Le bonheur du voyage ou deux voyages du bonheur…

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Le bonheur du voyage ou deux voyages du bonheur…
Le bonheur du voyage ou deux voyages du bonheur…
Oasis interdites et L’Usage du monde
Travail de maturité présenté par Aude Kammerlander
Sous la supervision de Madame Suzanne Fischer
Masculin – Féminin
Gymnase Auguste Piccard - Novembre 2003
Table des matières
Introduction
2
Présentation des deux auteurs et de leurs récits
3
Ella Maillart
3
Nicolas Bouvier
4
Oasis interdites
5
L’Usage du monde
5
7
Les compagnons de voyage
Ella Maillart et Peter Fleming
7
Nicolas Bouvier et Thierry Vernet
10
Comparaison des deux paires de voyageurs
12
Masculin/Féminin
13
Oasis interdites
13
L’Usage du monde
16
Regards d’une voyageuse et d’un voyageur
18
19
Le voyage
Oasis interdites
20
L’Usage du monde
22
Le voyage vécu par Ella Maillart et Nicolas Bouvier
25
27
L’écriture
Oasis interdites
27
L’Usage du monde
28
L’écriture d’Oasis interdites et de L’Usage du monde
33
Conclusion
34
Références
35
-1-
Introduction
Le voyage est le sujet principal de ce travail. J’ai en effet choisi d’étudier deux récits de
voyage : Oasis interdites d’Ella Maillart et L’Usage du monde de Nicolas Bouvier. Les deux
regards, l’un d’une femme et l’autre d’un homme, me permettent d’inscrire ce travail dans le
thème proposé masculin/féminin.
Ella Maillart et Nicolas Bouvier sont deux grands voyageurs suisses romands qui ont marqué
la littérature de voyage du vingtième siècle. Depuis quelques années, ils font l’objet d’un
intérêt croissant. Plusieurs livres ont parus dernièrement à leur sujet. Leur mort récente a
donné lieu à un regain d’intérêt, car : « cette aptitude à transformer les vivants en fantômes
est assez répandue dans notre petit pays posthume où la notoriété n’existe pour de bon que
sous quatre pieds de terre et un de marbre, et quand la succession n’a pas laissé de dettes »1.
On s’intéresse de plus en plus aux récits et aux photographies qu’ils nous ont laissés.
Pour ce travail, j’ai décidé de me pencher sur leurs livres plutôt que sur leurs photographies. Il
faut toutefois préciser qu’Ella Maillart se considérait d’avantage comme une photographe que
comme écrivain. Quant aux photographies de Nicolas Bouvier, elles ne sont connues que
depuis peu par un large public.
J’ai découvert L’Usage du monde tout d’abord à travers ces photographies-là (qui ont été
exposées en automne 2001 au Musée de l’Elysée, à Lausanne). Elles m’ont donné envie de
lire L’Usage du monde, qui m’avait jusque là paru un livre très ennuyeux à cause de son titre.
J’espérais que ce livre serait aussi bien que les photos, et je n’ai pas été déçue, (au
contraire !). Je n’avais qu’une très vague idée d’Ella Maillart, n’ayant lu qu’un article de
journal à son sujet. En m’intéressant à elle de plus près, j’ai appris qu’elle avait eu une longue
amitié avec Nicolas Bouvier. Cela m’a confortée dans mon idée de prendre les deux auteurs
en parallèle.
Au dos d’Oasis interdites, on peut lire: «Je suis resté dans l’ombre bénéfique de cette lecture
longtemps après l’avoir achevée. Je crois que le principal mérite de ce récit magnifique est
d’être aussi un livre heureux ». C’est un extrait de la préface que Nicolas Bouvier a écrit lors
de la réédition d’Oasis interdites2. Cette mention du bonheur m’a rappelé ce qui était écrit au
dos de L’Usage du monde3: « Cette lente et heureuse dérive (…) a inspiré à Nicolas Bouvier
ce texte d’un flâneur émerveillé».
L’Usage du monde m’avait frappé par le bonheur qui en émanait. Retrouver le bonheur
comme « principal mérite » d’Oasis interdites, m’a incitée à lire et à étudier ce livre. J’aurais
pu suivre une autre piste également, comme celle du parcours géographique, beaucoup plus
évident, en prenant La voie cruelle d’Ella Maillart. Le bonheur est donc le point de départ de
ce travail et le premier lien entre ces deux livres. En quoi chacun de ces voyages est-il
heureux ? Qu’y trouvent les deux voyageurs qui fait leur bonheur ? Comment les deux
voyageurs définissent-ils ce bonheur ?
Pour traiter du bonheur, je me suis posé plusieurs questions soulevant des thèmes qui me
paraissaient intéressants et qui me permettaient également de parler du bonheur :
Qu’apprécient-ils dans le voyage à deux et quels sont leurs rapports avec leurs compagnons ?
Quelles relations ont-ils avec les femmes qu’ils rencontrent ? Qu’est-ce qui les pousse à
voyager et que trouvent-ils dans le voyage ? Comment racontent-ils leur expérience dans leurs
livres ?
Il y énormément de choses à dire sur ces deux livres et j’ai évidemment dû m’en tenir à
certains thèmes et en abandonner d’autres.
1
Extrait de La Vie immédiate, photographies d’Ella Maillart et textes de Nicolas Bouvier
Collection Petite Bibliothèque Payot/Voyageurs (valable pour chaque citation d’Oasis interdites dans le cours
du travail)
3
Collection Petite Bibliothèque Payot/Voyageurs (valable pour chaque citation de L’Usage du monde dans le
cours du travail)
2
-2-
Présentation des deux auteurs et de leurs récits
Ella Maillart (1903-1997)
Cette année, on fête le centième
anniversaire de la naissance d’Ella
Maillart. A cette occasion, plusieurs
expositions ont été organisées autour d’elle
et quelques livres ont paru pour
commémorer cette vie exceptionnelle.
Ella Maillart est née en 1903 dans une
famille genevoise. Elle passe son enfance
au bord du lac Léman. Elle pratique très tôt
le ski et fait de la voile avec son amie
Miette de Saussure. Plus tard, toutes deux
quittent les rives du Léman pour la mer et
font de nombreuses traversées en bateau à
voile, en Méditerranée et sur l’Atlantique.
Lorsque son amie se marie, Ella Maillart
abandonne son rêve de voyager en mer et
part pour l’Angleterre puis pour Berlin.
Elle décide de voyager sur la terre ferme,
puisque elle n’a plus de coéquipière pour
partir en mer. La première guerre mondiale
l’a profondément marquée et elle veut
quitter l’Europe. Elle a aussi un autre but
Ella Maillart en 1926
dans le voyage : « Je souhaitais pouvoir,
dans quelque coin reculé de la Terre, partager la vie d’êtres primitifs, encore purs de tout
contact avec notre matérialisme insensé »4.
En 1930, elle part pour la Russie et vit plusieurs mois à Moscou puis voyage dans le Caucase
avec de jeunes Russes. Ella Maillart est incroyablement indépendante et débrouillarde. Elle
voyage seule la plupart du temps (et dans des pays souvent réputés comme peu sûrs). Il y a
peu de voyageurs à cette époque et quasiment aucune voyageuse. L’égalité entre hommes et
femmes en est encore à ses balbutiements. A cette époque, une femme qui voyage est très
rare, Ella Maillart est une exception, voire une pionnière en la matière.
En 1935, Ella Maillart tente d’aller de Pékin au Cachemire, en passant par le Sin-Kiang
(Turkestan chinois) et le Pamir. Dans Oasis interdites, elle raconte cet incroyable voyage. A
ce moment-là, le climat est déjà très tendu en Europe et on craint une nouvelle guerre.
Ella Maillart continue à voyager et ne s’arrête que pour raconter ses expériences dans les
livres qu’elle écrit. Durant tout le temps que dure la deuxième guerre mondiale, Ella Maillart
séjourne auprès d’un sage hindou et trouve la paix intérieure qu’elle cherchait. Après cette
expérience, elle va encore découvrir les solitudes du Népal. De 1951 jusqu’à sa mort en 1997,
elle passe la moitié de l’année dans son chalet à Chandolin, en Valais, et organise jusqu’en
1987 des voyages dans divers pays d’Asie afin, dit-elle, de faire connaître sa manière de
voyager.
4
Croisières et caravanes, page 73. Collection Petite Bibliothèque Payot/Voyageurs
-3-
Nicolas Bouvier (1929-1998)
Nicolas Bouvier est né près de Genève en 1929. Depuis son
enfance, il aime flâner et se plonger dans les atlas qui le font
rêver à toutes sortes d’aventures fantastiques.
Il adore les livres qu’il dévore et dans lesquels il découvre le
voyage. La lecture est une passion partagée par toute sa
famille. Son père travaille à la bibliothèque universitaire de
Genève, ce qui permettra à Nicolas Bouvier de rencontrer des
personnages importants du monde littéraire. Bien qu’il ait
toujours détesté l’école durant son enfance, il est promis à un
brillant avenir universitaire. Toutefois, il ne se sent pas à sa
place dans ce milieu et, après des études en droit et en lettres,
il part en 1953 pour un long voyage en compagnie de son ami, le peintre Thierry Vernet. En
1963, il publie L’Usage du monde. Il y raconte son voyage de la Yougoslavie jusqu’en
Afghanistan. Thierry Vernet voyage avec lui jusqu’à Kaboul, puis le quitte pour rejoindre son
amie, Floristella Stephani, avec qui il va se marier. Le récit s’interrompt lorsque Nicolas
Bouvier arrive au Khyber Pass. Ensuite il passe la frontière et voyage en direction du sud de
l’Inde, jusqu’à Ceylan. Peu après son arrivée sur cette île, son amie de l’époque lui apprend
par une lettre qu’elle le quitte. Déjà abattu par la malaria (qu’il a attrapée auparavant) et la
solitude, il doit faire face à ce chagrin d’amour. Il reste plusieurs mois sur cette île qu’il
qualifie « d’incubateur de merde » et manque d’y mourir (il racontera ce séjour dans Le
Poisson-Scorpion). Il finit son périple au Japon. En tout, son voyage en Asie durera plus de
trois ans. Nicolas Bouvier commence à travailler à l’OMS en tant qu’iconographe, métier
qu’il exercera jusqu’à sa mort. Le retour en Suisse n’est pas facile, il a de la peine à se
réadapter au mode de vie occidental, mais il rencontre celle qui deviendra sa femme et dit que
« l’amour a un peu remplacé l’espace »5. Il reprendra le voyage plus tard, notamment en
famille. Après L’Usage du monde, il publie entre autres Japon en 1967, Chroniques
japonaises en 1975 et Le Poisson-Scorpion en 1979. Pendant de nombreuses années, ses
livres restent inconnus en France. Il continue à voyager et retourne en particulier plusieurs
fois au Japon, pays qui le fascine. Lorsqu’il a passé soixante ans, il découvre l’Amérique
après avoir voyagé pendant de nombreuses années en Asie. Nicolas Bouvier n’a pas été
épargné lors de ses voyages mais comme il le dit lui-même : « Je suis assez déplumé, assez
mal en point, mais au moins je sais pourquoi ! » Il meurt en 1998. C’est seulement ces
dernières années que son œuvre a commencé à être connue par un plus large public. On
commence à s’intéresser à lui à l’étranger alors qu’auparavant il n’était lu qu’en Suisse
romande.
5
Nicolas Bouvier, Plans fixes (vidéo)
-4-
Oasis interdites
En 1935, Ella Maillart se trouve à Pékin. Elle voudrait atteindre le Sinkiang, région
totalement fermée aux étrangers et en proie à la guerre civile. Pour pouvoir y arriver, elle a
l’intention de passer par le Tsaidam et ainsi d’éviter la route normale. Son principal handicap
est de ne pas savoir assez de chinois pour pouvoir se débrouiller. Elle projette de partir avec
un couple de Russes, les Smigounoff, qui ont été forcés de fuir le Tsaidam et qui comptent y
retourner. Au moment de son départ, personne n’a eu de nouvelles du Sinkiang depuis quatre
ans. Elle s’associe avec le journaliste Peter Fleming, qui veut suivre le même itinéraire.
Bientôt, les Smigounoff sont refoulés. Ella Maillart et Peter Fleming continuent sans eux. La
route isolée de tout et il leur faut parfois huit ou dix jours avant d’atteindre un petite village
perdu au milieu de cet espace sauvage. Ils vont faire cette traversée avec des caravanes ou en
louant des mulets et des chameaux. Eux-mêmes voyagent tantôt à pied, tantôt à cheval.
Itinéraire d’Ella Maillart et de Peter Fleming : De Pékin aux Indes par la Chine (carte réalisée d’après celle de la
première édition d’Oasis interdites, en 1937).
L’Usage du monde
Le voyage à l’origine de L’Usage du monde est le premier voyage de Nicolas Bouvier en
Asie. Il part avec son ami d’enfance Thierry Vernet. Ils emportent de l’argent pour vivre un
ou deux mois et prévoient de gagner leur vie sur place. Ils voyagent avec une vieille Fiat
Topolino, véhicule qui va leur en faire voir de toutes les couleurs. Thierry Vernet est peintre
et Nicolas Bouvier a fini ses études de lettres. Tout deux vont donc essayer de gagner de
l’argent avec ce qu’ils savent faire : écrire pour Nicolas Bouvier et peindre pour Thierry
Vernet. La musique a également une place importante dans leur voyage. En effet, Thierry
Vernet joue de l’accordéon et Nicolas Bouvier de la guitare. Ils ont tous deux pris leurs
instruments et ils leur serviront même à gagner leur vie au Saki Bar6, à Quetta. Nicolas
Bouvier a également pris du matériel pour enregistrer les musiques d’Asie et des Balkans en
6
(voir pages 268-269)
-5-
grande partie inconnues chez nous. Il en parle régulièrement dans le livre et il réussit parfois à
enregistrer des choses extraordinaires7. Un jour, il enregistre des tziganes qui jouent de leur
répertoire, ce qui est très rare lorsque des étrangers sont présents. La musique leur donne le
moyen de partager des choses autrement qu’à travers le langage.
Le voyage se déroule de juin 1953 jusqu’en décembre 1954. L’Usage du monde est illustré
par les dessins que Thierry Vernet a réalisés en cours de route.
7
Un CD, Poussières et musiques du monde, regroupe plusieurs enregistrements de Nicolas Bouvier de Zagreb à
Tokyo.
-6-
Les compagnons de voyage
Ella Maillart et Nicolas Bouvier voyagent tous deux avec un compagnon de voyage. Il me
semble intéressant de voir quelle relation ils entretiennent avec ces compagnons. Peter
Fleming et Thierry Vernet sont-ils indispensables ou pas ? Contribuent-ils au bonheur du
voyage ou entravent-ils le voyageur ou la voyageuse dans son besoin de liberté ?
Ella Maillart et Peter Fleming
A Sining, Peter Fleming en tenue de campagne, 1935.
