MARGUERITE YOURCENAR AU / ET LE JAPON par Tsutomu

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MARGUERITE YOURCENAR AU / ET LE JAPON par Tsutomu
CONFÉRENCE INAUGURALE
MARGUERITE YOURCENAR AU / ET LE JAPON
par Tsutomu IWASAKI
(Professeur émérite à l’Université des Langues
Étrangères de Tokyo, Japon)
Du 4 octobre à fin décembre 1982, Marguerite Yourcenar a séjourné
au Japon. Pour connaître les endroits qu’elle a visités et les gens qu’elle a
rencontrés, et pour savoir ce qu’elle a vu, qui l’a émue ou irritée, il
suffirait de lire Le Tour de la prison, ouvrage posthume publié en 1991.
Les douze des seize textes constitutifs du recueil sont consacrés au récit
de voyage au Japon. Dommage que certains récits soient laissés
inachevés et que le recueil ait été publié sans la dernière touche de la part
de l’auteur, ce qui nous fait regretter de ne pas savoir ce qu’elle aurait pu
encore écrire sur le Japon...
L’intérêt de Yourcenar pour le Japon a une longue histoire. Déjà en
1938, elle a publié Nouvelles orientales qui recueillait « Le Dernier
amour du Prince Genghi ». Dans Les Yeux ouverts en 1980, quand
Matthieu Galey lui demande à quelle époque elle a découvert la
littérature japonaise, elle répond :
Très tôt, vers la vingtième année. Elle n’était guère traduite en français,
mais elle l’était en anglais, et je lisais beaucoup en anglais. Il y a des
traductions, par exemple le Genghi traduit par Waley, qui sont
admirables. (YO, p. 109)
À propos de Murasaki Shikibu, auteur du Dit du Genji, elle dit :
Quand on me demande quelle est la romancière que j’admire le plus, c’est
le nom de Murasaki Shikibu qui me vient aussitôt à l’esprit, avec un
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respect et une révérence extraordinaires. C’est vraiment le grand écrivain,
la très grande romancière japonaise du XIe siècle, c’est-à-dire d’une
époque où la civilisation était à son comble, au Japon. En somme, c’est le
Marcel Proust du Moyen Âge nippon : c’est une femme qui a le génie, le
sens des variations sociales, de l’amour, du drame humain, de la façon
dont des êtres se heurtent à l’impossible. On n’a pas fait mieux, dans
aucune littérature. (YO, p. 110-111)
Pourquoi Yourcenar a-t-elle été tant attirée par le roman japonais du
XIe siècle, de l’époque Heian ? N’oublions pas la contribution d’Arthur
Waley qui en a proposé la traduction souple et accessible aux lecteurs
modernes. Je me rappelle que, dans une conversation privée, Yourcenar
s’est montrée plutôt critique à l’égard de la traduction française plus
récente par René Sieffert publiée en 1977. Selon elle, l’emploi d’une
langue pseudo-ancienne, proche du moyen français, est inefficace, voire
inutile, et Sieffert respecte tellement les noms divers de grades et de titres
qui désignent un personnage que les lecteurs ne comprennent pas qu’il
s’agit de la même personne.
Pendant son séjour au Japon, Yourcenar n’a donné qu’une seule
conférence. Elle avait reçu de nombreuses demandes de la part de
diverses universités et de compagnies de presse, mais elle les avait toutes
refusées pour préserver le caractère privé de son séjour, même si celui-ci
ne pouvait pas être complètement incognito. Elle a donc donné son
unique conférence, intitulée Voyages dans l’espace, voyages dans le
temps, le 26 octobre 1982, dans cette salle même de l’Institut FrancoJaponais de Tokyo. Ce soir-là, la salle était plus que comble, on a vite
installé des haut-parleurs dans d’autres salles pour ceux qui ne pouvaient
y entrer.
La conférence commence par la citation du premier paragraphe de La
Sente étroite du-bout-du-monde de Bashô Matsuo. Les yourcenariens se
rappelleront « Basho sur la route », premier récit du Tour de la prison. Et,
à la fin du même recueil se trouve, comme supplément, la « Conférence
faite à l’Institut Français – l’Institut Franco-Japonais en réalité – de
Tokyo, le 26 octobre 1982 », qui n’est en fait que la retranscription de la
dernière moitié de la conférence donnée.
