Pour bien connaître autrui, faut-il tenter de se mettre à sa place ? On

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Pour bien connaître autrui, faut-il tenter de se mettre à sa place ? On
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Pour bien connaître autrui, faut-il tenter de se mettre à sa place ?
On s’interrogera sur le sens de la notion de connaissance et sur les conditions d’une connaissance objective. On
tiendra compte des spécificités d’autrui comme « objet » de connaissance.
Il convient également de travailler la distinction entre expliquer et comprendre (cf Durkheim et présentation du texte
de Dilthey)
C. Lévi-Strauss. Jean-Jacques Rousseau, fondateur des sciences de l’homme
Rousseau ne s'est pas borné à prévoir l'ethnologie : il l'a fondée. D'abord de façon pratique, en écrivant ce Discours
sur l'origine et les fondements de l'inégalité Parmi les hommes qui pose le problème des rapports entre la nature et la
culture, et où l'on peut voir le premier traité d'ethnologie générale ; et ensuite, sur le plan théorique, en distinguant,
avec une clarté et une concision admirables, l'objet propre de l'ethnologue de celui du moraliste et de l'historien : «
Quand on veut étudier les hommes, il faut regarder près de soi ; mais pour étudier l'homme, il faut apprendre à porter
sa vue au loin ; il faut d'abord observer les différences pour découvrir les propriétés. » (Essai sur l'origine des
langues, ch. viii).
Cette règle de méthode que Rousseau fixe à l'ethnologie et dont elle marque l'avènement, permet aussi de
surmonter ce qu'à première vue, on prendrait pour un double paradoxe : que Rousseau ait pu, simultanément,
préconiser l'étude des hommes les plus lointains, mais qu'il se soit surtout adonné à celle de cet homme particulier
qui semble le plus proche, c'est-à-dire lui-même ; et que, dans toute son oeuvre, la volonté systématique
d'identification à l'autre aille de pair avec un refus obstiné d'identification à soi. Car ces deux contradictions
apparentes, qui se résolvent en une seule et réciproque implication, toute carrière d'ethnologue doit, un moment ou
l'autre, les surmonter. Et la dette de l'ethnologue envers Rousseau se trouve accrue du fait que, non content d'avoir
avec une précision extrême situé une science encore à naître dans le tableau des connaissances humaines, il a, par
son oeuvre, par le tempérament et le caractère qui s'y expriment, par chacun de ses accents, par sa personne et par
son être, ménagé à l'ethnologue le réconfort fraternel d'une image en laquelle il se reconnaît et qui l'aide à mieux se
comprendre, non comme une pure intelligence contemplatrice, mais comme l'agent involontaire d'une transformation
qui s'opère à travers lui, et qu'en Jean-Jacques Rousseau, l'humanité entière apprend à ressentir.
Chaque fois qu'il est sur le terrain, l'ethnologue se voit livré à un monde où tout lui est étranger, souvent hostile. Il n'a
que ce moi, dont il dispose encore, pour lui permettre de survivre et de faire sa recherche ; mais un moi physiquement et moralement meurtri par la fatigue, la faim, l'inconfort, le heurt des habitudes acquises, le surgissement de
préjugés dont il n'avait pas le soupçon; et qui se découvre lui-même, dans cette conjoncture étrange, perclus et
estropié par tous les cahots d'une histoire personnelle responsable au départ de sa vocation, mais qui, de plus,
affectera désormais son cours. Dans l'expérience ethnographique, par conséquent, l'observateur se saisit comme son
propre instrument d'observation ; de toute évidence, il lui faut apprendre à se connaître, à obtenir d'un soi, qui se
révèle comme autre au moi qui l'utilise, une évaluation qui deviendra partie intégrante de l'observation d'autres soi.
Chaque carrière ethnographique trouve son principe dans des « confessions », écrites ou inavouées.