Ella Maillart a plutôt l’habitude de faire des voyages en solitaire. Toutefois, dans Oasis
interdites, elle se retrouve avec un compagnon de voyage: Peter Fleming, correspondant pour
le Times. Comme je l’ai déjà dit, la région où elle compte se rendre est complètement fermée
au monde. Ella Maillart retrouve Peter Fleming à Pékin, tout à fait par hasard. Ils décident de
faire équipe sachant que leur témérité risque fort de les conduire tout droit en prison. Chacun
des deux compagnons apporte ses qualités et son expérience. Ella Maillart a déjà vécu la vie
des nomades et elle a une assez bonne connaissance du russe; quant à Fleming, il parle bien le
chinois. Tous deux préféreraient garder leur indépendance mais ils savent qu’ils ont plus de
chances de réussir s’ils sont deux. Et puis, ils ont déjà coopéré au Mandchoukouo lorsqu’ils
devaient écrire un article pour leurs journaux respectifs. Grâce à cette collaboration, ils ont
chacun une idée du caractère de l’autre. Ella Maillart nous fait une description positive de son
compagnon, en parlant de leur expérience au Mandchoukouo: « J’avais apprécié la brillante
intelligence de Peter, sa faculté de manger n’importe quoi et de dormir n’importe où, la
sûreté avec laquelle il saisissait le nœud d’une situation, l’essentiel d’un argument. J’avais
-7-
apprécié davantage son horreur de toute déformation des faits, l’objectivité toute native avec
laquelle il les rendait» (page 23).
Dans le premier chapitre, Ella Maillart fait une sorte d’inventaire de leurs défauts et qualités
respectifs: « Je savais enfin que je ne serais intransigeante sur aucune des trois seules
questions qui pussent troubler son calme : sa pipe, la chasse, et ses opinions sur l’art
dramatique. (…) Et Peter m’avertissait que sa voix affectée, son languide accent d’Oxford
avaient rendu presque fou son dernier compagnon de voyage. Je le mis en garde contre ma
grogne, qui avait exaspéré mes camarades de croisière à bord de différents voiliers… Il fallut
passer sur ces doutes » (page 23). La franchise qu’Ella Maillart est un élément important
dans leur relation. Lorsqu’ils ont mis les points sur les «i », et qu’ils savent à quoi s’en tenir
au sujet de leur compagnon, ils décident de s’associer, malgré l’incertitude où ils sont de
savoir s’ils réussiront à s’entendre à la longue. Ils sont également divisés sur la manière dont
va se dérouler le voyage : « Peter voulait voyager le plus rapidement possible, plusieurs
obligations le rappelaient en Angleterre, et moi je voulais flâner à mon habitude comme si
j’avais l’éternité devant moi » (page23).
L’humour des deux voyageurs transparaît très souvent lorsque Ella Maillart rapporte leurs
conversations. Il y a une sorte de concurrence entre les deux. Ils vont rarement se
complimenter (même si chacun a une admiration certaine pour l’autre) ; ils préfèrent se
taquiner gentiment sur leurs défauts respectifs. Ella Maillart ne manque pas de faire
remarquer à Peter qu’elle a l’autorisation de voyager au Sinkiang (ce qui est une erreur de
l’ambassade puisque la province est interdite aux étrangers) et qu’il lui manque cette province
sur son autorisation à lui. Et chacun affirme au début du récit que c’est lui qui a proposé à
l’autre de l’accompagner dans ce voyage. On remarque aussi qu’Ella Maillart prend un certain
plaisir à chatouiller l’amour propre de son compagnon: «Avez-vous bien entendu les autorités
de Lanchow ? les Ma Ya Ngan8 peuvent partir. Ils ont tout de suite vu que j’étais le chef de
l’expédition, et vous mon interprète. C’est moi qui commande (…)» (page 59). Peter Fleming
n’apprécie pas vraiment ce genre de boutade et cela ne peut manquer de le vexer. C’est peutêtre la manière d’Ella Maillart de prendre sa revanche par rapport à son statut de femme, qui
fait qu’elle n’est pas toujours considérée avec le même sérieux que si elle était un homme.
Elle s’amuse aussi énormément de voir la réaction offensée de Peter Fleming. Il y a entre
Fleming et Ella Maillart une véritable camaraderie : « On a passé notre temps à se taquiner
mutuellement »9, dit-elle au sujet de ce voyage. Dans les moments d’incertitude ou de
découragement, Ella Maillart apprécie tout particulièrement la compagnie de Peter Fleming :
« Cette camaraderie (…) que je trouvais si plaisante et qui avait tant allégé pour nous les
soucis de l’attente à Lanchow » (page 59).
Bien sûr, il y a le revers de la médaille. Ella Maillart trouve cette association parfois pesante,
car elle est accoutumée à voyager seule. Ce n’est pas qu’elle se plaigne d’avoir Peter Fleming
comme compagnon, mais d’avoir un compagnon, car cela lui enlève une partie de son
indépendance. Elle n’a de toute façon pas la même liberté que lorsqu’elle voyageait seule.
Comme je l’ai déjà dit, ce qui les sépare est leur manière de concevoir le but de ce voyage.
« Unis par le désir de réussir dans notre entreprise, nous nous entendons à merveille. Mais en
sommes nous n’envisageons pas les choses sous le même angle. Peter, tous les soirs, me
répète comme un refrain : ″Soixante lis de moins d’ici Londres !″ C’est pour me taquiner, et
je le prie de se taire, car je veux oublier que le retour est inévitable. Je suis même sans désir
de retour » (page 100). Peter Fleming a pour but de rejoindre son pays le plus rapidement
possible. Pour Ella Maillart, c’est exactement le contraire. Elle est, selon son expression,
« sans désir de retour ». Le simple fait d’évoquer le retour l’attriste au lieu de la réjouir. On
8
Nom chinois d’Ella Maillart
CD Cette réalité que j’ai pourchassée, extrait de: Le dimanche littéraire : Ella Maillart grand écrivain du
voyage à propos de ses 80 ans et de la réédition d’Oasis interdites
9
-8-
dirait qu’elle voudrait rompre ses liens avec son origine et que cet attachement est fait contre
son gré. Elle a dit elle-même quelques années plus tard, que, bien qu’elle ne fût pas vraiment
consciente de ce fait sur le moment, ses voyages étaient une manière de fuir l’Europe.
Ella Maillart évoque à plusieurs reprises les différences de caractère aussi bien que les
différences culturelles qui la séparent de son compagnon : « Nos divergences m’apparaissent
clairement. (…) Peter me trouve trop sérieuse et je ne saisis pas bien l’humour britannique
(ce qui est aussi grave au yeux d’un Anglais que ″ perdre la face″ pour un Chinois). J’ai le
mauvais goût de faire la morale; je l’ennuie avec mon besoin de comprendre les milliers de
vies diverses qui composent l’humanité, et avec la nécessité que j’éprouve à rattacher ma vie
à la vie générale. (…) Rien de tout cela ne tourmente Peter, qui, dans sa sagesse
imperturbable, observe les êtres humains comme les caractères d’une comédie » (page 161).
Lorsqu’elle évoque leurs différences, Ella Maillart ne porte jamais de jugement sur l’attitude
de l’autre. Elle la rapporte et, si parfois elle s’en étonne, elle ne condamne pas la manière dont
son compagnon appréhende le monde. C’est sûrement une autre clé de leur entente : ils se
respectent et ne jugent pas l’autre (ce qui ne les empêche pas d’exprimer parfois leur
perplexité face à l’attitude de l’autre). Ella Maillart parle aussi de la vision du monde de Peter
Fleming. On sent même une pointe d’envie lorsqu’elle parle de la « sagesse imperturbable »
de Peter Fleming. Elle, au contraire, est tourmentée par de nombreuses questions sans
réponses et n’a pas encore trouvé sa sagesse.
« Seuls nos deux égoïsmes sont en présence et s’entraident » (page 161), dit Ella Maillart à
propos de sa relation avec son compagnon. Cette phrase inattendue résume bien le
fonctionnement du tandem Maillart-Fleming : lorsque Ella Maillart parle de leurs égoïsmes,
on peut comprendre cet égoïsme comme étant une manière de désigner le voyage. En effet, le
voyage en soi peut être perçu comme un choix égoïste, puisqu’on ne le réalise que pour soimême. On ne voyage pour personne d’autre. Ella Maillart et Peter Fleming ont cet
« égoïsme » puisque tous deux voyagent énormément, sont très indépendants et de même très
détachés de ce qui se passe en Europe à cette époque (étant coupés du reste du monde). Ils
poursuivent chacun leur but et ils s’allient parce que ce but se trouve être le même par hasard.
Leur « deux égoïsmes » ne peuvent réaliser ce voyage aussi sûrement sans un compagnon. A
première vue paradoxale, cette phrase prend tout son sens dans son contexte. D’ailleurs, la
voyageuse ne dit rien d’autre lorsqu’elle écrit qu’ils sont « unis par le désir de réussir dans
[leur] entreprise ».
-9-
Nicolas Bouvier et Thierry Vernet
Nicolas Bouvier et Thierry Vernet, Turquie, 1953.
Nicolas Bouvier et Thierry Vernet sont des amis d’enfance. Leur amitié est donc bien plus
ancienne que le voyage raconté dans L’Usage du monde. Cette amitié dure depuis plusieurs
années déjà et des liens très forts se sont tissés. De plus, ils ont déjà voyagé ensemble
auparavant. La première description de Thierry Vernet est assez originale : « Le coiffeur de
Travnik n’avait pas dû le voir souvent. Avec ses ailerons sur les oreilles et ses petits yeux
bleus, il avait l’air d’un jeune requin folâtre et harassé » (page 13). C’est à peu près tout ce
que Nicolas Bouvier nous dit sur le physique de son compagnon. On a tout de même droit à
quelques commentaires sur lui mais qui concernent plutôt sa manière d’être, son humeur, ou
ce qui lui arrive.
On peut dire qu’à eux deux, ils se complètent bien sur le plan artistique : le dessin pour
Thierry Vernet, l’écriture pour Nicolas Bouvier et la musique pour tous deux !
Nicolas Bouvier ne parle jamais de tensions avec son compagnon. J’ai l’impression que leur
voyage se déroule sans qu’ils aient besoins de se consulter parce qu’ils ont les mêmes envies
et idées. Le personnage de Thierry Vernet reste assez discret dans L’Usage du monde. En
lisant plus attentivement, on remarque qu’il n’est pas tellement traité pour lui-même mais
apparaît plutôt à travers la paire que lui et Nicolas Bouvier forment. Lorsque Nicolas Bouvier
parle des sentiments qu’il éprouve ou de sa manière de réagir face à des événements, il écrit
souvent à la première personne du pluriel. Dans Routes et déroutes10, il parle de sa relation
avec Thierry Vernet dans ces termes : « Il est devenu pour moi un jumeau psychologique, un
compagnon intemporel. C’est l’ami avec lequel j’ai partagé le plus de choses ». Cette
proximité de pensée entre les deux compagnons est bien réelle dans L’Usage du monde. On
remarque qu’il n’est pas rare qu’ils ressentent la même chose. Un jour, alors qu’ils se
promènent à Ispahan, Nicolas Bouvier éprouve tout d’un coup un fort malaise à la vue du
10
Routes et Déroutes, Nicolas Bouvier, entretiens avec Irène Lichtenstein-Fall
- 10 -
paysage qui s’offre à lui : « A un tournant de la berge, le malaise est devenu si fort qu’il a
fallu faire demi-tour. Thierry non plus n’en menait pas large - pris à partie lui aussi. Je ne lui
avais pourtant rien dit » (page 219). Il s’étonne même que Thierry Vernet ressente la même
chose que lui. Dans L’Usage du monde, on retrouve à plusieurs reprises ce lien étroit entre les
deux amis. C’est peut-être aussi une des raisons pour lesquelles le lecteur a l’impression que
Thierry Vernet, bien que discret, est un personnage qui ne lui est pas inconnu.
J’ai relevé un seul passage où Nicolas Bouvier nous donne des informations sur ″la
philosophie″ de Thierry Vernet. C’est un des moments de grand bonheur où Nicolas Bouvier
ne trouve rien à souhaiter de plus que ce qu’il a tandis que cette fois-ci, l’opinion de son ami
diffère un peu : «Quant à Thierry, il était convaincu que ce cadeau du destin n’était là que
pour en annoncer d’autres. Il se demandait déjà lesquels. C’était dans sa nature de penser
que d’invisibles rouages, de larges mécaniques célestes travaillaient jour et nuit en sa
faveur » (page 226). Pour une fois, Thierry Vernet nous apparaît ici sans être le « jumeau » de
Nicolas Bouvier. Le lecteur découvre une partie de sa vision du monde, Thierry Vernet pense
déjà à toutes les belles choses qui pourront lui arriver, tandis que Nicolas Bouvier se contente
du moment présent sans penser à ce qui l’attend. La pensée de Thierry Vernet est retranscrite
d’une manière imagée et pleine d’humour par Nicolas Bouvier (lorsqu’il parle de «larges
mécaniques célestes » !).
Dans L’Usage du monde, pas une seule dispute ou simplement mésentente entre les deux
compagnons n’est évoquée. Nicolas Bouvier déclarera d’ailleurs qu’ils ont fait «vingt mois de
voyage sans une dispute»11. Il n’y a jamais de tensions entre les deux compagnons. Parfois,
Nicolas Bouvier écrit que son compagnon le fait presque enrager, mais uniquement à cause
de la facilité avec laquelle il fait certaines choses (que ce soit peindre sans peine ou dormir au
milieu des mouches). Par contre, il n’y a jamais de concurrence entre eux.
Les disputes sont inexistantes entre les deux compagnons, mais ce voyage à deux se termine
tout de même plus rapidement que prévu. C’est Thierry Vernet qui décide de fixer une date
pour la fin de son voyage, lorsque les deux voyageurs se trouvent à Tabriz. Il veut rejoindre
son amie en Inde pour se marier avec elle. Nicolas Bouvier est complètement pris au
dépourvu lorsqu’il lui annonce cette nouvelle. Il rapporte les paroles de son ami et sa
surprise : «″Je n’en peux plus de cette prison, de cette trappe″ - et je ne compris pas
d’abord, tant l’égoïsme peut aveugler, qu’il parlait du voyage- ″ regarde où nous en sommes,
après huit mois ! piégés ici″ » (page 147). Leur séparation est prévue six mois plus tard, en
été. Nicolas Bouvier accepte la nouvelle du mieux qu’il peut et avec une certaine
philosophie : « Je ne voyais guère que la maladie ou l’amour pour interrompre ce genre
d’entreprise, et préférais que ce fût l’amour » (page147). Mais la décision de son ami ne l’en
ébranle pas moins : « J’étais quand même désemparé : cette équipe était parfaite et j’avais
toujours imaginé que nous bouclerions la boucle ensemble » (page 148). La présence de
Thierry Vernet contribue énormément au charme de ce voyage pour Nicolas Bouvier. Il dira
d’ailleurs que « Le côté jubilatoire de L’Usage du monde tient en partie de [leur] bonne
entente »12. Nicolas Bouvier n’essaie pas d’empêcher son ami de partir. C’est aussi cette
totale liberté qui rend ce voyage merveilleux : ils sont étroitement liés mais pas enchaînés l’un
à l’autre. Il n’y a jamais de sentiment d’obligation et c’est aussi une des autres raisons pour
laquelle il n’y a pas de tensions entre eux. Ils ont encore plusieurs mois à voyager ensemble et
leurs découvertes sont loin d’être terminées. Nicolas Bouvier ne fait ensuite qu’une seule
allusion au futur départ de son ami lorsqu’il écrit que Thierry a peur d’être en retard pour son
rendez-vous en Inde. Puis, lorsqu’ils arrivent à Kaboul, Thierry décide de quitter Nicolas
Bouvier et prend l’avion pour l’Inde. Seul commentaire sur cette séparation : « Je pensais
11
12
Dans Routes et Déroutes
Dans Routes et Déroutes
- 11 -
aussi à Thierry : le temps d’Asie coule plus large que le nôtre, et cette association parfaite me
semblait avoir duré dix ans » (page 317).