On m’avait demandé de faire la traduction de la conférence.
Heureusement il ne s’agissait pas de la traduction simultanée, comme
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c’est le cas de ce soir, mais de la traduction consécutive : la conférence
était divisée en trois parties, et j’insérais la traduction japonaise après
chaque partie. J’ai dit « heureusement », car j’ai un souvenir cuisant à
propos de la traduction simultanée. Quand Sartre est venu au Japon, avec
Simone de Beauvoir, en 1966, sur l’invitation de sa maison d’édition
japonaise et de l’Université Keio, j’ai fait avec un collègue de ladite
université, la traduction simultanée des trois conférences qu’il a données
au Japon. Nous en avions reçu d’avance les textes que nous avons pu
traduire tranquillement chez nous. Or, à notre surprise, Sartre, lors de sa
première conférence, a pris son manuscrit à la main et a commencé à
parler en le brandissant comme un bâton ! Il disait à peu près la même
chose que ce qu’il avait écrit, mais en changeant complètement
l’ordonnance des paragraphes ! Paniqués, nous avons mis trop de temps
pour chercher les passages correspondants dans notre traduction.
Finalement nous avons essuyé un échec complet, et nous avons été
sévèrement critiqués dans les journaux du lendemain. À partir de la
deuxième conférence, nous avons décidé de ne pas écouter attentivement
l’improvisation de Sartre et de commencer et finir en même temps que lui
la lecture de la traduction du texte original. Ainsi nous n’avons trahi ni
Sartre ni les auditeurs japonais, car, même s’il modifiait l’ordre des
paragraphes, il ne changeait pas le contenu de ses conférences.
Yourcenar m’a donc donné son texte, hâtivement tapé et avec
plusieurs ajouts et corrections à la main, la veille de la conférence, c’està-dire le 25 octobre 1982. Ce jour-là, nous – Yourcenar et moi – avons
été invités à dîner chez Madame Mishima à Minami-Magomé. Ceci dit, je
n’ai pas eu le temps de préparer la traduction, et j’ai été obligé de la faire
sur place. Tout ce que j’ai pu faire en avance a été de consulter le texte
original de Bashô, ce fameux incipit de La Sente étroite que tous les
Japonais apprennent au collège ou au lycée.
Un souvenir s’enchaîne à un autre dans ma tête. Je me rappelle le
voyage à la région du Nord-Est qui est devenu la source d’inspiration de
sa conférence, pèlerinage en hommage au souvenir de Bashô où je l’ai
accompagnée en tant que chauffeur et guide inhabitué. Je me rappelle
aussi son admiration pour Mishima, ses rencontres avec Madame
Mishima, notre voyage à Isé, à Nara et à Kyoto en une voiture de location
que je conduisais, le séjour à Hiroshima où nous sommes allés en
Shinkansen Super-express avant de nous quitter à Osaka, nos rencontres
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et retrouvailles en d’autres lieux comme Paris, Petite Plaisance,
Amsterdam, Salsbury... Pour ne pas me perdre dans ce remous des
souvenirs, je voudrais ici ne vous en évoquer que quelques-uns, à savoir,
notre première rencontre à Paris, notre retrouvaille à Petite-Plaisance dix
ans après, son intérêt pour le Japon que j’ai personnellement remarqué au
cours de nos conversations et ses opinions sur Mishima.
J’ai rencontré Yourcenar pour la première fois le 29 mai 1971, à
l'Hôtel St. James et d’Albany, rue de Rivoli. C’était pendant mon
deuxième long séjour à Paris. Elle, qui venait d’être élue membre de
l’Académie Royale de Belgique, était de passage à Paris après un court
séjour au Mont Noir. L’année précédente j’avais traduit en japonais
L’Œuvre au Noir, et je lui avais écrit plusieurs fois pour lui poser des
questions. Elle avait donc mon adresse parisienne. Elle m’a écrit qu’elle
resterait encore une dizaine de jours à Paris et qu’elle voulait me
rencontrer. Le lendemain matin je l’ai appelée à son hôtel. Et nous nous
sommes rencontrés le même jour, en fin d’après-midi, dans le hall de
l’hôtel. Ça a été notre première rencontre, et nous avons parlé pendant
quatre heures entières. Elle était une formidable interlocutrice qui savait
écouter.
