téléchargez le no 1 - Université du Québec à Trois

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P. I
Parution no.1, Automne 2014
ISSN 2368-5875 (Imprimé)
ISSN 2368-5883 (En ligne)
Le Prométhée
P. 2
Parution no.1
Le Prométhée
« Prométhée, le « Prévoyant », est un titan, rebelle aux Olympiens, ingénieux et philanthrope. Les
humains lui doivent tout : on dit même qu’il les a créés,
en les façonnant dans la glaise. Et il leur a donné les
outils du progrès et de la civilisation. Lors du premier
sacrifice, où se décidait la répartition de l’animal entre
les hommes et les dieux, il fait deux parts : d’un côté
les bons morceaux cachés sous la peau, de l’autre les
os, enrobés d’une graisse appétissante, que Zeus choisit, plus ou moins sciemment. Affectant alors le dépit,
Zeus priva l’humanité du feu. Mais Prométhée déroba
le feu d’Héphaïstos, ou celui du Soleil, et l’apporta aux
mortels dans une tige creuse. C’est pour contrebalancer ce don que Zeus envoya aux hommes Pandora, la
première femme. Et il punit férocement Prométhée en
l’enchaînant sur le Caucase où un aigle venait chaque
jour lui dévorer le foie, organe qui repousse. Mais Héraclès tua l’aigle et délivra Prométhée. Celui-ci se réconcilia avec Zeus en lui révélant le danger qu’il courait s’il épousait Thétis, et obtient l’immortalité par
une transaction avec le centaure Chiron qui, souffrant
d’une blesse incurable, désirait la mort. »
LES THERMES : SYMBOLE
D’UN EMPIRE ............................................................... 4
LA CONSOLIDATION DU POUVOIR ROYAL
EN FRANCE SOUS LE RÈGNE
DE CHARLES VII ......................................................... 8
L’HISTOIRE DU CHOCOLAT ET SA RELATION
AUX ÉLITES AU TEMPS DES DÉCOUVERTES.... 14
LES BALS EN FRANCE AU
XVIIIe SIÈCLE ............................................................. 17
LA DÉMOCRATISATION PROGRESSIVE
DE L’OPÉRA PRÉROMANTIQUE AU XVIIIE
SIÈCLE FACE AU NATIONALISME
EN FRANCE ............................................................... 20
MOUVEMENTS ACADIENS ....................................... 24
LA CONQUÊTE : SES IMPACTS
NÉGATIFS, MAIS AUSSI POSITIFS .......................... 30
LES FESTIVITÉS CURIALES DE
LA FRANCE POST-RÉVOLUTIONNAIRE .............. 35
MOEURS DOMESTIQUES DES
Semblable à Icare et Sisyphe : audace insensée AMÉRICAINS: LA VISION CRITIQUE
DE FRANCES TROLLOPE ...................................... 37
accompagnée d’une éternelle renommée.
WILFRID LAURIER (1841-1919),
FRONTISI-DUCROUX, Françoise. L’ABCdaire de la MytholoCHEF DE L’OPPOSITION. ......................................... 40
gie, Paris, Flammarion, 2004, p.101.
LA COLONISATION COMME MESURE D’AIDE
AUX CHÔMEURS : TENTATIVE DE SORTIE DE
CRISE OU STRATÉGIE DE L’ÉLITE? ..................... 46
HITLER ET L’OEUVRE WAGNÉRIENNE .............. 53
ROSIE THE RIVETER ................................................. 56
Association des Étudiant(e)s en Histoire
(A/S Secrétariat du Département d'Histoire)
Université du Québec à Trois-Rivières
C.P. 500, Trois-Rivières, Québec
Canada, G9A 5H7
ISSN 2368-5875 (Imprimé)
ISSN 2368-5883 (En ligne)
REGARD ÉCONOMIQUE SUR L’INDUSTRIE
MUSICALE QUÉBÉCOISE ....................................... 61
ÊTRE TIBÉTAIN DEPUIS 1950,
LES CONSÉQUENCES CULTURELLES
DE L’ANNEXION .......................................................... 72
LA MONTÉE DU FRONT NATIONAL
EN FRANCE ................................................................... 74
2015 © Le Prométhée
Le Prométhée est une propriété de l’Association des Étudiants en Histoire de l’Université du Québec à Trois-Rivières.
Toute reproduction est interdite sans autorisation conformément aux lois sur la propriété intellectuelle du Canada.
Parution no.1
Le Prométhée
P. 3
Éditorial
Équipe du Prométhée
Bonjour chers lecteurs,
Rédacteur en chef : Jason Rivest
Je parle en mon nom personnel et au nom du comité
de rédaction du journal pour vous remercier. D’abord,
vous remercier d’avoir cru en ce projet et en vous y
impliquant de manière dynamique et toujours positive.
En effet, que ce soit en envoyant vos textes pour publication, en les ayant corrigés si vous étiez correcteur, en
nous aidant avec le graphisme ou en participant directement dans le comité de rédaction, nous ne pouvons passer outre l’implication remarquable des étudiants dans
ce projet. Chacun à votre manière, même en le lisant
aujourd’hui, vous avez réussi à concrétiser une vision.
Rédacteur en chef adjoint :
Benjamin Picard Joly
Coordonnateur et conseiller :
Jean-François Veilleux
Responsable aux communications :
Samuel Beauchemin
Mise en page : Stéphane Jutras
Je tiens à remercier Jean-François Veilleux qui a su Création du logo : Stéphane Jutras
mettre l’énergie et poser les bases pour la création de ce
Correcteurs : Julie Bérubé, Roxane de
journal. Nous n’avons jamais assez de visionnaires qui
partagent leurs idées et les amènent à terme. Sans lui,
Grandpré, Alexandra Legendre,
rien de cela ne serait aujourd’hui. À cela bien sûr, il faut
Caroline Motais, Jean-François Veilleux
ajouter le travail de tous, mais parfois, l’étincelle est la
plus importante des composantes.
Après l’implication des gens, il faut aussi remercier
nos partenaires financiers. Sans eux, vous ne tiendriez
pas ce journal dans vos mains. Nous remercions donc
le Service d’aide aux étudiants de l’UQTR (SAE),
Coopsco Trois-Rivières, l’Association des étudiants en
Histoire de l’UQTR (AEHUQTR), le comité de programme du 1er cycle en Histoire de l’UQTR, et finalement l’Association générale des étudiants de l’UQTR
(AGEUQTR). Chacun de ces organismes a participé
à sa manière à la création de ce journal, nous leur en
sommes encore reconnaissants.
Je finis en vous disant que ce projet est lancé pour durer
longtemps, et ce, tant que des étudiants dynamiques s’y
impliqueront. Je vous invite donc à participer en grand
nombre pour que ce journal prenne votre couleur et reflète ce que vous êtes.
Avec mes salutations les meilleures,
Jason Rivest, Rédacteur en chef
Ainsi que le comité de rédaction du journal Le Prométhée
Pour écrire dans Le Prométhée, c’est bien simple. Il
suffit d’être étudiant en Histoire et d’écrire sur le sujet
qui vous plaît. À la fin de la rédaction de votre article*,
envoyez-le nous à l’adresse suivante:
[email protected]
*Times New Roman, police 12, interligne simple,
12 pages maximum
Commanditaires de cette édition
P. 4
Le Prométhée
Parution no.1
P. 1
LES THERMES : SYMBOLE D’UN
EMPIRE
Par Alexandra LeGendre
Les Romains de l’Antiquité avaient une passion
pour la propreté personnelle et l’hygiène1. Ils voyaient
l’importance de la construction de lieux consacrés entièrement à la pratique des bains : les thermes. Idée
empruntée des Grecs, ces monuments architecturaux
furent entièrement assimilés et adaptés à la culture romaine. Plus qu’un simple lieu d’hygiène, les thermes
romains permettaient au peuple de pratiquer des sports,
des loisirs intellectuels et de sociabiliser entre classes
sociales2. Ils incarnaient l’otium urbanum, c’est-à-dire,
d’une manière assez large, l’occupation des temps libres
de manière conviviale à l’intérieur des centres urbains.