Mais, si nous pouvons éclairer cette expérience par celle de Rousseau, n'est-ce pas que son tempérament, son
histoire particulière, les circonstances, le placèrent spontanément dans une situation dont le caractère
ethnographique apparaît clairement ? Situation dont il tire aussitôt les conséquences personnelles : « Les voilà donc
» dit-il de ses contemporains « étrangers, inconnus, nuls enfin pour moi, puisqu'ils l'ont voulu. Mais moi, détaché
d'eux et de tout, que suis-je moi-même ? Voilà ce qu'il me reste à chercher » (Première promenade). Et
l'ethnographe pourrait, paraphrasant Rousseau, s'écrier, en considérant pour la première fois les sauvages qu'il s'est
choisi : « Les voilà donc, étrangers, inconnus, nuls enfin pour moi, puisque je l'ai voulu ! Et moi, détaché d'eux et de
tout, que suis-je moi-même ? Voilà ce qu'il me faut d'abord chercher ».
Car, pour parvenir à s'accepter dans les autres, but que l'ethnologue assigne à la connaissance de l'homme, il faut
d'abord se refuser en soi.
(...)
C'est bien la fin du Cogito que Rousseau proclame ainsi, en avançant cette solution audacieuse. Car jusqu'alors, il
s'agissait surtout de mettre l'homme hors de question, c'est-à-dire de s'assurer, avec l'humanisme, une «
transcendance de repli ». Rousseau peut demeurer théiste, puisque c'était la moindre exigence de son éducation et
de son temps : il ruine définitivement la tentative en remettant l'homme en question.
Anthropologie structurale deux, p. 47-50.
Rousseau, la pitié naturelle.
Il y a d'ailleurs un autre principe que Hobbes n'a point aperçu et qui, ayant été donné à l'homme pour adoucir, en
certaines circonstances, la férocité de son amour-propre, ou le désir de se conserver avant la naissance de cet
amour (Note 15), tempère l'ardeur qu'il a pour son bien-être par une répugnance innée à voir souffrir son semblable.
Je ne crois pas avoir aucune contradiction à craindre, en accordant à l'homme la seule vertu naturelle, qu'ait été
forcé de reconnaître le détracteur le plus outré des vertus humaines. Je parle de la pitié, disposition convenable à
des êtres aussi faibles, et sujets à autant de maux que nous le sommes; vertu d'autant plus universelle et d'autant
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plus utile à l'homme qu'elle précède en lui l'usage de toute réflexion, et si naturelle que les bêtes mêmes en donnent
quelquefois des signes sensibles. Sans parler de la tendresse des mères pour leurs petits, et des périls qu'elles
bravent pour les en garantir, on observe tous les jours la répugnance qu'ont les chevaux à fouler aux pieds un corps
vivant; un animal ne passe point sans inquiétude auprès d'un animal mort de son espèce; il y en a même qui leur
donnent une sorte de sépulture; et les tristes mugissements du bétail entrant dans une boucherie annoncent
l'impression qu'il reçoit de l'horrible spectacle qui le frappe. On voit avec plaisir l'auteur de la fable des Abeilles, forcé
de reconnaître l'homme pour un être compatissant et sensible, sortir, dans l'exemple qu'il en donne, de son style froid
et subtil, pour nous offrir la pathétique image d'un homme enfermé qui aperçoit au-dehors une bête féroce arrachant
un enfant du sein de sa mère, brisant sous sa dent meurtrière les faibles membres, et déchirant de ses ongles les
entrailles palpitantes de cet enfant. Quelle affreuse agitation n'éprouve point ce témoin d'un événement auquel il ne
prend aucun intérêt personnel? Quelles angoisses ne souffre-t-il pas à cette vue, de ne pouvoir porter aucun secours
à la mère évanouie, ni à l'enfant expirant?