Notre conversation a commencé par les propos sur Zénon. Je venais de
terminer la traduction de L’Œuvre au Noir, et elle connaissait déjà ma
grande admiration pour l’amitié entre Zénon et le Prieur des Cordeliers,
pour son intensité et sa qualité. Puis elle m’a demandé quels écrivains
m’intéressaient, et nous avons parlé de Proust et de Larbaud – par la
suite, nous avons souvent parlé de ce dernier que Yourcenar admirait
également. Elle a été surprise de joie lorsque je lui ai parlé des
exemplaires d’Alexis et de Denier du rêve que j’avais trouvés à la
Bibliothèque municipale de Vichy (qui conserve 25 000 livres possédés
par Larbaud), exemplaires qu’elle avait dédicacés à Larbaud.
Deux choses m’ont le plus marqué lors de notre premier entretien.
L’une est ce qu’elle a dit de Zénon. Elle a dit, comme si elle se disait à
elle-même : « C’est en 15xx que La Pietà de Michel-Ange – qu’elle
confondait avec La Vierge et l’Enfant – a été installée à la Cathédrale de
Bruges. Donc Zénon l’a vue sans aucun doute ». En entendant ces mots,
j’ai cru comprendre le secret de sa création littéraire, car Zénon était
quelqu’un de vraiment vivant en elle. N’a-t-elle pas dit quelque part que
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Zénon est pour elle comme un frère et qu’elle le connaît mieux que son
propre père ? Je suis convaincu qu’il vivait en état de symbiose en elle.
L’autre est son intérêt pour Mishima. C’est elle qui a commencé à
parler de lui : « J’ai entendu dire que Mishima appréciait beaucoup
Mémoires d’Hadrien ... ». On était le 29 mai 1971 (je me rappelle bien la
date exacte, grâce à la dédicace qu’elle a écrite dans l'original et la
traduction japonaise de L’Œuvre au Noir que j'ai apportés ce jour-là),
c’est-à-dire, à peine six mois après la mort de Mishima. Apparemment
elle se demandait pourquoi cet écrivain, qui aimait tant son Hadrien, s’est
choisi une fin aussi brutale que violente. Je ne savais que répondre à sa
question, je ne pouvais que partager avec elle les sentiments ambivalents
à cet égard. « Pourquoi une telle mort ? » - je crois que cette interrogation
est le point de départ de son intérêt pour l’écrivain japonais, et elle restera
toujours le pivot de ses réflexions sur celui-ci.
Dix ans après, Yourcenar publie Mishima ou la vision du vide. Pour
écrire cet essai, elle a consulté tous les livres disponibles en anglais et en
français, de et sur Mishima. On y retrouve, dès la première page, son
honnêteté intellectuelle, son regard attentif qui ne laisse échapper aucun
détail, la sûreté et la rigueur de son jugement, sa vaste culture, sa
profonde compréhension de la culture, du caractère, de l'esthétique et de
la pensée étrangers. Elle commence par ces mots :
Il est toujours difficile de juger un grand écrivain contemporain : nous
manquons de recul. Il est plus difficile encore de le juger s'il appartient à
une autre civilisation que la nôtre, envers laquelle l'attrait de l'exotisme ou
la méfiance envers l'exotisme entrent en jeu. Ces chances de malentendu
grandissent lorsque, comme c'est le cas de Yukio Mishima, les éléments
de sa propre culture et ceux de l'Occident, qu'il a avidement absorbés,
donc pour nous le banal et pour nous l'étrange, se mélangent dans chaque
œuvre en des proportions différentes et avec des effets et des bonheurs
variés. C'est ce mélange, toutefois, qui fait de lui dans nombre de ses
ouvrages un authentique représentant d'un Japon lui aussi violemment
occidentalisé, mais marqué malgré tout par certaines caractéristiques
immuables. (EM, p. 197)
Ici se déclare la prise en conscience et la décision d’une essayiste critique
prête à aborder, avec un esprit d’analyse et de synthèse, un écrivain
appartenant à une culture différente de la sienne. Pour Yourcenar,
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Mishima est un « grand écrivain » et un poète de nature. Cependant
l’essai n’est pas un simple hommage, ni un panégyrique. Comme elle
écrit, « la difficulté croît encore [...] quand la vie de l’écrivain a été aussi
variée, riche, impétueuse, ou parfois savamment calculée que son œuvre,
qu’on distingue dans l’une comme dans l’autre, les mêmes défauts, les
mêmes roueries et les mêmes tares, mais aussi les mêmes vertus et
finalement la même grandeur » (ibid.).
