Arts de la rue et dispositifs théâtraux hors cadre

Transcription

Arts de la rue et dispositifs théâtraux hors cadre
mement
>
Arts de la rue
et dispositifs
théâtraux hors cadre :
quel rapport
à la théâtralité ?
Synthèses du focus organisé le mardi 23 octobre 2012
avec les interventions de Mathilde Marcel
(Arts de la rue : théâtralités en jeu) et d’Anyssa
Kapelusz (Le spectateur-joueur : du franchissement
de la « rampe » comme mise en jeu du théâtre)
#9 • septembre 2013 • recherche
Arts de la rue :
théâtralités en jeu
Mathilde Marcel*
Arts de la rue : inventaire et nuancier est le titre (tout au moins provisoire) de notre étude. Nous proposons de dépeindre le mouvement des arts de la rue en nous appuyant sur cinq éléments constitutifs :
l’espace public, le clivage réalité-fiction, le spectateur, le processus de création et la théâtralité.
Les arts de la rue sont « méconnus, inclassables, donc mal classés dans la culture et les médias,
dotés de moyens limités, en dépit d’un réseau de lieux très dynamiques » 1. Les propos de Claudine
Dussollier 2 indiquent que malgré leur grande visibilité 3, les arts de la rue souffrent d’un manque
de lisibilité. Notre étude veut s’inscrire dans le processus visant à rendre le secteur des arts de la
rue plus lisible. Vouloir établir une définition (stricto sensu) serait trop ambitieux et sans doute illusoire. Aucune définition ne saurait rendre compte avec justesse de la complexité des arts de la rue.
Les artistes de rue s’appliquent à dépasser les cadres et les définitions.
Cependant, la question de la définition sera au cœur de notre recherche.
est doctorante en Arts du
Comment définir les arts de la rue ?
spectacle à l’université
*
Les arts de la rue sont pluriels, ce qui entrave toute définition. Ils sont multidisciplinaires. Les artistes de rue utilisent un, deux voire trois (rarement
plus) langages artistiques (théâtre, danse, cirque, cinéma/vidéo, etc) et les
« redéploient dans l’espace public » 4. En raison de leur multidisciplinarité,
les arts de la rue sont souvent relégués au rang de « sous genre », avec
toutes les connotations que cela implique. Il est intéressant de souligner,
que malgré les nombreuses disciplines que les artistes de rue mettent en
jeu, les arts de la rue sont perçus comme un « sous genre théâtral ».
Paul Valéry, Montpellier
III. Au sein de l’unité
de recherche RIRRA 21Représenter, inventer la
réalité, du romantisme à
l’aube du XXI ème siècle,
elle prépare, sous la
direction de Gérard Lieber,
une thèse intitulée, Les
Arts de la rue: inventaire et
nuancier.
1 DUSSOLLIER Claudine, Grand fictionnaire du théâtre de la rue et des boniments contemporains, coll. Carnets de rue, Montpellier, Éditions
L’Entretemps, 2011 (deuxième de couverture).
2 Claudine Dussollier dirige la collection Carnets de rue dédiée aux écritures scéniques, aux espaces et aux publics, pour les éditions
L’Entretemps.
3 L’enquête de 2008 sur les pratiques culturelles des Français à l’ère numérique « révèle que 62% des Français de plus de 15 ans ont assisté au
moins une fois dans leur vie à un spectacle de rue et 34% au cours des 12 derniers mois. » GONON Anne, Les publics des spectacles de rue et
du cirque, exploitation des résultats de l’enquête sur les pratiques culturelles des Français à l’ère numérique, (e-édition) Memento, Paris, Hors les
Murs, octobre 2011.
4 DUSSOLLIER Claudine, op.cit.
2 #9 / septembre 2013 / recherche
A la fin des années soixante, le secteur artistique constate l’échec de la politique de démocratisation
culturelle menée. L’enquête sociologique réalisée par Janine Larrue en 1967 sur le public du festival
d’Avignon révèle que celui-ci est composé de seulement 1 % d’ouvriers. La même année, André de
Baecque publie un livre dans lequel il souligne l’échec des Maisons de la Culture. Les artistes décident
d’aller à la rencontre du (non) public, dans la rue. Portés par les évènements de mai 1968, les artistes (comédiens et metteur en scène sont les chefs de files mais ils ne sont pas seuls) décident de se
produire hors des lieux pré-affectés et initient une nouvelle politique culturelle. « Les évènements
de 68 ont vu se multiplier ce genre de sorties dans les usines et les universités en grève. Après coup
les planches mobiles verront fleurir des pièces en prise directe avec l’actualité et les préoccupations
du public. » 5 Les artistes de rue s’inscrivent dans cette lignée. Dès lors, leurs spectacles sont rangés
dans la (sous) catégorie théâtre de rue. Alors qu’ils remettent en cause (voire rejettent) le théâtre en
pratiquant l’abandon du bâtiment, de l’espace théâtral, des textes et des codes théâtraux, un lien avec
le théâtre est paradoxalement maintenu via cette appellation.
Le début des années quatre-vingt-dix marque le temps de la reconnaissance du secteur artistique par
l’État et un changement de dénomination. En 1993, le centre national de ressources des arts de la rue,
HorsLesMurs, est créé. Des subventions spécifiques sont également inventées. En 1997, la Fédération
des arts de la rue est fondée par les professionnels et devient un interlocuteur privilégié des institutions. On parle désormais des « arts de la rue ». Cette désignation a l’avantage de ne pas être limitative
et de mettre en valeur la pluralité et la multidisciplinarité des formes spectaculaires de rue.
Le terme de « théâtre de rue » renvoie à un genre spécifique dans le secteur des arts de la rue,
(26% des compagnies revendiquent leur appartenance au genre théâtre de rue) 6. Mais, aujourd’hui
encore les termes « arts de la rue » subissent un glissement sémantique vers ceux de « théâtre de
rue ». Certains artistes, notamment ceux qui ont commencé à travailler dans l’espace public dans les
années quatre-vingt, se revendiquent de cette appellation : Cathy Avram de Générik Vapeur, Barthélémy Bompard de Kumulus 7. Ce glissement sémantique vers le mot théâtre de rue est-il seulement
comme le précise Philippe Chaudoir, dans La Ville en scènes – Discours et figures de l’espace public à
travers les “Arts de la Rue” « une catégorie de métonymie, la synecdoque, comme une voile désignant
un navire » 8 ou la résurgence d’un lien plus profond ?
Notre expérience de spectatrice nous a permis de constater que les spectacles d’arts de la rue possédaient une dimension théâtrale. Les propos de Charlotte Granger, nous confortent dans notre idée :
« [les arts de la rue] restent fortement, sinon ancrés dans le théâtre lui-même, tout au moins déterminés par la dimension théâtrale » 9. L’expression « dimension théâtrale » nous renvoie au concept de
théâtralité sur lequel il faut nous arrêter un instant.
Théâtralité : « Caractère de ce qui se prête adéquatement à la représentation scénique. Au sens le plus
large, la théâtralité se localise dans toutes les composantes de l’activité théâtrale et en premier lieu
dans le texte. » 10 Cette définition extraite du Dictionnaire encyclopédique du théâtre de Michel Corvin
indique que le concept de théâtralité est relatif au théâtre et notamment à sa réalité scénique. En
5 GABER, Floriane, Comment ça commença, les arts de la rue dans le contexte des années soixante-dix, Paris, Editions ici et là, 2009, p23.
6 Via sa base de données, HorsLesMurs, permet aux compagnies de rue et de cirque d’être répertoriées et de s’identifier artistiquement. Les
compagnies choisissent le ou les disciplines dans lesquelles elles veulent être classées.
7 M M : Vous préférez employer les termes « arts de la rue » ou « arts dans l’espace public » ?
Barthélémy Bompard : Je parle de théâtre de rue.
M M : Quels termes employez-vous pour désigner votre art ?
Cathy Avram : Je dis « théâtre de rue ».
MARCEL, Mathilde, Arts de la rue : inventaire et nuancier, recherche en cours depuis 2009 à l’université Paul Valéry Montpellier III, sous la
direction de Gérard Lieber, annexes-entretiens.
8 CHAUDOIR, Philippe, La Ville en scènes – Discours et figures de l’espace public à travers les “Arts de la Rue”, Paris, L’Harmattan, 2000, 318 p.
9 FREYDEFONT, Marcel, GRANGER, Charlotte (dir), Le Théâtre de rue : un théâtre d’échange, Louvain-la-Neuve, Etudes Théâtrales, n°41, 2008,
p27.
10 PIEMME, Jean-Marie, Dictionnaire encyclopédique du théâtre de Michel Corvin, Paris, Larousse-Bordas, édition 1998, p1614.
#9 / septembre 2013 / recherche 3
Arts de la rue et dispositifs théâtraux hors cadre : quel rapport à la théâtralité ?
effet, « historiquement “la théâtralité” participe d’une volonté de démarquage du théâtre par rapport
à la “littérature”, à savoir la nécessité de dégager une forme propre irréductible au discours littéraire,
cette discrimination (explicable en fait) se jouant à l’intérieur même de la pratique théâtrale. » 11 Au vu
de ce fait historique, il est intéressant de souligner que malgré tout, le texte reste un signe de théâtralité. Laure Fernandez constate « [qu’a]près avoir accompagné la volonté au théâtre de se distinguer de
la littérature et du cinéma dans la première moitié du XXème siècle, c’est à nouveau dans un contexte de
tentative d’autonomisation des arts que la notion de théâtralité resurgit. »12 Plus loin, elle ajoute : « [la
théâtralité] ne saurait dès lors (…) se libérer de la question du genre ».13
C’est donc naturellement que la notion de théâtralité prend une place importante dans notre recherche
sur le genre des arts de la rue. Elle nous intéresse d’autant plus qu’elle n’appartient pas seulement au
champ théâtral. « Evreinov14 affirm[e], dès ses origines, le caractère paradoxal de la théâtralité, dont
le propre est, malgré son indétermination apparente, d’osciller constamment entre ces deux extrêmes : celui de définir une spécificité du théâtre et celui
d’éclairer des pratiques, formes, manifestations qui lui
sont extérieures. »15 Evreinov pense la théâtralité comme
une donnée pré-esthétique. Il l’inscrit « à l’origine, au
fondement de toutes les pratiques esthétiques comme
un des aspects primordiaux de la pratique humaine en
général »16. Cette vision a permis d’ouvrir la notion de
théâtralité à d’autres champs théoriques (artistiques ou
non). Les théories d’Evreinov trouveront un écho notamment chez les sociologues interactionnels nord-américains tel qu’Erving Goffman, (auteur de La mise en scène
du quotidien17). « Après avoir été utilisée par d’autres champs théoriques et être devenue la modalité
d’une idée de théâtre hors du théâtre, la théâtralité ne peut plus se penser en vase clos. »18
Des ouvrages comme celui de Michèle Fébvre, Danse contemporaine et théâtralité,19 le prouvent. Le
concept de théâtralité s’avère être « un outil pour décrire tant la modernité que le régime de l’interartialité » 20. La théâtralité se révèle être un outil intéressant pour décrire et analyser le mouvement
des arts de la rue. Pour apporter des éléments de réponse à la question qui nous était posée, à savoir
« Arts de la rue et dispositifs théâtraux hors cadre : quel rapport à la théâtralité ? », nous avons choisi
de décrire trois espèces d’espaces, de spectacles et de spectateurs : Le bonheur est dans le chant des
Grooms, Waterlitz de la compagnie Générik Vapeur et Shûten de la compagnie P2BYM.