Tel est le pur mouvement de la nature, antérieur à toute réflexion: telle est la force de la pitié naturelle, que les
moeurs les plus dépravées ont encore peine à détruire, puisqu'on voit tous les jours dans nos spectacles s'attendrir et
pleurer aux malheurs d'un infortuné tel, qui, s'il était à la place du tyran, aggraverait encore les tourments de son
ennemi. Mandeville a bien senti qu'avec toute leur morale les hommes n'eussent jamais été que des monstres, si la
nature ne leur eût donné la pitié à l'appui de la raison: mais il n'a pas vu que de cette seule qualité découlent toutes
les vertus sociales qu'il veut disputer aux hommes. En effet, qu'est-ce que la générosité, la clémence, l'humanité,
sinon la pitié appliquée aux faibles, aux coupables, ou à l'espèce humaine en général? La bienveillance et l'amitié
même sont, à le bien prendre, des productions d'une pitié constante, fixée sur un objet particulier: car désirer que
quelqu'un ne souffre point, qu'est-ce autre chose que désirer qu'il soit heureux? Quand il serait vrai que la
commisération ne serait qu'un sentiment qui nous met à la place de celui qui souffre, sentiment obscur et vif dans
l'homme sauvage, développé, mais faible dans l'homme civil, qu'importerait cette idée à la vérité de ce que je dis,
sinon de lui donner plus de force? En effet, la commisération sera d'autant plus énergique que l'animal spectateur
s'identifiera intimement avec l'animal souffrant. Or il est évident que cette identification a dû être infiniment plus
étroite dans l'état de nature que dans l'état de raisonnement. C'est la raison qui engendre l'amour-propre, et c'est la
réflexion qui le fortifie; c'est elle qui replie l'homme sur lui-même; c'est elle qui le sépare de tout ce qui le gêne et
l'afflige: c'est la philosophie qui l'isole; c'est par elle qu'il dit en secret, à l'aspect d'un homme souffrant: péris si tu
veux, je suis en sûreté. Il n'y a plus que les dangers de la société entière qui troublent le sommeil tranquille du
philosophe, et qui l'arrachent de son lit. On peut impunément égorger son semblable sous sa fenêtre; il n'a qu'à
mettre ses mains sur ses oreilles et s'argumenter un peu pour empêcher la nature qui se révolte en lui de l'identifier
avec celui qu'on assassine. L'homme sauvage n'a point cet admirable talent; et faute de sagesse et de raison, on le
voit toujours se livrer étourdiment au premier sentiment de l'humanité. Dans les émeutes, dans les querelles des
rues, la populace s'assemble, l'homme prudent s'éloigne: c'est la canaille, ce sont les femmes des halles, qui
séparent les combattants, et qui empêchent les honnêtes gens de s'entr'égorger.
Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, première partie.
« Nous expliquons la nature, nous comprenons la vie psychique » . Dilthey.
Présentation
Les succès de la méthode expérimentale au cours du xixème siècle, non seulement en physique et en chimie mais
en biologie, l'influence dominante du positivisme dans les milieux scientifiques conduisaient à cette idée
apparemment incontestable qu'en tout domaine une connaissance véritable ne pourrait être obtenue qu'en suivant ce
modèle. La tentation de l'appliquer aux sciences morales ou de l'esprit, aux sciences humaines comme nous disons,
semblait irrésistible. D'où la naissance avec Wundt d'une psychologie expérimentale calquant ses procédés sur ceux
des sciences physiques (1). D'où la sociologie de Durkheim, prononçant que «la première règle et la plus
fondamentale est de considérer les faits sociaux comme des choses » (2). Quant à l'histoire, le manuel de base
devint l'Introduction aux Études historiques (1898) de Langlois et Seignobos, qui, en formulant les réquisits de la
critique externe et interne des documents, déterminait les conditions d'une histoire objective.
C'est en Allemagne, parmi les théoriciens de la science historique historique, à la tête desquels on trouve Dilthey(3),
que se déclencha un mouvement de protestation contre cette assimilation des sciences de l'homme aux sciences de
la nature. En quoi consiste leur revendication? Les grandes lignes en sont tracées ici. C'est l'objet propre de chaque
science qui doit en fixer la méthode, et si, dans toute méthode scientifique, on retrouve les mêmes concepts de base,
il est nécessaire de les adapter à chaque objet particulier, au lieu d'utiliser telles quelles les méthodes que les
physiciens eux-mêmes n'ont que progressivement constituées, mais qui ne valent que pour leur domaine. Et par une
application assez inattendue de l'adage baconien, Dilthey pose ce principe que les méthodes des sciences de l'esprit
ne se révéleront fécondes que si elles consentent à se soumettre à l'expérience des faits de l'esprit, à la
connaissance de leur nature spécifique.