Au Japon, Yourcenar m’a dit : « L’œuvre complète de Mishima
contient 36 volumes, mais 5 ou 6 livres lui auraient suffi pour obtenir la
même notoriété et la même reconnaissance ». Pour elle, les chefsd’œuvre de Mishima sont – à part la tétralogie La Mer de la Fertilité –
Confession d’un masque, Pavillon d’or et Le Tumulte des flots, qu’elle
appelle respectivement « chef-d’œuvre noir », « chef-d’œuvre rouge » et
« chef-d’œuvre clair » (EM, p. 215). Tandis qu’elle se transforme en un
juge sévère, quand elle définit Couleurs interdites comme un « roman
grinçant, comme on dit que grincent les roues d’une voiture mal
graissée » (EM, p. 213), qu’elle réduit l’intérêt d’Après le Banquet aux
seules descriptions de l’héroïne ou qu’elle parle de la « perfection glacée
comme une lame de scalpel » (EM, p. 217) du Marin rejeté par la mer.
Son analyse longue et détaillée de La Mer de la Fertilité mérite une
attention particulière. Dans sa lecture de la tétralogie qu’elle considère
comme testament littéraire de Mishima, Yourcenar montre un regard
extrêmement attentif qui ne laisse aucun détail. Par exemple, elle
s’intéresse à la scène du début du deuxième volume Chevaux échappés,
où le héros Honda monte sans but particulier sur la tour du Palais du
Justice, scène qui, selon elle, renvoie à la scène finale du premier volume
Neige de printemps, où il visite le temple Gesshu pour son ami Kiyoaki.
Certes, l’aspiration à la « hauteur » est, comme Marthe Robert l’a
remarqué chez Stendhal, Kafka et Claudel dans Roman des origines et
origines du roman, l’un des thèmes favoris de la littérature occidentale.
Mais la façon dont elle considère l’ascension de Honda comme un
leitmotiv de la tétralogie m’a été complètement nouvelle et inspiratrice.
Yourcenar a réussi, avec son intelligence, sa connaissance et sa
sensibilité, à déplacer l’axe de l’approche de la littérature japonaise par
un lecteur non-japonais. Quelqu’un a dit que l’intelligence est la capacité
de découvrir la similitude dans la différence et la différence dans la
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similitude. Je retrouve la même intelligence chez Yourcenar, par exemple
quand elle dit à propos du Tumulte des flots :
[...] pour risquer une comparaison à coup sûr écrasante, Guerre et paix
semble l’épopée slave par excellence, mais nous savons que Tolstoï en
l’écrivant se grisait d’Homère. Par le thème seul, qui est le jeune amour,
Le Tumulte des flots semble d’abord l’une des innombrables moutures de
Daphnis et Chloé. Mais ici, il convient d’avouer, laissant de côté toute
superstition de l’antique, et d’un antique d’ailleurs de fort basse époque,
que des deux, la ligne mélodique du Tumulte des flots est infiniment la
plus pure. (EM, p. 216)
À part Tolstoï et Homère, elle associe Mishima à de nombreux
écrivains occidentaux : Shakespeare, Dickens, Sade, Lautréamont,
Camus, Swinburne, D’Annunzio, Thomas Mann, Jean Cocteau, Radiguet,
Proust, André Salmon, Balzac, Hardy, Conrad, Chateaubriand, Hugo,
Giraudoux, Anouilh, Racine, Virginia Woolf, Baudelaire, Bakounine,
Lafcadio Hearn, Héraclite, Stendhal, Montherlant, Montaigne, Mme de
Sévigné, Pasolini, etc. etc.... La liste est longue et vertigineuse ! Mais qui
aurait pensé à L’Étranger de Camus en lisant Confession d’un masque ?