Ils constituaient un cadre familier important de la vie
quotidienne3. Il devient donc pertinent de se demander
si les thermes avaient seulement une fonction de loisir
dans la société ou bien s’ils représentaient un élément
plus profond de la culture romaine?
suite sera abordée la démocratisation de l’accès aux
bains publics, qui permet l’augmentation du sentiment
d’appartenance à la culture romaine. Finalement, on
observera le très grand nombre de thermes construits
partout sur le territoire romain dans une idée d’imitation de la capitale.
L’architecture et la composition des thermes
Durant l’Empire, l’architecture monumentale
et la composition interne des thermes offrent à la population un accès direct à la culture romaine. En effet,
la très grande dimension de ces bâtiments offre la possibilité de pratiquer plusieurs activités sportives et ludiques. Ainsi, en un seul endroit, les habitants de l’empire peuvent jouir de tous les plaisirs qui sont chers
aux Romains4.
À la lumière de l’historiographie consultée, il
est possible d’affirmer que les thermes romains, plus
que simples établissements de loisirs, constituent un
lieu identitaire de la civilisation romaine où la culture
est mise à la disposition de tous. Pour justifier cette affirmation, il sera question, dans un premier temps, de
l’architecture monumentale et de la composition interne des thermes qui reflètent la culture romaine. En-
Dans un premier temps, on y retrouve les bains
en tant que tels. Il y avait le frigidarium, qui consistait
en un immense bassin d’eau froide. Ensuite, on y retrouvait le tepidarium, un bassin d’eau tiède pour relaxer les muscles. Puis, il y avait le caldarium, où le
baigneur se faisait enduire le corps d’huile en guise
de savon5. Plus qu’un simple lieu consacré à l’hygiène
publique, on y retrouvait des boutiques, des jardins,
des promenades, des stades et des salons de repos, des
salles de gymnastique, des ateliers de massage, ainsi
que des bibliothèques et même des musées6. Ainsi, le
Romain qui se présentait pour passer un après-midi aux
thermes se voyait stimulé de toutes parts par les nombreuses richesses que pouvait lui offrir la culture romaine à travers ces bâtiments monumentaux. Après le
bain, il pouvait aller s’installer dans les bibliothèques
pour lire des ouvrages, ou bien marcher dans les jardins où il pouvait admirer les colonnades décorées de
figures héroïques très représentatives de la culture romaine7. Lors de son passage dans ces édifices monumentaux, le Romain entrait en contact avec l’efferves-
1
Ugo Enrico Paoli, Vita Romana : la vie quotidienne dans
la Rome antique, Bruges, Desclée de Brouwer, 1960, p. 344.
2
Jean-Paul Massicotte et Claude Lessard, Histoire du
sport de l’Antiquité au XIXe siècle, Sillery, Presses de l’Université
du Québec, 1984, p. 67.
3
Odile Wattel-de Croizant, Petit atlas historique de l’Antiquité romaine, Paris, Armand Collin, 1998, p. 114.
4
Jean-Noël Robert, L’Empire des loisirs : l’otium des Romains, Paris, Les Belles lettres 2011, p. 269.
5
Duncan Hill, Rome antique: L’épopée d’un grand Empire, Bath, Parragon Books Ltd, 2008, p.127.
6
Jérôme Carcopino, La vie quotidienne à Rome à l’apogée de l’Empire, Paris, Hachette, 1939, p. 295-296.
7
Ibid., p. 303.
La question de l’influence que les thermes ont
eue sur la civilisation romaine de l’Empire a été abordée par plusieurs historiens. Certains, comme JeanNoël Robert et Jérôme Carcopino, s’entendent pour
dire que les thermes furent un élément important de la
culture qui caractérise la romanité. D’autres se servent
d’une description pour démontrer l’importance que ces
lieux ont eu dans le développement de l’activité physique et des loisirs. C’est le cas, entre autres, d’Ugo
Enrico Paoli, Clarence Forbes, Jean-Paul Thuillier et
Harold Whetstone Johnston.
Parution no.1
Le Prométhée
cence de la culture romaine. Les thermes permettaient
d’offrir au peuple un raccourci des biens qui rendent la
vie heureuse et belle8. L’architecture de ces bâtiments
fut créée afin de faire bénéficier le confort collectif aux
sujets de l’Empire, ce qui est une des caractéristiques
de la civilisation impériale9.
L’architecture des thermes influencera la
construction d’autres types de bâtiments, comme les
temples et les basiliques. Les arts décoratifs, surtout les
mosaïques, seront très développés à l’intérieur des institutions thermales. Sorte d’éducation, les figures mythologiques et la faune des mers seront représentées à
travers l’art omniprésent à l’intérieur de ces bâtiments10.
Ainsi, les visiteurs seront bercés par l’imaginaire romain tout au long de leur visite aux bains.
De par leurs installations, les thermes romains
ont aussi permis de naturaliser à la romaine la culture
physique, associée à la curiosité intellectuelle11. Durant la Rome antique, l’athlétisme va peu à peu perdre
de son importance, au profit de l’éducation basée sur
l’histoire nationale. Cependant, les thermes permettent
à l’exercice physique de demeurer dans la vie quotidienne des habitants de l’Empire. La pratique de ces
activités va même entrer directement dans la routine
des bains des Romains. En effet, pour plusieurs, le rituel du bain consistait à entrer dans le tepidarium après
les exercices physiques. Ces activités, comme la lutte,
les haltères, la course et les jeux de balle, étaient pratiquées dans les palestres12. La tradition de certains jeux
de balle précis, comme le jeu de paume, la balle au
bond et le trigon, pouvaient se transmettre à l’intérieur
des thermes13. L’athlétisme était donc en liaison directe
avec le bain.
P. 5
qui symbolisent la société romaine de l’Empire. Cependant, pour affirmer qu’ils ont véritablement été un vecteur identitaire de la société romaine, il faut maintenant
s’interroger sur l’accès à ces bains publics.
L’accès aux thermes
Pour véritablement être considéré comme un
lieu où se forge l’identité romaine, il faut que l’accès
aux thermes soit démocratisé afin de permettre à tous
de bénéficier de cette culture dans toute sa splendeur.
Avant qu’Agrippa fasse construire des thermes, les habitants pouvaient avoir accès à de petits établissements
de bains dont l’entrée était payante15. Agrippa fut le premier à rendre gratuit de façon permanente l’accès aux
établissements thermaux. Ce faisant, les bains romains
étaient donc devenus des lieux qui servaient aussi bien
les pauvres que les riches16. Les thermes étaient le seul
endroit où tous les membres de la société pouvaient
se rencontrer au quotidien, sans apparence extérieure
d’appartenance sociale, puisque la nudité dépouillait de
tout statut17. Même que les thermes « symbolis[aient] la
villa du pauvre qui peut, un temps, y oublier sa misère
et participer à la puissance de Rome »18. Les thermes
ne servaient pas seulement aux plus pauvres, ils étaient
aussi les principaux foyers de la vie mondaine19. Toutes
les couches de la société s’y côtoyaient, ce qui permettait une mixité sociale qui n’était pas nécessairement
accessible partout dans les villes20. Tous pouvaient
donc profiter des nombreuses infrastructures présentes.