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Or il y a des différences essentielles entre les objets des sciences physiques et celui des sciences humaines. Les
premiers sont donnés du dehors et isolés. Leur synthèse est l'oeuvre des savants qui les groupent en ensembles
cohérents grâce à la construction de systèmes hypothético-déductifs. Au contraire, pour les faits de l'esprit, la
synthèse est originaire, c'est l'ensemble de la vie psychique qui est la donnée primordiale et spécifique. Les sciences
de la nature partent de l'analyse que présente l'expérience brute, ce que Kant appelait le divers sensible, pour aboutir
à la synthèse. Les sciences de l'esprit partent de la synthèse primitive, de l'expérience interne globale, de l'ensemble
vécu (Erlebnis) et descendent ensuite à l'analyse des opérations et des fonctions de l'esprit qui sont combinées dans
ce tout.
D'où la fameuse formule : nous expliquons la nature, nous comprenons la vie psychique. Le terme de vie psychique
(Seelenleben) doit d'ailleurs être pris dans un sens très large puisqu'il englobe la psychologie, la sociologie et
l'histoire.
Mais qu'est-ce qu'expliquer et qu'est-ce que comprendre ? Les sciences de la nature sont explicatives en ce qu'elles
cherchent les relations invariables ou lois entre les phénomènes ou leurs liaisons de causalité, mais elles doivent se
contenter de déterminer leurs rapports sans être capables de pénétrer dans leur nature profonde. Les sciences de
l'esprit, et c'est pourquoi elles présentent une supériorité écrasante sur les sciences de la nature, sont
compréhensives, c'est-à-dire qu'elles perçoivent de l'intérieur le jeu des forces psychiques et leur résultat, dont elles
saisissent la causalité dernière et non la simple succession de l'antécédent et du conséquent . Les faits sociaux nous
sont compréhensibles, si l'on peut dire, du dedans, « en nous servant de la perception interne de nos propres états»
et ainsi « quand nous contemplons le monde historique, cette représentation s'accompagne d'amour et de haine, de
joie passionnée, de toute la gamme de nos états affectifs. La nature, au contraire, est muette pour nous ( ... ). Elle
reste pour nous quelque chose d'extérieur et non d'intérieur. C'est la société qui est notre monde. Nous la vivons de
toute la force de notre être, car nous percevons en nous-mêmes, et du dedans, dans un perpétuel changement, signe
suprême de la vie, les états et les forces dont se compose le système de la société» (4).
Tel est l'esprit du mouvement de « psychologie compréhensive » et de « sociologie compréhensive », on pourrait
ajouter d'histoire compréhensive, qui s'est développé à cette époque. Comme dit Jules Monnerot, «l'apparition du
comprendre signifie que nous passons des sciences de la nature aux sciences de l'homme» (5). Et l'importance
donnée par la phénoménologie et l'existentialisme à la notion de sens en procède indiscutablement.
Au sein de ce mouvement, la conception de Dilthey ou plutôt sa Weltanschauung, concept selon lui fondamental, est
très particulière. C'est une philosophie de la Vie par opposition à la philosophie de l'Esprit de Hegel. Sa pensée est
d'abord une réaction contre le rationalisme hégélien, car la vie est ce qui échappe à la connaissance rationnelle. La
vie se vit, elle ne se définit pas. Cette vie, c'est l'expérience vécue, l'Erlebnis, unité primitive de la vie, mais ce n'est
pas là un phénomène purement intime et personnel, car il englobe tous les rapports dé l'individu au monde. Il n'y a
pas de coupure sujet-objet et mon Erlebnis enferme toutes les relations avec le milieu ambiant. C'est pourquoi la vie
requiert un mode particulier de connaissance, « le comprendre » (das Verstehen), qui est la saisie de la vie par
elle-même en moi et autour de moi. « Le comprendre est une redécouverte du je dans le Tu( ... ). Cette identité dans
le je, dans le Tu, dans chaque sujet d'une communauté, dans chaque système de culture, finalement dans la totalité
de l'esprit et de l'histoire universelle rend possible l'action d'ensemble des différents résultats dans les sciences de
l'esprit. Le sujet de la science est ici avec son objet et cet objet est le même à tous les plans de son objectivation» (6)
, c'est-à-dire qu'il s'agisse du psychologique, du social ou de l'historique.