Après leur séparation, on sent que le récit touche à sa fin. Nicolas continue à voyager de son
côté mais ne s’attarde pas et il a moins de rencontres avec les gens du pays comme si sa
solitude nouvelle de voyageur déteignait sur ses contacts avec les habitants. Même si son
écriture donne toujours l’impression qu’il jouit de son voyage, il y a davantage de description
comme s’il était devenu un observateur alors qu’avant il était acteur. Il ne s’arrête plus dans
une ville pour gagner de l’argent et faire des nouvelles connaissances mais retrouve d’abord
des archéologues français; puis se dirige vers la frontière pour gagner l’Inde.
Comparaison des deux paires de voyageurs
La relation d’Ella Maillart et de Peter Fleming est très différente de celle de Nicolas Bouvier
avec Thierry Vernet. Tout d’abord Ella Maillart et Peter Fleming s’associent un peu par la
force des choses. Ils doivent être deux pour réussir cette traversée du Sinkiang. Ce sont deux
voyageurs expérimentés qui ont l’habitude de voyager seuls. Nicolas Bouvier et Thierry
Vernet sont des amis très proches. On peut dire d’eux qu’ils sont comme les deux doigts de la
main. Si les deux voyages se passent dans l’harmonie, on trouve tout de même plus de
tensions dans Oasis interdites. Peter Fleming et Ella Maillart n’ont pas les mêmes centres
d’intérêt (à part le voyage et le sport) et en plus ils ne viennent pas du même pays. Ils doivent
s’accommoder de ces divergences et y réussissent finalement plutôt bien. Leur relation aurait
en effet pu se détériorer. On trouve également une certaine sorte de rivalité entre les deux
voyageurs, ce qui n’existe pas du tout entre Nicolas Bouvier et Thierry Vernet. La solitude du
voyageur n’est pas perçue de la même manière par Ella Maillart et Nicolas Bouvier. Ce
dernier est désemparé à l’annonce du départ de son ami. Ella Maillart, quant à elle, rêve de
plus d’indépendance qui est une de ses sources de joies dans le voyage. Dans Oasis interdites,
elle ne mentionne même pas sa séparation avec Peter Fleming. Elle raconte uniquement qu’il
prend un avion différent du sien.
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Masculin/Féminin
Dans cette partie, ce sont plutôt les rapports entre hommes et femmes qui vont m’intéresser.
Ce thème ne me semblait pas avoir sa place dans une des autres parties et la matière que me
donnent mes deux ouvrages m’a parue assez conséquente pour en faire un chapitre. Pour le
livre d’Ella Maillart je vais évidemment continuer à me pencher sur sa relation avec son
compagnon mais sous l’angle de leur relation en tant qu’homme et femme. Puis, je traiterai
de la manière dont Ella Maillart voit les femmes qu’elle rencontre et quelle relation elle a
avec celles-ci. Dans L’Usage du monde, j’essayerai plutôt de voir quel regard Nicolas
Bouvier porte sur les femmes en général.
Oasis interdites
Ella Maillart a une grande indépendance d’esprit. Ses parents l’ont certes encouragée dans
cette voie. Elle a, par exemple, appris à skier ce qui était rare alors et pas très bien vu pour une
femme. Son père ne l’a jamais retenue de partir voyager et elle a donc toujours été assez libre
de faire ce qu’elle désirait. Etant une femme très indépendante et débrouillarde on pourrait se
demander si Ella Maillart n’aura pas une relation avec son compagnon ne reproduisant pas les
rôles stéréotypés de l’homme et de la femme dans un ménage.
On constate en lisant Oasis interdites, que Ella Maillart et Peter Fleming se partagent les
tâches quotidiennes assez naturellement. Mais la manière dont ils les répartissent et leur
comportement sont assez représentatifs de certains stéréotypes des hommes et des femmes. A
Pékin déjà, Ella Maillart est celle qui pense aux affaires nécessaires pour le voyage et aux
précautions à prendre avant de partir (faire des vaccins par exemple). Si aucun des deux n’est
le chef de cette expédition, ils n’en ont pas moins des rôles bien différents à jouer pendant le
voyage, mais ne l’ont jamais dit explicitement. Ella Maillart pense à tout et s’occupe du
campement, Peter Fleming quant à lui, va chasser aux étapes ou prend parfois de l’avance sur
la caravane. C’est aussi lui qui se charge de discuter avec les autorités et d’obtenir les permis
indispensables pour continuer leur voyage. Evidemment, cela tient aussi à leurs qualités
respectives : Peter Fleming sait le chinois et est doué pour obtenir ce qu’il veut. De plus, il
sait rester calme (ce qui est important lorsqu’on se trouve en face d’un Chinois). Dans les
clichés occidentaux, la femme s’occupe de la maison et l’homme essaye de ramener le
nécessaire pour vivre. Le statut des deux voyageurs n’est pas très éloigné de cela, même si le
contexte est différent : Ella Maillart s’occupe plutôt du campement, de la cuisine et de la
pharmacie tandis que Peter Fleming parlemente pour obtenir les permissions nécessaires. Il
part chasser aussi, par plaisir mais également pour améliorer leur quotidien. Ella Maillart
écrit à ce sujet : « Peter revient avec trois énormes oies gris perle, dont le corps disparaît
sous une épaisseur d’édredon. Je me sens très ″femme des cavernes″, fière de ce que notre feu
ait seul du gibier ce soir » (page 94).
C’est également Peter Fleming qui semble prendre les décisions le plus souvent. On sait qu’il
veut toujours voyager le plus rapidement possible et qu’Ella Maillart est forcée de suivre le
rythme qu’il lui impose. Elle a même moins de moments de liberté que son compagnon :
« Peter revient de la chasse, heureux d’avoir passé une bonne journée tandis que j’ai dû
garder le camp en l’absence de Li, et déclare qu’il veut hâter le départ » (page 135).
D’ailleurs, dans le paragraphe qui précède ce passage, Ella Maillart languit de ne pouvoir
partir découvrir les montagnes et déplore son manque de liberté. Dès son retour de la chasse,
Peter Fleming exerce son autorité et on comprend d’autant mieux la frustration d’Ella
Maillart.
Ella Maillart accomplit également tous les travaux typiquement réservés aux femmes :
cuisine, lessive, raccommodage, etc. Toutefois, si elle accomplit toutes ces tâches ménagères,
- 13 -
elle n’y prend aucun plaisir et écrit à un moment donné qu’elle a horreur de coudre et qu’elle
est heureuse de trouver une remplaçante inattendue en la personne de Madame Urech, la
femme d’un missionnaire. Ella Maillart s’improvise médecin à plusieurs reprises en voyant
toutes les personnes qui insistent pour qu’elle les soigne et se préoccupe également du sort
des bêtes qui les accompagne. Peter Fleming ne semble pas du tout s’y intéresser. On retrouve
encore un cliché lorsqu’on apprend que ce dernier se lave le moins souvent possible durant le
voyage. Ella Maillart le fait remarquer à plusieurs reprises, avec un certain humour d’ailleurs :
« Eh bien, j’ai le regret de dire, Moussé13 ne jugea pas utile de suivre mon exemple en se
baignant dans une vasque naturelle proche de notre tente ; et tout au plus daigne-t-il me
permettre d’y laver sa chemise » (page 134). Un peu plus loin, on en a un exemple encore
plus évocateur : « Il me reste encore une lessive à faire avant d’être prête au départ. Peter,
optimiste comme toujours, me répond qu’il ne porte sa chemise que depuis quinze jours. Je
passe outre en le traitant de barbare… » (page 166). Peter Fleming fait un peu penser aux
petits garçons, pour qui, dit-on, se laver est un calvaire et qui préfèrent rester aussi crasseux
que possible. Il me semble qu’il a parfois un côté enfantin ou en tout cas insouciant. Il est
également complètement ignorant en matière de tâches ménagères. Les rares fois où il tente
de remplacer Ella Maillart (avec beaucoup de bonne volonté d’ailleurs) ne l’amènent qu’à des
échecs : « Au crépuscule, j’arrive sous notre tente ; Peter affamé, pleins de bonnes intentions,
vient de faire fondre la graisse pour un rizotto, mais elle a pris feu et ses sourcils en gardent
un souvenir des plus roussis » (page 281). Et même pour planter une tente : « Peter a voulu
planter la tente à son idée, en sorte que j’ai dormi les pieds plus hauts que la tête » (page
283).
Par ailleurs, Peter Fleming a de nombreuses qualités qu’Ella Maillart apprécie. S’il se permet
d’être plus indépendant et de décider du cours du voyage, c’est aussi un gentleman qui cède,
par exemple, son cheval à Ella Maillart lorsqu’elle a mal au dos ou qui lui prête les
télégrammes qu’il reçoit pour la consoler de ne pas en avoir reçu ! Il est vrai qu’on a
l’impression que Peter prend beaucoup de place dans le voyage et ne remarque pas toujours,
ou ne tient pas compte, du fait qu’Ella Maillart aimerait faire les choses autrement. Toutefois,
les rôles des deux voyageurs leur échoient assez naturellement et Ella Maillart accepte d’une
certaine manière que le voyage se déroule ainsi. Les conflits auraient été inévitables
autrement, et cela aurait gâché le voyage. Malgré elle, elle reproduit les mêmes
comportements de l’homme et de la femme dans un ménage dans son association avec Peter
Fleming. En même temps, ce voyage est une preuve de son indépendance.
Ella Maillart n’a pas souvent l’occasion de faire vraiment connaissance avec la population des
oasis. En effet, elle s’arrête rarement longtemps à un endroit et rencontre un nombre assez
restreint de femmes. Il lui arrive de rencontrer des femmes étrangères, comme Miss Engvall,
une Suédoise ou Madame Urech, une Ecossaise mariée à un missionnaire suisse. Parmi les
nombreuses personnes qui les accompagnent durant une partie de leur voyage, il n’y a
pratiquement jamais de femmes. Les caravaniers et les porteurs sont tous des hommes. Les
femmes doivent, en général, rester à s’occuper de leur maison. Ella Maillart ne reste pas
insensible au sort des femmes qu’elle rencontre et se sent solidaire. Par sa condition de
femme, elle a une relation privilégiée avec celles-ci car elle n’est pas un homme. On sent
qu’elle a envie d’apprendre à mieux connaître comment vivent ces femmes qui n’ont pas la
même liberté qu’elle. Elle décrit des femmes au tout début du voyage déjà, à Toung-Kouan :
« Les femmes ont de beaux visages réguliers et entourent leur tête d’un crêpe noir en
torsade.» (page 35). Elle nous en dit plus lorsqu’elle fait connaissance avec la belle-sœur de
Li, le jeune homme qui les accompagne : « Au moment de partir je présente à mon hôtesse le
13
Nom par lequel les chinois nomment les missionnaires et qui est ici attribué à Peter Fleming
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collier de boules rouges que je viens de détacher de mon cou, cadeau qui lui fait grand
plaisir. Fort élégante, pendant tout mon voyage, je portais un ornement de ce genre, destiné
aux femmes que je voulais remercier » (page 126). Ella Maillart porte donc un intérêt tout
particulier aux femmes qu’elles rencontrent en prévoyant de leur laisser un souvenir de son
passage. Elle a aussi une certaine admiration pour elles : « La belle-sœur de Li était une
maîtresse femme, au visage empreint de sagesse » (page 125). Lorsqu’ils arrivent dans une
région désolée, deux femmes se rendent vers Ella Maillart : « Dignes, deux femmes me
rendent visite, tout en filant leur laine grise ; leur petite toque ronde de fourrure maintient sur
leur tête un grand carré de coton, dont un pan est rabattu devant leur visage à la mode
musulmane (…). Je surnomme même l’une d’entre elle Phèdre, tant son maintien et son profil
évoquent une tragédienne classique » (page 164). Les femmes l’impressionnent ; que ce soit
par leurs habits ou leur présence. Lorsque ces deux femmes s’approchent d’Ella Maillart elles
sont poussées par la nécessité (elles n’ont plus que de la viande pour nourriture et viennent
quémander un peu de farine). Ella Maillart ne les aurait peut-être jamais vues si elles avaient
eu la nourriture nécessaire. Elles l’impressionnent par leur attitude digne. A Tchertchen, elle
raconte que des femmes fuient à l’approche de la caravane : « Nous traversons l’oasis, faisant
fuir les femmes de la campagne qui cachent leurs visages sous un pan de leur voile blanc ;
seules les dames de la bourgeoisie turkie sortent avec la figure protégée par le treillis de crin
ou de dentelle. Quant aux hommes, ils se lèvent pour nous faire un salaam, mains jointes sur
la poitrine, et ceux qui sont à cheval s’empressent de mettre pied à terre en signe de respect »
(page 191).
Parfois les femmes sont soumises à des coutumes qui font réagir Ella Maillart, c’est le cas des
femmes de Toung-Kouan (dont j’ai déjà parlé) : « La vue de leurs pieds mutilés, comme
moignons pointus, qui frappent le sol avec un bruit sourd, me serre le cœur ; quand elles
marchent, leur genou semble dépourvu d’articulation : grotesque imitation de ballerines
faisant des pointes » (page 35). Ella Maillart éprouve de la compassion pour ces femmes et on
sent une pointe d’incompréhension lorsqu’elle parle des pieds bandés qui, au lieu d’embellir,
comme c’est le but, donnent une démarche bizarre et presque ridicule. C’est une obligation
pour qu’elles soient des femmes convenables dans leur société. Tout ça pour que les hommes
trouvent une épouse aux petits pieds… Il est clair que c’est une société où les femmes n’ont
pas grand chose à dire. Dans Oasis interdites, Ella Maillart rencontre beaucoup plus
d’hommes et lorsque de temps à autre il lui arrive de rencontrer une femme, c’est souvent
parce que le mari la lui présente. Elle raconte à ce propos un épisode révoltant ; un Turki qui
parle le russe les invite et leur présente sa femme de dix-huit ans : « Voyant mon étonnement,
car il doit avoir plus de cinquante ans, il m’explique que sa vraie femme et ses enfants
habitent Kachgar ; mais ayant dû venir travailler deux mois ici, il s’était empressé de suivre
la coutume du pays selon laquelle l’homme loin de chez lui se remarie pour avoir un
intérieur ; lorsqu’il repart, sa femme, qu’on pourrait appeler une mariée provisoire, retourne
dans sa famille. D’ailleurs, ajoute-t-il, pourquoi hésiter, une femme comme celle-ci ne vaut
pas plus de cent ″ piaodze″, soit un demi sac de farine environ » (page 256). Y a-t-il vraiment
besoin d’un commentaire ?
Au fil des pages, la compassion et la solidarité transparaissent dans l’écriture d’Ella Maillart
lorsqu’elle parle des femmes. Une fois, une femme se joint à leur caravane avec son enfant et
Peter Fleming ne voit pas cela d’un bon œil : « [Peter] n’aime pas les femmes, qu’il faut
toujours aider, dit-il ; tout se complique dès qu’elles apparaissent et il craint que celle-ci ne
tourne nos hommes contre nous. Pourtant en voyant ce petit enfant ficelé sur cet âne qui le
secoue, Peter finit par remarquer : ″ Pauvre gosse… il n’a pas la vie drôle ! ″ Quant à moi je
réserve plutôt ma compassion pour la mère » (page 185). Ella Maillart a donc un autre regard
sur la situation que son compagnon. En tant que femme, elle comprend mieux cette mère et
- 15 -
n’a pas la même opinion que son compagnon. Mais, comme à son habitude, elle se garde de
critiquer.