Ainsi, tous avaient un accès privilégié à la culture romaine en grande floraison dans les thermes romains. La
démocratisation de l’accès aux thermes est l’un « des
plus beaux cadeaux que le régime impérial ait faits, non
seulement à l’art qu’enrichissent à jamais ces monuments […] mais à la civilisation qu’ils ont servie à leur
manière »21.
Édifices immenses et au luxe raffiné,14 les
thermes, de par leur composition interne, permettaient
En effet, par leur grande accessibilité, les
aux Romains d’avoir accès à de nombreux éléments thermes ont permis de sensibiliser le peuple à l’hygiène
corporelle. Ils ont aussi permis de rendre les exercices
8
Ibid., p. 296.
9
Gilbert-Charles Picard, « Rome et Empire romain – L’art physiques un plaisir pour tous, puisqu’accessibles. Raromain », Encyclopaedia Universalis [en ligne], http://www.uni- pidement, le peuple romain commença à fréquenter les
versalis-edu.com.biblioproxy.uqtr.ca/encyclopedie/rome-et-empire-romain-l-art-romain/ [en français], page consultée le 20 mars
2014.
10
Ibid.
11
Carcopino, op. cit., p. 297.
12
Hill, op. cit., p. 127.
13
Carcopino, op. cit., p. 301.
14
Robert, op. cit., p. 144.
15
16
17
18
19
20
21
Hill, op. cit., p. 129.
Massicotte et Lessard, op. cit., p. 67.
Robert, op. cit., p. 145.
Ibid., p. 144.
Paoli, op. cit., p. 349.
Robert, op. cit., p. 145.
Carcopino, op. cit., p. 294.
P. 6
Le Prométhée
Parution no.1
thermes de manière quotidienne pour y pratiquer ses
loisirs préférés22. Les femmes aussi avaient accès à ces
établissements. Certains thermes avaient deux sections
distinctes, l’une pour les hommes et l’autre pour les
femmes, avec comme lieu commun les piscines23. Les
autres thermes établissaient un horaire selon les sexes
pour l’accès aux bains24. Dans un souci d’une plus
grande accessibilité, les thermes étaient ouverts toute la
journée à partir de midi, jusqu’au crépuscule. Certains
établissements dans les provinces restaient ouverts pendant les premières heures de la soirée, permettant ainsi
à tous ceux qui désiraient y aller de pouvoir y accéder25.
La diffusion du modèle romain est basée sur un
phénomène d’imitation caractéristique de la mentalité
antique28, ce qui peut bien expliquer pourquoi les habitants des provinces désiraient tant ressembler aux habitants de Rome. Les habitants des provinces, en profitant
des bains, ont l’illusion de ne faire qu’un avec la capitale
de l’Empire; de pouvoir vivre à la romaine. « Rome, cité
idéale, présente aux yeux du monde la référence sociale
et culturelle matérialisée dans la pierre »29. Ainsi, les
thermes étant conçus selon le modèle de Rome dans un
désir d’imiter la capitale, tous les habitants de l’Empire
avaient accès à cette identité romaine, le temps d’un
bain. Rapidement, les thermes deviennent identitaires à
Bref, la démocratisation de l’accès aux thermes la civilisation romaine et « l’une des marques les plus
permet l’uniformisation et la diffusion de la culture fortes, parce que la plus quotidienne »30 d’une culture
puisque tous ont accès de manière égale aux biblio- en pleine expansion.
thèques, aux œuvres d’art et aux palestres. Ainsi, la population en entier reçoit les mêmes référents culturels, Conclusion
ce qui fait en sorte d’augmenter leur sentiment d’apparÀ la suite de la démonstration effectuée, il est
tenance à l’Empire romain. Mais qu’en est-il des habiclair que les thermes romains peuvent être considérés
tants des provinces?
comme un lieu clef dans le développement d’une idenGrande diffusion des thermes sur le territoire de tité romaine forte. Grâce à l’architecture permettant la
pratique d’activités typiquement romaines variées prol’Empire
Le très grand nombre de thermes construits par- posées par les nombreuses salles des thermes, ainsi que
tout sur le territoire de l’Empire permet la diffusion de par l’ouverture à tous des bains publics et par les nomla culture romaine dans les différentes provinces. Le breuses institutions thermales que l’on retrouve partout
nombre de thermes romains a considérablement aug- sur le territoire, la culture romaine se diffuse partout à
menté avec le temps. En 33 après Jésus-Christ il y avait travers l’Empire et s’uniformise. Tout le monde veut se
170 bains à Rome, alors qu’il y en avait 856 sous le rapprocher de l’idéal romain, ce que les thermes perrègne de Constantin, vers 31026. Ils ont donc augmen- mettent d’atteindre.
té très rapidement en nombre à l’intérieur même de la
ville, mais on retrouve le même phénomène partout en
Italie et dans les provinces. Toutes les villes et la plupart
des villages possédaient des thermes27. Nous n’avons
qu’à prendre l’exemple des thermes de Cluny à Paris,
ou bien ceux de Bath en Angleterre et de Leptis Magna
en Libye. Cette importante diffusion des thermes laisse
bien voir l’importance qu’avaient ces institutions dans
l’identité romaine.
22
Ibid., p. 294.
23
Paoli, op. cit., p. 347.
24
Carcopino, op. cit., p. 299.
25
Paoli, op. cit., p. 347-348.
26
Massicotte et Lessard, op. cit., p. 67-68.
27
Harold Whetstone Johnston, The Private Life of the Romans, New-York, Cooper Square Publishers inc., 1973, p. 297.
Toutefois, il serait faux de croire que les thermes
ont été les seuls lieux qui ont permis la diffusion de la
culture romaine dans l’Empire. Les cirques tout comme
les amphithéâtres ont aussi permis aux habitants d’avoir
le sentiment de ne faire qu’un avec la capitale. Il serait donc intéressant d’approfondir l’influence que ces
autres lieux ont pu avoir sur l’uniformisation et la diffusion de la culture, afin d’obtenir une recherche plus
complète.
28
29
30
Robert, op. cit., p. 143.
Ibid.
Ibid., p. 145.
Parution no.1
Le Prométhée
P. 7
Bibliographie
CARCOPINO, Jérôme. La vie quotidienne à Rome à l’apogée de l’Empire. Paris, Hachette, 1939. 352 p.
HILL, Duncan. Rome antique: L’épopée d’un grand Empire. Bath, Parragon Books Ltd, 2008. 256 p.
MASSICOTTE, Jean-Paul et Claude LESSARD. Histoire du sport : de l’Antiquité au XIXe siècle. Sillery, Presses de l’Université du
Québec, 1984.311 p.
PAOLI, Ugo Enrico. Vita Romana : la vie quotidienne dans la Rome antique. Bruges, Desclée de Brouwer, 1960. 494 p.
PICARD, Gilbert-Charles. « Rome et Empire romain – L’art romain ». Encyclopaedia Universalis [en ligne]. http://www.universalis-edu.com.biblioproxy.uqtr.ca/encyclopedie/rome-et-empire-romain-l-art-romain/ [en français]. Page consultée le 20 mars
2014.
ROBERT, Jean-Noël. L’Empire des loisirs : l’otium des Romains. Paris, Les Belles lettres, 2011. 297 p.
WATTEL-DE CROIZANT, Odile. Petit atlas historique de l’Antiquité romaine. Paris, Armand Collin, 1998. 175 p.
WHETSTONE JOHNSTON, Harold. The Private Life of the Romans. New-York, Cooper Square Publishers inc., 1973. 430 p.