C'est pourquoi il faut dépasser le terrain de la psychologie individuelle sur lequel Dilthey s'était d'abord placé pour
déboucher sur celui de l'histoire. « L'homme ne se connaît que dans l'histoire, non par l'introspection », car ce que
Dilthey a toujours cherché dans l'histoire, c'est la connaissance de l'homme. C'est donc dans l'ensemble des sciences
humaines et finalement dans l'histoire que se produit le contact avec la réalité fondamentale, la Vie. La vie est la
réalité ultime et le dernier mot de la philosophie (7).
Texte
Les sciences de l'esprit (Geisteswissenschaften) (8) ont le droit de déterminer elles-mêmes leur méthode en fonction
de leur objet. Les sciences doivent partir des concepts les plus universels de la méthodologie, essayer de les
appliquer à leurs objets particuliers et arriver ainsi à se constituer dans leur domaine propre des méthodes ei des
principes plus précis, tout comme ce fut le cas pour les sciences de la nature. Ce n'est pas en transportant dans notre
domaine les méthodes trouvées par les grands savants que nous nous montrons leurs vrais disciples, mais en
adaptant notre recherche à la nature de ses objets et en nous comportant ainsi envers notre science comme eux
envers la leur. Natura parendo vincitur (9). Les sciences de l'esprit se distinguent tout d'abord des sciences de la
nature en ce que celles-ci ont pour objet des faits qui se présentent à la conscience comme des phénomènes donnés
isolément et de l'extérieur, tandis qu'ils se présentent à nous-mêmes de l'intérieur comme une réalité et un ensemble
vivant originaliter (10) .Il en résulte qu'il n'existe d'ensemble cohérent de la nature dans les sciences physiques et
naturelles que grâce à des raisonnements qui complètent les données de l'expérience au moyen d'une combinaison
d'hypothèses ; dans les sciences de l'esprit, par contre, l'ensemble. de la vie psychique constitue partout une donnée
primitive et fondamentale. Nous expliquons la nature, nous comprenons la vie psychique (Seelefflebeff (11). Car les
opérations d'acquisition, les différentes façons dont les fonctions, ces éléments particuliers de la vie mentale, se
combinent en un tout, nous sont données aussi par l'expérience interne. L'ensemble vécu est ici la chose primitive, la
distinction des parties qui le composent ne vient qu'en second lieu. Il s'ensuit que les méthodes au moyen desquelles
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nous étudions la vie mentale, l'histoire et la société sont très différentes de celles qui ont conduit à la connaissance
de la nature.
DILTHEY, Idées concernant une psychologie descriptive et analytique, 1894, ch. I, in Le Monde de l'esprit,
traduction M. Rémy, Aubier, 1947, p. 150-151.
1. Wilhelm Wundt (1832-1920) créa à Leipzig le premier laboratoire de psychologie expérimentale.
2. Emile Durkheim (1858-1917), chef de l'École sociologique française. La formule est tirée des Règles de la
méthode sociologique.
3. Wilhelm Dilthey (prononcez diltaille) (1837-1911) professa à l'Université de Bâle, puis de Berlin.
4. Introduction à l'étude des sciences humaines, traduction Louis Sauzin, P.U.F., p. 53.
5. Les faits sociaux ne sont pas des choses, Gallimard, p. 43.
6. Oeuvres complètes, édition allemande Teubner, t. VII, p. 191.
7. On a pu définir l'homme comme «ce vivant qui de l'intérieur de la vie à laquelle il appartient de fond en comble et
par lequel il est traversé en tout son être, constitue des représentations grâce auxquelles il vit, et à partir desquelles il
détient cette étrange capacité de pouvoir justement se représenter la vie ». On croirait ces lignes écrites par Dilthey,
elles sont de Michel Foucault (Les Mots et les choses, Gallimard, 1966, p. 365).
8. Nous disons aujourd'hui sciences humaines ou sciences de l'homme.
9. Adage de Francis Bacon (1561-1626), dont la formule ordinairement retenue est : Naturae non nisi parendo
imperalur. (On ne commande à la nature qu'en lui obéissant).