Il est intéressant
de constater que c’est
par le biais de l’écriture
que certains artistes
de rue redécouvrent
leur héritage théâtral.
Le bonheur est dans le chant : adaptation d’un genre théâtral
Ne pouvant ignorer l’affirmation de Jean-Marie Piemme selon laquelle le texte est le lieu de la théâtralité 21, nous avons choisi de prendre pour exemple le spectacle Le bonheur est dans le chant des
Grooms. La compagnie, les Grooms, est une fanfare théâtrale. Elle a été créée par Jacques Livchine,
pionnier des arts de la rue, en 1984. A l’origine, Jacques Livchine œuvrait dans les théâtres. Il n’a
11 JACHYMIAK Jean, « Sur la théâtralité » in Littérature/Science/Idéologie, n°2, Paris, 1972, pp49-58, p49, cité par FERNANDEZ Laure, Cadre et
Ecarts : un théâtre hors du théâtre, de la théâtralité dans les arts visuels/1960-2010, thèse présentée pour l’obtention d’un doctorat en études
théâtrales, sous la direction de Marie-Madeleine Mervant Roux, Sorbonne Nouvelle-Paris 3, 2007, p 36.
12 FERNANDEZ Laure, op.cit, p 51. Dans les années cinquante-soixante, on se sert de la notion de théâtralité pour distinguer le théâtre des
autres arts : danse, performance.
13 ibid, p 68.
14 Nikolai Evreinov (1879-1953) est un auteur dramatique, scénariste, metteur en scène, réalisateur et historien du théâtre, russe. Il est l’un des
premiers praticiens à développer une réflexion spécifique sur la notion de théâtralité. Cité par FERNANDEZ Laure, op cit, p 39.
15 idem, p 49.
16 JACHYMIAK Jean, « Sur la théâtralité » in Littérature/Science/Idéologie, n°2, Paris, 1972, pp49-58, p52, cité par FERNANDEZ Laure, op cit, p 78.
17GOFFMAN, Erving, La mise en scène du quotidien. La présentation de soi, Paris, Editions de Minuit, 1973.
18 FERNANDEZ Laure, op.cit, p 99.
19 FÉBVRE Michèle, Danse contemporaine et théâtralité, Paris, Chiron, 1995.
20 FERNANDEZ Laure, op cit, p 117.
21 PIEMME Jean-Marie, op.cit, p1614.
4 #9 / septembre 2013 / recherche
jamais rejeté ou nié cette filiation. Le Théâtre de l’Unité, compagnie qu’il dirige avec Hervée de Lafond,
se produit dans l’espace public et dans les théâtres. Jusqu’aux années 2000, ce positionnement faisait
figure d’exception dans les arts de la rue. « Dès sa naissance, le groupe travaille sur un rapport très
proche entre la musique et la présence théâtrale ainsi que sur un répertoire visant l’éclectisme et le
décalage entre les musiques savantes et populaires. » 22
« Depuis 1998, Les Grooms [s’intéressent aux rapports entre l’opéra et la rue]. Ils ont commencé par
reprendre des œuvres du répertoire en les présentant en extérieur (La flûte en chantier) puis ils ont
transposé des scènes d’opéra dans l’espace urbain. [En 2010, ils ont voulu créer] leur propre opéra :
une création complète avec un texte et de la musique originale. » 23
En 2010, les Grooms ont demandé à Eugène Durif, un auteur de théâtre reconnu, qui a collaboré avec
de nombreuses compagnies de rue et qui a écrit des textes de chansons pour des spectacles ou des
opérettes, d’imaginer un opéra de rue.
Par rejet du théâtre, les artistes de rue ont [longtemps] nié le texte et l’écriture dans la réalisation de
leurs spectacles. Les artistes de rue assument de plus en plus leur statut d’auteur ; ils enregistrent
leurs textes à la SACD (société des auteurs et compositeurs dramatiques). Un petit nombre met en rue
des classiques et commande des textes à des auteurs contemporains. Il est intéressant de constater
que c’est par le biais de l’écriture que certains artistes de rue redécouvrent leur héritage théâtral. La
théâtralité est-elle présente « dès le premier germe écrit d’une œuvre » 24 ? Est-elle, comme l’affirmait
Roland Barthes, une donnée de création ?
« Naturellement, la théâtralité doit être présente dès le premier germe écrit d’une œuvre. Elle est une
donnée de création, non de réalisation. Il n’y a pas de théâtre sans théâtralité dévorante, chez Eschyle,
chez Shakespeare, chez Brecht, le texte écrit est d’avance emporté par l’extériorité des corps, des
objets, des situations ; la parole fuse aussitôt en substance. » 25
Eugène Durif a écrit pour les Grooms, Le bonheur est dans le chant, un texte de 80 pages. La musique a été composée par Antoine Rousset et Serge Serafini. Dans l’espace public, la représentation
est soumise à des contraintes spatiales et environnementales. Pour répondre à ces contraintes, les
Grooms ont allégé et aéré le texte 26.
Il est presque 17 heures lorsque nous arrivons au square Soubrane, sur l’île Saint Laurent à Chalon-surSaône 27. L’aire de jeu est déjà bondée. Nous nous frayons un passage. Une scène en bois d’environ trois
mètres sur deux, est érigée. Une banderole, sur laquelle est inscrite « Journée du bonheur » surplombe
cette dernière. Nous nous asseyons à proximité de la scène pour pouvoir profiter pleinement du spectacle. Nous patientons. Les musiciens et les comédiens rejoignent la scène, non sans mal. L’ambitieuse
maire adjointe à l’urbanisme, au développement local et durable et son assistante, la brave Nadia, nous
expliquent que cette année le traditionnel concours de balcons fleuris a été remplacé par « la journée du
bonheur ». Au cours de la journée, le niveau de bonheur des habitants sera évalué avec à la clé une possible attribution du label « ville heureuse ». Mme la maire adjointe nous présente le rayonnant M. Swani 28,
représentant du Bouthan, pays créateur de l’indice de Bonheur National Brut (BNB). Celui-ci s’empresse
de nous questionner : qui est profondément heureux ? Quelques spectateurs, qui n’ont pas levé la main,
22 Dossier de presse du Bonheur est dans le chant.
23 idem
24 BARTHES, Roland, « Le théâtre de Baudelaire », Essais critiques, Paris, Seuil, 1964, p 41 (Report de référence : PLASSARD Didier, « L’entre
deux du théâtral et du performatif », in Théâtre Public, « Des théâtres de papier : quelques remarques sur l’écriture théâtrale contemporaine »,
numéro 205, Gennevilliers, 2013, p 67.)
25 idem
26 Dans le texte original, le préambule était beaucoup plus dense ; il a été réduit au strict minimum. Des personnages ont été supprimés. Ces
suppressions ont été réalisées pour que le texte soit en adéquation avec l’équipe artistique constituée pour l’occasion. Les tirades trop longues
ont été découpées et redistribuées. Des moments d’improvisations ont été aménagés, inscrits dans le texte.
27 Nous avons vu le spectacle le Bonheur est dans le chant à Chalon-sur-Saône dans le cadre du festival Chalon dans la rue, le 21 juillet 2011.
28 Le rôle de M. Swani est tenu par Pierre Samuel, un comédien connu notamment pour ses interventions dans l’émission « action discrète »,
diffusée sur Canal +. Les Grooms l’ont notamment engagé pour ses talents d’improvisateur.
#9 / septembre 2013 / recherche 5
Arts de la rue et dispositifs théâtraux hors cadre : quel rapport à la théâtralité ?
sont pris à partie. Que manque-t-il à votre bonheur ? Après quelques boutades, il se tourne vers un homme
d’une cinquantaine d’années qui, nous le comprenons après quelques instants, fait partie de la troupe. Il est
professeur de philosophie (donc potentiellement dépressif et ennuyeux) et sa vie semble être une succession de drames, (sa femme l’a quitté pour le professeur d’éducation physique, son chien est mort, etc).
Il est intéressant de constater que l’improvisation décrite ci-dessus est inscrite dans le texte :
Swani: avant d’aller à la rencontre de la population je propose de faire une mesure préalable de votre IBU… (impro) 29
Elle permet d’intégrer les spectateurs au spectacle. Les spectateurs sont questionnés et s’approprient
le questionnement. Une réponse est attendue mais le spectacle n’en dépend pas. Pour remonter le
moral du professeur de philosophie (et pour notre plus grand plaisir), M. Swani, accompagné par la
fanfare, « improvise » une chanson. Puis il nous propose d’aller à la rencontre des chalonnais pour
évaluer leur niveau de bonheur. Les comédiens et les musiciens fendent la foule, qui se lance à leur
suite. Nous sommes désormais à l’arrière du cortège et nous y resterons malgré nos efforts pour
gagner quelques places. Le bonheur est dans le chant est une déambulation. Cette forme est propre
aux arts dans l’espace public. L’un de nos exemples se devait d’avoir cette forme. M. Swani frappe aux
portes des chalonnais. Un jeune homme se penche par la fenêtre. Il porte une perruque de rasta(farien).
Il exprime sa joie à travers une chanson aux sonorités reggae :
« oui, oui, oui, trop heureux
on peut pas faire mieux
tout me réussit
trop trop du tout cuit (...)31 »
Un coup de klaxon retentit. « Autant que le visible, l’audible crée l’espace théâtral. Il structure la
perception théâtrale visuelle. » 32 Un 4x4 veut passer. Nous encombrons la rue. Mme la maire adjointe
fait appel au bon sens du conducteur, en vain :
« [Le conducteur] :
le premier qui raye
mon quat quat je le tue
le dézingue le déblaye.
çui là il est foutu
j’lui fais bouffer ses dents
qu’il ose l’outrecuidant » 33
Nous nous écartons pour laisser passer le chauffeur furibond. Au cours de la déambulation, nous
plongeons progressivement dans l’univers de l’opérette. Les dialogues sont d’abord ponctués par de la
musique et des chansons, puis sont eux-mêmes chantés. Le bonheur est dans le chant est une opérette
de rue pour une fanfare et quatre chanteurs 34.
L’adjointe : Ah, monsieur Lapilou,
(la foule scande Lapilou, Lapilou, lui a l’air particulièrement excédé, début musique)
Monsieur Lapilou, nous avons une bonne
nouvelle à vous annoncer !
29 DURIF, Eugène, Le bonheur est dans le chant, texte non édité, p 4. (version remaniée par les grooms)
30 Le spectacle est rythmé par l’intervention de «barons» : comédiens qui se font passer pour des habitants ou des spectateurs. On dénombre
au total cinq barons, certains comme le prof de philo interviendront plusieurs fois.