Thermes romains de Bath, Angleterre (commons.wikimedia.org)
P. 8
Le Prométhée
LA CONSOLIDATION DU
POUVOIR ROYAL EN
FRANCE SOUS LE
RÈGNE DE CHARLES VII
Par Mathieu Plante
La guerre de Cent Ans est un conflit qui a engendré de profondes mutations dans le royaume de France,
et ce, autant au niveau de la société que des comportements politiques. Il est d’autant plus intéressant de constater qu’une grande partie de ces mutations cruciales à
la marche vers l’État moderne se mettent en branle sous
le règne de Charles VII, soit de 1429 à 1461. Dans cet
article, nous verrons comment la guerre de Cent Ans va
permettre à Charles VII de renforcer son pouvoir sur le
royaume de France. Plus précisément, nous suggérons
que le Roi français utilise la situation critique du royaume comme argument pour imposer son autorité aux nobles influents, et pour mieux rallier à lui la population
éprouvée. Afin de démontrer cette hypothèse, nous allons commencer par aborder la maîtrise des contre-pouvoirs du royaume de France, notamment à l’aide du
traité d’Arras. Par la suite, nous allons nous intéresser
à l’importance de l’appareil militaire pour la réalisation
des projets de Charles VII. Ce point concerne à la fois
les exploits de l’armée française et la modernisation des
armées. Finalement, nous allons nous intéresser à l’utilisation de plus en plus systématique d’une propagande
nationaliste.
Cet article est principalement basé sur les chroniques d’Enguerran de Monstrelet. Ce dernier était un
chroniqueur de la noblesse attaché à l’État Bourguignon
sous le règne de Philippe le Bon1. L’édition utilisée
est celle de L. Douët-D’Arcq, publiée à Paris en 1861
pour la Société de l’Histoire de France. L’extrait qui
retient notre attention va de la page 5 à 25 et concerne
spécifiquement l’année 1441. Nous aurons également
recours à diverses monographies autant consacrées à
l’histoire militaire que politique, ainsi qu’à des biographies.
La construction d’une autonomie royale
Depuis l’époque féodale, la fidélité des vassaux
du Roi de France est très relative. Il n’est pas rare que
1
BONENFANT, Paul. Philippe le Bon. Sa politique, son
action, Bruxelles, De Boeck, 1996, p.108
Parution no.1
ces derniers fassent pression sur le souverain afin de recevoir différents avantages. Bien souvent, le Roi se doit
alors de négocier, car il doit s’assurer de contenter les
nobles influents afin que leur support militaire lui soit
acquis en cas de crise majeure. Ces efforts ne sont pas
toujours un succès. Nous pouvons notamment penser
à la guerre civile qui ronge le royaume français en raison du conflit entre les Armagnacs et la Bourgogne, au
grand désespoir du Roi. Ces deux partis finissent d’ailleurs par négocier avec l’Angleterre et contribuent ainsi à faciliter les interventions militaires de l’ennemi en
territoire français2. Il est évident que de telles situations
sapent considérablement la crédibilité du pouvoir royal.
À cela s’ajoute l’influence considérable de l’Église qui,
plus que jamais, insiste sur l’importance de participer
aux croisades afin de vaincre les musulmans et de reprendre Jérusalem. Dans un contexte pareil, l’établissement d’un État moderne demeure inconcevable étant
donné le peu de marge de manœuvre dont dispose le
Roi de France.
Les États bourguignons demeurent longtemps
le principal problème politique de Charles VII. L’assassinat de Jean Sans Peur sur le pont de Montereau3 est
une source constante de tension entre le Roi français
et Philippe le Bon, le fils de la victime. Ce dernier est
avant tout fidèle à sa propre cause. Il œuvre pour assurer l’avenir de la Bourgogne, même si cela doit passer par des alliances avec Henry V, le souverain anglais.
Dans une telle conjoncture, la conquête du royaume
de France était une hypothèse très plausible dans la
première moitié du XVe siècle. Le duc de Bourgogne
conclut à plusieurs reprises des ententes avec l’Angleterre pour se protéger des Armagnacs dans le cas où la
France serait vaincue, car ceux-ci pouvaient également
devenir des partenaires potentiels des Anglais4. Malgré
la position ambiguë de Philippe le Bon, les contacts diplomatiques entre lui et le Roi français sont toujours
maintenus. Cela est rendu possible par les efforts diplomatiques de seigneurs comme Amédée VIII de Savoie,
qui avait reçu l’ordre du pape Martin V de réconcilier
la France et la Bourgogne5. Les efforts du duc Amédée
VIII aboutissent enfin en 1424 avec la conclusion de
trêves entre la France et la Bourgogne. Les efforts de
2
SCHNERB, Bertrand, L’État bourguignon 1363-1477,
Saint-Amand-Montrond, Perrin, 1999, p. 157
3
BONENFANT, Paul. Op.cit., p.105
4
Ibid., p.106
5
SCHNERB, Bertrand. Op.cit., p. 180
Parution no.1
Le Prométhée
P. 9
l’Église pour rapprocher la France et la Bourgogne se
poursuivre après la mort du pape Martin V. En effet,
Eugène IV continue l’œuvre de son prédécesseur. Le
nouveau pape mande Nicolas Albergati, cardinal de
Sainte-Croix, pour faire pencher la balance en faveur
d’une éventuelle réconciliation. Un concile général est
d’ailleurs organisé à Bâle pour favoriser les efforts de
paix entre les aristocrates français6.
tation8. Le Roi français n’en reste pas là. À ses yeux, il
était crucial que la conférence d’Arras soit un succès.
Il paie donc de fortes sommes à de proches conseillers de Philippe le Bon pour que ces derniers convainquent le duc de Bourgogne de s’allier à la France. En
tout, 38 000 saluts d’or seront partagés entre d’influents
aristocrates bourguignons, y compris Nicolas Rolin, le
chancelier du duc de Bourgogne9. Les manigances de
Charles VII sont couronnées de succès : Philippe le Bon
Le 30 novembre 1424, Philippe le Bon épouse se laisse influencer par ses conseillers et il décide de
Bonne d’Artois, la demi-sœur de Charles de Bourbon. revenir sur les engagements qu’il a pris dans le traité de
Plus important encore, en 1425 à Autun, Charles VII Troyes qui le lie aux Anglais. Des cardinaux délégués
accepte de s’impliquer dans un contrat qui avait pour par le pape vont d’ailleurs délier officiellement le duc
but de favoriser un rapprochement accentué entre la de Bourgogne de ses précédents serments en déclarFrance et la Bourgogne. Il est notamment stipulé que ant que les Anglais étaient des « adversaires de la paix
Charles de Bourbon épousera la sœur de Philippe le générale 10».
Bon, Agnès. Il ne faut pas oublier que ce mariage donne au Roi la possibilité de voir le compté de Bourgogne
Philippe le Bon est parfaitement au courant de
passer entre les mains d’un homme plus favorable à une l’importance qu’avaient les négociations aux yeux de
paix durable dans le cas où Philippe le Bon viendrait à Charles VII. Ainsi, il en profite pour se montrer très inmourir sans laisser d’héritiers7. Effectivement, Charles transigeant dans ses demandes. En premier lieu, le duc
de Bourbon n’entretenait pas de ressentiment intense à de Bourgogne demande à ce que le Roi désapprouve
l’égard du Roi de France pour le meurtre de Jean Sans publiquement le meurtre de Jean Sans Peur. Il exige
Peur. Même si ces unions matrimoniales ne suffisent également une importante compensation financière de
pas à régler tous les différends entre la France et la plus de 50 000 écus d’or11. Comme si cette dernière
Bourgogne, les efforts de paix auxquels Charles VII a demande n’était pas suffisante, Monstrelet rapporte
consenti rendent possibles de futurs accords bien plus qu’une croix devra être construite où l’assassinat a eu
déterminants.
lieu, et qu’elle devra être entretenue perpétuellement.