On pourrait parfois se demander si Peter Fleming considère Ella Maillart comme une femme,
(ou du moins une femme « normale »), vu son opinion à leur sujet. Il est vrai que, par certains
côtés, Ella Maillart n’a pas un comportement ordinaire pour une femme de son époque. Elle a
voyagé en solitaire et elle dirige sa vie comme elle l’entend. Elle sait se débrouiller dans les
situations les plus rudes. Il n’est pas rare que dans certaines villes les gens se demandent si
c’est une femme ou un homme. A Kachgar par exemple, où elle joue au football (!) : « le fait
que je courais de mon mieux ne devait guère dissiper la dernière rumeur du bazar selon
laquelle un Russe blanc déguisé en femme venait d’arriver à Kachgar accompagné d’un
Anglais ! » (page 265). Etre prise pour un homme ne lui déplaît pas, elle s’en amuse plutôt.
Une autre fois aussi, des femmes l’approchent : «Les femmes m’entourent et lorsqu’elles ont
enfin compris à quel sexe j’appartiens sous mon hâle et mes pantalons… » (page 188). De
plus, Ella Maillart fume la pipe. C’est un détail sans grande importance, mais qui montre
combien son indépendance d’esprit est grande par rapport à son époque. D’ailleurs, elle le
mentionne à une reprise: «je préférai ma petite pipe, fidèle compagne des heures longues
passée à la barre d’un voilier, des heures lentes dans les cabanes de montagnes, où j’avais
comme maintenant le visage brûlant d’avoir avancé contre le vent d’Ouest, lourd de neige.
Ici, ma pipe n’étonnait personne, puisque en Chine les femmes fument comme les hommes »
(page 88). Paradoxalement, fumer la pipe pour une femme est parfaitement normal en Chine
tandis que c’est très mal vu en Europe. D’un autre côté, les femmes ont moins de droits en
Chine. Ce qui était le symbole d’une grande indépendance d’esprit en Europe, est considéré
comme quelque chose de normal en Chine. J’ai l’impression que ni l’un ni l’autre ne dérange
Ella Maillart, elle, se moque des convenances mais ne veut pas non plus s’en distancer à tout
prix.
L’Usage du monde
Les pays que traversent Nicolas Bouvier et Thierry Vernet sont pour la plupart musulmans et
sont des sociétés où l’homme a plus de droits que la femme. Dans cette société, la femme vit
très retirée, et il est rare que Nicolas Bouvier et Thierry Vernet fassent la connaissance de
l’une d’entre elles. Ces rencontres sont rendues plus difficiles du fait qu’ils sont deux
hommes. Les femmes avec qui il leur est parfois possible d’échanger quelques mots sont pour
la plupart des employées des hôtels où ils logent ou des logeuses. Elles sont souvent décrites
physiquement. Il y a très peu de portraits de femmes, alors que c’est le cas pour les hommes.
Bien sûr, ils rencontrent aussi quelques groupes d’Occidentaux où les femmes se comportent
comme en Europe, mais Nicolas Bouvier n’en parle que très peu puisque son intérêt est de
découvrir une autre population et non de retrouver des personnes de la même culture que lui.
Dans les quelques portraits de femmes, il y a une servante de l’hôtel où ils logent à Prilep.
Nicolas Bouvier communique un peu avec elle. Il la décrit d’abord comme une « gaillarde
épaisse et rouge, plantée sur de larges pieds nus » (page 65). Ils peuvent se comprendre parce
que cette femme est juive et a passé trois ans en Allemagne dans les camps de concentration.
Elle lui sourit en remarquant qu’il sait aussi l’allemand : « c’était un très beau sourire avec
quelque chose de féminin et de mutin si surprenant chez cette grosse truie » (page 66).
Nicolas Bouvier est très crû dans sa description, cependant il passe par-dessus l’aspect
repoussant de cette femme, de ses dents cassées, pour lui trouver quelque chose de féminin.
Lorsque Nicolas Bouvier parle d’une femme, il met surtout l’accent sur ce qui la rend
féminine à ses yeux. A Belgrade, il apporte un texte à la rédactrice en chef d’un journal
féminin. Il est tard et la rédactrice l’accueille en robe de chambre rouge : « Je lui étais
reconnaissant d’être si joliment harnachée parce que de tous les aspects de la pénurie, un des
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plus affligeant m’a toujours paru être celui qui enlaidit les femmes : chaussures de prix
unique aussi massives que des prothèses, mains gercées, tissus à fleurs dont les couleurs
coulent et se brouillent. Dans ce contexte, cette robe de chambre était une victoire. Elle nous
réchauffait le cœur comme un drapeau » (page 24) Le mot « harnachée » tout
particulièrement, trahit l’identité de l’auteur : c’est bien un homme qui a écrit cela. Nicolas
Bouvier est touché par ce qui est gracieux et féminin. On retrouve souvent ce thème dans ses
portraits de femmes. Lorsqu’il observe en cachette une jeune servante tzigane, par exemple :
«La nuit, elle vient silencieusement boire à l’outre de cuir laissée au frais devant la porte. Je
n’ai jamais vu personne se mouvoir avec cette légèreté ! Quand elle a bu elle reste assise sur
ses talons à regarder le ciel. Elle me croit endormi (…). C’est parce qu’elle se croit seule
qu’elle est si émouvante et libre d’attitude. Au moindre geste elle s’enfuirait. Je fais le mort,
j’étanche, moi aussi, ma soif en faisant provision de grâce. C’est bien nécessaire ici où tout
ce qui est jeune et désirable se voile, se dérobe ou se tait » (page 164). On voit que la grâce,
la beauté, la jeunesse lui manquent dans les pays qu’il traverse, où les femmes sont si peu
présentes. Partout, les femmes fuient les hommes ou en tout cas cachent leur visage et leur
beauté. Nicolas Bouvier a plutôt une approche esthétique de la femme, c’est son apparence
qui compte. Il trouve même la féminité chez un animal : « Ainsi, un matin, sans savoir
pourquoi, nous emboîtâmes le pas à une pouliche qu’un paysan venait d’aller laver dans la
rivière. Une pouliche haute sur jambes, les yeux comme des marrons dans leur coque
entrouverte, et une robe sans défaut sous laquelle les muscles jouaient avec une coquetterie
souveraine. Ce que j’avais vu de plus femme en Yougoslavie14 (…). Nous l’avons suivie en
silence, comme deux vieux ″marcheurs″ éperdus, le cœur entre les dents. Nous nous étions
littéralement rincés l’œil » (page 68). On trouve plusieurs formes de la féminité qui sont
plutôt atypiques comme chez la vieille servante juive, la servante tzigane ou encore la
pouliche. Ce dernier exemple montre encore plus explicitement que la femme n’est que le
support de la beauté qui le touche et qu’il peut aussi bien trouver chez un animal. Il trouve
ainsi des formes de féminité inattendues comme chez la servante juive ou la pouliche.
Lorsqu’un journal lui demande de faire un article sur la question du droit de vote en Suisse
(les femmes n’ont pas encore le droit de voter en Suisse alors qu’elles l’ont en Yougoslavie),
voilà ce qu’il note : « Je n’avais pas d’opinion arrêtée, j’écrivis pourtant que c’était bien
ainsi, peut-être parce qu’après quelques semaines de Yougoslavie, j’aurais souhaité voir les
femmes militer un peu moins et se soucier de plaire un peu plus » (page 23). Nicolas Bouvier
sacrifie l’égalité au profit de la grâce (choses qui ne semblent pas incompatibles pourtant). Il
n’a pas vraiment d’avis à ce sujet, mais la raison futile qu’il avance pour expliquer son choix
me paraît tout aussi choquante (si ce n’est plus) que sa prise de position en elle-même. Cela
paraît tellement évident que les femmes aient le droit de voter ! Il me semble aussi que ces
extraits trahissent le regard d’un homme et qu’il ne serait pas possible qu’une femme ait la
même manière de décrire des femmes.
Nicolas Bouvier est impressionné par la force qui émane de certaines femmes. Lorsqu’il
regarde les vieilles femmes qui se trouvent dans l’église pour un enterrement : « Au fond de
l’église, les vieilles formaient un groupe d’une extraordinaire noblesse : une phalange de
Parques drapées dans leurs châles noires, silencieuses, dures, féminines, les yeux comme des
soleils. Jamais, sauf chez quelques vieilles Tziganes, je n’avais vu cette dignité de sphinx,
poignante et puissante. C’était vraiment les gardiennes de la race, cent fois plus belles que
les filles à marier » (page 139). Nicolas Bouvier les admire et les juge même plus belles que
les jeunes filles. Il ne voit donc pas seulement l’apparence physique, mais il aime aussi la
force de caractère et le côté imposant de ces vieilles femmes. Pour une raison assez similaire,
il marque son admiration pour une prostituée qu’il voit à la prison de Mahabad : «Elle avait
14
Nicolas Bouvier semble plus sensible ici à la féminité qu’aux femmes elles-mêmes. Le mot « femme » est ici
plutôt utilisé pour désigner la féminité.
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des chevilles couvertes de terre, des yeux meurtris et magnifiques, des traces de morsure
autour de la bouche. Ça ne l’empêchait pas d’être un fleuve à elle toute seule : boueux,
profond, puissant. L’index levé, elle menaça encore en plaisantant le capitaine et disparut
aussi soudainement qu’elle était venue (…). Ces vies atroces, humiliées et pourtant tellement
fortes. J’aurais dû sortir de mon sac et aller embrasser cette commère » (page 164).
En somme, Nicolas Bouvier a deux visions des femmes dans L’Usage de monde. Il est
sensible aux marques de grâce et de féminité, vision qu’il recherche d’autant plus que la
misère règne dans la plupart des régions où il passe. Il est surpris et remarque encore plus
cette beauté quand elle surgit chez des êtres qui ont eu une vie extrêmement dure, comme
chez la servante juive. Il est également sensible aux femmes de caractère qui affrontent la vie
et ne plient pas sous la suprématie des hommes. Comme il le dit dans le dernier extrait, ce
sont ces « vies atroces, humiliées et pourtant tellement fortes » qui l’impressionnent. Mais il
garde tout de même un regard d’homme sur ce monde et n’a pas de remarque particulière sur
la condition des femmes par rapport aux hommes. Il semble plutôt accepter l’inégalité qui
règne, même dans son propre pays.
Regards d’une voyageuse et d’un voyageur
Ella Maillart et Nicolas Bouvier ne décrivent pas les femmes de la même manière.
Lorsque Ella Maillart parle des femmes, elle est beaucoup plus sensible à leur situation et se
sent concernée par leur sort. Ella Maillart ne s’intéresse pas particulièrement à la cause
féministe et évite les débats politiques mais on remarque tout simplement qu’elle se sent
concernée par la situation des femmes qu’elle rencontre. Dans le sous-titre d’Oasis interdites,
« De Pékin au Cachemire. Une femme à travers l’Asie centrale en 1935 », Ella Maillart
spécifie que c’est une femme qui a réalisé ce voyage et elle ajoute l’époque à laquelle elle a
réalisé ce voyage. Elle met donc son statut de femme en avant et son côté hors du commun
(puisque les femmes voyageaient encore moins que les hommes).
Nicolas Bouvier n’est pas grossier ni dénigrant lorsqu’il décrit les femmes, mais il a
clairement un regard d’homme. Son attention se porte plus sur l’apparence des femmes que
sur leur vie. Par contre, lorsqu’il rencontre certains hommes grossiers qui lui tiennent des
propos vulgaires sur les femmes il évite de prolonger la conversation à ce sujet parce que cela
le dérange. Il a un certain mépris pour cette manière de voir les femmes
Les deux auteurs ne mettent en général pas l’accent sur les mêmes aspects dans leurs
rencontres avec des femmes. Nicolas Bouvier remarque l’apparence, l’esthétique, il est
sensible à la féminité sous toutes ses formes et y attache beaucoup d’importance. Ella
Maillart admire les femmes et met plutôt l’accent sur la beauté de leur apparence et de leur
attitude digne. Elle fait aussi remarquer leur condition de vie difficile et éprouve de la
compassion envers elles. Il se peut que les deux voyageurs remarquent les mêmes choses mais
ils n’en parleront pas de la même manière car ils les voient sous un angle différent.
L’habillement de la rédactrice en chef du journal yougoslave aurait pu être remarqué par Ella
Maillart mais elle n’en aurait jamais parlé ainsi. Elle aurait peut-être parlé de sa belle robe de
chambre qui était différente de l’habillement des autres femmes et aurait certainement plus
parlé de la personnalité de la rédactrice. Cela n’aurait jamais éclipsé tout le reste, au contraire
de Nicolas Bouvier qui semble subjugué par cette apparition.
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Le voyage
Le voyage est la première raison d’être de ces deux livres. Il me paraît donc fondamental d’en
parler. J’ai essayé de comprendre pourquoi Ella Maillart et Nicolas Bouvier voyageaient et
pourquoi ils avaient choisi l’Asie. Je me suis demandé ce qui pouvait pousser Ella Maillart et
Nicolas Bouvier à voyager pendant de longs mois dans des conditions parfois extrêmes, ce
que leur apportait le voyage et en quoi leur voyage était heureux. Et surtout, j’ai essayé de
comprendre ce qui comble le voyageur dans le voyage.
Photographie d’Ella Maillart : Giboulée de neige vers la vallée du Boron Kol. Chine, 1935.
Photographie de Nicolas Bouvier : En route vers l’est après la fonte des neiges, Azerbaïdjan 1954.
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Oasis interdites
Ella Maillart voulait tout d’abord voir d’autres horizons en naviguant. Ce désir n’étant plus
réalisable, elle se tourne vers le voyage sur terre. Elle veut à tout prix quitter l’Europe parce
qu’elle ne s’y sent pas à l’aise. Le climat y est tendu: « Malgré la petitesse de ce continent
européen, la mésentente règne entre ses occupants… » (page 312). La guerre n’a pas encore
commencé lorsqu’elle rédige Oasis interdites en 1936, et pourtant elle écrit: « L’ombre de la
guerre plane sur l’Europe » (page 311). Avec ces tensions, elle a d’autant moins envie de
regagner l’Europe et, plus elle voyage, plus elle se sent éloignée de la culture occidentale. Elle
n’a pas de projet en Europe et l’Asie la passionne : « L’Asie est unique, et pour moi qui aime
surtout les vieux pays primitifs, il n’y a pas de continent qui lui soit comparable » (page 262).
Elle a aussi pour but de vivre avec des sociétés primitives qui n’ont pas de contacts avec le
reste du monde.
Ella Maillart est très attirée par la vie nomade, même si elle peut être pénible. Le mode de vie
occidental lui semble plus étranger que cette vie là : « Je souhaiterais que le voyage pût se
prolonger toute la vie; rien ne m’attire en Occident où je sais bien que je me sentirai seule
parmi mes contemporains, dont les préoccupations me sont devenues étrangères » (page 100).
Ce détachement par rapport à l’Occident se retrouve assez régulièrement chez elle. Elle se
sent seule en Europe, non parce qu’elle n’a pas de vie sociale là-bas, mais plutôt parce que ces
voyages lui ont donné une autre vision du monde qui ne colle plus avec la vision européenne.