31 DURIF, Eugène, op.cit, p 12.
32 FINTER, Helga, « L’entre deux du théâtral et du performatif », in Théâtre Public, « Les corps de l’audible : théâtralités de la voix sur scène»,
numéro 205, Gennevilliers, 2013, p 47.
33 DURIF, Eugène, op.cit, p 8.
34 Certains comédiens/chanteurs jouent plusieurs rôles.
6 #9 / septembre 2013 / recherche
Madame Lapilou (Début du chant) : Non, ce n’est pas Lapilou
L’homme : Non, je ne suis pas Lapilou.
L’adjointe : Vous n’êtes pas Lapilou !
L’homme : Non, je ne suis pas lapilou
L’adjointe : Où donc est Lapilou ?35
Nous entrons dans l’intimité des Lapilou. Madame Lapilou, enveloppée dans un peignoir rose, paraît à
la fenêtre. Elle ne semble pas très disposée à répondre à nos questions. Monsieur Lapilou n’est pas là.
Mais Madame Lapilou n’est pas seule. Les Grooms explorent ici la verticalité de l’espace public. Ils s’invitent chez l’habitant et font de leurs balcons et de leurs fenêtres de véritables espaces de jeu. Même
en étant à l’arrière de l’espace spectatoriel, nous profitons pleinement des scènes jouées en hauteur.
Les Grooms intègrent l’espace dans lequel se déroule la déambulation. La masse spectatorielle semble
avoir augmenté au cours du spectacle. Les scènes jouées à même le pavé sont de moins en moins
visibles et audibles. Lors de la scène finale nous n’entendons que la rumeur qui parcourt le public : une
chorale 36 a rejoint les Grooms ; une participation qui a été remarquée et appréciée par les chalonnais37.
L’intégration de la chorale locale participe à l’intégration du public, à son adhésion au spectacle.
Le bonheur est dans le chant est une adaptation d’un
genre théâtral, l’opéra, dans l’espace public. Avec
ce spectacle, nous découvrons ou redécouvrons le
genre de l’opéra – opérette. Cette création originale
et inédite donne de la voix. Les performances vocales
sont aux rendez-vous. Elles portent avec légèreté la
parole théâtrale en place publique et entraînent les
spectateurs. Au rythme de « la valse du Bhoutan »,
nous nous mettons en quête du bonheur.
Si le texte est le lieu de la théâtralité, il n’est pas le
seul. C’est ce que semble indiquer les propos de
Josette Féral : « La théâtralité est (…) le résultat d’une dynamique perceptive, celle du regard qui lie
un regardé (sujet ou objet) et un regardant. » 38 Elle résulte d’une opposition entre deux espaces, qui
peut se réduire à deux corps, deux regards. La théâtralité pose (indirectement) la question de l’espace
au centre duquel est placé la relation de l’acteur et du spectateur. « Ce rapport peut être autant l’initiative d’un acteur qui manifeste son intention de jeu que celle d’un spectateur qui transforme de sa
propre initiative l’autre en objet spectaculaire. » 39
L’Omni s’impose
dans le paysage urbain.
Il tend les bras à la ville.
On ne peut pas le
manquer. Il attise la
curiosité. Il annonce qu’un
évènement va avoir lieu.
Waterlitz de Générik Vapeur : une théâtralité à l’échelle de la ville
Pour mettre en évidence la théâtralité de l’espace spectaculaire de rue, nous allons nous pencher sur
le dispositif hors norme de Waterlitz de Générik Vapeur. La compagnie Générik Vapeur a été fondée en
1984 par Cathy Avram et Pierre Berthelot. Installée à Marseille depuis 1986, elle réside actuellement
à la Cité des arts de la rue40. Le réseau Zone Européenne de Projet Artistique (ZEPA) a choisi Générik
Vapeur pour écrire un spectacle inspiré des neuf villes qui constituent le réseau. ZEPA vise le développement des arts de la rue dans l’euro-région couvrant le sud de l’Angleterre et le nord de la France. Ce
35 DURIF, Eugène, op.cit, p 16.
36 La chorale Musique/Pluriel a participé au final du spectacle.
37 BRETAUDEAU, Nicolas, « Un opéra de rue qui invite au bonheur », IN Le journal de Saône et Loire, dimanche 24 juillet 2011, p.8-9.
38 FÉRAL, Josette, Théories et pratiques du théâtre: au-delà des limites, Montpellier, L’Entretemps, 2011, p 102.
39 FÉRAL, Josette, op cit, p103.
40 La Cité des Arts de la Rue est un territoire d’expérimentation et de développement local et international des arts de la rue, situé à Marseille.
http://www.lacitedesartsdelarue.net/spip.php?rubrique11
#9 / septembre 2013 / recherche 7
Arts de la rue et dispositifs théâtraux hors cadre : quel rapport à la théâtralité ?
projet européen rassemble cinq villes anglaises et quatre villes françaises 41 : Brighton, Southampton,
Winchester, Great Yarmouth, Loos-en-Gohelle, Amiens, Sotteville-lès-Rouen, Béthune et Brest.
Debout, au cœur de la Cité des arts de la rue, l’Omni 42, idéal X, tutoie les tours des quartiers nord de
Marseille qui deviennent autant de géants endormis. L’Omni est un géant d’acier. Il est composé de huit
containers 43. Il mesure 20 mètres et pèse 25 tonnes. « Habillée sous la figure d’un géant, cette performance est l’œuvre d’un “formant” 44 unique, la taille. (…) Il redistribue structurellement les formants de
tout l’espace qui l’environne. » 45
L’Omni s’impose dans le paysage urbain. Il tend les bras à la ville. On ne peut pas le manquer. Il attise
la curiosité. Il annonce qu’un évènement va avoir lieu. Autour de lui, un espace spectaculaire se définit.
Le géant semble inerte, mais un périmètre de sécurité a été mis en place. Courons-nous un danger ?
Devons-nous fuir ? L’Omni est une œuvre plastique qui véhicule un imaginaire important.
« Après tout, une des plus vieilles utopies que les hommes se sont racontés à eux-mêmes, n’est-ce
pas le rêve de corps immenses, démesurés, qui dévoreraient l’espace et maîtriseraient le monde ?
C’est la vieille utopie des géants, qu’on trouve au cœur de tant de légendes, en Europe, en Afrique, en
Océanie, en Asie ; cette vieille légende qui a si longtemps nourri l’imagination occidentale de Prométhée à Gulliver. » 46 Selon Michel Foucault, la figure du géant est une rêverie, une utopie dont le sujet
est le corps. L’homme se rêve différent. Il idéalise son corps ; il rêve d’un idéal X. « Le géant permute
les significations et les métamorphoses, l’ici et maintenant n’est ni un ailleurs ni un passé ou un futur.
Utopie et uchronie s’exposent non pas tant comme la mise en espace d’une société idéale mais, selon
la proposition de Louis Marin 47 comme une critique du présent. 48 »
De Rabelais à Voltaire, la figure du géant a permis des critiques indirectes de la société. Les matériaux, qui constituent l’Omni, nous renvoient à une imagerie plus contemporaine. Il rappelle les héros
métalliques des films des années cinquante : Tobor 49, Ro-man 50, Gort 51. Qui est l’Omni ? D’où vient-il ?
Est-il comme Tobor le fruit de la science ? Ou vient-il d’une autre planète, comme Gort ? Ses intentions
sont-elles aussi pacifistes que celles du géant, Léonard, de la compagnie Royal de Luxe ? Sa taille et
son contexte de création rendent la comparaison avec le géant de Royal de Luxe inévitable. Waterlitz
signerait-il le grand retour des performances artistiques monumentales ? 52
Derniers réglages ! L’équipe artistique de Générik Vapeur s’affaire autour de l’Omni 53. La nuit commence à
tomber. Le public est majoritairement composé d’artistes et de personnes travaillant dans le milieu artistique, mais des habitants des tours voisines sont également présents. Il commence à pleuvoir. Nous nous
abritons comme nous pouvons (parapluie, capuche, etc), en espérant que le spectacle aura quand même
lieu. Nous faisons le choix (stratégique) d’une position de repli : nous nous asseyons à quelques mètres, face
à l’Omni, sur le plateau du semi-remorque sur lequel est posé la régie son et lumière. Les spectateurs les
41 Dans chacune de ces villes un projet est développé autour des arts de la rue. Sotteville-lès-Rouen et Brest abritent des Centres Nationaux des
Arts de la Rue (CNAR). Amiens, Brighton, Southampton, Winchester, Great Yarmouth et Béthune accueillent des festivals dédiés aux arts de la
rue.
42 L’Omni a été créé dans les ateliers de Sud Side. Les membres de Sud Side se sont spécialisés dans la conception et la réalisation de
structures scénographiques et de décors. Sud Side est installé dans la cité des arts de la rue à Marseille. L’Omni a fait l’objet d’une présentation
en décembre 2011.
43 Le container est choisi comme signe de l’industrialisation et de la mondialisation des échanges. Pendant, trois mois, Cathy Avram et Pierre
Berthelot ont travaillé sur l’objet container. Comment créer un projet artistique autour du container ? Comment poétiser un container ?
44 OSTROWETSKY, Sylvia, « Suite sur la puissance des dispositifs spatiaux », in Figures architecturales, formes urbaines, Pellegrino, Anthropos,
1994.
45 (A propos du géant de Royal de Luxe) MAROUF, Nadir (dir.), Pour une sociologie de la forme, Mélanges Silvia Ostrowetsky, Paris, Université de
Picardie CEFRESS et L’Harmattan, 1999, p 37.
46 FOUCAULT, Michel, Le corps utopique, les hétérotopies, Nouvelles Editions Lignes, 2009, p 15
47 MARIN Louis, Utopiques Jeux d’espaces, Paris Minuit, 1973. (Report de référence : MAROUF, Nadir (dir.), op.cit, p 19.)
48 idem
49 SHOLEN, Lee, Tobor the great, 1h17, Noir et blanc, 35mm. Mono, 1954, Etats-Unis.
50 TUCKER, Phil, Robot Monster, 66 minutes, Noir et blanc, 1953, Etats-Unis.
51 WISE, Robert, Le jour où la terre s’arrêta (The day the earth stood), 1h28, Noir et Blanc, 1952, Etat Unis.
52 SICHAN, Stéphan, « Les jeudis du port : «Waterlitz» un monument des arts de la rue », in Le Télégramme, 23 août 2012.
53 Nous avons assisté à la répétition générale du 21 avril 2012 à la Cité des arts de la rue.
8 #9 / septembre 2013 / recherche
plus téméraires restent debout face à l’Omni. À droite, derrière le géant « se cache » une grue. À gauche,
les musiciens se mettent en place sur le plateau d’un camion. Cathy Avram est au micro. Dans Waterlitz,
comme dans tous les spectacles de Générik Vapeur 54, la musique « live » a une place importante.
Le géant s’anime pour nous conter une bien étrange histoire.
« Si l’on ramène les 4,5 milliards d’années de notre planète à une seule journée, en supposant que
celle-ci soit apparue à 0 heure, alors la vie naît vers 5 heures du matin et se développe pendant toute
la journée. Vers 20 heures seulement viennent les premiers mollusques. Puis à 23 heures, les dinosaures qui disparaissent à 23h40, laissant le champ libre à l’évolution des mammifères. Nos ancêtres ne
surgissent que dans les cinq dernières minutes avant 24 heures et voient leurs cerveaux doubler de
volume dans la toute dernière minute. La révolution
n’a commencé que depuis un centième de seconde !