Car ces deux récits, explique l’essayiste, contiennent les « mêmes
éléments d’autisme » (EM, p. 205) !
Selon Yourcenar, La Voix des morts héroïques de 1966 marque un
tournant de la vie de Mishima. Cette vue n’a rien de nouveau pour les
spécialistes de Mishima, mais Yourcenar l’a reconfirmée par sa propre
lecture, avec son intelligence, sa connaissance et son imagination, et à
travers la familiarité profonde qu’elle ressentait à l’égard de Mishima.
Elle écrit, comme si elle s’expliquait à la fois sur cette familiarité et sur
sa vision du vide :
Même au cours de la vie la plus éclatante et la plus comblée, ce que l’on
veut vraiment faire est rarement accompli, et, des profondeurs ou des
hauteurs du Vide, ce qui a été, et ce qui n’a pas été, semblent également
des mirages ou des songes. (EM, p. 270)
Ce passage fait écho aux mots de la mère de Mishima après le suicide
de celui-ci (« Pour la première fois de sa vie, il a fait ce qu’il désirait
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faire »). Mais il nous rappelle aussi le fait que la majorité des romans de
Yourcenar finissent par la mort de leurs héros.
Yourcenar a rencontré pour la première Madame Yoko Mishima lors
du dîner de bienvenue organisé par M. et Mme l’Ambassadeur. Comme il
y avait une quarantaine d’invités, je ne l’aurais pas remarquée si elle
n’avait pas été placée près de moi. (J’ai été un des convives, et ma place
était en effet en face de la sienne). Je l’avais déjà vue à plusieurs
occasions, mais je ne crois pas qu’elle se souvenait de moi.
Je l’ai vue, ou plutôt je l’ai entrevue, pour la première fois en 1963,
dans un théâtre où Margot Fonteyn et Rudolf Noureev donnaient leur
premier spectacle au Japon. Je me souviens encore aujourd’hui du jeune
et éclatant Noureev qui venait tout juste de s’exiler, et de ses vertigineux
grands écarts et de ses pirouettes ! C’est dans le foyer du théâtre que j’ai
vu Madame Mishima, très jeune, accompagnée de son mari. La deuxième
fois, je suis allé chez Mishima, à Minami-Magomé, pour accompagner
comme interprète un journaliste français qui voulait l’interviewer. « Dites
bonjour à mes invités ! », a dit Mishima à sa femme, d’un ton impératif
digne d’un maître de maison, mais pas du tout sévère, comme s’il donnait
une leçon à un enfant. Je ne sais pourtant pas si elle a fait attention à moi,
car l’invité principal était le journaliste. Après la mort de son mari, je l’ai
revue pour la troisième fois. La compagnie Renaud-Barrault était venue
pour présenter la production française de Madame de Sade, dans
l’excellente traduction de Pieyre de Mandiargues. Madame Mishima a
organisé chez elle une soirée pour les membres de la compagnie ainsi que
pour Mandiargues qui était au Japon avec eux en tant que traducteur de la
pièce représentée. Il a donné, comme Yourcenar, une seule conférence, et
son interprète, c’est-à-dire moi, y a été également invité.
De la soirée passée avec Yourcenar chez Madame Mishima, je me
rappelle deux choses. (Au cours dudit dîner à l’Ambassade, elle nous
avait invités, Yourcenar et moi, à un dîner privé chez elle, et c’était pour
moi la quatrième occasion de la rencontrer.) L’une est la présence de Jun
Shiragi, ancien camarade de Mishima à la faculté de droit à l’Université
de Tokyo et son exécuteur testamentaire, m’a-t-on dit. Au milieu du
dîner, il a brusquement proposé à Yourcenar de traduire en français Cinq
nô modernes. Et, à ma surprise, Yourcenar l’a accepté immédiatement,
sans aucune hésitation. Apparemment la collaboration avec Shiragi a bien
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marché, car la traduction en est sortie chez Gallimard en 1984 ! L’autre
est la visite du bureau de Mishima au premier étage, conservé tel quel
depuis qu’il en est sorti pour la dernière fois le matin du 25 novembre
1970. Dans la « Maison du grand écrivain », recueillie dans Le Tour de la
prison, Yourcenar mentionne la traduction en anglais de Mémoires
d’Hadrien par Grace Frick qu’elle y a trouvée « à portée de la main »
(EM, p. 656). Mais ce qui m’a impressionné le plus, c’étaient les sabres
en bambou laissés dans une sorte de porte-parapluie au coin droit de
l’entrée du bureau. Leurs poignées étaient toutes noircies de la sueur de
Mishima ! On sait qu’il était passionné de la musculation et du kendo (art
du sabre), dans ses dernières années. Et ces taches gris foncé sur les
poignées des sabres m’ont fait frémir par une sorte de présence charnelle
de Mishima.