De plus, les nobles impliqués dans le complot contre
Il faut attendre le traité d’Arras de 1435 pour Jean Sans Peur devront être punis, voire bannis du
voir un véritable revirement diplomatique dans le jeu royaume de France. Si Philipe le Bon prend le risque
d’alliances de la guerre de Cent Ans. Les rapproche- d’exiger des accommodations aussi audacieuses, c’est
ments précédents entre le Roi de France et le duc de en grande partie parce qu’il sent qu’il a le devoir moral
Bourgogne ont rendu possible la perspective d’une de venger la mort de son père. Le duc de Bourgogne
alliance durable entre les deux hommes. Charles VII considère cela comme une tâche sacrée12.
sait que la reconnaissance de son titre de Roi est fondamentale s’il désire mener à bien la guerre contre les
À un niveau plus politique, Philippe le Bon parAnglais. Malgré tout, les négociations s’avèrent très vient également à obtenir une soustraction d’hommage
ardues et Henry VI dépêche un ambassadeur à la con- pour ses vassaux. Ces derniers ne sont donc plus tenus
férence d’Arras pour tenter d’empêcher la possibilité d’entrer en guerre sous la demande du Roi. Finalement,
d’une éventuelle alliance franco-bourguignonne. Cette Charles VII s’engage à ne pas passer d’accords diplotentative se révèle cependant se révéler peu efficace. matiques avec l’Angleterre sans en informer auparavant
En effet, Charles VII est bien au fait des manœuvres le duc de Bourgogne13. Si ces conditions sont très diffidu Roi d’Angleterre, il décide donc de soudoyer l’am8
Ibid., p.185
bassadeur anglais. Ce dernier quitte alors rapidement la 9
Ibid., p.185
conférence en prétendant se retirer en guise de protes- 10
Ibid., p.186
6
7
Ibid., p.184
Ibid., p.181
11
12
13
Ibid., 187
BONENFANT, Paul. Op.cit., p.106
Ibid., p188
P. 10
Le Prométhée
ciles à accepter pour Charles VII, il ne faut pas oublier
que la signature du traité lui garantissait la reconnaissance de son titre de Roi par la Bourgogne. Il acquiesce
donc aux demandes de Philippe le Bon. Le traité d’Arras permet au Roi de surmonter le principal obstacle
qui l’empêchait d’imposer son hégémonie à la noblesse
française. Malgré la résistance de certains princes autonomistes, la fidélité chèrement payée de Philippe le
Bon permet au Roi Charles VII d’imposer un contrôle
accru sur les affaires du royaume.
Dans un autre ordre d’idées, il est important de
mentionner que le règne de Charles VII est caractérisé
par un certain détachement de la France par rapport
à l’Église de Rome. En effet, différents papes tentent
de calmer le jeu entre la France et l’Angleterre tout au
long de la guerre de Cent Ans. Cependant, bien que les
efforts de Martin V et d’Eugène IV aient contribué à
des rapprochements franco-bourguignons, cela ne se
traduit pas par une grande contribution française à la
guerre sainte. Les deux belligérants font passer leurs
intérêts nationaux avant les exigences de l’Église. Ainsi, Charles VII préfère utiliser la noblesse pour chasser
les Anglais de France plutôt que de les envoyer dans de
lointaines croisades14. Afin d’expliquer ce désistement
du Roi envers ses devoirs chrétiens, nous pouvons invoquer le schisme entre Rome et Avignon. Cette crise
avait effectivement effrité la crédibilité et l’autorité du
Pape15. À un niveau plus culturel, il est dit que les chroniqueurs de l’époque, comme Enguerran de Monstrelet,
font constamment l’apologie des exploits militaires
dans leurs écrits. Cette tendance littéraire influence
bien plus les jeunes nobles que les valeurs pacifistes
prônées dans les évangiles16. L’émergence de nombreux
traités de chevalerie renforce d’ailleurs cette tendance.
Des auteurs célèbres de l’époque comme Geoffroy de
Charny vantent le métier des armes et contribuent à faire
de l’aristocratie française du 15e siècle une véritable
noblesse d’épée loyale à la couronne et non à l’Église17.
Parution no.1
son influence sur le royaume de France, ses talents de
stratège militaire lui permettent d’asseoir son autorité
en tant que souverain incontesté. Les victoires françaises n’ont cependant lieu que sur la terre ferme, le Roi
n’ayant aucunement l’intention de se lancer dans une
guerre maritime. Le sentiment général chez la noblesse
est que les batailles navales ne sont pas suffisamment
chevaleresques18. Des chroniqueurs comme Monstrelet
contribuent grandement à faire connaître les exploits
militaires de Charles VII et l’efficacité de la campagne
qu’il a menée à la fois contre les Anglais, mais aussi
contre les Écorcheurs qui semaient le chaos dans le
royaume. Malgré tout, il ne faut pas oublier que ses
victoires ne seront rendues possibles que par l’aide de
personnages charismatiques, voire même de l’aide divine que certains associent à Jeanne d’Arc.
C’est à une époque où il n’était considéré par
plusieurs que comme le dauphin de France que Charles
VII fait sa marque dans la guerre de Cent Ans. En 1429,
de nombreuses villes françaises sont assiégées par les
Anglais, y compris Orléans. En fait, bien que considérés
comme moins glorieux que les grandes batailles, les
sièges étaient la forme d’affrontement la plus répandue
au 15e siècle19. Le Roi se doit de venir en aide à cette
ville pour un certain nombre de raisons stratégiques.
Sur le plan militaire, Orléans a une importance capitale
en raison du positionnement de son pont qui donne sur
la Sologne. De plus, la population de la ville est fidèle
à Charles VII. Il est du devoir de ce dernier de venir à
l’aide de ses sujets. D’un côté plus symbolique, cette
ville est l’ancienne capitale capétienne et le joyau de
la maison d’Orléans20. Après une désastreuse tentative
pour s’en prendre au ravitaillement des Anglais, le Roi
confie à Jeanne d’Arc la délicate mission d’amener des
vivres et des renforts aux assiégés. Cette manœuvre
commence bien mal étant donné la mauvaise direction
du vent, ce qui compliquait énormément la tâche aux
barques de ravitaillement. Ce qui s’annonçait comme
un nouvel échec tourne en la faveur des Français, le
L’autorité par l’épée
vent cessant de souffler au moment opportun et les naSi les jeux politiques de Charles VII accentuent vires parvenant à atteindre Orléans. Plusieurs mettent
14
CONTAMINE, Philippe. La guerre de Cent Ans, Paris,
Presses Universitaires de France, 1968, coll : « Que sais-je ? »,
p.107.
15
Ibid., p.108
16
Ibid., p.108
17
CONTAMINE, Philippe. La noblesse au royaume de
France. De Philippe le Bel à Louis XII, Paris, Presses Universitaires de France, 1997, p.199
18
gleterre
p.125
19
p.233
20
ALLMAND, Christopher. La guerre de Cent Ans. L’Anet la France en guerre 1300-1450, Paris, Payot, 1988,
BEAUNE, Colette. Jeanne d’Arc, Paris, Perrin, 2009,
Ibid., p.234
Parution no.1
Le Prométhée
cela sur le compte de l’influence divine de la Pucelle21.
Le 7 mai, les troupes françaises parviennent, grâce à
l’acharnement de Jeanne d’Arc, à repousser les Anglais
vers Beaugency22. Après cette victoire décisive, la seule
présence de la Pucelle sur le champ de bataille a une
influence considérable sur le moral des troupes. Il est
dit que les Anglais la craignent plus que n’importe quel
commandant français23. Il est essentiel de retenir que
la libération d’Orléans permet au Roi de faire figure de
sauveur autant aux yeux de la population qu’à ceux de
la noblesse. Charles VII peut donc poursuivre son voyage vers Reims pour y être officiellement couronné.