- Et nous sommes entourés de gens qui croient que
ce qu’ils font depuis cette fraction de seconde peut
durer indéfiniment. » 55
La monumentalité
de l’espace de jeu engage
à développer et étoffer
le jeu théâtral, par le biais
de la performance,
l’emploi de la vidéo, l’ajout
de musiques, etc.
Quelle heure est-il à l’heure des containers ? Il est
tard. Trop tard ?
L’Omni nous projette dans un passé. Il est verdoyant.
Une image de forêt tropicale est projetée sur son
poitrail. Ce dernier devient un écran géant. Un
ptérodactyle passe lentement devant la structure.
La musique marque et magnifie ses battements d’ailes. Il est suspendu à la grue. Le ptérodactyle porte
sur son dos, un homme. Image idyllique, l’homme vit en harmonie avec la nature. Nous avançons dans
le temps. Le tempo s’accélère, devient plus percutant. L’Omni devient de glace. Une image de glacier
est projetée sur son corps d’acier. Un comédien déguisé en ours blanc déambule, seul, sur le bras
gauche du colosse. La mélodie souligne la nonchalance de sa démarche. Le corps du géant devient
un espace de jeu. L’Omni est un espace de jeu à la mesure d’une ville, un espace de jeu monumental.
Debout sur une balançoire, un comédien travesti en pingouin vole au secours de l’ours désemparé. La
balançoire est suspendue à la grue. Ensemble, ils volent vers des cieux moins hostiles. Comment en
est-on arrivé là ?
Les tableaux se succèdent. Ils sont l’imbrication d’une image vidéo, d’une musique et d’une action
performative. Les inventions modernes (le bateau, l’avion, la voiture) semblent être un fil conducteur.
Elles passent devant l’Omni, suspendues à la grue, comme autant de témoignages des différentes
révolutions industrielles. Sur une musique des années folles, nous revivons les grands départs du port
de Southampton. Les performeurs parcourent le colosse de haut en bas tels « les molécules agitées
de son corps gigantesque » 56. Ils s’agitent à l’intérieur et surgissent à l’extérieur : de ses bras, de son
poitrail, etc. Sur une représentation graphique du cours de la bourse, les performeurs descendent
en rappel l’Omni. Leurs vies ne tiennent qu’au cordon de la bourse ! La monumentalité de l’espace
de jeu engage à développer et étoffer le jeu théâtral, par le biais de la performance, l’emploi de la
vidéo, l’ajout de musiques, etc. L’utilisation de multiples techniques et disciplines permet d’explorer
et d’exploiter pleinement les dimensions hors-normes de cet espace scénique. La multidisciplinarité
des arts de la rue est la marque d’une volonté. Celle des artistes de rue qui refusent que leur art soit
réduit à un genre artistique, une catégorie. Le corps du géant est le théâtre de révoltes, de révolutions.
54 Cathy Avram : « Parfois, ce n’est pas pratique de jouer en live, parce que c’est compliqué à sonoriser. On a toujours défendu cela. Je pense
que c’est une vraie couleur. » MARCEL, Mathilde, op.cit, annexes-entretiens.
55 REEVES, Hubert, La plus belle histoire du monde, Le Seuil, 1997, 170 p. Cet extrait a été une source d’inspiration pour la compagnie Générik
Vapeur. Une photocopie de ce texte traînait sur une table dans leurs locaux, à côté d’une reproduction miniature de l’Omni.
56 MAROUF, Nadir (dir.), op.cit, p 25.
#9 / septembre 2013 / recherche 9
Arts de la rue et dispositifs théâtraux hors cadre : quel rapport à la théâtralité ?
« Il s’enflamme sous un déluge pyrotechnique. » 57 Le calme revient. L’Omni est à nouveau verdoyant.
Un ptérodactyle passe. L’Omni apparaît comme un totem de l’ère industrielle, une représentation de
l’humanité moderne, qu’il questionne dans son rapport à la nature, à l’environnement. On retombe en
enfance devant le géant d’acier de Générik Vapeur. L’Omni fait surgir des tas d’histoires. On est émerveillé par le montage audiovisuel, les performances et les effets pyrotechniques. Le nez vers le ciel, on
rêve éveillé.
La théâtralité semble reposer sur le clivage réalité/fiction. « Par le regard qu’il porte , le spectateur crée
alors, face à ce qu’il voit, un espace autre dont les lois et les règles ne sont plus celles du quotidien et où
il inscrit ce qu’il regarde, le percevant alors d’un œil différent, avec distance, comme relevant d’une altérité où il n’a de place que comme regard extérieur. » 58 Le spectateur imagine un espace qu’il superpose
à un autre. Le clivage réalité/fiction devrait être d’autant plus tangible dans le cadre d’une représentation de spectacle de rue. Le spectateur imagine un espace qu’il superpose à son espace quotidien.
Shûten de la compagnie P2BYM : théâtre de l’invisible ?
Quelle est la nature du clivage réalité /fiction dans les spectacles d’arts de la rue ? Pour répondre,
nous avons choisi d’évoquer Shûten de la compagnie P2BYM. P2BYM a été créé en 2008 par deux
anciens membres de la compagnie de danse de rue Ex nihilo : Patrice de Benedetti et Yui Mitsuhashi.
Patrice de Benedetti a découvert la danse tardivement, tandis que Yui Mitsuhashi a commencé sa
formation au Japon alors qu’elle n’était qu’une enfant ; elle est venue en France à l’âge de quatorze
ans afin de suivre une formation en danse classique. Shûten duo pour un abribus est le deuxième volet
d’un triptyque intitulé, Soto, « dehors » en japonais. Le premier volet s’appelle Ôdan Hôdo, duo pour un
passage piéton alors que le troisième se nomme Akari ni, duo pour un réverbère.
Shûten a pour cadre un arrêt d’autobus. Patrice de Benedetti et Yui Mitsuhashi dansent sous un abribus. Les transports en commun inspirent les artistes de rue. En 1984, Ilotopie proposait une performance intitulée La vie en abribus. Pendant un ou plusieurs jours, deux comédiens vivaient sous un
abribus transformé en mini studio 59. Pour le spectacle, La mer dans un verre la compagnie Vendaval a
recréé un abribus. En 2010, la compagnie anglaise Motion House concevait et dansait dans l’ossature
métallique d’un wagon de métro. Shûten prend place sous de véritables abribus. Patrice de Benedetti
et Yui Mitsuhashi ont choisi l’abribus (de même que le passage piéton et le réverbère) parce que c’est
un équipement collectif commun à toutes les villes de France et de Navarre. Ce spectacle accepte et
assume totalement les fonctions de l’abribus et de l’espace urbain qui l’entoure. Shûten, duo pour un
abribus se fond dans la vie urbaine et par là même déjoue les contraintes visuelles et sonores de l’environnement. « On ne veut pas casser le rythme du lieu de vie dans lequel on danse. (…) [Le spectacle]
ne perturbe pas le quotidien ; c’est une altération du quotidien. » 60
C’est-à-dire qu’il intègre et s’intègre à la vie urbaine et fait des contraintes, des libertés. Les bruits de
la circulation deviennent musique ; les usagers présents sous l’abribus des figurants. Les danseurs se
fondent dans la mise en scène du quotidien. Ils passent inaperçus ou presque. Ils sont vêtus de manière
sobre. Ils portent des jeans, des baskets et superposent deux tee-shirts de couleur bleue. Leurs entrées
n’ont rien de spectaculaire. Ils arrivent séparément et prennent place sous l’abribus avec les usagers.
Ils s’intègrent à une situation tout à fait réelle et concrète. Shûten se place à la frontière entre réalité
et fiction, tel le théâtre d’intervention ou le théâtre invisible 61.
57 MOREAU, Nora, « Les révolutions de Waterlitz », in Le Télégramme, 25 août 2012.
58 FÉRAL, Josette, op cit, p103.
59 HEILMANN, E, LÉGER, Françoise, SAGOT-DUVAUROUX, J.-L., SCHNEBELIN, Bruno, Ilotopie. Les utopies à l’épreuve de l’art, Montpellier,
L’Entretemps, 2008, p 45.
60 Patrice de Bendetti et Yui Mitsuhashi propos rapportés par MARCEL, Mathilde, op.cit, annexes-entretiens.
61 BOAL, Augusto, Jeu pour acteur et non acteur : pratique du théâtre de l’opprimé, Paris, La Découverte, 2004, p281.
10 #9 / septembre 2013 / recherche
Les deux danseurs reproduisent nos gestes quotidiens. Debout, sous l’arrêt d’autobus, ils fixent l’horizon, prennent appui sur leur jambe gauche puis leur jambe droite. Un mouvement de balancier
s’amorce. Leurs corps prennent la mesure du temps qui passe. Nous prenons la mesure de notre corps.
Nous nous « réconcilions » avec sa petitesse, sa fragilité, notre humanité. Dans l’attente, leurs corps se
rapprochent, leurs mains se touchent. Un corps chute, se vrille. Un corps entraîne l’autre. Ils se séparent. Assise sous l’arrêt d’autobus, elle refait son lacet. Ses mouvements se répètent et prennent de
l’ampleur jusqu’à devenir spectaculaires. Au bord du trottoir, il incline sa tête puis son corps qui reste
comme suspendu. Il recule de quelques pas. Elle s’avance, exécute les mêmes mouvements puis recule.
Ensemble, ils réitèrent ce mouvement plusieurs fois dans un sens et dans l’autre. Les mouvements
quotidiens laissent place aux mouvements dansés et inversement. Les danseurs reprennent et donnent
de l’ampleur à nos attitudes d’attente, d’impatience et de rêverie. L’amplification et la répétition permettent de passer des mouvements quotidiens aux mouvements dansés dans une parfaite continuité. A
l’inverse, la diminution et le ralentissement des mouvements dansés mènent aux mouvements quotidiens. « Fondus dans l’anonymat, les danseurs empruntent les comportements ordinaires, les adaptent
ou s’en décalent. L’attente leur permet de développer une technique du surgissement. » 62
L’alternance des mouvements quotidiens et des mouvements dansés permet à Patrice de Benedetti
et Yui Mitsuhashi de surprendre les usagers : alors qu’ils attendent le bus, la personne qui est à leur
côté se lève, s’élance et se déploie dans l’espace. Les mouvements dansés nous obligent à reconnaître
l’espace spectaculaire. Après appréhension de ces signes, le spectateur élabore un espace à l’intérieur
de l’espace quotidien. Il crée un contre espace, une hétérotopie. 63 « Danser, c’est rendre l’espace visible. » 64
Un doute demeure. Un « porté-glissé » s’enchaine sur un slow. Est-ce deux danseurs ou deux personnes qui s’enlacent ? Les spectateurs sont témoins des débuts d’une romance, d’une séparation, de
retrouvailles. La fiction se glisse dans le réel. L’environnement quotidien devient un espace propice
au rêve et à l’imaginaire. Contrairement à ce que l’on pourrait penser le clivage réalité-fiction n’est
pas plus tangible dans l’espace public. Il aurait même tendance à s’atténuer, disparaître. Shûten va à la
rencontre des habitants mais pas seulement. Nous avons vu Shûten dans le cadre de l’édition 2011 du
festival Chalon dans la rue, à Chalon-sur-Saône. Le spectacle faisait partie de la programmation off. Un
lieu et un horaire avaient été annoncés aux festivaliers.