10. D'une façon qui lui est propre, spécifique.
11. Littéralement : La vie des âmes.
« Traiter les faits sociaux comme des choses ». Durkheim.
Dans Les méthodes en sociologie (a), le sociologue Raymond Boudon distingue trois grandes querelles de méthode
qui ont déchiré la sociologie depuis le commencement du xxe siècle jusqu'à aujourd'hui : la querelle qui oppose les
partisans de l'explication en sociologie, et ceux de la compréhension; la querelle de la spécificité de l'humain, qui a
surtout opposé ceux qui croyaient à la possibilité d'appliquer les méthodes mathématiques d'analyse aux
phénomènes sociaux et ceux qui n'y croyaient pas (b); enfin, la querelle de la totalité(…). Dans ces trois querelles, la
plus importante, et probablement la plus discutable, fut celle qui opposa les partisans de l'explication des faits
sociaux, avec à leur tête Durkheim, et les partisans de la compréhension des faits sociaux, avec à leur tête M.
Weber. Les seconds ne pensent pas, en effet, que les faits sociaux puissent être traités comme les phénomènes
physiques étudiés par les sciences de la nature : les faits sociaux sont signifiants, et la première tâche du sociologue
est de « comprendre ces significations (c). Dans le texte suivant, tiré de la Préface à la seconde édition des Règles
de la méthode sociologique, Durkheim s'explique sur sa fameuse règle d' « observation des faits sociaux » qui a fait
couler tant d'encre chez les sociologues et les philosophes il faut traiter les faits sociaux comme des choses ».
La proposition d'après laquelle les faits sociaux doivent être traités comme des choses (d) - proposition qui
est à la base même de notre méthode - est de celles qui ont provoqué le plus de contradictions (e). On a trouvé
paradoxal et scandaleux que nous assimilions aux réalités du monde extérieur celles du monde social. C'était se
méprendre singulièrement sur le sens et la portée de cette assimilation, dont l'objet n'est pas de ravaler les formes
supérieures de l'être aux formes inférieures, mais, au contraire, de revendiquer pour les premières un degré de
réalité au moins égal à celui que tout le monde reconnaît aux secondes. Nous ne disons pas, en effet, que les faits
sociaux sont des choses matérielles, mais sont des choses au même titre que les choses matérielles, quoique d'une
autre manière.
Qu'est-ce en effet qu'une chose? La chose s'oppose à l'idée comme ce que l'on connaît du dehors à ce que
l'on connaît du dedans. Est chose tout objet de connaissance qui n'est pas naturellement compénétrable à
l'intelligence, tout ce dont nous ne pouvons nous faire une notion adéquate par un simple procédé d'analyse mentale,
tout ce que l'esprit ne peut arriver à comprendre qu'à condition de sortir de lui-même, par voie d'observations et
d'expérimentations, en passant progressivement des caractères les plus extérieurs et les plus immédiatement
accessibles aux moins visibles et aux plus profonds. Traiter des faits d'un certain ordre comme des choses, ce n'est
donc pas les classer dans telle ou telle catégorie du réel; c'est observer vis-à-vis d'eux une certaine attitude mentale.
C'est en aborder l'étude en prenant pour principe qu'on ignore absolument ce qu'ils sont, et que leurs propriétés
caractéristiques, comme les causes inconnues dont elles dépendent, ne peuvent être découvertes par l'introspection
même la plus attentive.
