L`Arctique : trop froid pour la France

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L`Arctique : trop froid pour la France
TRIBUNE n° 667
L’Arctique :
trop froid pour la France ?
Commandant (armée de l’air norvégienne), spécialisée dans les ressources
humaines. Promotion 1994 de l’École de formation initiale des officiers de
l’air, Promotion 1997 de l’Académie de l’air (niveau I) et Promotion 2003 de
l’Académie de l’air (niveau II). Elle a travaillé entre autres à l’état-major des
armées, à l’état-major de l’armée de l’air, à l’Académie de l’air et sur la base
aérienne d’Oerland (importante base norvégienne et de l’Otan). Actuellement
stagiaire de la 22e promotion de l’École de Guerre (« Maréchal Leclerc »).
Christine Huseby Torjussen
Note préliminaire : L’Arctique est le nom des terres au nord du cercle polaire jusqu’au Pôle Nord. Les États de l’Arctique
sont la Russie, les États-Unis/Alaska, le Canada, le Danemark/Groenland, l’Islande, la Norvège, la Suède et la Finlande.
L
’Arctique sera à terme de nouveau une zone stratégique et la région, qui
toujours a été pacifique, ne peut être exclue de faire l’objet d’un conflit à
l’avenir. La France est-elle préparée ?
Situation russe
La crise ukrainienne,
caractérisée par l’agression
militaire russe, amène les
experts militaires à reconsidérer les objectifs de la politique de défense russe. Dans
cette optique, il convient
d’essayer de comprendre
pourquoi la Russie renforce
ses capacités militaires dans
l’Arctique et sur son flanc
nord.
Pendant la guerre
froide, l’Arctique était une
région stratégique : le seul
Carte bathymétrique et topographique de
l’océan Arctique et des terres avoisinantes.
La passage du Nord-Est longe la Sibérie
tandis que le passage du Nord-Ouest passe
à travers l’archipel canadien.
www.defnat.fr - 03 juillet 2015
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accès soviétique vers l’Atlantique, libre de glace toute l’année, se faisait par la mer
au large de la côte norvégienne. Un accès qui était essentiel pour envoyer en mission, dans la clandestinité, des sous-marins lanceurs d’engins nucléaires tactiques
et stratégiques. L’accès était également important en cas de guerre prolongée et de
nécessité d’opérer à partir de bases aussi proches que possible des lignes d’approvisionnement. De plus, ce passage permettait d’agir le plus rapidement possible vers
l’ouest, jusqu’à la côte Atlantique des États-Unis d’une part, de même que vers la
côte Pacifique des États-Unis par le détroit de Béring et le sud, d’autre part. Après
l’effondrement de l’URSS au début des années 1990, la région n’avait que peu
d’intérêt stratégique à court ou moyen terme. En revanche, en raison des ambitions
de puissance de la Russie, l’Arctique redevient un enjeu stratégique.
Position française
Bien que la France ait nommé en 2009 un ambassadeur des pôles et
qu’elle a le statut d’observateur au Conseil de l’Arctique, il est difficile d’identifier
une stratégie militaire nette et précise.
La France a une tradition forte dans le domaine de recherche dans cette
région, et a par exemple des stations de recherche permanentes au Svalbard
(Institut franco-allemand AWIPEV, Alfred Wegener Institute/Paul-Emile Victor).
Et le pays argumente que l’Europe fera mieux de s’assurer une position de négociation plus importante encore, à côté de grands pays du Nord comme la Russie
et le Canada.
Néanmoins, nous avons l’impression que les changements ultérieurs dans
l’Arctique suscitent peu d’écho sur la planification ou la réflexion sur des opérations militaires dans cette région. Traditionnellement, la France se revendique militairement comme une nation tournée vers le monde, mais focalisée plus au sud ;
elle semble ne se préparer que très peu à des événements potentiels dans son voisinage proche, et en particulier dans l’Arctique.
Malgré ses engagements africains et dans « l’arc de crise », il apparaît important que la France ne se désintéresse pas de la situation de l’Arctique et qu’elle se
prépare pour des actions militaires possibles.