Il est 17H lorsque nous arrivons place de l’obélisque. Nous balayons le bruyant carrefour du regard,
vérifions les indications données dans le programme. Où est le spectacle ? Nous reconnaissons les
silhouettes de Patrice de Benedetti et Yui Mitsuhashi que nous avons rencontrés un an plus tôt. Nous
nous avançons. Leur chargée de diffusion nous invite à nous placer en face de l’arrêt d’autobus. Au
même moment, des usagers attendent le bus. Ils ne s’aperçoivent pas, tout de suite, qu’un espace spectaculaire s’élabore autour d’eux. Des corps s’élancent, s’envolent, tombent, rebondissent, tournoient.
Que se passe-t-il ? Les usagers comprennent bien vite (d’autant plus vite en période de festival), en
voyant les spectateurs en face et derrière l’abribus, qu’ils sont en présence d’un spectacle. La présence
des corps [des spectateurs et des acteurs] transfigure l’espace. Elle en révèle la théâtralité. Les corps
remodèlent l’espace. Les corps des spectateurs délimitent l’espace spectaculaire, leurs regards délimitent l’espace de jeu. Deux types de spectateurs se côtoient dans ce spectacle : les spectateurs qui ont
été conviés, et les habitants, qu’ils soient usagers ou simple passants.
Shûten est une chorégraphie urbaine interactive. Par leurs simples présences, les usagers et les
passants participent malgré eux, sans que ce soit à leurs dépens. Le plaisir des spectateurs conviés
réside dans le fait de percevoir l’imbrication de la réalité et de la fiction ; d’avoir une vue d’ensemble.
62 CLIDIÈRE, Sylvie, DE MORANT Alix, Extérieur danse, Montpellier, L’Entretemps, 2009, p 73. (À propos de Trajets de vie, Trajets de ville de la
compagnie Ex Nihilo)
63 FOUCAULT, Michel, op.cit, p23-36.
64 Dominique Dupuy cité par CLIDIÈRE, Sylvie, DE MORANT, Alix, op.cit, p9.
#9 / septembre 2013 / recherche 11
Arts de la rue et dispositifs théâtraux hors cadre : quel rapport à la théâtralité ?
« Notre voisin s’intègre à un ballet urbain ! » L’éclat et la sensualité de ses gestes, le tempo de la circulation, nous apparaît. Shûten, nous rend réceptifs à la poésie quotidienne.
Conclusion
A travers ces trois exemples, nous pouvons constater que les arts de la rue mettent en jeu, à plus
d’un titre, la théâtralité. Les artistes de rue jouent avec la théâtralité et ses limites. Les arts de la rue
dépassent les clivages artistiques et utilisent les différents registres : simplicité gracieuse du mouvement dansé qui poétise le geste quotidien, reprise humoristique du modèle de l’opéra-opérette proche
de tous avec connivence et jubilation, puissance de la construction géante qui pourtant n’écrase pas.
Un même spectacle peut mettre en jeu plusieurs disciplines. L’exemple de Waterlitz est frappant à cet
égard. Ce spectacle combine les arts plastiques, la musique, la vidéo, l’escalade et le jeu d’acteur.
Les arts de la rue semblent traversés par deux mouvements divergents. Le premier (plus récent) veut
renouer avec l’écriture théâtrale, le texte et pousse les artistes de rue à assumer leur héritage théâtral.
Le second (plus ample mais aussi plus ancien) encourage la déconstruction de la théâtralité. Paradoxalement, c’est en déconstruisant la théâtralité que les artistes de rue la mettent en jeu. En tant qu’espace de représentation, l’espace public brouille la frontière entre réalité et fiction. Ce fait est accentué
par les artistes qui « trouent » le texte pour que l’on voit la réalité à travers, ou qui se fondent dans
la réalité quotidienne afin de surprendre les habitants ou de bousculer les habitudes des spectateurs.
Les Grooms ont « aéré » le texte d’Eugène Durif pour pouvoir prendre en compte l’espace public et les
individus qui s’y trouvent, notamment par le biais d’improvisations, tandis que la compagnie P2BYM se
fond dans la vie urbaine de manière remarquable. Les arts de la rue réinventent l’espace théâtral. Les
artistes de rue étirent, éclatent ou réduisent l’espace de représentation, et modifient leurs rapports
aux spectateurs. L’Omni est un espace de représentation à l’échelle de la ville. Les arts de la rue renouvellent et enrichissent le jeu théâtral. Les comédiens et les performeurs de Générik Vapeur alternent
entre jeu et performance. Un comédien joue un ours polaire et quelques minutes plus tard descend
en rappel l’Omni. Les artistes de rue écartent ainsi toute classification. Les artistes de rue jouent et
déplacent les repères afin de créer de nouveaux modes d’échange et de partage avec le spectateur.
Avec humour et en chanson, les Grooms nous questionnent : qu’est-ce que le bonheur ? Face à l’Omni,
nous prenons la mesure de notre être et nous émouvons de sa petitesse, tandis que le géant s’éveille
pour partager sa vision du monde à travers des tableaux visuels et sonores plus surprenant les uns que
les autres. En dansant sous un abribus, Yui Mitsuhashi et Patrice de Benedetti rencontrent les usagers,
dynamisent et changent le regard des spectateurs sur l’espace quotidien.
Lectures clés
Feral Josette, Théorie et pratique du théâtre, Au delà des limites, Montpellier, L’entretemps, 2011
Fernandez Laure, Cadre et écarts: un théâtre hors du théâtre, de la théâtralité dans les arts visuels/1960-2010,
Thèse présentée pour l’obtention d’un doctorat en études théâtrales, sous la direction de Marie Madeleine
Mervant Roux, Sorbonne Nouvelle Paris 3, 2007
Gonon Anne, In vivo. Les figures du spectateur des arts de la rue, collection Carnet de Route, Montpellier,
éditions L’entretemps, 2011
Granger, Charlotte, Freydefont Marcel, Le Théâtre de rue, un théâtre d’échange, Etudes Théâtrales, n°41, 2008
Rothstein Bernard (dir), L’entre deux du théâtral et du performatif, Théâtre public, numéro 205, publié par
l’association théâtre public, Gennevilliers, 2013
Villemain Marc, Elligsworth John, Over the Channel. Artistes et espaces publics transmanche, Montpellier,
L’entretemps, 2013
12 #9 / septembre 2013 / recherche
Spectateurs-joueurs,
une mise en jeu
du théâtre ?
Anyssa Kapelusz*
Puis-je vous poser quelques questions ?
1. Êtes-vous venu au spectacle sur recommandation d’un ami ? SI OUI, RANGEZ-VOUS À DROITE.
2. Êtes-vous venu au spectacle de votre propre initiative ? ALLEZ À GAUCHE.
3. Êtes-vous venu au spectacle par obligation professionnelle ? ALLEZ AU CENTRE.
(…)
57. Si vous êtes artiste, POINTEZ LE DOIGT VERS LE CIEL.
58. Êtes-vous de ceux qui pensent que la culture devrait être gratuite ? POINTEZ DU DOIGT
L’OUVREUR.
59. Alors comment auraient fait Mozart et Dostoïevski pour subsister ? SI VOUS LE SAVEZ, POINTEZ
VOTRE TÊTE DU DOIGT.
60. (avec intention) : VOUS ÊTES TRÈS INTELLIGENT.
Extrait de Domini Públic, texte et conception Roger Bernat – compagnie FFF, 2008
(texte en français non publié).
*
Domini Públic 65 du metteur en scène catalan Roger Bernat se déploie,
à première vue, comme un grand jeu collectif. Installé au cœur de l’espace urbain, la proposition repose sur un protocole de questions adressées aux participants, concernant leur vie sociale et privée. Chacun est
invité à répondre à un ensemble de consignes préenregistrées et diffusées par casque audio, par de brèves actions physiques. Au sujet de
Domini Públic, on repérera de multiples écrits mentionnant un « jeuperformance ludique » 66, un « jeu à taille humaine » 67, ou un « jeu de
société grandeur nature » 68 ; autant de qualificatifs ludiques qui font
Anyssa Kapelusz est maître
de conférences en arts
du spectacle à l’université
d’Aix-Marseille. Elle a soutenu,
en décembre 2012, une thèse
intitulée Usages du dispositif
au théâtre : fabrique et expérience
d’un art contemporain
(direction Joseph Danan,
université Sorbonne Nouvelle
Paris 3). Ses recherches
actuelles portent sur les
mutations des pratiques
spectatrices sous l’influence
de la scène immédiatement
contemporaine.
65 Domini Públic, (Roger BERNAT/FFF), présenté dans le cadre du Kunstenfestivaldesarts, Bruxelles, mai 2008.
66 http://www.pronomades.org/saisons/2010/septembre/roger-bernat
67 http://www.centrepompidou-metz.fr/en/extra-large-domini-public
68 http://www.wobook.com/WBHb5OL0L25v-13-a/FESTIVAL-DIESE-6/Page-13.html
#9 / septembre 2013 / recherche 13
Arts de la rue et dispositifs théâtraux hors cadre : quel rapport à la théâtralité ?
florès dans les documents de communication – principalement des programmes de festivals – et qui
insistent sur les interpénétrations entre le théâtre et le jeu, dans cette création à visée participative.
Le but de la présente réflexion consiste à interroger la dimension ludique de certaines productions
scéniques immédiatement contemporaines qui, à l’instar du projet de R. Bernat, offrent de mettre en
jeu les spectateurs. Il faut rappeler, en croisant les définitions élaborées par Johan Huizinga et Roger
Caillois 69, que la notion de “jeu” désigne une activité de divertissement libre et volontaire, réglée selon
des instructions préalablement connues des joueurs. Le jeu se déroule dans un espace-temps distinct
et déterminé, et a pour spécificité d’opérer une transformation du quotidien par l’instauration d’une
part fictionnelle. A ce titre, le théâtre reste intrinsèquement lié au jeu, si ce n’est considéré comme tel
– l’atteste la typologie formulée par R. Caillois qui classe le théâtre dans la catégorie des jeux mimétiques 70. Pris dans son acception théâtrale, le jeu ne correspond toutefois qu’à un type restreint et bien
spécifique de ludisme, puisqu’il renvoie au travail de l’acteur tout autant qu’à l’activité du spectateur :
comme le souligne Denis Guénoun 71, les spectateurs et les acteurs jouent en partenariat mais non pas
de manière équivalente, au cours du processus théâtralisation.
Or, il est intéressant de constater qu’un certain nombre de créations récentes s’inspirent de pratiques
ludiques non théâtrales, comme les jeux vidéo, jeux de rôle, jeux grandeur nature, ou jeux de sociétés.