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Les termes ainsi définis, notre proposition, loin d'être un paradoxe, pourrait presque passer pour un truisme si
elle n'était encore trop souvent méconnue dans les sciences qui traitent de l'homme, et surtout en sociologie. En
effet, on peut dire en ce sens que tout objet de science est une chose, sauf, peut-être, les objets mathématiques; car,
pour ce qui est de ces derniers, comme nous les construisons nous-mêmes depuis les plus simples jusqu'aux plus
complexes, il suffit, pour savoir ce qu'ils sont ' de regarder au-dedans de nous et d'analyser intérieurement le
processus mental d'où ils résultent. Mais dès qu'il s'agit de faits proprement dits, ils sont nécessairement pour nous,
au moment où nous entreprenons d'en faire la science, des inconnus, des choses ignorées, car les représentations
qu'on a pu s'en faire au cours de la vie, ayant été faites sans méthode et sans critique, sont dénuées de valeur
scientifique et doivent être tenues à l'écart. Les faits de la psychologie individuelle eux-mêmes présentent ce
caractère et doivent être considérés sous cet aspect. En effet, quoiqu'ils nous soient intérieurs par définition, la
conscience que nous en avons ne nous en révèle ni la nature interne ni la genèse. Elle nous les fait bien connaître
jusqu'à un certain point, mais seulement comme les sensations nous font connaître la chaleur ou la lumière, le son
ou l'électricité; elle nous en donne des impressions confuses, passagères, subjectives, mais non des notions claires
et distinctes, des concepts explicatifs. Et C'est précisément pour cette raison qu'il s'est fondé au cours de ce siècle
une psychologie objective dont la règle fondamentale est d'étudier les faits mentaux du dehors, c'est-à-dire comme
des choses. A plus forte raison en doit-il être ainsi des faits sociaux; car la conscience ne saurait être plus
compétente pour en connaître que pour connaître de sa vie propre'. ( ... )
Notre règle n'implique donc aucune conception métaphysique, aucune spéculation sur le fond des êtres. Ce
qu'elle réclame, c'est que le sociologue se mette dans l'état d'esprit où sont physiciens, chimistes, physiologistes,
quand ils s'engagent dans une région, encore inexplorée, de leur domaine scientifique. Il faut qu'en pénétrant dans le
monde social, il ait conscience qu'il pénètre dans l'inconnu; il faut qu'il se sente en présence de faits dont les lois sont
aussi insoupçonnées que pouvaient l'être celles de la vie, quand la biologie n'était pas constituée; il faut qu'il se
tienne prêt à faire des découvertes qui le surprendront et le déconcerteront.
E. DURKHElM, Règles de la méthode sociologique, Paris, P.U.F., 1963, pp. XII-XIV.)
1. On voit que pour admettre cette proposition, il n'est pas nécessaire de soutenir que la vie sociale est faite d'autre
chose que de représentations; il suffit de poser que les représentations, individuelles ou collectives, ne peuvent être
étudiées scientifiquement qu'à condition d'être étudiées objectivement.
(a) Paris, P.U.F., 1969.
(d) Première règle d'observation des faits sociaux : « La première règle et la plus fondamentale est de considérer les
faits sociaux comme des choses. », (DURKHEIM, ibid., p. 15.)
(e) Durkheim ne croyait pas si bien dire : en 1946, le sociologue J. Monnerot publiait un livre au titre retentissant :
Les faits sociaux ne sont pas des choses. Or, Durkheim n'avait jamais affirmé cela !
L'évidence en sociologie. Lazarsfeld.
On pourra utiliser ce texte pour critiquer la notion de compréhension ...
Les sciences sociales et les sciences de la nature ont pour objet commun de découvrir des régularités et de
déterminer des critères de signification. Mais il y a des différences essentielles entre les deux champs d'investigation.
Le monde des événements sociaux est beaucoup moins « visible » que l'univers de la nature. La chute des corps, le
chaud et le froid, le fer qui rouille, sont choses immédiatement évidentes. Il est beaucoup plus difficile d'apercevoir
que les idées sur le bien et le mal varient d'une culture à une autre; que les coutumes peuvent avoir une fonction
différente de celle que leur attribuent les gens qui les pratiquent; que la même personne peut avoir un comportement
très différent en tant que membre d'une famille et en tant que membre d'un groupe professionnel. La seule
description du comportement humain, de ses variations d'un groupe à l'autre et de ses changements suivant les
situations, est une entreprise vaste et difficile. C'est cette tâche, qui consiste à décrire, à trier et à repérer des
corrélations, que les enquêtes nous permettent de mener à bien. Pourtant, cette fonction même conduit souvent à de
fâcheux malentendus. Il est en effet difficile de trouver une forme de comportement humain qui n'ait déjà été
observée quelque part. C'est pourquoi lorsqu'une enquête fait état d'une régularité dominante, nombre de lecteurs
réagissent en pensant que « tout cela était évident ». Ainsi, on voit souvent avancer l'idée que les enquêtes ne font
qu'exprimer d'une manière compliquée des observations qui étaient évidentes pour tout le monde.
