A quoi bon - Site de l`association des AET

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A quoi bon - Site de l`association des AET
A quoi bon ?
Récemment, j’assistai à une cérémonie religieuse à la mémoire d’un de nos camarades disparu
quelques semaines plus tôt. Nous étions une cinquantaine de personnes, toutes d’un certain âge,
rassemblées derrière le chœur d’une grande église de la capitale, dans une petite chapelle. La
cérémonie qui se voulait simple est devenue émouvante et presque grandiose, par le recueillement, la
qualité des chants interprétés ou dirigés par un maître de chapelle “ professionnel ” et par les paroles
du prêtre dans son homélie – curieusement, l’officiant était beaucoup plus jeune que l’assistance, ce
qui est exceptionnel aujourd’hui - :
“ La carrière militaire est plus qu’un métier, même s’il faut acquérir les compétences et
l’expérience qui caractérisent un métier. Elle est également un état de vie. On s’y dispose, sans état
d’âme, à servir. On y expose sa vie pour protéger celle de ses compatriotes. On y parle d’honneur,
d’obéissance, de service et de devoir, toutes réalités qui sont au fondement de la société. Et même
lorsque ces réalités sont dévoyées et mises au service d’une politique néfaste, elles honorent ceux qui
en vivent. L’honneur, c’est le don d’une parole qui n’est jamais reprise, par respect pour la personne ;
l’obéissance, c’est l’acceptation d’une responsabilité supérieure qui s’impose, pour le bien commun ;
le service, c’est la mise en pratique de l’honneur et de l’obéissance ; et le devoir, c’est l’expression
d’une reconnaissance envers les morts et les vivants. Et tout cela s’apprend dès le plus jeune âge, dans
les familles ; on y forme des hommes et des femmes responsables, généreux et droits, qui deviennent à
leur tour, selon leur appel, pères et mères de familles, prêtres, religieux/religieuses, militaires. […] ” Et
le prêtre poursuivit citant saint Paul “ aucun d’entre nous ne vit pour soi-même, et aucun ne meurt
pour soi-même. ”
En écoutant ces paroles, je pensais à celui dont nous honorions la mémoire, lui, que je n’ai pas
personnellement connu mais dont je sais qu’il a beaucoup donné pour l’association. Je pensais à ce
monde qu’avait un peu idéalisé le prêtre. “ Le devoir, expression d’une reconnaissance envers les
morts et les vivants… Aucun d’entre nous ne vit pour soi-même, et aucun ne meurt pour soi-même. ”
Je pensais que ces formules sont, pour la plupart d’entre nous, d’un autre temps. Ou alors, il y aurait
foule à nos assemblées générales, à nos réunions de section, à nos manifestations : que ce soit à la
cérémonie du ravivage de la flamme, que ce soit autour de nos porte-drapeau dans les diverses
manifestations patriotiques, que ce soit encore à la messe annuelle autour de nos jeunes élèves. Chaque
année, les candidats à un poste de responsabilité dans les sections ou au siège se presseraient et les
relèves seraient assurées comme elles devraient l’être dans toute société qui se veut dynamique,
exemplaire.
Ces formules sont d’un autre temps. Le devoir, mais aujourd’hui qui parle de devoir ?
Reconnaissance, pour quoi, pour qui ? Les morts, on les oublie vite, sauf si l’espérance d’un
dédommagement financier retarde l’accomplissement du “ travail de deuil ”.
Les formules d’aujourd’hui, ce sont : on me doit tout, je ne dois rien. - Je fais ce qui me plaît,
quand ça me plaît.- Les autres ? Mais qui sont les autres ? Je ne les connais pas.- Laissez-moi
tranquille – Je vis ma vie.- etc.
Le pire, c’est que nous sommes tous sur la même pente et que, d’année en année, rien ne
s’améliore. Il arrive bien qu’ici ou là une voix s’élève. C’est l’abbé Pierre, personnalité la plus
populaire en France, que l’on sort de sa maison de retraite pour venir redire ce qu’il prêche depuis plus
de cinquante ans sans jamais être bien entendu, encore moins compris, même si les caméras et les
micros se multiplient. C’est ce jeune prêtre, que je ne connais pas, qui parle d’honneur, d’obéissance,
de service et de devoir.
Comme chacun d’entre nous, j’ai dû et je dois encore affronter quelques difficultés, les accidents
de la vie. Il m’est arrivé de ne pas savoir comment “ faire face ”1 ; un jour, un médecin m’a livré cette
formule de Marc Aurèle : “ Seigneur, donne-moi la force d’accepter ce qui ne peut être changé, le
1
Devise de Guynemer.
courage de changer ce qui peut l’être et la sagesse de distinguer l’un de l’autre. ” C’est aussi une belle
formule. Je pense que beaucoup d’entre nous l’appliquent, même sans la connaître. Le danger, c’est de
confondre force et passivité et sous prétexte de ne pas pouvoir changer grand chose, de ne rien tenter,
donc de ménager son courage en s’abritant derrière une fausse sagesse. Elle reste une belle formule si
on décide d’être fort et courageux. En revanche, si on se pose la question “ A quoi bon ? ”, rien ne
bouge, rien ne bougera.
A quoi bon aller de l’avant ? A quoi bon éditer un Journal ? A quoi bon créer un site Internet ?
C’est la même démarche ; ce sont des liens, l’un n’exclut pas l’autre. Il faut vivre avec son temps et
offrir tout ce qui peut être offert dans la mesure de ses moyens.
C’est Bernanos qui a écrit, dans les Grands Cimetières sous la lune2 je crois, “ le démon de mon
cœur s’appelle : à quoi bon ? ” La formule est de Bernanos, j’en suis sûr, je le suis moins de l’œuvre ;
n’ayant pas l’ouvrage cité à ma disposition, je ne puis confirmer. Combien de fois laissons-nous notre
cœur poser cette question : à quoi bon ? Chaque fois, c’est renoncer à entreprendre quelque chose pour
soi, pour les autres, pour les vivants et pour les morts.
Nous avons voulu que le numéro de ce journal soit un hommage à nos anciens qui ont vécu des
moments tragiques, nous avons voulu à notre manière commémorer ces anniversaires heureux,
débutant le 6 juin 1944 et se poursuivant pendant tout l’été ; malheureux, tel le 7 mai 1954, mais
toujours douloureux. Je pense que, comme moi, lorsque vous regarderez les photos de couverture vous
aurez une pensée émue pour tous ceux qui descendaient en parachute dans l’enfer de Diên Biên Phu ;
lorsque vous regarderez l’immense cuvette, vous imaginerez nos milliers de morts dont le sang, la
chair ont été mêlés à la terre de ce site, loin des leurs. Vous penserez à ces milliers de prisonniers qui
ont dû marcher, marcher toujours et, pour un grand nombre, abandonner, mourir d’épuisement…à
vingt ans, comme d’autres, comme des milliers d’autres, dix ans auparavant. Ils ont sauté, ils ont
marché, se sont-ils posé la question : à quoi bon ?
“ Aucun d’entre nous ne vit pour soi-même, et aucun ne meurt pour soi-même. ”
L.Maître (Tu-Gr 48-54)
2
Dans ce livre, publié en 1938, Bernanos dénonce la montée du fascisme en Europe.