Augmentation de la demande mondiale d’énergie
Entre 25 (selon l’US Geological Survey) et 58 % (selon l’Académie des
sciences de Russie) des ressources de pétrole et de gaz non découvertes de la planète pourraient se trouver dans l’Arctique, et bien qu’une forte proportion puisse
se trouver dans la ZEE (limite des 200 milles nautiques) des États polaires, des tensions accrues ne sont pas à exclure. Plus de 70 % de la demande en gaz dans l’UE
est actuellement couvert par des importations, la Russie et la Norvège étant les plus
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grands fournisseurs. De son côté, la France est très dépendante des importations
d’énergie. C’est pourquoi les entreprises et l’industrie française sont impliquées
dans l’industrie du pétrole et du gaz de cette zone (par exemple les entreprises
Total, GDF-Suez ou Technip). Certains analystes norvégiens s’attendent à une
augmentation des investissements en Arctique de 170 % d’ici à 2017. Les sanctions décidées contre la Russie par l’UE et les États-Unis ont engendré l’arrêt des
grands projets de coopération russo-norvégiens, et entraîné des pertes de plusieurs
milliards d’euros ainsi que la perte d’influence et de contrôle (cf. Thomas Vermes).
La Russie s’est tournée vers l’est, en y associant la technologie et les capitaux chinois. En outre, l’augmentation du niveau de vie en Asie accroît la demande en gaz
et en pétrole. Des pays comme la Chine et l’Inde sont de plus en plus dépendants
des importations tout en pesant sur la demande et les cours mondiaux, ce qui se
traduit aussi par une présence asiatique croissante et visible dans l’Arctique.
Dans une perspective globale, l’accès équitable et organisé à l’énergie, à la
nourriture (ressources halieutiques) et au transport (voies de communication)
constitue un des aspects essentiels pour obtenir et maintenir des relations pacifiques entre les Nations. Mais dans un contexte de raréfaction des ressources et de
tensions géopolitiques, la tentation d’utiliser la force militaire pour sécuriser des
intérêts concurrents n’est pas à exclure.
Des défis territoriaux
À ce jour, une partie infime des fonds marins de l’Arctique a été cartographiée. De plus, la ligne de démarcation du plateau continental n’est pas complètement négociée. Plusieurs États vont certainement revendiquer leur souveraineté,
parmi eux la Russie *. Moscou assume ouvertement son intention de devenir un
État de premier plan dans l’Arctique et entend y défendre jalousement ses intérêts,
y compris par la force militaire (cf. Conseil de sécurité de la Fédération de Russie).
Ces derniers temps, le Canada et la Russie ont déplacé de plus en plus de forces
militaires vers le nord et la Russie possède une vaste unité dans la zone, pour des
motifs peu clairs. Les exercices se multiplient, et les activités aériennes et navales
ont repris après 20 ans d’arrêt. La volonté et la capacité russe d’utiliser la force
militaire contre un pays de l’espace européen ont déjà créé l’instabilité et révélé
son imprévisibilité. Dès lors, le recours à l’Article 5 (assistance militaire en cas
d’attaque) de l’Otan n’est plus à exclure : par exemple, la Norvège a limité ses capacités nationales et placé une grande confiance en ses alliés de l’Otan, d’autant plus
* Revendications sur les fonds marins arctiques
Le Danemark vient de transmettre ses demandes à la commission des droits de la mer de l’ONU, et ces exigences
comprennent de vastes zones qui incluent le Pôle Nord. Nous savons déjà que la Russie exprime également des prétentions sur le Pôle Nord, et on prévoit que le Canada suivra bientôt.
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que le préavis d’une attaque pourrait être très court. L’Arctique contient des
ressources abondantes inexploitées et des nouvelles possibilités ; il ne faut donc pas
exclure a priori que des conflits naissant ailleurs dans le monde ne s’y propagent.
Une pénurie alimentaire mondiale imminente ?