Ella Maillart a un rapport étroit avec la montagne et désire découvrir celles à côté desquelles
elle passe : « Depuis que j’avance dans les solitudes plates du Tsaidam, ces montagnes
m’appellent» (page 134). Ce désir ne pourra pas se réaliser souvent dans ce voyage-ci, car son
compagnon ne veut pas perdre de temps à explorer les régions où ils passent. Cette envie est
cependant souvent exprimée, comme lorsqu’elle se trouve au Sinkiang : « Comme au
Tsaidam, je languissais de m’élever vers les sommets » (page 258). Si Ella Maillart souffre de
ne pouvoir aller vers ces montagnes, ce n’est pas seulement parce que sa curiosité et son
amour de la montagne sont frustrés, mais aussi parce qu’elle a besoin d’être une voyageuse à
part entière et pas seulement « un fragment de caravane » (page 135). Ce qui lui plaît dans le
voyage, entre autre, c’est de faire elle-même sa trace, « d’avoir su se débrouiller toute seule »
(page 59). La montagne lui permet de se retrouver seule: « J’écoute le silence des régions
désertes, ce silence qui me manque lorsque je suis parmi les hommes, ce silence profond qui
inonde le cœur d’immensité » (page 280). Le silence des montagnes semble être quelque
chose qui la ressource et qui l’impressionne. Ella Maillart a la passion du ski et de la
randonnée. Se retrouver au sommet d’une montagne est également une sorte de voyage. Ces
escapades sur ces hauteurs sont une sorte de petit voyage à l’intérieur du voyage même.
Un jour, lorsque Ella Maillart a l’occasion de grimper vers un sommet, elle prend peur en
regardant le chemin par lequel elle doit redescendre. Elle craint de déraper sur la roche
glissante et de tomber jusqu’à l’à-pic en dessous d’elle. Elle ne veut pas mourir, ce qui
déclenche une réflexion sur la situation de sa vie présente: « Involontairement je fais un
retour sur moi-même. (…) Je suis, à vrai dire, comme rayée déjà du reste du monde ; ma
famille, mes amis, ont appris à se passer de moi ; mon éloignement, mon isolement, m’ont
enseigné enfin que je suis inutile à ″ l’ordre des choses ″ » (page 280). La possibilité de
mourir rappelle à la voyageuse sa solitude (qu’elle a par ailleurs désirée). Elle se sent tout
d’un coup inutile et insignifiante. Le fait de n’être pas indispensable à ses proches la laisse
plus libre de se rendre où elle veut et de prolonger son voyage aussi longtemps qu’elle le
désire, mais cela lui fait aussi réaliser qu’elle n’a pas grande importance. C’est un des
moments d’angoisse et de découragement qui arrivent inévitablement dans un voyage. Elle ne
peut envisager la mort tant qu’elle n’a pas le sentiment que son existence a été utile au reste
- 20 -
du monde ou au moins à elle-même. Comme elle réalise qu’elle est inutile au reste du monde,
il lui faut trouver sa vie utile pour elle-même. Elle continue sa réflexion en se demandant ce
qui est primordial pour elle dans cette vie : « (…) ce qui importe c’est moi, qui vit au centre
du monde. Ce moi qui n’a pas encore eu le temps d’accomplir quelque chose de valable,
quelque chose qui me prolonge, me sauve du néant et satisfasse – ne serait-ce que petitement
– à ce goût de l’éternel qui m’habite » (page 281). On sent qu’elle éprouve une grande
angoisse : mourir sans avoir jamais compris le sens de sa vie. Si sa vie s’arrêtait là, elle
n’aurait servi à rien, ce qui est comparable au néant. Ella Maillart nous donne ici une des
raisons pour lesquelles elle voyage. Elle veut trouver une valeur à sa vie. Il faut qu’elle la
remplisse d’expériences toujours nouvelles pour trouver ce qui lui manque. Le voyage lui
semble être le moyen de trouver une possible réponse à ses questions. Les voyages (et les
reportages qu’elle en ramène) sont un passe-temps en attendant de trouver des réponses, mais
ils comportent aussi l’espoir de trouver une société, une religion ou une personne capable de
donner des réponses à ses questions. Tant qu’elle n’a pas trouvé ce qui lui manque pour
combler son « néant », elle continue à voyager.
Ella Maillart ne voit pas les choses de la même manière que Peter Fleming et écrit à ce sujet :
« je l’ennuie avec mon besoin de comprendre les milliers de vies diverses qui composent
l’humanité, et avec la nécessité que j’éprouve de rattacher ma vie à la vie générale » (page
161). Elle explique ce qu’elle a besoin de comprendre : le mystère qui entoure l’existence de
l’humanité et la raison de sa vie à elle. C’est ce qui la pousse à aller voir ailleurs si d’autres
ont une réponse. Dans Oasis interdites, Ella Maillart ne trouve pas de réponse à ses questions
mais ce voyage lui donne une expérience de plus. Elle le réalise, comme les précédents, « en
attendant ».
Il y a de nombreux passages où Ella Maillart nous fait part de son bonheur à vivre cette vie de
nomade. Le bonheur que lui procure le voyage a différentes raisons d’être. On trouve le
sentiment d’indépendance : « la joie aiguë, l’ivresse de faire moi-même ma trace, la fierté
d’avoir su me débrouiller seule » (page 59). Le bonheur de voyager est également exprimé
au moment où Peter Fleming et Ella Maillart doivent continuer sans les Smigounoff et qu’ils
arrivent dans des régions plus reculées: « Joie d’avancer, d’avoir retrouvé la route (…). Etre
son maître, oublier les camions où l’on est secoué parmi vingt-cinq Chinois, sentir le vent lent
sur la joue, la chaude odeur de la mule, le bruit rythmé des sabots sur la route » (page 56).
Ce voyage lui rappelle aussi ces voyages précédents où elle vivait dans la même ambiance et
à peu près de la même manière. Le bonheur ne paraît parfois n’avoir d’autre raison que le
voyage en lui-même : « Ce fut une matinée sans rides où je me sentais en harmonie avec le
monde, et me demandais ce qu’il peut y avoir de si satisfaisant dans une immensité
parfaitement vide » (page 139). Ces moments de joie se retrouvent souvent. Le bonheur de ce
voyage se trouve peut-être aussi dans la simplicité de la vie qu’ils mènent : les efforts
physiques (de longs jours de marche parfois à haute altitude), les animaux qui peinent dans les
cols et les rencontres avec la population. La vie exigeante du voyage empêche Ella Maillart de
continuer à retourner des questions insolubles dans son esprit. Il lui faut penser au prochain
repas, à la prochaine étape. Un de ses espoirs, pour ce voyage, était d’avoir le temps de
réfléchir, mais elle constate très vite que ce n’est pas le cas : « Combien de fois en Europe
n’avais-je pas maudit la vie bousculée qui m’empêchait de penser. Et maintenant seules les
préoccupations matérielles comptaient pour moi ! » (page138). Elle est complètement prise
par son environnement qui l’incite à ne plus se tourmenter, mais à faire une trêve, à vivre avec
les préoccupations de la vie quotidienne dans les régions qu’elle traverse. A la fin de son récit,
elle regrette de « quitter cette vie facile qui fut [la sienne] si longtemps sous le grand ciel
d’Asie » (page 310) et elle ajoute quelques paragraphes plus loin : « Adieu l’insouciante vie de
voyage ! ».
- 21 -
La réussite de leur voyage, que Peter Fleming et Ella Maillart n’osaient même pas espérer,
est source d’une grande fierté : « Une joie unique est en moi : quoiqu’il me semble toujours
naturel d’être là où je me trouve, je sais que cette arrivée à Kachgar, évoquée tant de fois,
nous avait semblé chimérique à Pékin » (page 262). Le voyage n’est pas tout à fait terminé,
mais ils arrivent dans des régions plus civilisées et ils n’ont plus de risques de se faire
refouler. La joie d’Ella Maillart est immense. La frugalité des conditions dans lesquelles ils
voyagent leur fait d’autant plus savourer leur retour à un plus grand luxe : « Avant d’avoir
séjourné à Kachgar, je n’avais jamais joui avec autant d’intensité des plaisirs nombreux
qu’une maison peut contenir (…). Mais au début, pour les bêtes quasi sauvages que nous
étions devenues, les joies de la table primaient tout : jamais je ne pouvais me rassasier de
légumes ou de salades dont j’avais été privée pendant cinq mois » (page 264). La fatigue et
les privations qui font partie du voyage rendent les moments de bonheur encore plus intenses
par comparaison aux situations difficiles. On trouve plusieurs endroits où la voyageuse nous
fait part de son bonheur pur et simple. Après une longue période à traverser des contrées
désertiques, elle décrit le retour vers des régions habitées avec beaucoup d’enthousiasme. La
beauté de la nature et de la vie, après avoir traversé des paysages dénudés, se fait sentir :
« Toussoun m’apporte une rose énorme et lourde de sève cueillie dans le potager voisin : j’ai
les larmes aux yeux – la fatigue aidant, qui sait ? – de voir que le monde sait produire tant de
beauté » (page188). Ella Maillart écrit aussi : « Le bonheur le voilà : cette ivresse que crée un
instant d’équilibre entre un passé qui nous satisfait et un avenir immédiat riche de
promesses » (page 262). Le bonheur est (comme dans la citation de la page 262) comparé à
l’ivresse. Comme elle le dit aussi, c’est un sentiment fragile qui s’intercale entre le passé et le
futur. Le bonheur est ici indissociable du voyage. De nombreux éléments peuvent être mis en
avant pour l’expliquer : la liberté, le dépaysement, l’immensité, la beauté du paysage, le fait
d’avoir réussi à surmonter les difficultés et aussi la fierté d’avoir accompli un trajet dans des
régions rudes, parfois dangereuses et de plus interdites. Accomplir ce voyage est un véritable
exploit pour Ella Maillart qui écrit : « La réussite de cette traversée restera sans rivale dans
mon expérience » (page 262).
L’Usage du monde
Tout comme Ella Maillart, Nicolas Bouvier a choisi d’explorer l’Asie. Dans Routes et
Déroutes, il explique : « Pour moi, il y avait la grand-mère qui était l’Asie, la mère, l’Europe
et la fille l’Amérique. Je trouvais plus naturel d’aller d’abord chez les vieux ». Tous les
voyages de jeunesse de Nicolas Bouvier se déroulent en Asie et ce n’est que beaucoup plus
tard qu’il va se rendre en Amérique. Nicolas Bouvier considère l’Asie comme un continent
qui a beaucoup de choses à nous apprendre mais qui va sur son déclin. Il l’admire beaucoup
mais parle souvent de sa vieillesse, de son côté fatigué et spécialement lorsqu’il se trouve en
Iran : « L’Iran, ce vieillard malade qui a tant créé, aimé tant de choses, tant péché par
orgueil, tant rusé, tant souffert (…).Tantôt capable d’un charme ensorcelant à ses moments
lucides, tantôt offert à la mort dans la torpeur de souvenirs qui s’effacent, et tombé
aujourd’hui au pouvoir de créanciers plus robustes et moins raffinés que lui » (page 252). Il y
a beaucoup de nostalgie dans la manière dont Nicolas Bouvier décrit l’Asie et la Perse en
particulier. En lisant son récit, on a l’impression que l’Asie est vraiment entre deux mondes :
l’ancien qui est la culture orientale et qui va sur son déclin, et le nouveau qui est celui de
l’Occident.
Les voyageurs sont respectés et admirés en Asie parce que le voyage a une grande valeur :
« Le Voyage, les surprises, les tribulations, cette mystique du chemin si chère aux Orientaux »
(page 214). Nicolas Bouvier et Thierry Vernet sont souvent accueillis avec beaucoup de
- 22 -
générosité grâce à cette admiration des Orientaux pour le voyage, qui est souvent associé aux
pèlerinages. Les deux voyageurs sont même accueillis dans des régions où les soldats du
gouvernement iranien n’osent même pas s’aventurer parce que c’est trop dangereux : « Les
voyageurs c’est différent : l’hospitalité les protège et ils divertissent » (page 175).
Les conditions de vie des gens qu’ils rencontrent sont souvent précaires. Chaque moment de
libre est occupé à savourer la vie, comme dans la ville de Prilep, en Macédoine : « Ici,
lorsqu’un visage ne sourit pas c’est qu’il somnole ou qu’il grince. Les instants qui ne sont pas
déjà donnés à la fatigue ou aux soucis, on les bourre aussitôt de satisfaction comme un pétard
qui doit s’entendre de loin » (page 64). Nicolas Bouvier et Thierry Vernet tentent de
comprendre la manière dont les personnes qu’ils côtoient abordent la vie. Ils restent parfois
plusieurs semaines à un même endroit, ce qui leur permet, au bout d’un certain temps, de
s’adapter à la manière de vivre des habitants. A la fin de leur séjour à Tabriz où ils ont passé
l’hiver, Nicolas Bouvier dit de Thierry Vernet et de lui-même : « La ville s’était faite à nos
têtes, nous avions cessé d’être suspects » (page 150). D’ailleurs, quand ils la quittent, il
constate : « Six mois d’hivernage ont fait de nous des Tabrizi… » (page 195). Le mode de vie
des deux voyageurs est très frugal, ce qui les amène à savourer chaque petit plaisir qu’ils
s’octroient. Cette vie très modeste les rapproche de la population avec qui ils peuvent nouer
plus de liens même si, par rapport à la misère qu’ils rencontrent parfois, leurs vêtements
miteux semblent être un luxe.
Déjà dans son avant-propos, Nicolas Bouvier nous parle de sa vision du voyage : « Un voyage
se passe de motif. Il ne tarde pas à prouver qu’il se suffit à lui-même. On croit qu’on va faire
un voyage, mais bientôt c’est le voyage qui vous fait, ou vous défait » (page 12). Avoir la
prétention de « faire » un voyage est, selon Bouvier, une illusion. Dans cette entreprise, ce
n’est pas le voyageur le maître, mais le voyage. Ce n’est pas le voyageur qui décide du cours
que va suivre son voyage ; il se laisse dominer par le voyage.
Au fil de son récit, Nicolas Bouvier continue, à mesure qu’il en découvre les différents
aspects, à définir le voyage. Pour lui, le voyage n’a pas de raison d’être bien précise, on
pourrait dire que c’est une sorte de nécessité : « quelque chose en vous grandit et détache les
amarres, jusqu’au jour où, pas trop sûr de soi, on s’en va pour de bon » (page 12). Il fait un
constatation qui paraît bien paradoxale : « Le voyage fournit des occasions de s’ébrouer mais
pas – comme on le croyait – la liberté. Il fait plutôt éprouver une sorte de réduction ; privé de
son cadre habituel, dépouillé de ses habitudes comme d’un volumineux emballage, le
voyageur se trouve ramené à de plus humbles proportions » (page 68). Pour Nicolas Bouvier,
la liberté nous laisse indépendants de toute contrainte, ce qui n’est pas le cas du voyage. Il
considère le voyage comme quelque chose qui, premièrement vous déleste du superflu (les
préjugés entre autres). C’est une « réduction » positive : laisser les stéréotypes derrière soi, les
petites habitudes qu’on a prises. Cela oblige à avoir un autre regard sur le monde. Il faut
s’alléger, se débarrasser de ce qui empêche de voir le monde. Même le mot « s’ébrouer »
signifie « se secouer pour se nettoyer »15. Dans ce contexte, on peut le comprendre dans le
même sens que l’idée de dépouillement, d’allègement. Dans un autre passage, lorsque
Bouvier commente sa rencontre avec un voyageur, on retrouve cette même idée : « Il a
pourtant vu toute l’Europe, la Russie, la Perse, mais sans jamais vouloir céder au voyage un
pouce de son intégrité. Surprenant programme ! conserver son intégrité ? rester
intégralement le benêt qu’on était ? aussi n’a-t-il pas vu grand-chose » (page 341). Pour
voyager dans le sens où l’entend Nicolas Bouvier, il faut laisser une partie de soi-même. Il
faut « céder au voyage un pouce de son intégrité ». Le voyage est fait pour vivre de nouvelles
expériences et si on en sort inchangé, qu’on tente de ne pas être influencé par lui, c’est qu’on
n’a pas voulu voir grand-chose. Il faut être ouvert à tout ce qui se présente. Il ajoute aussi que
15
Définition du Grand Robert
- 23 -
« si les voyages forment la jeunesse, ils la font bien passer aussi. Bref, on s’aigrit » (page
342). Le voyage est donc perçu comme quelque chose qui vous donne de l’expérience mais
qui doit avoir une fin. Si le voyage s’éternise, il perd son sens et devient une errance et une
fuite.