Malgré l’importance de cette victoire, le royaume de France est encore bien loin d’être libéré des envahisseurs anglais. Dans la décennie 1440, plusieurs
villes demeurent sous le contrôle des troupes de Henry
VI. C’est notamment le cas de Creil et de Pontoise, deux
agglomérations situées au nord de Paris. Le chroniqueur
Enguerran de Monstrelet nous fournit de précieuses informations sur le déroulement de la campagne militaire
de Charles VII. Ce dernier, raconte-t-on, désirait ardemment libérer les villes autant pour leur importance
stratégique que pour contenter la noblesse parisienne
qui se montrait très critique envers ces décisions. En
ce qui concerne Creil, Monstrelet rapporte que le siège
ne dure qu’une douzaine de jours. Les assiégés décident effectivement de négocier avec Charles VII et un
sauf-conduit leur est accordé.
Les choses sont cependant bien différentes en
ce qui concerne Pontoise. En effet, les troupes anglaises accordaient beaucoup d’importance à cette ville. Le
Roi de France comprend rapidement que le siège va
s’avérer complexe et risqué, particulièrement en raison
des efforts que Talbot, comte de Shrewsbury, déploie
pour ravitailler la ville et harceler les troupes françaises. Ce dernier parvient d’ailleurs à faire entrer des
vivres dans la ville à quatre reprises et passe très près
de capturer Charles VII lui-même24. La stratégie du
Roi de France se veut avant tout défensive : il évite de
se compromettre dans une bataille de grande ampleur
malgré l’insistance de Talbot, qui espère l’entraîner
21
Ibid., p.236
22
Ibid., p. 237
23
THOMPSON, Peter E. Contemporary chronicles of the
hundred years war, London, The Folio Society, 1969, p.19
24
MINOIS, Georges. Charles VII. Un roi shakespearien,
Saint-Amand-Montrond, Perrin, 2005, p.405
P. 11
dans une charge chevaleresque en terrain découvert. En
effet, Charles VII avait encore en mémoire le désastre de la bataille d’Azincourt25. De toute façon, l’armée
française avait à ce stade assez peu de cavaliers disponibles en raison des coûts exorbitants d’entretien que
de tels combattants nécessitaient26. Enguerran de Monstrelet mentionne que plusieurs nobles fidèles au Roi
de France viennent appuyer le siège de Pontoise. C’est
notamment le cas de Simon de Saint-Jenois, Robert le
Louchier et Jehan de Courcielles, tous en provenance
de la cité de Tournay. Toujours selon Monstrelet, les
troupes de ces seigneurs sont bien entraînées, à l’image
du gros des troupes de Charles VII. Ces soldats rompus au combat et aux manœuvres élaborées permettent
de maintenir un siège efficace. À un certain point, les
Français construisent même un second pont pour faciliter les attaques sur la ville, et ce, malgré l’acharnement
des défenseurs de Pontoise.
Au final, le manque de vivres force les Anglais à
se rendre, mais le Roi ne se montre pas aussi indulgent
que dans le cas de Creil. Selon le chroniqueur Thomas
Basin, entre 700 et 800 soldats Anglais sont exécutés
après l’entrée des troupes françaises dans la ville. Cette
victoire a été rendue possible par une armée qui, lentement mais sûrement, se professionnalisait. L’usage de
soldats de métier était de plus en plus une nécessité, car
ces derniers se révèlent beaucoup plus fiables que les
milices qui étaient auparavant levées dans un contexte
féodal.
Si la prise de Pontoise précipite la déroute de
l’Angleterre dans la guerre de Cent Ans, elle ne suffit pas à assurer la victoire. Les troupes ont besoin
d’encouragements supplémentaires qui, souvent, prenaient des formes inhabituelles. Nous avons abordé
précédemment le grand charisme qu’a Jeanne d’Arc
auprès des Français. Bien qu’elle fut brûlée vive en
1431, son influence perdure pendant de longues années
et contribue activement aux victoires de Charles VII. Il
est nécessaire de mentionner que plusieurs ont fait de la
Pucelle une figure mystique immortelle. À ce propos,
nous devons mentionner l’existence de plusieurs fausses Jeannes qui apparaissent périodiquement à divers
moments de la guerre de Cent Ans. La plus célèbre est
sans doute Jeanne des Armoises.
25
ERLANGER, Philippe. Charles VII et son mystère, Paris, Librairie académique Perrin, 1973, p.267
26
ALLMAND, Christopher. Op.cit., p.93
P. 12
Le Prométhée
En 1439, cette jeune femme qui ressemble étonnamment à l’héroïne française parvient à se faire reconnaître comme la réincarnation de la Pucelle. Non
seulement la population l’acclame comme une salvatrice, mais en plus, de puissants personnages comme la
duchesse de Luxembourg et Charles d’Orléans croient
en sa légitimité. Jeanne des Armoises se voit d’ailleurs
confier le commandement d’une armée et remporte une
victoire près du Mans. Étant donné sa contribution à
la cause française, la municipalité d’Orléans décide de
lui verser un don de 210 livres parisis27. La supercherie n’est découverte que lorsque Charles VII lui-même
se présente pour voir la miraculée de ses propres yeux,
cette dernière lui avoue alors ses mensonges et elle sera
pardonnée par le Roi. Elle poursuit d’ailleurs ses errances et laisse des traces jusqu’en 145028.
Une telle situation démontre à quel point le
mythe de Jeanne d’Arc persiste en France pendant le
conflit. Plusieurs refusent d’ailleurs de donner du crédit
aux aveux de Jeanne des Armoises, préférant croire que
celle qui avait remporté une victoire près du Mans était
véritablement la réincarnation de Jeanne d’Arc. Cet
exemple nous démontre que bien des Français veulent
croire en une aide divine. Les victoires militaires ne
suffisent pas à rassurer la population : il faut une icône
mystique pour la convaincre que la France a la faveur
de Dieu. Toute porte à croire que Charles VII en était
parfaitement conscient étant donné son attitude assez
passive envers les fausses Jeannes d’Arc, qui pourtant
commettaient des crimes sérieux en abusant de la crédibilité de nombreuses personnes.
Dès 1443, le gros des envahisseurs anglais est
repoussé jusque dans la ville de Bordeaux, dans le
sud-ouest de la France29. La cité est rapidement assiégée par les troupes de Charles VII et en raison de
l’absence de renforts, les Anglais sont forcés de se
rendre le 19 octobre 1443. Remporter des victoires est
évidemment un aspect fondamental de la guerre, mais
ces dernières avaient peu de signification si les gens du
peuple n’étaient pas au courant des hauts faits d’armes
des héros français. C’est pour cette raison qu’en 1450,
Charles VII fait frapper une médaille qui commémore
les succès de son armée afin que la population garde
27
ERLANGER, Phlippe. Op.cit. p.248
28
Ibid., p.249
29
MINOIS, George. La guerre de Cent Ans. Naissance de
deux nations, Saint-Amand-Montrond, Perrin, 2008, p.385
Parution no.1
espoir30. Ainsi, Charles VII parvient lentement mais sûrement à reprendre le contrôle de la France par la force
des armes et l’utilisation de propagande.
Les troupes de Henry VI ne constituent cependant pas la seule menace qui plane sur la France pendant
les années 1440. Il faut garder à l’esprit que les combats
qui font rage en France impliquent des milliers de soldats. Monstrelet rapporte que pour le siège de Pontoise,
Charles VII dispose de deux mille soldats à lui seul.