Je voudrais ajouter quelques mots à propos de Madame Mishima qui,
elle aussi, nous a quittés il y a plusieurs années. Dans la première édition
de Mishima ou la vision du vide, Yourcenar est assez sèche, voire froide,
à son égard :
L’épouse, Yoko, a entendu à midi vingt la nouvelle de la mort, dans le
taxi qui l’emmenait à un déjeuner. Interrogée plus tard, elle répondra
qu’elle s’était attendue au suicide, mais plutôt dans un an ou deux.
(« Yoko n’a pas d’imagination », avait dit un jour Mishima) (EM, p. 270)
Tandis que dans l’édition de la Pléiade, elle ajoute en note :
Il se peut en effet que l’imagination japonaise ne soit pas souvent tournée
vers le dehors et vers autrui. Mais il semble que Mishima méconnaissait
certaines qualités de la vive jeune femme. Dans plus d’une occasion, et en
particulier quand il s’est agi de défendre les jeunes complices du suicide
de son mari, et de faire réduire leur peine de prison, Yoko Mishima a
montré du courage, et ce sens des réalités qui semble jamais ne
l’abandonner. (EM, p. 270, note)
Cet ajout me paraît significatif, car je vois que Yourcenar a corrigé son
opinion sur la personnalité de Madame Mishima, à travers ses rencontres
personnelles avec celle-ci. En fait, Yoko Mishima, fille d’un célèbre
peintre et elle-même grand amateur de la céramique et de l’émaillerie,
possédait non seulement un sens artistique raffiné, mais aussi, comme
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Yourcenar l’a vu, du courage pour faire ce qu’il faut sans en craindre le
risque.
Depuis nos retrouvailles à Petite Plaisance en 1981, Yourcenar voulait
bien m’envoyer ses nouveaux livres toujours amicalement dédicacés :
Théâtre I et II, Souvenirs pieux, Archives du Nord, La Couronne et la
Lyre, Mishima ou la vision du vide... Quand j’ai reçu ce dernier – c’était
l’année de son entrée à l’Académie française –, j’allais partir pour mon
troisième long séjour en France. Je projetais de passer par les États-Unis,
et je lui ai demandé si elle pourrait me recevoir au début octobre 1981. Sa
réponse m’a surpris. Elle me disait qu’elle comptait venir au Japon cet
automne-là ! Je lui ai répondu alors que je pourrais retarder mon départ
d’un ou deux mois pour la recevoir au Japon, ou bien reporter ma visite à
l’année suivante, au moment où je rentrerais à mon pays. Finalement, elle
m’a écrit qu’elle devrait aller en Europe à mi-octobre et qu’elle pourrait
me recevoir, comme je le lui avais demandé, au début du même mois. J’ai
su ultérieurement qu’elle avait reporté son voyage au Japon à l’année
suivante, parce qu’elle ne voulait pas visiter notre pays pendant mon
absence ! Cela a été pour moi un grand geste d’amitié de sa part !
C’est Jerry qui est venu me chercher en voiture à l’aéroport de Bangor.
En arrivant à Petite Plaisance après 100 kilomètres de route, nous avons
pris un léger déjeuner. Et lorsque nous sommes passés au salon, je lui ai
demandé tout de suite si elle n’avait pas renoncé au projet de voyage au
Japon. « Bien sûr que non, m’a-t-elle répondu, j’y irai l’année prochaine,
sans faute ».