En s’appuyant sur un protocole organisant l’activation du public, amené à mettre en œuvre un processus préalablement défini par les artistes, de telles productions sous-tendent d’autres rapports au jeu
et engagent une mutation de la relation théâtrale – c’est-à-dire des interactions entre les deux entités
distinctes mais complémentaires que sont la scène et la salle. Sans acteurs présents dans le temps de
l’évènement, les spectateurs devenus participants sont donc en charge d’une certaine forme d’action,
tout autant que de sa réception. Il reste alors à questionner en détail la nature de cette action, non plus
représentée mais désormais actualisée, et à examiner la perception, troublée par le positionnement
interne qu’implique la mise en jeu.
L’analyse se construira sous deux angles, le premier consistant à sonder la part réellement « jouable » 72 de ces dispositifs en apparence ludiques. Autrement dit, il nous faudra repérer la marge de
liberté conférée au participant, par l’étude des opérations effectuées au cours du jeu ; en creux se
pose la question de l’émergence d’un véritable statut de spectateur-joueur. La potentialité ludique sera
ensuite explorée par le prisme des écarts induits vis-à-vis du théâtre. La mise en action des spectateurs et, plus largement, le brouillage des activités spectatorielles et actoriales ne risque-il pas, au-delà
d’un certain seuil, de détruire le principe de théâtralisation qui implique une nécessaire distinction des
espaces et des fonctions de ses deux pôles ? Nous envisagerons alors une dissolution probable de la
théâtralité par le jeu.
Cette réflexion se fonde sur l’étude de pratiques hybrides récentes qui, quoique liées au théâtre,
empruntent aux autres arts, autres médias et autres pratiques culturelles. Nous avons choisi d’illustrer notre propos par l’analyse de deux productions interartistiques, intermédiales et participatives :
Domini Públic déjà mentionnée dans cette introduction, puis Best Before, un jeu vidéo en réseau piloté
depuis une salle de spectacle, conçu par les membres du collectif Rimini Protokoll.
69 Cf. Johan HUIZINGA, Homo ludens : essai sur la fonction sociale du jeu, traduit du néerlandais par Cécile SERESIA, Paris, Gallimard, 1988
(1939) et Roger CAILLOIS, Les jeux et les hommes, Paris, Gallimard, 1991 (1958).
70 Roger Caillois envisage le théâtre comme un jeu illusionniste et l’inscrit dans la catégorie « mimicry ». Celle-ci est définie en tant que «
dissimulation de la réalité, [et] la simulation d’une réalité seconde » : « [La mimicry] consiste pour l’acteur à fasciner le spectateur, en évitant
qu’une faute conduise celui-ci à refuser l’illusion ; elle consiste pour le spectateur à se prêter à l’illusion sans récuser de prime abord, le décor, le
masque, l’artifice auquel on l’invite à ajouter foi, pour un temps donné. » Op. Cit., p. 67.
71 « Le jeu n’est aucunement la pure énonciation du texte pour lui-même (selon le régime de sa littéralité), pas plus qu’il n’est l’installation
au cœur du simulé, du factice, de l’image. Le jeu est exactement l’activité qui conduit de l’un à l’autre, et qui donne à voir ce passage. » Denis
GUENOUN, L’Exhibition des mots et autres idées de théâtre et de philosophie, Paris, Circé, 1998, p. 33.
72 « En parlant de jouable, on désigne une qualité, pas un type d’objets. On regarde comment des objets, des genres, des situations, des
attitudes, des événements, sont rendus jouables, par le numérique et l’interactivité. » Jean-Louis BOISSIER, « Philosophie du jouable. De la
jouabilité », texte en ligne, page consultée le 2 avril 2011, URL de référence : www.jouable.net/philosophie_fr.html.
14 #9 / septembre 2013 / recherche
Domini Públic un dispositif ludique ?
En mai 2009, au centre de la place du Jeu de Balle à Bruxelles, une trentaine d’individus munis de
récepteurs HF et de casques audio composent un groupe remarqué dans l’espace public. Ils prennent
part au projet mis en œuvre par le metteur en scène catalan Roger Bernat, intitulé Domini Públic. Au
signal donné – inaudible pour les passants ne portant pas d’écouteurs –, ceux que nous appellerons
temporairement “joueurs” commencent à effectuer une succession de brèves actions coordonnées
(gestes, déplacements, rassemblements), qui s’apparente à une chorégraphie simplifiée. En réalité, ces
mouvements constituent la manifestation physique des réponses apportées à un ensemble de questions
enregistrées sur la bande-son. Pendant plus d’une heure, l’assemblée est soumise à de multiples interrogations, portant sur divers aspects de la vie sociale et privée de chacun. En fonction des réponses,
des groupes se forment et se déforment, les participants s’associant et se singularisant tour à tour. Trois
moments distincts sont identifiables au cours du déroulement de Domini Públic : la première phase d’initiation est suivie d’un temps de jeu, lequel s’achève au moment où le public est amené à figurer une série
de tableaux vivants. Si la proposition débute par une exploration ludique des liens et des écarts entre les
individus, elle s’engage ensuite progressivement
vers une dramatisation des spectateurs ; ces
derniers sont finalement intégrés, par le biais des
tableaux qu’ils composent, à une fiction préalablement construite par l’auteur, leur présence et
leurs actions contribuant à l’actualisation de la
dramaturgie globale.
Cette mise en jeu induit
un bouleversement de la
fonction spectatrice et laisse
entrevoir une éventuelle
redéfinition du statut du
spectateur par le jeu ou, plus
radicalement, la mutation
du spectateur en joueur.
Dès le début de la séance, lors de la période
d’initiation, la bande-son énonce un ensemble
de règles du jeu délimitant notamment l’espace
d’évolution des joueurs. La diffusion de ces
consignes contribue, de fait, à la constitution
d’un contrat tacite de participation. Comme l’indique la citation placée en exergue, les premiers enchaînements de questions-réponses impliquent des actions très simples, qui permettent de se familiariser
individuellement autant que collectivement avec le processus. Cette période d’apprentissage cédera
ensuite la place à une séquence de jeu, qui offre aux participants le loisir et le plaisir de s’observer
dans leur singularité, tout autant que dans leur appartenance à un collectif éphémère. Un décalage
burlesque s’installe rapidement, causé par la drôlerie de certaines questions et des réponses qu’elles
suscitent : l’autodérision et la moquerie insufflent de la cohésion entre les joueurs. De multiples groupes s’agrègent et se désagrègent, qui rendent visibles les différences entre les présents. Par ailleurs,
plusieurs niveaux de rapprochement et de distance sont exploités et génèrent une superposition des
schémas proxémiques « intimes », « personnels », « sociaux » et « publics », pour reprendre la distinction d’Edward T. Hall 73 : chacun est isolé dans une bulle sonore générée par la diffusion privée du son
et, en même temps, temporairement lié aux autres membres du groupe (dans l’association comme
dans la dissociation), tout en se distinguant du reste des occupants de la place publique. La création
de Roger Bernat rassemble autant qu’elle sépare, faisant ressortir les points communs et les particularismes des uns et des autres.
Ainsi, la part ludique de Domini Públic se manifeste à plusieurs niveaux et entre en tension avec les
traits habituellement considérés comme définitoires du théâtre : l’espace est agencé comme un terrain
de jeu, délimité et partagé par tous les participants ; l’enregistrement sonore transmet à la fois le
73 Voir. Edward T. HALL, La dimension cachée, traduit de l’américain par Amélie PETITA, Paris, Éd. du Seuil, 1978 (1971), 254 p.
#9 / septembre 2013 / recherche 15
Arts de la rue et dispositifs théâtraux hors cadre : quel rapport à la théâtralité ?
matériau fictionnel et un ensemble de règles que l’on pourrait considérer comme protocole performatif davantage que comme dramaturgie ; enfin, les spectateurs sont physiquement activés et placés au
centre de l’espace. Précisons, que c’est bien la dimension ostensible de cette activation – notamment
les déplacements – qui se distingue de la pratique théâtrale dominante, et non pas l’activité en ellemême. Il est important de rappeler ici que le présupposé de passivité entourant le public de théâtre
a, à juste titre, été invalidé par de nombreuses études 74. Dans le cas de Domini Públic, il y a donc lieu
d’évoquer une reconfiguration de la relation théâtrale et un débordement du dispositif théâtral frontal.
Plus encore, cette mise en jeu induit un bouleversement de la fonction spectatrice et laisse entrevoir
une éventuelle redéfinition du statut du spectateur par le jeu ou, plus radicalement, la mutation du
spectateur en joueur. Nous verrons que chez Roger Bernat, il n’en est rien.
Au cours de la troisième séquence, le principe de sondage est abandonné, puisqu’il s’agit désormais
de composer collectivement des tableaux vivants figurant des scènes violentes. Les libertés de ton et
de jeu s’amenuisent, à mesure que les instructions sonores deviennent plus précises et injonctives.
Les spectateurs sont alors priés de réagir adéquatement aux consignes qui édictent les gestes à effectuer :
ÉTENDEZ-VOUS ET NE BOUGEZ PLUS. VOUS ÊTES MORT OU MORTE.
Si vous êtes pour le Racing Club Lillois VERSEZ UNE LARME.
Si vous êtes une femme de la Croix Rouge, APPROCHEZ-VOUS DE LA PERSONNE ÉTENDUE AU SOL,
ELLE A BESOIN DE VOUS.
(…)
Si vous êtes policier,
DEBOUTONNEZ-VOUS LA VESTE, VOUS VOUS PREPAREZ A VIOLER LES PRISONNIERES.
Si vous êtes policier et que vous avez passé vos vacances à Capbreton,
CARESSEZ LENTEMENT UNE DES FEMMES QUE VOUS AVEZ DEVANT VOUS.
Si vous avez été suivi par un homme dans la rue,
ALLEZ VERS L’OUVREUSE ET CROISEZ LES MAINS DERRIÈRE LA NUQUE.
VOUS ALLEZ ÊTRE FUSILLÉ. 75
Comme en témoigne la retranscription de cet extrait sonore diffusé à la fin de Domini Públic, le joueur
se meut en opérateur du processus au sein duquel il est dramatisé, et son activité demeure encadrée
et surtout anticipée par les concepteurs. Il faut souligner ici l’ambivalence de la proposition, dont le
ludisme initial s’est progressivement détourné et transformé en cadre coercitif, pratiquement à l’insu
du public. En effet, si le jouable implique une certaine autonomie du joueur dans un cadre donné, il
semble disparaître dès lors qu’il n’est plus possible d’élaborer d’autres réponses que celles anticipées
par l’auteur. Lors de la constitution des tableaux vivants, l’absence de liberté de jeu jaillit de manière
flagrante, le dispositif poussant le déterminisme jusqu’à la coercition. Domini Públic modifie la place du
spectateur mais, en dépit de son activation physique, ne lui permet pas d’accéder au statut de joueur,
en raison de la contrainte à laquelle il est soumis.