Dans L’Usage du monde, les deux voyageurs passent par des émotions très fortes, aussi bien
négatives que positives. Il y a des moments d’angoisse, de découragement, de peur ou de
bonheur pur. Dans un passage, Nicolas Bouvier nous décrit la peur qui peut prendre
subitement le voyageur : « Il est temps de faire ici un peu de place à la peur. En voyage, il y a
des moments où elle survient, et le pain qu’on mâchait vous reste en travers de la gorge.
Lorsqu’on est trop fatigué ou seul depuis trop longtemps (…), elle vous tombe dessus au
détour d’un chemin comme une douche glacée » (page 91). La peur, fait partie du voyage
comme quelque chose à laquelle le voyageur n’échappe pas. Nicolas Bouvier raconte une
anecdote où il a éprouvé une peur et un malaise extrêmes. Les deux voyageurs arrivent dans
un village isolé où ils sentent, dès le début, une menace dans l’attitude des villageois. Nicolas
Bouvier écrit qu’ils ont des « visages de tueurs ». Personne ne parle ni ne répond à leur salut
et ils ne se sentent pas du tout rassurés : « Une sorte de pression montait. Personne ne disait
mot et j’aurais préféré qu’ils parlent ; la controverse, même irritée, m’apparaissait soudain
comme la plus paisible des occupations. J’avais l’impression déplaisante qu’on chargeait
méthodiquement un fusil par la gueule » (page 91). C’est après cet épisode que Nicolas
Bouvier nous parle de la peur qui peut survenir n’importe où et souvent avec raison. Les
régions qu’ils traversent ne sont pas forcément sûres et pour Nicolas Bouvier, la peur est une
sorte d’instinct, de garde-fou qui empêche parfois de commettre une imprudence qui pourrait
coûter la vie.
Il parle également de moments de forte angoisse. Notamment lorsqu’il se trouve à Ispahan. Il
se sent tout à coup mal à l’aise et écrit que le paysage « sent » la mort partout. Il va même
jusqu’à douter du sens de son voyage. Pour finir, ils écourtent leur promenade et, comme
souvent, Nicolas Bouvier ramène cette expérience à un constat général : « des paysages qui
″vous en veulent″ et qu’il faut quitter immédiatement sous peine de conséquences
incalculables, il n’en existe pas beaucoup, mais il en existe. Il y en a bien sur cette terre cinq
ou six pour chacun de nous » (page 219). Il n’y a pas que de bons moments dans un voyage,
mais il ne faut pas omettre les mauvaises passes dans le récit car elles font partie du voyage. Il
ne faut pas se voiler la face et raconter uniquement les bonnes expériences, au détriment des
mauvaises. Pour Nicolas Bouvier, les angoisses, les peurs, les doutes, sont tout aussi
importants que les joies.
Si ces peurs sont présentes par endroits, le bonheur de voyager est, quant à lui, quasiment
omniprésent. Le voyage de Nicolas Bouvier en est rempli. On en trouve un bon exemple
lorsqu’il écrit sur Belgrade : « Si je n’étais pas parvenu à y écrire grand-chose c’est qu’être
heureux me prenait tout mon temps » (page 44). Etre heureux est, en quelque sorte, une
occupation à plein temps !
Les moments où Nicolas Bouvier nous parle d’un grand bonheur surviennent souvent après
un événement particulièrement éprouvant ou lorsqu’il a vu la mort de près. Nicolas Bouvier et
Thierry Vernet ont cru vivre leurs derniers instants, quand les freins du camion qui les
transportait ont lâché en pleine descente. Le soir, ils se reposent dans une petite ville appelée
Chiraz : « J’avais beau chercher, je ne trouvais rien à souhaiter sinon ce que j’avais » (page
227). Une autre fois, les deux compagnons viennent de finir la traversée du désert du Lout :
« A mesure que les nerfs se détendent et que le soleil descend, vous vient cette fatigue
comblée, cette envie d’adorer, d’engager son sort, qui vous prend tout d’un coup et libère, à
une profondeur que d’ordinaire on néglige, un surcroît de vie violente qu’on ne sait comment
employer » (page 250). Les mouches ont empêché Nicolas Bouvier de dormir et le soleil les
ont mis à rude épreuve. Il sont épuisés mais peuvent enfin se reposer et ils s’en sont sortis.
- 24 -
Nicolas Bouvier parle alors d’un « surcroît de vie violente ». C’est un paradoxe, puisqu’ils
sont éreintés par leur traversée du désert. Cela peut s’expliquer par l’énorme différence entre
sa situation présente et celle qu’il vient de vivre. Ces moments font réaliser à Nicolas Bouvier
la confortable situation qu’il a en comparaison de ce qu’il a vécu peu auparavant. Il est vivant
alors que, dans un passé encore récent, sa vie ne tenait pas à grand-chose. La vie a encore une
fois eu le dessus et ils ont triomphé des difficultés et d’une mort qui les menaçait. On retrouve
le bonheur dans presque chaque paragraphe de L’Usage du monde, mais il n’est jamais aussi
apparent et dit avec autant d’intensité que dans ces moments où ils ont dû se battre pour
survivre ou lorsqu’ils l’ont échappé bel. On dirait que dans le voyage les événements sont
vécus de manière très intense. Le voyageur est comblé par ce qu’il vit, il n’y a que l’instant
présent qui compte. On a l’impression que le voyage donne l’occasion de vivre pleinement et
de savourer chaque instant.
« Porté par le chant du moteur et le défilement du paysage, le flux du voyage vous traverse, et
vous éclaircit la tête. Des idées qu’on hébergeait sans raisons vous quittent : d’autres au
contraire s’ajustent et se font à vous comme les pierres du lit d’un torrent. Aucun besoin
d’intervenir ; la route travaille pour vous. On souhaiterait qu’elle s’étende ainsi, en
dispensant ses bons offices, non seulement jusqu’à l’extrémité de l’Inde, mais plus loin
encore, jusqu’à la mort » (page 49). Plusieurs thèmes en rapport avec le voyage sont abordés
dans ce passage. On trouve l’idée que le voyage allège, dépouille de la futilité et des soucis.
Le voyage comble, et enrichit en même temps. On retrouve aussi un bonheur très fort et
intense qui tient dans le simple fait de voyager. Il y a également la notion du temps dans le
voyage. Ici, le temps se rapproche de l’éternité : le voyageur aimerait que son voyage
continue jusqu’à la mort. Le moment est également vécu de manière très intense.
On trouve plusieurs autres passages au sujet de la lenteur et du temps chez Nicolas Bouvier :
« Le temps d’Asie coule plus large que le nôtre » (page 317). La lenteur est permanente chez
Nicolas Bouvier et semble être, pour lui, une des clés du voyage. Elle donne une autre
dimension au temps, surtout à la notion de « perdre son temps ». Nicolas Bouvier écrit que
« nous ne sommes pas juges du temps perdu » (page 44) et de même il dit que «ici, prendre
son temps est le meilleur moyen de n’en pas perdre » (page 305). Un des attraits du voyage
pour Nicolas Bouvier, est précisément de pouvoir prendre son temps, de flâner.
Nicolas Bouvier parle aussi du sens de l’existence qui s’aiguise à travers le voyage et donne
naissance à un sentiment très intense : « Finalement, ce qui constitue l’ossature de l’existence
ce n’est ni la famille, ni la carrière, ni ce que d’autres diront ou penserons de vous, mais
quelques instants de cette nature, soulevés par une lévitation encore plus sereine que celle de
l’amour, et que la vie nous distribue avec une parcimonie à la mesure de notre faible cœur »
(page 104).
Le voyage vécu par Ella Maillart et Nicolas Bouvier
Les deux récits de voyage que j’étudie ont de nombreuses différences à plusieurs égards.
Premièrement, les deux voyages se déroulent dans un contexte qui n’est pas du tout le même.
Ella Maillart se trouve dans des régions retirées et interdites aux voyageurs. Quant à Nicolas
Bouvier, il s’arrête principalement dans de grandes villes et il obtient très facilement les
autorisations dont il a besoin pour entrer dans certains pays, au contraire d’Ella Maillart, dont
c’est la principale difficulté. Ces conditions de voyages contribuent déjà en partie à donner un
récit différent.
Ella Maillart et Nicolas Bouvier n’ont pas tout à fait la même vision du voyage. Nicolas
Bouvier est comblé par le voyage, c’est sa manière à lui de mieux comprendre le monde. Au
contraire, Ella Maillart voyage avec le but de trouver des réponses aux questions existentielles
- 25 -
qu’elle se pose et pour faire quelque chose de sa vie en attendant d’avoir trouvé ses réponses.
Par contre, la nature de leur bonheur ne semble pas être très différente. Chez les deux
voyageurs, il est pur et intense. On retrouve aussi la brièveté du moment de grand bonheur :
Ella Maillart parle d’un « instant d’équilibre » (page 262) et Nicolas Bouvier de « quelques
instants de cette nature » (page 104). Il y a une sorte d’extase devant le monde et leur
situation.
Pour mieux comprendre ces deux voyageurs, il me paraît intéressant d’étudier la conclusion
de leurs deux livres :
« Soudain je comprends quelque chose : je sens maintenant, par toute la force de mes sens et
celle de mon intellect, que Paris n’est rien, ni la France, ni l’Europe, ni les Blancs… une
seule chose compte, envers et contre tous les particularismes, c’est l’engrenage magnifique
qui s’appelle le monde »16.
« Comme une eau, le monde vous traverse et pour un temps vous prête ses couleurs. Puis se
retire, et vous replace devant ce vide qu’on porte en soi, devant cette espèce d’insuffisance
centrale de l’âme qu’il faut bien apprendre à côtoyer, à combattre, et qui, paradoxalement,
est peut-être notre moteur le plus sûr ».17
Ces deux conclusions intriguent, car, du point de vue de leur contenu, j’aurais presque envie
d’attribuer chacune des deux conclusions à celui ou celle qui n’en est pas l’auteur. Nicolas
Bouvier parle d’une « insuffisance centrale de l’âme » qui me rappelle les doutes d’Ella
Maillart (elle parle du « néant » et Nicolas Bouvier parle du « vide »). La conclusion d’Ella
Maillart est tout aussi surprenante. Elle est si tourmentée par toutes les questions sans
réponses dans la vie quotidienne qu’on s’attendrait à ce qu’elle en parle dans la conclusion de
son livre. Mais elle termine en disant qu’elle a compris quelque chose, elle qui est remplie de
doutes d’habitude! Sa conclusion est proche de ce que Nicolas Bouvier n’arrête pas de mettre
en avant dans L’Usage du monde : ce qu’il y a de magnifique et de merveilleux dans notre
monde. C’est en même temps très curieux et instructif de voir ces deux conclusions. Chacune
semble se rapprocher de la façon de penser de l’autre voyageur, sans que cela soit une
intention. Nicolas Bouvier ne renie absolument pas tout ce qu’il a dit dans son récit mais il
parle tout de même d’un vide en lui. Toutefois, il le considère comme une chose avec laquelle
il faut vivre et qui est peut-être positive puisque, selon lui, cela nous pousse à avancer dans la
vie. Ella Maillart non plus n’est pas tout d’un coup illuminée au point de ne plus douter. Elle
parle juste d’une certitude qui lui donne confiance dans la vie et dans le monde. C’est une
manière de donner un sens au voyage qu’elle vient de vivre.
Leurs conclusions nuancent ce qu’ils disent et montrent qu’il n’y a pas deux manières
radicalement différentes de voir la vie mais bien deux approches qu’aucun des deux voyageur
n’ignore.
16
17
Oasis interdites (page 313)
L’Usage du monde (page 348)
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L’écriture
Le thème de l’écriture me paraît avoir une grande importance. En effet, la manière dont on
raconte un voyage peut être très différente, comme c’est d’ailleurs le cas pour les deux auteurs
que j’ai choisis. Même le contenu du récit peut changer parce que l’auteur peut privilégier
l’un ou l’autre des aspects du voyage, étant donné que c’est une expérience très riche.
L’écrivain influence donc son récit de voyage, non seulement par son style mais aussi par ce
qu’il choisit de raconter de son voyage.
Oasis interdites
Dans un interview,18 Ella Maillart explique qu’au cours de son voyage elle prenait des notes
surtout pour pouvoir se rappeler l’endroit où elle avait pris ses photos. En effet, Ella Maillart
se considère avant tout comme une voyageuse; l’écriture n’est que secondaire. Ses notes
servent plutôt à pouvoir nommer les lieux où elle a pris ses photos, le nombre de kilomètres
parcourus et quelques événements qui lui paraissent important. Elle fait un gros effort ensuite
(tout comme Nicolas Bouvier) pour se rappeler son voyage. Son récit raconte les difficultés
du voyage dans cette partie retirée du monde et la solitude des grands espaces qu’elle appelle
« l’inconnu démesuré ». Après coup, Ella Maillart regrette de ne pas avoir laissé plus de place
à ses états d’âmes dans son livre, ce qui, selon elle, lui aurait donné plus de valeur. Son récit
est très riche et rédigé d’une façon assez classique. Elle a une grande connaissance de l’Asie
et des peuples qu’elle rencontre. Il y a notamment un passage où elle raconte l’histoire du
Sinkiang. Elle y consacre un chapitre entier19 où l’on remarque à quel point elle est au clair
avec les populations qu’elle rencontre. En plus de ses connaissances impressionnantes de
l’Asie et de ses habitants, Ella Maillart sait raconter avec beaucoup de fraîcheur la longue
route à travers des régions magnifiques. Il n’est pas rare qu’elle parle avec enthousiasme des
beautés des paysages qu’elle traverse : «A l’Est, sur ma gauche, je devine le sommet aperçu
au début de l’après-midi ; de la plus haute altitude je vais pouvoir contempler l’Himalaya, le
« Séjour des neiges ». Enfin droit devant moi dans l’échancrure noire du col, surgit l’une des
faces de la dent de Mitanka, paroi de neige étincelante sous le dernier rayon de soleil. Quelle
fière montagne, tête enrubannée de nuées, et base prise dans l’ombre où serpente un glacierfleuve ! » (page292). Très attachée à la montagne, elle est d’autant plus sensible à ce
spectacle. Son émotion et son admiration transparaissent souvent à travers ses descriptions.