Les prévisions de croissance de la population mondiale impliquent une
augmentation des besoins alimentaires globaux de 70 % jusqu’en 2050, ce qui
engendrera certainement une grave pénurie alimentaire. Les régions du Nord
constituent un vaste garde-manger dont les réserves sont gigantesques mais qui
restent vulnérables et qui doivent être gérées de manière strictement réglementées :
ainsi des plans pluriannuels sont soigneusement élaborés afin de conserver les
stocks de poissons. Selon l’ONU, 15 % de l’apport mondial en protéine proviennent du poisson, et ce, alors que plus de la moitié des réserves mondiales sont
appauvries, et un tiers totalement épuisé. Les désaccords et les conflits régionaux
pourraient à terme engendrer l’épuisement ou la contamination des réserves arctiques. Le contrôle strict des réserves arctiques est essentiel pour relever ce défi de
la meilleure façon possible.
Qui contrôlera les nouvelles voies maritimes ?
Au cours des dernières années, avec la fonte des glaces, de nouvelles voies
maritimes à travers l’Arctique sont apparues. L’ouverture des passages du NordOuest et du Nord-Est peut altérer l’équilibre des échanges et les rapports de forces.
Pas moins de 90 % des exportations de la Chine transitent par la mer (cf. NRK
citant l’agence de presse norvégienne NTB), et une nouvelle route à travers
l’Arctique serait une énorme plus-value pour le marché asiatique. Ainsi, la durée
du trajet entre la Chine et l’Europe peut être raccourcie de 10 à 15 jours en utilisant le passage du Nord-Est plutôt que le Canal de Suez. La route entre Seattle et
Hambourg fera environ 3 600 km de moins par le passage du Nord-Ouest que par
le Canal de Panama.
Le contrôle des passages est déjà source de désaccord car le Canada et la
Russie affirment que ce sont des zones nationales alors que la communauté internationale estime que ce sont des zones internationales. Le contrôle des nouvelles
routes maritimes sera stratégique, mais il engendre de nouveaux défis environnementaux et pourrait conduire à des tensions potentielles. Les besoins d’infrastructure, de capacités de sauvetage, ainsi que le potentiel d’augmentation du tourisme
sont parmi les enjeux principaux.

Les conséquences environnementales et sur les voies de communication
du réchauffement climatique combinées aux besoins considérables en ressources
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énergétiques ou halieutiques des pays émergents auront vraisemblablement un
impact certain, y compris dans le Grand nord. Ainsi, on ne peut pas exclure
d’emblée la potentialité de tensions voire l’éventualité d’un conflit dans les 10 à
30 ans à venir. Ces possibles lignes de confrontation, sans oublier les questions
de sécurité rémanentes de la guerre froide, nécessitent que la France conserve une
partie de son attention militaire à ce qui se passe actuellement dans les régions
Arctiques, malgré ses engagements au sud. L’Arctique redevient une zone stratégique dont la localisation géographique et les ressources ne peuvent laisser la
France indifférente.
Si le pays veut rester un acteur militaire mondial et dans un souci de ne
pas insulter l’avenir, il est nécessaire de suivre l’évolution des enjeux arctiques en
parallèle de ses engagements « traditionnels » dans des régions plus méridionales.
Éléments de bibliographie et liens Internet
Vermes Thomas : « Norge må se Kina overta norske oljekontrakter med Russland » [La Norvège est contrainte de voir la
Chine racheter les contrats pétroliers norvégiens avec la Russie] in ABC Nyheter, 9 janvier 2015 (www.abcnyheter.no/
penger/okonomi/2015/01/09/215334/norge-ma-se-kina-overta-norske-oljekontrakter-med-russland).
NTP : « Kina gir ut guide for sjøfart i Nordøstpassasjen » [La Chine publie un guide pour la navigation dans le passage
du Nord-Ouest] in NRK, 20 juin 2014 (http://www.nrk.no/troms/kinesisk-sjofart-i-nordostpassasjen-1.11788105)
Conseil de sécurité de la Fédération de Russie : Основы государственной политики РФ в Арктике на период до
2020 года и дальнейшую перспективу [Principes de la politique de la Fédération de Russie pour l’Arctique jusqu’en
2020 et au-delà] ; 18 septembre 2008 (www.scrf.gov.ru/documents/98.html).
Institut franco-allemand Alfred Wegener Institute/Paul-Emile Victor (www.awipev.eu).
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