Plus tard, elle m’a montré un petit cahier. « J’apprends le japonais
pour préparer mon voyage. J’ai déjà appris 200 idéogrammes ». À gauche
de la page, elle écrivait des idéogrammes simples de forme comme
« montagne », « rivière », « soleil », « arbre », « ciel », etc. ; au milieu,
leur prononciation phonétique et littéraire ; à droite, leur sens. En fait, son
petit apprentissage n’a servi pratiquement à rien, car il faut connaître au
moins 3000 caractères pour lire un journal. Mais je ne pouvais
qu’éprouver un profond respect pour son éternelle avidité de
connaissance à l’âge presque octogénaire.
Ce jour-là j’ai été surpris d’entendre de sa bouche le nom de Takiji
Kobayashi. Je ne savais pas qu’elle lisait aussi la littérature prolétarienne
japonaise. Mais il est fort probable que le sévère regard de cet auteur sur
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les conditions humaines dans Bateau-usine (qu’elle a lu certainement en
anglais) ait suscité sa sympathie. Au moment où nous parlions à nouveau
de l’amitié de Zénon avec le Prieur des Cordeliers, Yourcenar a
mentionné un autre livre japonais : « J’aime aussi Les Contes de pluie et
de lune. En particulier, ce Rendez-vous aux chrysanthèmes. C’est une très
belle expression de la fidélité entre les hommes ».
En France, l’ouvrage d’Akinari Ueda est sans doute plus connu par
son adaptation cinématographique de Kenji Mizoguchi que par sa
traduction française publiée dans la collection « Connaissance de
l’Orient » chez Gallimard, sur l’initiative de l’UNESCO. L’histoire d’un
homme qui choisit de se tuer et de devenir un esprit pour ne pas manquer
le rendez-vous avec son ami, ne serait pas toujours facilement
compréhensible aux Occidentaux. Pourtant, sensible à la notion de vie
éternelle et à l’existence de l’esprit, Yourcenar n’aurait pas eu de
difficulté pour apprécier cette maxime : « L’homme, en un jour, est
incapable de parcourir mille lieues, mais un esprit, aisément, parcourt
jusqu’à mille lieues en un seul jour1 ». Signalons aussi cette heureuse
coïncidence : les deux protagonistes du récit, Hasebe Samon et Akana
Soemon, se retrouvent le 9 septembre, c’est-à-dire à la même date
qu’aujourd’hui ! Il est vrai qu’il y a à peu près un mois de décalage entre
l’ancien calendrier lunaire et l’actuel, mais rappelons aussi que, selon le
principe du Ying et du Yang, le numéro 9 représente le maximum du
bonheur et le jour où il se dédouble, c’est-à-dire le 9/9, est considéré
comme le jour le plus heureux, celui du double-Yang !
On trouve dans ce récit du XVIIIe siècle une autre phrase qui a
certainement impressionné et ému Yourcenar. Le jour du rendez-vous,
Samon en attendant le retour de Soemon dit : « La vie est pareille à
l’écume flottante : le matin, l’on n’est point assuré du soir ; cependant, il
sera bientôt de retour2 ». Ces phrases qui rappelleraient aux lecteurs de
Yourcenar le titre qu’elle a donné à son recueil de trois récits (Anna
soror..., Un homme obscur et Une belle matinée) : Comme l’eau qui
coule – et ce titre rappellerait aux Japonais la fameuse phrase de début
d’un autre classique japonais, Notes de l’Ermitage de Kamo-no-Chomeï
(« Le cours de la rivière qui va ne tarit, et pourtant ce n’est jamais la
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Akinari UEDA, Contes de pluie et de lune, Paris, Gallimard / Unesco, 1990, p. 49.
Ibid., p. 51.
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même eau ») – auraient dû être aussi l’expression de la vision
yourcenarienne de la vie et de la mort.
Une autre phrase me revient à l’esprit. Celle du koan zen qui sert
d’épigraphe à Souvenirs pieux : « Quel était votre visage avant que votre
père et votre mère se fussent rencontrés ? ». Sans être expert de zen, je
sais au moins que la pensée zen est née en Chine, à l’époque de la
dynastie T’ang. Mais le fait que Yourcenar la cite sous le nom japonais
de koan zen ne suggère-t-il pas le rapport profond entre sa vision de la vie
et de la mort et la culture japonaise ? En tous cas, il faudrait savoir dans
quelle traduction (française ou anglaise) elle l’avait trouvée. Bien sûr,
l’univers philosophique de Yourcenar ne se limite pas au Japon. Il
s’élargit aussi en Chine et en Inde. Il est proprement éternel et universel.
