuse, intense, brûlée par l’existence7
déclare, Jacques Howlett, en écho à la préface de Robert Goffin :
« ce qui m’émeut c’est le battement de cœur de l’Afrique déracinée,
qui au bout du carcan de la servitude, affirme plus que jamais sa
profonde vitalité créatrice »8.
La dimension de l’homme, la voilà hâtivement mesurée.
Il convient par conséquent de s’attarder sur le chemin de Damas
et d’écouter la genèse de son chant : 1912 !
Quelque temps après que Rainer Maria Rilke a entendu les
« premiers vers, et plusieurs autres des Élégies de Duino, dictés par
une voix entendue dans le vent »9.
7 – HOWLETT Jacques, Postface de Pigments Névralgies, Paris, Édition définitive,
Présence africaine, 1972
8 – GOFFIN Robert, Préface de Pigments Névralgies, Paris, Édition définitive,
Présence africaine, 1972, page : 9
9 – CLARAC Pierre, Dictionnaire universel des lettres, S.E.D.E. Éditions Bordas,
1961, page : 269
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Blaise Cendras, ce globe-trotter impénitent, l’auteur de
l’Anthologie nègre, se trouve aux États-Unis où il écrit Pâques à
New York, « poème qui au seuil du XXe siècle, précède Apollinaire,
sur la voix de la poésie moderne »10.
Alors qu’arrive sur la scène du monde Igor Markevitch, l’auteur
de Paradis perdu et que paraît Petersbourg du poète russe Bely,
voici que naît à Cayenne, Guyane Française, le vingt-huit mars Léon
Gontran Damas. Pourquoi ces correspondances ? Il est surprenant de
retrouver dans les écrits de tous ces poètes un identique « message
d’une violence incomparable, d’une portée universelle, reculant les
bornes du domaine de l’homme plongeant ses racines dans l’éternel
devenir »11.
Il est métis :
« Trois Fleuves
Trois fleuves coulent
Trois fleuves coulent dans mes veines »12
aime-t-il à souligner.
10 – CLARAC Pierre, op, cit. Page :127
11 – id., ibid, op cit. Traduction française AUBIER, 1945, Page : 269
12 – DAMAS Léon Gontran, Black-Label, Paris, Gallimard 1956, page 9
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Très tôt son existence frappe à la porte de l’émotion :
successivement privé de sa mère, de sa jumelle (sans doute sa
muse), et de sa grand-mère emportée dans une « grande boîte », –
de tels stigmates ne s’effacent pas. Autant de notes « tristes » sur les
pages de ses recueils. Son message, par une sorte d’osmose en est
d’ailleurs la re-création.
Il a bien un frère et des sœurs, mais l’influence de ces femmes et
de Man-Gabi, sa mère adoptive sera déterminante et va exacerber la
sensibilité du poète :
« DESIR D’ENFANT MALADE
d’avoir été trop tôt sevré du lait pur
de la seule vraie tendresse
j’aurais donné
Une pleine vie d’homme »13
La Guyane, lieu des premiers accords de sa vie, c’est d’abord
Cayenne et la rue Madame Payé où est sise la demeure familiale,
délicieusement ombragée de fougères, de manguiers, de flamboyants
et de palmiers – Cayenne dont les rues spacieuses et les habitations
séculaires au visage lépreux, couvertes de bardeaux, révèlent tout
le poids du passé colonial et du… bagne. Cayenne, enfin aux
réverbères désuets qui, à l’invite de la nuit, diffusent quelques
gouttes de lumière, comme plus tard les cabarets, parisiens aux soirs
de solitude.
La Guyane, aux paysages sauvages, terre d’exil et de douleur, mais
fort heureusement terre bruissant de musique, Damas ne l’oubliera
jamais : cet appel de la campagne éclaboussée de soleil et de rythme,
des fleuves infinis, de la végétation luxuriante et bavarde, et puis…
le sabbat des lointains, que dans ses fantasmes il n’a jamais cessé
d’entendre, résonnent dans Black-Label :
13 – DAMAS Léon Gontran, Névralgies, Paris, Présence africaine 1972, page : 114
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