La redéfinition de l’activité spectatorielle dans ces créations participatives, conduit à l’emploi récurrent du néologisme “spect-acteur”, qui signifie une équivalence voire une symétrie entre les statuts
de spectateur et celui d’acteur. Ce point de vue relève d’un ensemble de « mythologies » que Serge
Chaumier a mises au jour dans le domaine des arts de la rue. Détaillant les différentes manières d’activer le public, des plus libres aux plus contraintes, l’auteur montre que les projets participatifs restent
74 Entre autres ouvrages, l’étude de Marie-Madeleine Mervant-Roux intitulée L’assise du théâtre démontre l’activité de la salle. Cf. MarieMadeleine MERVANT-ROUX, L’assise du théâtre : pour une étude du spectateur, Paris, CNRS éd., 1998.
75 Roger BERNAT, Domini Públic, extrait du texte en français non publié.
16 #9 / septembre 2013 / recherche
parfaitement cadrés et conformes aux désirs des artistes :
« Le spectateur n’est que rarement acteur dans la proposition, mais le plus souvent agit par elle et n’intervient que ponctuellement, par bribes ou sessions et selon la place que lui octroie ce que le metteur
en scène a initialement prévu pour lui. » 76
Si le jeu appartient de manière intrinsèque à l’opération de théâtralisation – spectateurs et acteurs
participant également mais de manière non similaire à son avènement – l’influence structurelle des
formes ludiques, dans la création de Roger Bernat, tend paradoxalement à le dissoudre ; la mise en
jeu initiale cédant rapidement la place à une dramatisation des spectateurs entièrement prévue par
le metteur en scène. Certes, chacun est libre de ne pas obéir au dispositif, mais la rupture du contrat
tacite de participation suppose l’interruption du déroulement. Il s’agit ici de jouer le jeu ou d’en sortir
et, généralement, la curiosité l’emporte sur tout
autre acte de résistance.
Nous avons pu l’expérimenter, de nombreux membres
du public semblent se réjouir de la tournure autoritariste prise par Domini Públic ; on se demandera
alors si cet amusement ne constitue pas, en réalité,
une défense :
« Lorsque nous ne disposons pas de toute notre
liberté de mouvements (...), nous nous imposons
une contrainte comportementale ; une partie non
négligeable de notre corps est en quelque sorte en
captivité. Nous choisissons alors d’éclater de rire ou nous nous en sortons par une plaisanterie. Incapables de faire face aux adaptations mineures qui assurent habituellement notre alignement, nous
nous moquons de la situation comme telle, ridiculisant le personnage, l’autre que soi, pour sauver
l’acteur. » 77
La proposition devait-elle
être considérée
comme un jeu ou un
spectacle ? Le public
était-il venu pour jouer
ou pour regarder ?
Selon Erving Goffman, le rire resterait un moyen de prendre de la distance dans une situation de coercition. En appliquant cette analyse à la situation théâtrale décrite, voyons-y également une manière
de réaffirmer ce besoin de retrait inhérent à la fonction spectatorielle, le rire constituant peut-être le
symptôme d’un resurgissement de la distance critique qui caractérise la position du public. En effet, s’ils
ne deviennent ni acteurs, ni entièrement joueurs, les participants n’en restent pas moins spectateurs
de l’évènement, et ce, bien que la perception soit contrariée par la position interne des individus et la
dramatisation dont ils font l’objet. Chaque membre du groupe se trouve pris dans une double tâche,
celle d’effectuer les actions et de figurer les tableaux vivants et celle d’en être le premier témoin ; il n’y
a donc pas d’effacement total de l’activité spectatrice par la mise en action.
Au fond, on se demandera si la référence au ludisme dans les formes participatives ne constitue
pas qu’un moyen de séduire le spectateur et de créer certaines attentes, pour mieux le déstabiliser
ensuite. Roger Bernat ne revendique jamais une libération ou une émancipation du spectateur, bien au
contraire. Il en appelle à une stratégie de confrontation, permettant d’interroger les conventions et les
comportements auxquels nous avons l’habitude de nous soumettre, au théâtre et plus largement dans
les pratiques spectaculaires :
« On réclame la participation du public, on l’invite à faire partie de l’œuvre artistique, du jeu vidéo ou à
s’exprimer en ligne sur d’innombrables forums. L’espace public se transforme en espace de représentation dans lequel nous tous, personnages, prenons place. L’esthétisation du jeu démocratique semble
76 Serge CHAUMIER, « Mythologie du spect’acteur : Les formes d’interaction entre acteurs et spectateurs, comme révélateur d’esthétiques
relationnelles », in Généalogie, formes, valeurs et significations : les esthétiques des arts urbains. Rapport final de recherche, sous la
responsabilité scientifique de Philippe CHAUDOIR, Ministère de la culture et de la communication, DMDTS, 2007, p. 80, rapport disponible en
ligne, URL de référence :
https://sites.univ-lyon2.fr/iul/Texte%20final%20DMDTS.pdf
77 Erving GOFFMAN, Les cadres de l’expérience (Frame analysis : an essay on the organization of experience), traduction d’Isaac JOSEPH, Michel
DARTEVELLE, Pascale JOSEPH, Paris, les Éditions de Minuit, 1991 (1974), p. 346.
#9 / septembre 2013 / recherche 17
Arts de la rue et dispositifs théâtraux hors cadre : quel rapport à la théâtralité ?
couvrir toute la surface de la planète, par la conversion progressive des citoyens en spectateurs et de
la vie en spectacle. Ce mouvement est peut-être un pas de plus vers l’émancipation des citoyens, vers
la pleine participation aux tâches quotidiennes et aux décisions, ou alors il réduit toute action à un
théâtre célébrant l’infini divertissement, tandis que ce sont les autres qui prennent les décisions ? » 78
Une posture critique et politique de la part de l’artiste, dont le travail révèle, en creux, une condamnation de la société du spectacle. Mais, en s’appuyant sur une paradoxale mise en jeu de spectateur,
Roger Bernat met en péril sa position d’observateur actant, et engage une partielle désagrégation du
cadre de l’expérience spectatrice, elle-même potentiellement critique. Par ailleurs, cette influence du
ludisme traduit une mise à l’épreuve de l’identité même du théâtre.
Best Before : ludisme contre théâtralité
Après nous être intéressée à l’éventuel devenir-joueur du spectateur dans Domini Públic, nous considèrerons le ludisme dans sa capacité à informer le dispositif et, plus encore, à le déformer jusqu’à
un point de rupture entraînant une mise en péril de la théâtralité elle-même. Best Before 79 de Rimini
Protokoll semble déborder les limites du théâtre et pousser la liberté du jeu jusqu’à un point de nonretour. Rappelons que le projet global du collectif de metteurs en scène germano-suisse consiste à
travailler un ensemble d’entrelacements entre fiction et réalité. Best Before repose sur une structure
hybride, à mi-chemin entre le jeu vidéo en réseau et la production théâtrale. Conçue par Helgard Haug
et Stefan Kaegi, elle interroge la constitution d’une communauté de spectateurs reliés par un jeu vidéo
multi joueurs, basé sur le modèle des jeux de simulation.
La création figure le développement d’une microsociété fictionnelle – nommée Bestland –, dont le
destin est géré par les joueurs et redéfini à chaque nouvelle séance. Autrement dit, il s’agit de mettre le
processus démocratique à l’épreuve des dérives individualistes. Le public est installé en pleine lumière,
dans les gradins de la salle de spectacle de la Gaîté Lyrique. Il fait face à des acteurs amateurs 80 chargés de relater des récits de vie, instillant une dimension fictionnelle à la proposition. Cette première
phase véritablement théâtrale laisse ensuite la place à une période de jeu. Les acteurs devenus assistants du public ont alors pour mission d’accompagner la salle dans sa familiarisation avec le jeu vidéo
projeté sur un écran, en fond de scène. Au cours de cette phase d’apprentissage, inhérente à toute
forme ludique, le spectateur s’initie à la manipulation des joysticks et développe les caractéristiques
de son avatar vidéoludique (sexe, âge, apparence, histoire, etc.)
Ces choix particuliers sont ensuite mis en tension par un ensemble de décisions communes, puisque l’étape suivante engage chaque participant dans l’élaboration d’un programme politique et, par
conséquent, collectif : élections, légalisation de drogues, accueil de migrants, port d’armes, etc. Enfin,
dans la dernière séquence du jeu, le groupe doit réagir à la survenue d’évènements tragiques, tels
que des épidémies, récession, catastrophes naturelles, guerres, etc. Best Before interroge la capacité
de joueurs à faire évoluer cette microsociété, entre ambitions personnelles et contraintes collectives.
78 « Se reclama la participación del público, se le invita a formar parte de la obra artística, del juego digital o a expresarse online en
innumerables foros. El espacio público se convierte en un espacio de representación en que casi todos los personajes tenemos cabida.
La estetización del juego democrático parece abarcar toda la superficie del planeta a través de la paulatina conversión de los ciudadanos en
espectadores y de la vida en espectáculo. ¿Este movimiento es acaso un paso más en la emancipación de los ciudadanos hacia la
plena participación en los quehaceres y decisiones o reduce toda acción a un teatro de celebración del infinito entretenimiento mientras los
que deciden son otros? » (Traduction A. Kapelusz), Résumé de l’ouvrage de Roger BERNAT, Ignasi DUARTE, Ignasi, (ouvrage collectif édité par),
Querido Público : El espectador ante la participación: jugadores, usuarios, prosumers y fans…, Murcia, Centro Párraga, Cendeac y Elèctrica
Produccions, 2009, disponible en ligne sur le site de la compagnie FFF, page consultée le 6 mai 2011, URL de référence : http://rogerbernat.
info/txts/querido-publico/
79 Best Before, (Helgard HAUG et Stefan KAEGI/ Rimini Protokoll), présenté à la Gaîté Lyrique, Paris, mars 2011.
80 Rappelons que, dans une perspective documentaire, toutes les créations de Rimini Protokoll reposent sur la présence d’acteurs amateurs
nommés « experts du quotidien » (Experten des Alltags), chargés de témoigner de leur propre vie. Cf. Florian MALZACHER, Myriam DREYSSE
(ouvrage collectif édité par), Rimini Protokoll Experts of the everyday. The theatre of Rimini Protokoll, traduit de l’allemand en anglais par Daniel
BELSACO et all., Berlin, Alexander Verlag, 2008.
18 #9 / septembre 2013 / recherche
Loin de promouvoir un discours moral, elle questionne le fonctionnement même d’un système démocratique. Car, en réalité, cette alternance entre choix individuels et collectifs fait émerger deux types
de scénarios : soit les joueurs élaborent des stratégies d’intelligence collective, dans le but de résoudre
les difficultés rencontrées et de créer une fiction commune, soit chacun persiste dans sa préoccupation individuelle, sans qu’aucune décision d’ensemble ne puisse émerger.
L’expérience a démontré la faillite de ce microsystème démocratique, confronté à un surcroît d’individualisme. Le jour où j’ai assisté à Best Before, la fascination pour le jeu individuel a globalement pris le
pas sur le collectif. Dans un premier temps, chacun a pu constater le faible engagement des membres
du public, la plupart d’entre nous – par pudeur ou volonté de garder ses distances – choisissait, entre
deux options, la plus raisonnable. Certains spectateurs refusant, par exemple, de se livrer à des pratiques illicites, il fallait l’encouragement permanent des experts, pour se défaire de toute autocensure
et entrer davantage dans le jeu.