Cela rend sont écriture vivante. Elle décrit également souvent la vie rude et simple qu’ils
mènent. Ils vivent de la même manière que les porteurs qui les accompagnent. Ella Maillart
nous donne quelques exemples des conditions de leur vie quotidienne : «Agenouillé, chacun
remplit son bol d’une eau fraîche, parfois magnésienne, puis fait boire sa bête. Nous sommes
tellement habitués à boire et manger n’importe quoi, que jamais cette eau où flottent quantité
d’insectes ne nous incommode ; de même, nous vivons nu-tête depuis des mois, ce qui est
certainement à l’encontre des recommandations contenues dans les manuels de voyage
asiatique » (page 203).
Par sa manière de raconter, Ella Maillart nous montre aussi son caractère bien trempé et
affirmé. On devine que c’est une femme énergique qui ne se laisse pas marcher sur les pieds.
Il suffit aussi, pour en être convaincus, de connaître tous les voyages qu’elle accomplit en
solitaire dans des pays plus ou moins dangereux.
18
CD Cette réalité que j’ai pourchassée, extrait de : Le dimanche littéraire : Ella Maillart grand écrivain du
voyage à propos de ses 80 ans et de la réédition d’Oasis interdites.
19
Chapitre IX (page 218)
- 27 -
L’humour a également une part importante dans l’écriture d’Ella Maillart. Alors qu’ils sont
coincés par manque de bêtes de somme ou papiers qui leur permettraient de continuer, Peter
Fleming tue le temps en faisant des parties de patiences. Ella Maillart en parle souvent, ce qui
rythme les attentes: « Les paris étaient ouverts pour savoir quand nous partirions, et Peter
s’adonnait aux patiences une fois de plus comme à un vice » (page 128). Et quelques pages
plus loin : «A onze heure on apprend que les chameaux sont égarés et Peter en est à sa cent
deuxième patience de cartes » (page 136). L’humour est souvent au rendez-vous également
entre les deux voyageurs qui aiment se taquiner. Peter Fleming a l’idée de dire qu’Ella
Maillart danse très bien à la turque et elle se trouve obligée de danser devant tout le monde.
Mais elle lui donne bientôt la réplique : « Pour me venger de Peter, j’annonce qu’il chante à
merveille – ce qui est aux antipodes de la vérité, mais c’est en vain que chacun cherche à
forcer le rougissant correspondant du Times à se produire ! » (page275)
L’écriture est un exercice harassant pour Ella Maillart et cela lui prend également
énormément de temps. Elle affirme toujours qu’elle ne sait pas écrire. Dans un interview, elle
explique qu’elle a décidé de ne plus écrire parce qu’elle trouve que c’est trop pénible. Tout
d’abord, elle dit ne pas maîtriser totalement la langue française parce qu’elle s’est aussi
beaucoup débrouillée en anglais, et parfois en allemand. D’autre part, l’écriture lui est un
exercice tellement difficile qu’elle raconte qu’elle ne réussissait parfois à n’écrire qu’une
demi-page en une journée de travail. Cela la désespérait, mais elle n’y fait aucune allusion
dans Oasis interdites. Ella Maillart a un but lorsqu’elle écrit un récit de voyage : gagner sa vie
avec l’argent qu’elle retire de la vente de ses livres. Lorsqu’elle trouve un de ses voyages
digne d’intérêt, elle le rédige et cela lui permet de financer le prochain voyage. Dans Oasis
interdites, Ella Maillart fait un commentaire plutôt malicieux sur sa situation et ce que le
lecteur peut en attendre : « Si j’écrivais un livre à succès, c’est aujourd’hui ou jamais que les
deux héros de mon histoire, émus et reconnaissants, devraient tomber dans les bras l’un de
l’autre, après s’être mutuellement sauvés d’une nourriture empoisonnée ou d’un brouillard
fatal. Tant pis pour les amateurs de romans ! » (page 160) Ella Maillart taquine le lecteur qui
pourrait se demander si, finalement, les deux voyageurs n’allaient pas tomber amoureux, ce
qui pourrait être commode pour le récit (c’est ce qu’on s’est demandé à leur retour en Europe
d’ailleurs). Un peu plus loin, elle a encore un autre commentaire sur ce qu’on attend de son
livre en Occident : « J’explique [à Peter] qu’il m’arrive toujours des accident peu
intéressants (…). Les cyclones en mer, les grands vents de sable mortels du désert, pas plus
que les bandits mandchouriens ou les bivouacs au fond d’une crevasse ne veulent m’échoir,
ce qui me serait fort utile lorsqu’il s’agit de satisfaire les Parisiens avides de récits
d’aventure » (page 202).
Oasis interdites est un livre où le voyage a aussi quelque chose de merveilleux, et malgré ce
qu’Ella Maillart écrit sur ses « accidents peu intéressants », ses voyages sont passionnants.
On peut lire le commentaire de Nicolas Bouvier dans la préface d’Oasis interdites qu’il
considère comme un chef d’œuvre: « On a plus de profit à lire les voyageurs qui écrivent que
les écrivains qui voyagent. La véritable ″connaissance de l’Est″ n’est pas toujours du côté
que l’on croit » (page 8).
L’Usage du monde
Nicolas Bouvier a une écriture travaillée et un style très personnel. Son écriture est très
différente de celle d’Ella Maillart. En visionnant un interview de Nicolas Bouvier20, j’ai
retenu cette phrase de lui : « Il y a un mot pour chaque chose et une chose pour chaque mot,
20
Confidentiel Nicolas Bouvier, TSR
- 28 -
mais très souvent ces couples s’ignorent complètement. Alors, notre travail c’est celui des
postiers. Lorsque moi je fais la poste entre les mots et les choses, et quand j’ai trouvé le mot
pour la chose, j’ai formé un petit couple de jeunes mariés qui ont un avenir très prometteur ».
C’est bien l’impression que le lecteur ressent en lisant L’Usage du monde. La recherche du
mot juste est à la base de l’écriture de Nicolas Bouvier. Lorsqu’il nous décrit une scène, les
mots utilisés pour la décrire semblent nécessaires et irremplaçables. De même, il a la faculté
de donner une sorte de vie propre aux objets et des formulation assez inattendues :
« J’écoutais au fond de moi la journée s’effondrer joyeusement comme une falaise » (page
12). Cette comparaison entre une falaise et la journée qui se termine est pour le moins
inhabituelle. Elle a aussi un côté poétique qui se retrouve souvent dans son écriture.
Nicolas Bouvier a l’art de donner une sorte d’âme à certains endroits comme par exemple
lorsqu’il décrit la ville de Prilep à l’aube: «On entendait les ânes braire autour de la ville, le
chant des coqs au bord des chemins, puis les pigeons à la pointe des minarets, et le soleil
touchait les premières crêtes. On surprenait alors la ville naviguant dans les brumes d’une
aube de septembre avec une candeur adorable, une sorte de courage neuf. Bien volontiers je
la tenais quitte de ses puces, de son apathie, de sa duplicité et des ses peurs rentrées pour lui
souhaiter un meilleur avenir » (page 65). Nicolas Bouvier décrit très souvent les villes où il
passe en leur donnant un caractère et sa vision de la ville peut changer suivant le temps qu’il
fait, son humeur ou le moment de la journée où il la décrit. Ici, il lui attribue une « candeur »,
du « courage », des « peurs » et ainsi de suite. Il parle de la ville comme si c’était quelqu’un
qu’il rencontrait, ayant un caractère et des sentiments.
Ses descriptions ont souvent le don de donner une ambiance à certains endroits, comme c’est
le cas pour la ville de Quetta : « Une ville éparse, légère comme un songe, pleine de répit,
d’impondérable pacotille et de fruits aqueux. Notre arrivée aussi fut légère. A nous deux,
nous ne pesions plus cent kilos. On se pinçait pour ne pas s’endormir » (page 256). C’est une
manière de nous transmettre l’impression qu’elle lui fait. Il mêle souvent plusieurs détails qui
n’ont rien à voir les uns avec les autres mais qui, au bout du compte, nous donnent une idée
de l’ambiance qui règne. Nicolas Bouvier fait encore un parallèle inattendu au sujet de Quetta.
La ville lui donne une impression de légèreté. Lorsqu’il dit que son arrivée est « légère »,
cette phrase intrigue, on n’est pas sûr de bien savoir ce qu’il veut dire. Ensuite on comprend
que c’est de leur perte de poids (à Vernet et à lui) due aux conditions extrêmes par lesquelles
ils viennent de passer, qu’il parle. La comparaison est plutôt originale. Juste avant ce
passage, il parle aussi de vieillards qui « flottaient sur de beaux vélos graissés et silencieux ».
Dans cette description de la ville il y a une sorte d’irréalité : la ville semble imprécise, floue et
d’ailleurs il la compare à un songe. Les deux voyageurs sont aussi extrêmement fatigués par
leur voyage (il suffit de voir la dernière phrase du passage), ce qui a sûrement une influence
sur sa perception de la ville.
Une des caractéristiques de l’écriture de Nicolas Bouvier, et qu’il ne nie pas d’ailleurs, c’est
l’influence de son humeur sur sa vision des choses. Ses descriptions passent par les
sentiments, les ambiances et n’ont pas pour but de décrire froidement les objets présents. Il
laisse une grande place à sa subjectivité. Lorsqu’il se trouve à Prilep et qu’il souffre de la
dysenterie, il constate : « Lorsque je me retrouve ainsi diminué, alors la ville m’attaque. C’est
très soudain ; il suffit d’un ciel bas et d’un peu de pluie pour que les rues se transforment en
bourbiers, le crépuscule en suie et que Prilep, tout à l’heure si belle, se défasse comme du
mauvais papier. Tout ce qu’elle peut avoir d’informe, de nauséabond, de perfide apparaît
avec une acuité de cauchemar : le flanc blessé des ânes, les yeux fiévreux et les vestons
rapiécés, les mâchoires cariées et ces voix aigres et prudentes modulées par cinq siècles
d’occupation et de complots. Jusqu’aux tripes mauves de la boucherie qui ont l’air d’appeler
au secours comme si la viande pouvait mourir deux fois » (page 67). Ici ce n’est pas la fatigue
qui influence la description de Nicolas Bouvier, mais la maladie et le mauvais temps qui
- 29 -
s’allient pour le décourager. A la page suivante, il ajoute d’ailleurs : « La ville s’est reprise.
On a dû rêver. Pendant dix jours on va l’aimer; jusqu’au prochain accès ». Nicolas Bouvier
nous donne donc plusieurs visions de cette ville suivant l’état d’esprit dans lequel il se trouve.
Son humeur a une influence sur sa vision des choses et il en est conscient. Son écriture décrit
son état d’esprit à travers la description de la ville. Lorsqu’il rédige, il tente de rendre la
perception qu’il avait de cette ville, ce qu’elle représentait pour lui sur le moment. Si, comme
pour l’exemple de Prilep21, il éprouve un grand bonheur, ou s’il est découragé, tout ce qu’il
décrira va s’en trouver modifié. C’est comme si son moral déteignait sur la ville.
Il y a un autre élément, également très important, aussi bien dans son voyage que dans son
écriture : l’humour. Pour Nicolas Bouvier, le rire et l’humour sont des choses essentielles, et
ils sont très présents dans ses livres. Il écrit d’ailleurs au sujet du rire: « Une journée où je
n’ai pas ri est pour moi à mettre au panier, à biffer de l’agenda. Je me souviens d’avoir ri
même dans les journées bordées de noir de mon existence, même dans les deuils les plus durs.
Ri de moi ou des autres. Il y a d’ailleurs entre rire et larmes un cousinage bien plus étroit
qu’on ne le pense »22. Un jour où Nicolas Bouvier et Thierry Vernet s’entretiennent avec un
directeur pas commode pour tenter d’avoir une salle où exposer les tableaux de Thierry
Vernet, l’entretien tourne en leur défaveur quand soudain Thierry Vernet est pris d’un « fou
rire ensoleillé » (page 201) et Nicolas Bouvier ne peut s’empêcher de suivre son exemple. A
la suite de cela, le directeur se met à rire aussi et ils obtiennent la salle pour exposer les
tableaux. Nicolas Bouvier écrit alors : « Je n’oubliais pas que c’était sur un éclat de rire que
le vent avait tourné pour nous. Depuis, j’ai toujours en réserve quelque chose de cocasse à
me murmurer quand les affaires tournent mal » (page 203). Le rire est un moyen de
communication qui peut rapprocher les gens lorsqu’ils ne parlent pas la même langue et sont
limités à se comprendre par gestes. Plusieurs anecdotes prêtent à rire, par exemple lorsque
Thierry Vernet tourne à sa propre poursuite autour d’un bâtiment parce que le balayeur, qui ne
différencie pas les deux voyageurs, lui dit à chaque fois que son ami vient de passer par là23.
On trouve aussi de petites phrases cocasses comme celle-ci : « Ecrire dans un bistrot dont les
poules fientent entre vos pieds tandis que cinquante curieux se pressent contre la table, n’est
pas propre à vous détendre » (page 200). Ou bien lorsque Nicolas Bouvier parle de Thierry
Vernet : «Il n’était pas plus exigeant que moi : un jour que je nettoyais avec un couteau les
bords de notre marmite, il me suggéra, l’œil brillant, de confectionner avec ces râclures une
″sorte de grosse croquette″ » (page 136).
Parfois, l’humour réside uniquement dans la manière dont Nicolas Bouvier tourne ses phrases.
Lorsqu’ils arrivent à Téhéran et qu’ils sont recommandés à un Juif qui ne peut pas les aider
mais leur propose d’aller déjeuner chez un chef de police, Nicolas Bouvier continue ainsi :
« Et l’on va au diable, sous un soleil de plomb, manger une tête de mouton au yaourt chez un
vieillard qui nous reçoit en pyjama » (page 195). Les deux voyageurs sont aussi confrontés à
des difficultés pour communiquer : « Quand le fabricant de cercueils demande l’heure à
Thierry, c’est chaque fois pareil ; l’un fait signe qu’il ne peut pas la dire et montre le cadran ;
l’autre, qu’il ne peut pas la lire. Pour les impossibilités au moins, il y a toujours moyen de
s’entendre » (page 63). Nicolas Bouvier commente cette anecdote de manière assez amusante.
Faire comprendre que l’on n’arrive pas à expliquer ce qui est demandé est déjà une forme de
communication. Il nous fait remarquer que Thierry Vernet et le fabricant de cercueil arrivent
uniquement à se communiquer le fait qu’il leur est impossible de communiquer. Certaines
situations qui ne sont pas spécialement tragiques ni drôles peuvent prendre, à travers l’écriture
de Nicolas Bouvier, une tournure dramatique ou au contraire malicieuse.
21
J’ai déjà cité une description de cette ville précédemment (dans L’Usage du monde page 65 )
Le hibou et la baleine
23
(A la page 282)
22
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L’Usage du monde est aussi intéressant du point de vue de l’histoire de sa rédaction. En effet,
Nicolas Bouvier ne l’a pas écrit sans difficulté. Il faut savoir qu’il a toujours dit avoir
énormément de peine à écrire (tout comme Ella Maillart) et y mettre énormément de temps.