Enfin, la référence au koan zen – bien que le sens du koan original soit
encore plus profond que celui de la traduction, puisqu’il dit : « avant que
votre père et votre mère fussent nés » – fait bien preuve de l’universalité
de son savoir.
Avant de finir, un mot sur les traductions japonaises de l’œuvre de
Yourcenar.
La première œuvre traduite est Mémoires d’Hadrien. Le choix a été
tout à fait compréhensible, car ce roman a valu une renommée mondiale à
Yourcenar, même si elle avait pensé, en l’écrivant, qu’il n’intéresserait
que deux ou trois lecteurs. La réussite des Mémoires d’Hadrien au Japon
est due en grande partie à la traductrice Chimako Tada, disparue l’année
dernière, qui était une poétesse passionnée de la Grèce et qui avait une
grande sensibilité et un grand talent pour l’expression de langue
japonaise. Interprète idéale de l’univers yourcenarien, elle a également
traduit Nouvelles orientales, Feux et Le Cerveau noir de Piranèse.
Mishima ou la vison du vide a été traduit par Tatsuhiko Shibusawa,
disparu lui aussi il y a quelques années. Érudit extraordinaire et esthète
original, il était en plus un grand ami personnel de Mishima. Personne
n’aurait été mieux qualifié que lui pour traduire ce livre. Shin
Wakabayashi, traducteur de Denier du rêve, a été professeur à la section
de littérature française à l’Université Keio et spécialiste d’André Gide,
tandis que l’ouvrage posthume Conte bleu a été traduit par Kanako
Yoshida qui est, comme Tada, poétesse et aussi professeur de langue et
de littérature françaises à l’Université Gakushuïn.
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Marguerite Yourcenar au / et le Japon
Quant à moi, comme déjà dit, j’ai traduit tout d’abord L’Œuvre au
Noir. Le travail m’est inoubliable, non seulement parce qu’il a été
extrêmement difficile, mais encore qu’il a marqué le point de départ de
ma longue amitié avec Yourcenar. J’ai ensuite traduit Alexis, Le Coup de
grâce, Comme l’eau qui coule.
Il y a quelques années, la maison d’édition Hakusuisha qui avait
publié la plupart des traductions japonaises de l’œuvre yourcenarienne, a
sorti la « Yourcenar Selection », collection de six volumes qui proposait,
en dehors des romans traduits déjà cités, Les Yeux ouverts dans ma
traduction et quelques essais extraits du Temps, ce grand sculpteur et de
En pèlerin et en étranger, traduits par un groupe de jeunes chercheurs,
dont Osamu Hayashi, organisateur de ce colloque.
Certes, la vie d’un homme est « pareille à l’écume flottante ».
Cependant, je crois profondément qu’elle peut être aussi une substance
sous forme d’assemblage des souvenirs. Je ne vous ai pas rappelé
combien Yourcenar est un grand écrivain, car vous le savez déjà, vous
qui êtes rassemblés ici pour elle, venus des quatre coins du monde. Je
voulais simplement vous dire combien je suis heureux d’avoir eu une
amitié si intense et profonde avec cette grande Dame, beaucoup plus âgée
que moi – elle aurait pu être ma mère ! –, que j’ai connue non seulement
à travers ses écrits, mais aussi personnellement à travers tant de
rencontres et de retrouvailles à des occasions et des endroits divers. En
particulier, je suis heureux ce soir de pouvoir partager avec vous ce
bonheur, un des plus grands de ma vie.
(traduit du japonais par Osamu Hayashi et révisé par le conférencier)
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Tsutomu Iwasaki
Prof. Iwasaki, le 9 septembre 2004, à l’Institut Franco-Japonais de Tokyo.
Derrière, la photo du 26 octobre 1982, au même lieu, avec Marguerite Yourcenar
et Prof. Iwasaki.
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I- MARGUERITE YOURCENAR POÈTE