Le lecteur prendra plus facilement conscience de cette attitude s’il a sous les yeux quelques propositions
répondant à des questions que posent de nombreuses enquêtes, et si en les lisant il observe attentivement ses
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propres réactions. Voici une liste courte, que j’accompagne de brefs commentaires, pour mieux mettre en lumière les
réactions probables de nombreux lecteurs.
1. Les individus dotés d’un niveau d’instruction élevé présentent plus de symptômes psycho-névrotiques que
ceux qui ont un faible niveau d'instruction. (On a souvent commenté l'instabilité mentale de l'intel lectuel contrastant
avec la psychologie moins sensible de l'homme de la rue.)
2. Pendant leur service militaire, les ruraux ont, d'ordinaire, meilleur moral que les citadins. (Après tout, ils
sont habitués à une vie plus dure.)
3. Les soldats originaires du sud des États-Unis supportent mieux le climat chaud des îles du Pacifique que
les soldats du Nord. (Bien sûr, les habitants du Sud sont plus habitués à la chaleur.)
4. Les simples soldats de race blanche sont davantage portés à devenir sous-officiers que les soldats de race
noire. (Le manque d'ambition des Noirs est presque proverbial.)
5. Les Noirs du Sud préfèrent les officiers blancs du Sud à ceux du Nord. (N’est-il pas bien connu que les
blancs du Sud ont une attitude plus paternelle envers leurs darkies?)
6. Les soldats américains étaient plus impatients d'être rapatriés pendant que l'on combattait qu'après la
reddition allemande (a). (On ne peut pas blâmer les gens de ne pas avoir envie de se faire tuer.)
Voilà quelques échantillons de corrélations du type le plus simple qui constituent les « briques » avec
lesquelles se constitue la sociologie empirique. Mais pourquoi, si elles sont si évidentes, dépenser tant d'argent et
d'énergie à établir de telles découvertes? Ne serait-il pas plus sage de les considérer comme données et de passer
tout de suite à un type d'analyse plus élaboré ?
Cela pourrait se faire, n'était un détail intéressant à propos de cette liste. Chacune de ces propositions
énonce exactement le contraire des résultats réels. L'enquête établissait en réalité que les soldats médiocrement
instruits étaient plus sujets aux névroses que ceux qui avaient un niveau d'instruction élevé, que les habitants du Sud
ne s'adaptaient pas plus facilement au climat tropical que les habitants du Nord, que les Noirs étaient plus avides de
promotion que les Blancs..., etc.
Si nous avions mentionné au début les résultats réels de l'enquête, le lecteur les aurait également qualifiés d'
« évidents ». Ce qui est évident c'est que quelque chose ne va pas dans tout ce raisonnement sur I’« évi dence ». En
réalité, il faudrait le retourner : puisque toute espèce de réaction humaine est concevable, il est d'une grande
importance de savoir quelles réactions se produisent, en fait, le plus fréquemment et dans quelles conditions. Alors
seulement la science sociale pourra aller plus loin.
( P.-F. LAZARSFELD, The american soldier (b) , in P. BOURDIEU,J.-C. PASSERON, J-C
CHAMBOREDON Le métier de sociologue, tome. Il , Bordas.
(a) Il s'agit, bien entendu, de la guerre de 1939-1945.
(b) The american soldier est une enquête américaine gigantesque qui fut effectuée pendant la seconde guerre
mondiale par série de sociologues (Stouffer, Suchman, Guttman, Lazarsfeld, etc.). Les résultats l'enquête parurent
en 1949 sous la forme de quatre volumes, dont trois étaient consacrés aux résultats proprement dits qui concernaient
essentiellement la vie du soldat pendant la guerre et dont un était consacré à une description des méthodes
employées.
The american soldier est très généralement considéré comme le début du développement de la sociologie empirique,
s'appuyant sur l'enquête par sondages (questionnaire, entretiens, méthodes statistiques, etc.). A ce titre, il est glorifié
par les uns et honni par les autres (Sorokin, Gurvitch, etc.).