À cela s’ajoutent les troupes des nobles qui vont venir assister le Roi et les forces anglaises. Bien souvent,
les difficultés de ravitaillement entraînent des vagues
de désertion dans les deux camps. De telles situations
sont particulièrement fréquentes dans le cas des mercenaires qui n’hésitaient pas à rompre leurs engagements
quand la campagne militaire tournait au vinaigre ou
s’ils ne recevaient pas leur solde31. Sur ce point, il faut
mentionner qu’au XVe siècle, les mercenaires sont systématiquement associés à la destruction, souvent avec
raison si nous considérons le chaos qui régnait dans la
couronne parisienne32. Bien au courant de ce qu’impliquait l’utilisation de tels soldats, le Roi de France a tout
de même recours à eux pour tendre des embuscades aux
Anglais. Les compagnies de mercenaires ne se préoccupent guère des idéaux chevaleresques. Ils sont des
adeptes de la petite guerre et leurs attaques-surprises se
révèlent souvent très efficaces. Des hors-la-loi notoires
comme Poton de Xaintrailles sont d’ailleurs engagés
malgré un lourd historique de banditisme dans les provinces françaises33. Ironiquement, leur participation à la
guerre de Cent Ans fait d’eux des héros dans la population du royaume de France. Charles VII se voit éventuellement dans l’obligation de lever un impôt spécial
dans les États du Languedoc afin d’assurer le salaire
des soldats, limitant ainsi les risques de pillage34.
Malgré les efforts du Roi, cette concentration
de mercenaires et de déserteurs se révèle rapidement
très problématique. Les campagnes sont à feu et à sang
et il n’est pas rare que les bandits attaquent des villes
mal défendues pour ensuite demander une rançon pour
leur libération35. Le mécontentement se faisant de plus
30
31
32
33
34
35
ALLMAND, Christopher. Op.cit., p. 189
ALLMAND, Christopher. Op.cit., p. 109
Ibid., p.111
Ibid., p.112
GEORGE, Minois. Op.cit., p.378
ALLMAND, Christopher. Op.cit. p.111
Parution no.1
Le Prométhée
en plus sentir dans la population, Charles VII se voit
dans l’obligation de faire la chasse aux Écorcheurs en
même temps qu’il combat les troupes anglaises. C’est
seulement en 1442 que le Roi de France parvient à
libérer le Poitou et la Saintonge de nombreuses bandes
de brigands36.
Cela ne se fera cependant pas sans heurts, surtout
quand il prend la décision de faire exécuter une douzaine
de nobles qui avaient activement participé aux pillages.
Parmi eux se trouve Alexandre, bâtard de Bourbon. Ce
dernier est un descendant de Saint-Louis et un fidèle
serviteur de Philippe le Bon37. Malgré tout, Charles VII
préfère réprimer sévèrement les Écorcheurs, au risque
de générer certains troubles politiques en condamnant
des membres de la noblesse. Cette attitude inflexible
contribue à rassurer la population française en ce qui a
trait à la capacité du Roi à maintenir l’ordre en temps
de guerre. Il est donc évident que l’opinion publique
devenait, au XVe siècle, un élément fondamental que
tout souverain se doit de considérer afin de remporter
une guerre. Charles VII comprend bien cette nouvelle
réalité : il s’assure donc d’être vu comme un sauveur
en publicisant chacune des victoires françaises, aussi
infime fût-elle.
En conclusion, nous pouvons affirmer que
Charles VII a bel et bien utilisé la guerre de Cent Ans
comme un argument pour rallier à lui autant la noblesse
que la population du Royaume de France. Ce faisant, il
a grandement accru son pouvoir royal et, plus généralement, contribué à paver la voie vers l’établissement
d’un État moderne. Cette lourde tâche a débuté avec une
ouverture d’esprit envers l’aristocratie bourguignonne
qui se montrait fort récalcitrante. Cette attitude a permis la tenue et le succès de la conférence d’Arras. De
plus, Charles VII s’est montré très pragmatique en ce
qui concerne la participation aux croisades qu’exigeait
l’Église. Le Roi accorde beaucoup plus d’importance à
la reconquête de la France qu’à aller guerroyer en terre
sainte, signifiant ainsi qu’il ne désirait pas se faire dicter sa propre politique par le pape.
Par les armes, Charles VII parvient à s’imposer
comme le souverain légitime du royaume de France.
Non seulement il réussit à remporter des victoires clés,
mais il va également utiliser la propagande comme
36
37
GEORGE, Minois. Op.cit., p.381
ERLANGER, Philippe. Op.cit., p.259
P. 13
outil de contrôle de l’opinion publique en des temps
très difficiles. Le succès de la campagne de Charles
VII contre les Anglais et les Écorcheurs consolide la
crédibilité du pouvoir royal et assure une stabilité dans
le royaume. En guise de complément à cet article, il
serait pertinent de s’intéresser à l’importance accrue de
l’opinion publique dans l’exercice du pouvoir royal à
l’époque moderne.
Bibliographie
ALLMAND, Christopher. La guerre de Cent Ans. L’Angleterre et
la France en guerre 1300-1450, Paris, Payot, 1988, 284
p.
BEAUME, Colette. Jeanne d’Arc, Paris, Perrin, 2004, 539 p.
BONENFANT, Paul. Philippe le Bon. Sa politique, son action,
Bruxelles, De Boeck, 1996, 453 p.
CONTAMINE, Philippe. La noblesse au royaume de France. De
Philippe le Bel à Louis XII, Paris, Presses Universitaires
de France, 1997, p.387
CONTAMINE, Philippe. La guerre de Cent Ans, Paris, Presses
Universitaires de France, 1968, coll. : « Que sais-je ? »,
128 p.
ERLANGER, Philippe. Charles VII et son mystère, Condé-sur-Escaut, Librairie Académique Perrin, 1973, 407 p.
GEORGES, Minois. La guerre de Cent Ans. Naissance de deux
nations, Saint-Amand-Montrond, Perrin, 2008, 651 p.
GUENÉE, Bernard. L’opinion publique à la fin du Moyen Âge.
D’après la « Chronique du Charles VI » du Religieux de
Saint-Denis. Saint-Amand-Montrond, Perrin, 2002, 269
p.
SCHNERB, Bertrand. L’État Bourguignon 1363-1477, SaintAmand-Montrond, Perrin, 1999, 476 p.
THOMPSON, Peter E. Contemporary chronicles of the hundred
years war, London, The Folio Society, 1969, 359 p.
P. 14
Le Prométhée
L’HISTOIRE DU CHOCOLAT ET
SA RELATION AUX ÉLITES
AU TEMPS DES DÉCOUVERTES
Par Jason Rivest
Le chocolat, cette nourriture qui est maintenant
presque omniprésente dans nos supermarchés, a une
histoire qui remonte à plusieurs siècles. Commençant
dans les pays d’Amérique du Sud, cette gâterie migre
avec les voyages que les colons européens effectuent.
Elle pénètre le vieux continent par l’Espagne et ne tarde
pas à migrer jusqu’en France.1 Jusqu’à aujourd’hui, elle
se répand partout et s’intègre à la culture occidentale
qui, à son tour, la fait entrer dans les habitudes de dizaines de pays du monde. Nous pouvons tout de même
nous interroger sur la place que le chocolat a pris dans
l’histoire et comment il a fait pour évoluer d’un mets
considéré comme exclusif aux membres de la haute société jusqu’à la place qu’il occupe maintenant. Sa place
est tout de même assez normalisée dans notre mode de
vie moderne, que l’on pense à son utilisation dans les
différentes fêtes que nous célébrons collectivement ou
dans notre vie de tous les jours.