Dans un interview, il résume ce fait ainsi : « J’ai voyagé comme un escargot, j’ai écrit comme
un escargot et mes lecteurs se sont mis à me lire comme des escargots. Donc tout ça prend
énormément de temps… »24 Pour ce qui est de la lecture de ses œuvres, il n’y a qu’à essayer
pour constater par soi-même qu’effectivement, on ne peut lire L’Usage du monde comme un
roman d’aventures (bien que cela soit encore plus passionnant). Il y a, à mon avis, tout
simplement trop de choses à assimiler, à savourer, pour pouvoir en lire beaucoup à la fois. On
le dévore, mais en prenant son temps. D’ailleurs, comme le dit la citation, la lenteur est mise
en valeur également dans le voyage (j’en ai parlé dans le chapitre précédent) et dans
l’écriture. L’Usage du monde est un texte d’une grande richesse, dont on remarque qu’il a été
travaillé jusqu’à ce qu’il prenne la tournure voulue par l’auteur. Durant son récit, Nicolas
Bouvier dit plusieurs fois qu’il doit se mettre à écrire, à prendre des notes et qu’il n’y arrive
pas. Parfois, il ne s’en soucie pas trop, comme à Belgrade, au début du voyage : «Depuis que
la vie était devenue si divertissante j’avais le plus grand mal à me concentrer. Je prenais
quelques notes, comptais sur ma mémoire et regardais autour de moi » (page 32). La
découverte du pays l’occupe et la vie de voyage est très remplie. Il a souvent l’intention de s’y
mettre mais préfère parfois laisser son récit de côté pendant un certain temps. D’ailleurs il
avoue : «Jamais le travail n’est si séduisant que lorsqu’on est sur le point de s’y mettre»
(page 117). Nicolas Bouvier ne nous parle pas souvent de l’avance de son récit, mais on
trouve tout de même certains passages où il explique les difficultés et les découragements que
lui occasionne l’écriture, comme à Tabriz : « J’essayais d’écrire péniblement. (…) Je n’avais
ni liberté, ni souplesse ; l’envie seulement, et la panique pure et simple. Je déchirais et
recommençais vingt fois la même page sans parvenir à dépasser le point critique. Tout de
même, à force de me buter et de pousser j’obtenais parfois pour un petit moment le plaisir de
dire sans trop de raideur ce que j’avais pensé » (page 137). Il est très exigeant avec lui-même
et n’est satisfait que lorsqu’il a réussi à traduire sa pensée par les bons mots. « Les mots sont
un moyen d’expression extrêmement indigent, très insuffisant »25, dit-il dans un interview.
L’un des épisodes les plus terrible de L’Usage du monde survient lorsque le manuscrit que
Nicolas Bouvier a péniblement rédigé au cours de son voyage est jeté aux ordures par un
employé de leur hôtel. Les deux compagnons se trouvent à Quetta et passent la journée qui
suit à fouiller les ordures de la ville qui ne sont plus qu’un bourbier informe et nauséabond. Ils
ne retrouvent que l’enveloppe du manuscrit et des fragments de la première page. Nicolas
Bouvier est désespéré de voir son pénible travail des derniers mois parti en fumée. Non
seulement écrire lui demande beaucoup d’énergie, mais en plus il perd tout ce qu’il a rédigé à
Tabriz. L’Usage du monde a été écrit plusieurs années après le voyage de Nicolas Bouvier et
cette mésaventure a peut-être eu une influence. Dans Routes et Déroutes Nicolas Bouvier
commente cette perte avec philosophie : « Au lieu d’avoir une histoire j’en ai eu trois : j’ai
écrit ce texte, je l’ai perdu, ensuite j’ai écrit comment je l’avais perdu et finalement je l’ai
réécrit ». Toutefois, sur le moment, c’est un épisode très pénible pour lui. Nicolas Bouvier
entretient une relation difficile avec l’écriture, mais c’est aussi ce qui le fait écrire de façon si
merveilleuse.
Pour conclure, j’aimerais citer un extrait du texte de L’Usage du monde, écrit six ans après
tout le reste et qui est, je crois, le passage le plus dramatique de ce livre :
« Et puis, pourquoi s’obstiner à parler de ce voyage ? quel rapport avec ma vie présente ?
aucun, et je n’ai plus de présent. Les pages s’amoncellent, j’écorne un peu d’argent qu’on
m’a donné, je suis presque un mort pour ma femme qui est bien bonne de n’avoir pas encore
24
25
Plans fixes : Nicolas Bouvier
Plans fixes : Nicolas Bouvier
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mis la clé sous la porte. Je passe de la rêverie stérile à la panique, ne renonçant pas, n’en
pouvant plus, et refusant de rien entreprendre d’autre par peur de compromettre ce récit
fantôme qui me dévore sans engraisser, et dont certains me demandent parfois des nouvelles
avec une impatience où commence à percer la dérision. (…) Ce lieu désert qu’est devenu ma
tête, la silencieuse corrosion de la mémoire, cette distraction perpétuelle qui n’est attention à
rien d’autre (pas même à la plus ténue des voix intérieures), cette solitude imposée qui est un
mensonge, ces compagnies qui en sont d’autres, ce travail qui n’est plus du travail et ces
souvenirs qui ont séché sur pied comme si une malveillance toute puissante avait tranché
leurs racines, me coupant, moi, de tant de choses aimables » (page 338).
Nicolas Bouvier a commenté ce passage ainsi : « J’ai traversé une période de désespoir
parce que finalement, c’est un projet très immodeste de vouloir rendre compte des choses. Il y
a une telle disproportion entre cette ambition et les moyens dont on dispose qu’il faut payer
de sa personne jusqu’au moment où le sol se dérobe »26. Finalement, Nicolas Bouvier a un
peu la même approche de l’écriture que du voyage : pour les deux, il pense qu’il faut payer de
sa personne pour arriver à quelque chose. Le kilo de chair de Shylock est une réalité pour le
voyage aussi bien que pour l’écriture. Sauf que, dans le voyage, l’écrivain est plus passif
puisqu’il ne doit rien produire, mais subit les conditions du voyage. Dans l’écriture, il lui faut
retrouver les émotions intenses du voyage et les retranscrire en mots. C’est justement la
limitation du langage qui lui pose tant de problèmes. Quant à moi, je trouve que c’est à la
lecture de L’Usage du monde que j’ai trouvé l’écriture qui soit la plus proche de ce qui,
justement, est au-delà des mots.
Page d’un carnet de notes de Nicolas Bouvier
26
Dans Routes et Déroutes
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L’écriture d’Oasis interdites et de L’Usage du monde
Ces deux récits de voyages sont, comme je l’ai expliqué dans ce chapitre, écrits d’une manière
très différente. Ella Maillart cherche plutôt à raconter les faits et décrit ce qu’elle a vu tandis
que Nicolas Bouvier écrit les choses comme il les a vécues et donne une grande place à sa
subjectivité. Dans le contenu, on retrouve toutefois cette passion du voyage et surtout la
description d’un bonheur sans mélange. Malgré leur façon différente de l’exprimer, il me
semble que la base de ce sentiment est la même et que c’est aussi grâce à elle que ces deux
livres font rêver. Il y a une sorte d’extase dans le bonheur des deux voyageurs.
Les enjeux des deux livres me semblent aussi différents. Comme je l’ai déjà dit, Ella Maillart
écrit son récit afin de financer son prochain voyage. C’est le cas contraire pour Nicolas
Bouvier. Il ne repart pas en voyage parce qu’il veut écrire L’Usage du monde avant. Il sait
que s’il ne l’écrit pas à ce moment il ne va jamais l’écrire. L’écriture l’empêche pour un
temps de voyager tandis qu’elle permet à Ella Maillart de voyager.
Si on compare les deux titres, il paraît clair dès le départ que ces deux livres ont deux buts
différents. Oasis interdites est le lieu où se passe le voyage. C’est le récit d’un voyage
(exceptionnel) qui n’a pas d’autre but que de raconter une expérience de voyage. Si on lit
l’œuvre d’Ella Maillart cela peut nous donner une plus grande vue d’ensemble sur le sens du
voyage pour son auteure. L’Usage du monde a un but un peu différent. Ce titre peut paraître
très présomptueux à première vue, mais on remarque très vite qu’il est entièrement justifié. Ce
livre a une portée beaucoup plus générale que le simple récit d’un voyage. Nicolas Bouvier
nous montre une autre manière de voyager et d’appréhender le monde. Dans ses livres, Ella
Maillart raconte ses expériences de voyageuse tandis que le livre de Nicolas Bouvier est
plutôt une référence pour représenter une manière de voyager et de voir le monde.
.
- 33 -
Conclusion
Après avoir étudié ces deux livres, il me semble que le voyage a plusieurs facettes. J’ai
souvent parlé du bonheur des deux voyageurs à défaut de trouver un meilleur mot. J’ai suivi
ce fil rouge du bonheur, et cherché sa « recette » dans ces voyages. Il me semble qu’elle est
composée de milliers de petites choses qui s’unissent pour former un tout. On peut parler du
monde dans lequel le voyageur évolue, des réactions du voyageur lui-même et de sa passion
pour le voyage, des expériences vécues, de la force que peuvent prendre les choses dans
certaines conditions, bref de toutes ces parcelles qui contribuent au bonheur. Le bonheur n’a
pas de cause précise, comme le voyage n’a pas de but précis. C’est un ingrédient qui fait
partie intégrante de ces deux voyages. Il est pur et intense chez les deux voyageurs… Je
trouve qu’on pourrait même parler d’instants de plénitude. Il se manifeste aussi bien à travers
le voyage, l’amitié qui lie les voyageurs et l’écriture parfois vibrante des deux écrivains.
Ella Maillart et Nicolas Bouvier sont des voyageurs passionnés et passionnants. Aussi
différents soient-ils, on les associe souvent : à cause de leur origine suisse romande, de leur
amitié et de leur collaboration (préface d’Oasis interdites, La Vie immédiate), et parce que
tous deux sont des références pour le voyage. Nicolas Bouvier s’est toujours désigné comme
étant un écrivain-voyageur. Il trouvait chacun des deux termes trop restrictif pour définir ce
qu’il était. Quant à Ella Maillart, c’était une voyageuse, définie comme « la professionnelle
du voyage » par Peter Fleming et admirée par Nicolas Bouvier qui tire cette conclusion
qu’« on a souvent plus de profit à lire les voyageurs qui écrivent que les écrivains qui
voyagent »27. On trouve chez Ella Maillart une grande modestie : elle est par exemple
persuadée de n’être douée, ni pour la photo, ni pour l’écriture. Cela montre aussi l’exigence
qu’elle a envers elle-même. Elle a fait ses voyages pour elle-même, sans l’ambition de vouloir
éblouir ni impressionner quiconque.
J’ai beaucoup aimé découvrir le récit d’Ella Maillart et me replonger dans L’Usage du monde.
Le travail n’a pas toujours été facile, mais il m’est souvent arrivé de trouver une bouffée d’air
frais bienvenue en découvrant quelques mots bien tournés ou un passage inattendu dans l’un
de ces livres, qui sont tous deux parsemés de petits riens auxquels on ne reste pas insensible.
J’ai pu approfondir un sujet qui m’intéressait énormément, et ce travail m’a permis d’avoir
une meilleure connaissance de ces deux œuvres et m’a donné envie de lire d’autres de leurs
ouvrages. Souvent, après avoir beaucoup travaillé sur un sujet, la motivation s’épuise et c’est
un soulagement de finir ; mais ces deux voyageurs et leurs livres ne m’ont de loin pas
découragée et je me réjouis d’avance d’en lire plus à leur propos.
Pour finir avec une dernière impression du voyage, ces quelques lignes de Nicolas Bouvier :
« Adossé contre une colline, on regarde les étoiles, les mouvements vagues de la terre qui
s’en va vers le Caucase, les yeux phosphorescents des renards. Le temps passe en thés
brûlants, en propos rares, en cigarettes, puis l’aube se lève, s’étend, les cailles et les perdrix
s’en mêlent… et on s’empresse de couler cet instant souverain comme un corps mort au fond
de sa mémoire, où on ira le rechercher un jour. On s’étire, on fait quelques pas, pesant moins
d’un kilo, et le mot ″bonheur″ paraît bien maigre en particulier pour décrire ce qui vous
arrive »28.
27
28
Dans la préface de Nicolas Bouvier pour Oasis interdites
L’Usage du monde (page 104)
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Références
Bibliographie :
BOUVIER (Nicolas). - L’Usage du monde. Payot/Voyageurs, No 100
Paris : Payot, 1992. –Petite Bibliothèque
BOUVIER (Nicolas). - Routes et Déroutes : entretiens avec Irène Lichtenstein-Fall. –
Genève : Metropolis, 1992.
BOUVIER (Nicolas). - Le hibou et la baleine. – Genève : Zoé, 1993.
Livre d’images et de texte.
BOUVIER (Nicolas). - L’œil du voyageur. – Paris : Hoëbeke, 2001.
Photos réalisées par Nicolas Bouvier pendant son voyage de trois ans (principalement ce qui
est raconté dans L’Usage du monde)
MAILLART (Ella). - Oasis interdites : De Pékin au Cachemire. Une femme à travers l’Asie
centrale en 1935. – Paris : Payot et Rivages, 2002. – Petite Bibliothèque Payot/Voyageurs,
No175
MAILLART (Ella). - Croisières et caravanes. – Paris : Payot et Rivages, 2001. –Petite
Bibliothèque Payot/Voyageurs, No 247
Résumé autobiographique de tous les voyages qu’Ella Maillart a réalisés.
MAILLART (Ella). - La Vie immédiate. –Lausanne : 24heures, 1991.
Photos d’Ella Maillart réalisées au cours de ses voyages et textes de Nicolas Bouvier
VERNET (Thierry). – Thierry Vernet. – Chexbres : Galerie Plexus, 1989
Peintures de Thierry Vernet
Filmographie :
NICOLAS BOUVIER : Écrivain/voyageur. –Suisse, Carouge : Plans-fixes, 05.03.1996
NICOLAS BOUVIER : 1929-1998, Confidentiel. – Suisse : TSR2, 1999
ELLA MAILLART et ses itinéraires. –Suisse, Chandolin : Plans-fixes, 21.06.1984
LES YEUX D’ELLA MAILLART, Viva : –Suisse : TSR, 1997
Discographie :
MAILLART (Ella). – CD : Cette réalité que j’ai pourchassée. – Genève : Radio Suisse
Romande et Zoé, 2003
Extraits de plusieurs interviews radiophoniques d’Ella Maillart.
BOUVIER (Nicolas). - CD : Poussières et musiques du monde. – Genève : association
« Regards du monde »
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Sources des images
Page de titre : Photographie d’Ella Maillart : Descente du col de Djengart, Khirgizie, 1932.
(www.elysee.ch/expos/expo66.html)
Portrait d’Ella Maillart (page 3) (http://membres.lycos.fr/chuchote/cheval/av_maillart.html)
Portrait de Nicolas Bouvier (page 4) : Tiré de « L’œil du voyageur »
Carte (page 5) : tirée de « La Vie immédiate »
Photographie d’Ella Maillart : Peter Fleming. (page 7) (www.ellamaillart.ch)
Nicolas Bouvier et Thierry Vernet (page 10) : tiré de « L’œil du voyageur »
Photographie d’Ella Maillart (page 19) : carte postale, Fonds photographique Ella Maillart,
Musée de l’Elysée, Lausanne.
Photographie de Nicolas Bouvier (page 19) : tiré de « L’œil du voyageur »
Carnet de notes de Nicolas Bouvier (page 32) : tiré de « Le hiboux et la baleine »
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