A mesure de l’avancée de la partie, le cadre théâtral qui provoquait l’inhibition initiale s’est rompu,
laissant la place à l’avènement d’un cadre ludique. Captivé par la manipulation des avatars, le groupe
se concentrait alors sur le jeu, mais se désintéressait des acteurs, dont les interventions ne pouvaient
rivaliser avec l’attraction ludique. En outre, la salle tombait dans un second écueil, puisqu’elle ne réussissait pas à établir des stratégies communes, privilégiant la satisfaction immédiate des désirs individuels. Certains joueurs tentaient bien de rallier oralement les autres à leur cause… sans succès. Le
jeu se transformait en une addition cacophonique de réponses singulières, où le hasard du plus grand
nombre semblait dicter sa loi.
Pour expliciter ce phénomène, on relèvera une ambiguïté du cadre initial : la proposition devait-elle
être considérée comme un jeu ou un spectacle ? Le public était-il venu pour jouer ou pour regarder ?
L’identité de la Gaîté Lyrique dévolues aux cultures numériques et l’installation dans une salle de spectacle contribuaient à brouiller la nature du projet de Rimini Protokoll, entre théâtre et jeu vidéo. Malgré
son aspect hybride, il semblerait pourtant que Best Before ait généré une double frustration : l’individu
aguerri aux jeux vidéo s’est vite lassé de la simplicité et de l’interactivité limitée du dispositif, qui a
également déçu le spectateur de théâtre, contraint par le temps d’apprentissage de la manipulation du
joystick. L’ennui s’est d’ailleurs installé, à mesure que s’effaçait la possibilité de percevoir la construction globale, l’activité ne permettant pas d’appréhender les rares moments théâtraux. La dramaturgie
de cette production, finalement pas tout à fait théâtrale ni totalement ludique, s’est vue occultée par
l’immédiateté de l’action qui a supplanté la coupure symbolique.
L’exploration de l’influence structurelle du jeu dans ce dispositif participatif, conduit à la conclusion que
les spécificités théâtrales, présentes jusqu’à un certain point, peuvent également se dissoudre dans la
dimension « jouable » des dispositifs. Cette séance de Best Before produisait une mise en tension de la
théâtralité sur laquelle le jeu semblait triompher. D’autres auront peut-être vu la tendance s’inverser ?
Nous l’ignorons.
***
L’influence du jeu au sein des productions participatives récentes a permis de dégager deux tendances. En premier lieu, nous avons repéré un cadre ludique apparent, mais en réalité moins libre et
ouvert que lors de l’opération de théâtralisation conventionnelle. Dans le cas de Domini Públic, le jeu
est effectué aux dépends du spectateur, dramatisé et intégré au processus. Il s’agit de fabriquer une
expérience volontairement singulière, marquée par l’activité physique des participants. Mais ce bouleversement de l’activité spectatorielle s’effectue de manière maîtrisée, induisant une évidente coercition. La dimension critique de la création de Roger Bernat témoigne ainsi d’une curieuse ambivalence,
puisqu’elle repose sur une suspension temporaire de la fonction critique du spectateur. On l’a vu, cette
dissipation du retrait et de la distance par l’action physique, au cours de l’évènement, est également
#9 / septembre 2013 / recherche 19
Arts de la rue et dispositifs théâtraux hors cadre : quel rapport à la théâtralité ?
manifeste dans Best Before. En outre, cette seconde proposition atteste la potentialité du jeu à informer le dispositif, mais également à engendrer sa déformation, jusqu’à un point de rupture entraînant
la disparition de la théâtralité elle-même.
Lorsque, au sujet de certaines mises en scène contemporaines, Christoph Triau évoque une « illusion
ludique » 81 – idée à laquelle nous souscrivons –, c’est pour identifier une certaine mise en valeur du
partenariat et de l’échange, entre la scène et la salle : « L’idée d’une relation théâtrale pensée comme
un partage ; et tout autant qu’un partage par le jeu, la tentation est forte de l’envisager comme un
partage du jeu. » 82
Le jeu, dans son aspect séduisant et dans le plaisir qu’il génère, contribue à ce que l’auteur comprend
comme le déplacement d’une quête de sens vers une quête de lien ; une réflexion qui s’avère pertinente pour considérer les deux créations étudiées. Davantage que la représentation d’une fiction – qui,
si elle n’est pas exclue, reste limitée – l’enjeu principal de Domini Públic et Best Before reste la relation
théâtrale, a ceci près que cette dernière n’a pas vocation à être renforcée mais bien questionnée. En
effet, les exemples choisis opèrent une mutation du rapport acteur-spectateur. Il est ici transformé
par la mise en action des spectateurs, par le retrait des interprètes au cours de la séance, par l’usage
d’appareils techniques (manettes de jeu, récepteurs et casques audio), et par la transformation du
texte en règles de jeu. Ceci favorise l’émergence de nouvelles interactions, telles qu’un renversement
intermittent de l’axe des regards – les assistants et les acteurs observent à leur tour les réactions
des participants –, un rapport à l’action contrôlé et médiatisé par les supports technologiques et des
échanges provoqués entre les membres du publics. Plus largement, tous ces phénomènes d’activation,
de déplacement, de mises en jeu, occasionnent la singularisation et la démultiplication des expériences. Ils concourent à la complexification du statut de spectateur, non pas unifié mais constamment
travaillé et renouvelé par la multiplicité des pratiques hybrides. Il reste à considérer cette volonté,
récurrente au sein d’une partie de la création scénique immédiatement contemporaine, de rétrécissement et d’indifférenciation des fonctions du spectateur et de l’acteur, qui contraste avec un déterminisme augmenté du dispositif.
81 Christophe TRIAU, « L’illusion ludique », in Une nouvelle séquence théâtrale européenne, Théâtre/Public N° 194, septembre 2009, pp. 33-38.
82 Ibid., p. 37.
Lectures clés
BERNAT Roger, DUARTE Ignasi (ouvrage collectif édité par), Querido Público : El espectador ante la
participación: jugadores, usuarios, prosumers y fans…, Murcia, Centro Párraga, Cendeac y Elèctrica Produccions,
2009.
BOUKO Catherine, Steven BERNAS (sous la direction de), Corps et immersion ou Les pratiques immersives dans
les arts de la monstration, Paris : l’Harmattan, 2012.
CHAUMIER Serge, « Mythologie du spect’acteur : Les formes d’interaction entre acteurs et spectateurs,
comme révélateur d’esthétiques relationnelles », in Généalogie, formes, valeurs et significations : les esthétiques
des arts urbains. Rapport final de recherche, sous la responsabilité scientifique de Philippe CHAUDOIR,
Ministère de la culture et de la communication, DMDTS, 2007, p. 80, rapport disponible en ligne, URL de
référence : https://sites.univ-lyon2.fr/iul/Texte%20final%20DMDTS.pdf
GONON Anne, In Vivo : les figures du spectateur des arts de la rue, Montpellier, L’Entretemps, 2011.
TRIAU Christophe, « L’illusion ludique », in Théâtre/Public N° 194 : Une nouvelle séquence théâtrale européenne,
dossier conçu par Olivier NEVEUX, Jitka PELECHOVA et Christophe TRIAU, septembre 2009.
20 #9 / septembre 2013 / recherche
memento #8 - janvier 2013 - recherche
EXPÉRIMENTER ET ANALYSER UN PARCOURS DE PHÉNOMÈNES SONORES
Synthèse du focus organisé le mardi 13 mars 2012 avec l’intervention
de Jean-François Augoyard
memento #7 - janvier 2013 - recherche
LA CONTORSION : LE CORPS À L’ÉPREUVE, À L’ÉPREUVE DU CORPS
Synthèse du focus organisé le lundi 13 février 2012 avec les interventions d’Andreane
Leclerc (A la recherche d’un corps vide) et de Bernard Andrieu (La contorsion comme
immersion expérientielle. Se créer un nouveau schéma corporel)
memento #6 – janvier 2013
IN SITU IN CITÉ - Projets artistiques participatifs dans l’espace public
Dans le cadre du chantier Politique de la ville & Culture
memento #5 – octobre 2011 – recherche
LA CRÉATION SONORE EN ESPACES PUBLICS
Synthèse du focus organisé le 7 juin 2011 avec les interventions de Catherine Aventin
et Cécile Regnault (Pour une conception sonore des espaces publics) et Hélène Doudiès
(Transformer l’écoute ? L’expérience Instrument I Monument de la compagnie Décor
Sonore)
memento #4 – octobre 2011 – recherche
HISTOIRES DE CIRQUE AUX XIXe ET XXe SIÈCLES
Synthèse du focus organisé le 21 avril 2011 avec les interventions de Patrick Désile
(« Cet opéra de l’œil ». Les pantomimes de cirques parisiens au XIXe siècle) et Clotilde
Angleys (Le grand spectacle : les opérettes de cirque féeriques et nautiques de l’entre-deuxguerres)
memento #3 – octobre 2011 – recherche
QUAND LE CIRQUE RENCONTRE LA DANSE
Synthèse du focus organisé le 25 janvier 2011 avec les interventions de Kati Wolf (L’écriture
de Mouvement, notation Benesh, pour les arts du cirque) et Agathe Dumont (Interprètes au
travail, le cas des danseurs circassiens)
memento #2 – octobre 2011 – études
LES PUBLICS DES SPECTACLES DE RUE ET DU CIRQUE
memento #1 – juillet 2010 – études
LES CHIFFRES CLÉS DES ARTS DU CIRQUE ET DES ARTS DE LA RUE 2010
#9 / septembre 2013 / recherche 21
>
Avec la collection memento, HorsLesMurs développe sa mission de réflexion et
d’observation consacrée aux arts de la rue et aux arts du cirque. memento accueille
des documents de référence édités par HorsLesMurs : études, travaux de recherche
et outils pratiques à destination de différents publics (étudiants, chercheurs,
professionnels). Certains éditions sont disponibles en anglais. La collection memento
est éditée au format PDF et téléchargeable gratuitement sur www.horslesmurs.fr et
www.rueetcirque.fr
Les focus sont des séances thématiques au cours desquelles des étudiants et
chercheurs spécialistes du cirque ou de la création en espace public viennent
échanger autour de leurs travaux. La collection memento accueille les synthèses
des focus, rendant accessibles les travaux au plus grand nombre.
memento est une publication de HorsLesMurs – Centre national de ressources des arts de la rue
et des arts du cirque – subventionné par le ministère de la Culture (DGCA).
Directeur de la publication, Président. Jean Digne
Rédacteur en chef, Directeur. Julien Rosemberg
Responsable des éditions. Isabelle Drubigny
Rédaction. Mathilde Marcel, Annysa Kapelusz
Conception et rédaction. Anne Gonon, chargée des études et de la recherche
Conception et réalisation graphique. Anne Choffey
Centre national de ressources des arts de la rue et des arts de la piste
68 rue de la Folie Méricourt. 75011 Paris
Tél. : +33 (0)1 55 28 10 10 – Fax. : +33 (0)1 55 28 10 11
www.horslesmurs.fr
www.rueetcirque.fr
[email protected]

Documents pareils