Parution no.1
ment le fil que nous recherchons, mais nous pouvons
utiliser leurs travaux pour avoir une idée assez précise
de ce dont nous avons besoin. Ainsi, McNeil fait une
recension extrêmement intéressante sur le sujet, mais
il mélange dans son livre plusieurs domaines d’études.
Il aborde autant le thème botanique que l’aspect historique. Avec ces auteurs, nous pouvons facilement comprendre le rôle du chocolat et sa place dans les sociétés
où il est présent, autant en Amérique que dans les pays
européens qui le découvrent après la conquête du Nouveau-Monde. Ils s’entendent pour dire que le chocolat
est réservé aux élites, encore faut-il comprendre pourquoi?
Nous croyons, en effet, que le rôle du chocolat
change selon la société qui le consomme, que ce soit
d’un point de vue religieux pour les sociétés méso-américaines ou pour la simple gourmandise ou d’autres utilités dans les sociétés européennes. Nous verrons donc
le chocolat dans ces deux sociétés.
Les méso-américains et le breuvage qui n’appartient qu’à l’élite et aux dieux
Nous verrons le chocolat à travers les différentes époques et pays où il fut utilisé. Pour ce faire, le
travail de divers historiens, qui se sont attardés sur le
sujet, sera abordé. Nous utiliserons principalement les
travaux de McNeil, Camporesi, Clarence-Smith, Folster et Birlouez. Ces derniers tracent souvent de grands
pans de l’histoire du chocolat selon l’époque ou le pays
qu’ils étudient. Souvent, ils ne dessinent pas exacte-
Les peuples méso-américains sont les civilisations qui ont occupé le territoire de la présente Amérique centrale. Nous pouvons parler du Mexique, du
Costa-Rica et des pays limitrophes. Ces peuplades
sont connues comme étant les Olmèques, Aztèques et
Mayas. Les traces de leur existence sont encore bien
visibles dans les ruines de ces quelques pyramides qui
sont encore debout. Il ne faudrait pourtant pas penser
qu’il s’agit du seul héritage qu’ils nous laissent et qu’ils
ont transmis. En effet, des vestiges ont pu démontrer
que la culture du cacaoyer remonte à des millénaires.
Des recherches ont réussi à trouver des traces moléculaires de la préparation alimentaire à base de ce cacao.
C’est sans parler des images que l’on retrouve sur la
poterie datant de cette ère qui montre bien comment la
plante était déjà présente à cette époque.2 On retrouve
des glyphes qui représentent le fruit du cacaoyer, soit
la cabosse. Cette vaisselle daterait d’environ 2500 ans.
Cela prouve que le chocolat fit son apparition tout de
même assez tôt et qu’il faisait partie intégrante de leur
mode de vie.
1
Maguelonne Toussaint-Samat, Histoire de la cuisine
bourgeoise du Moyen Âge à nos jours. Paris, éditions Albin Michel
S.A., 2001, p. 97.
2
Cameron L. McNeil, Chocolate in Mesoamerica a Cultural History of Cacao, Gainesville, University Press of Florida,
2006, (Collections: Maya studies) p. 9.
Nous pouvons constater qu’à l’époque où le
chocolat fut introduit en Europe, ce mets fut l’apanage
d’une élite et non de tout le monde. C’est pourquoi, nous
nous pencherons d’abord sur son origine méso-américaine et, par la suite, sur sa migration dans les pays
européens au temps des conquêtes de l’Amérique, tout
cela, sous l’angle des élites qui le consomment. Ainsi,
serons-nous plus à même de comprendre pourquoi le
chocolat est un produit principalement et presque exclusivement réservé aux hautes sphères de la société
dans ces pays aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles?
Parution no.1
Le Prométhée
Avec cette représentation, nous pouvons découvrir que le cacaoyer joue un rôle important dans la symbolique de ces peuples. Il ne faut pas simplement penser
que c’est l’arbre qui est révéré. Certaines civilisations,
comme celle de la ville de Chichén Itzá, vont même
jusqu’à relier cet arbre aux dieux et à le voir comme un
pilier du monde.3 Il est alors normal de considérer le
breuvage que l’on en obtient comme un breuvage sacré,
réservé aux élites. Il ne faudrait pas penser que notre
chocolat est près de la composition du leur. En effet, ces
peuples utilisent les fèves et créent des boissons où ils
mettent « de la farine de maïs et aussi, selon les moyens
et les circonstances, de la vanille, du piment, du musc,
des graines d’un arbre nommé rocou (qui donnent au
breuvage une couleur rouge vif) ou encore des champignons hallucinogènes.»4 Ce breuvage est alors censé être digne des dieux qui, dans leur bienveillante sagesse, permettent aux hommes de pouvoir consommer
ce délice. Nous pouvons le deviner aisément, ce ne sont
pas toutes les strates de ces sociétés qui auront pu bénéficier de ce nectar bénit et apprécié des dieux euxmêmes. Le bas peuple n’y a pas accès et il est réservé à
l’élite, qui en fait d’ailleurs une consommation presque
immodérée.5 L’importance du chocolat et du cacao est
ici centrale, car des dirigeants vont jusqu’à recevoir des
sépultures dans lesquels on met de fèves de cacao, pour
leur dernier voyage.6 Ce n’est pas le seul aspect du cacao, base du chocolat, qu’il faut retenir, mais son aspect
religieux explique en partie son lien avec les élites.
P. 15
caines, le terme décrivant une situation moderne. Nous
pouvons tout de même souligner qu’à leur manière,
elles avaient déjà commencé à comprendre le système
de monnaie et à savoir que le cacao, et ses fèves, étaient
des outils pratiques pour le commerce. C’est dans le
contexte de l’arrivée des Espagnols en Amérique que le
cacao, et avec lui le chocolat, migre vers l’Europe vers
une autre élite.
L’élite de la société européenne et le chocolat
Le chocolat pénètre en Occident par l’Espagne
et ses conquêtes américaines. En effet, les fèves de cacao sont envoyées en Espagne pour faire découvrir ce
produit aux aristocrates de la cour de Charles-Quint et
au roi lui-même. Hernan Cortés leur fait parvenir un
premier sac, mais le produit n’est pas très bien accueilli.
Birlouez avance que c’est une sœur carmélite9 qui aurait eu l’idée de rajouter du sucre de canne pour adoucir
le mélange dans un couvent au Mexique. Cette recette
fut adoptée par l’Occident comme une véritable trainée
de poudre.10 Il faut dire que l’Espagne et l’Europe entière ne sont pas restées indifférentes à la suite de la découverte de ce nouvel élément gastronomique. Comme
le souligne Piero Camporesi dans son livre Le goût du
chocolat, L’art de vivre au siècle des lumières, de nouveaux goûts et de nouvelles recettes furent rapidement
développés par les grands maîtres cuisiniers européens.
Ainsi, Côme de Médicis avait à son service un maître
chocolatier capable d’exécuter son art pour incorporer
au chocolat un goût de jasmin.11 Une recette très prisée
qui faisait la renommée de sa maison. On commença
alors à discuter d’arômes, on s’envoyait des chocolats
parfumés à différentes essences. Il ne faut pas douter
que cette correspondance n’était réservée qu’à l’élite.
Seulement cette dernière pouvait se permettre cela. On
peut donc dire que ces fins connaisseurs représentent
bien cette élite à laquelle est destiné le chocolat.
Il faut aussi savoir que les graines de cacaoyer
étaient utilisées comme monnaie d’échange.7 Leur emploi facilitait le commerce et elles étaient considérées
comme très précieuses à l’époque. Hernan Cortés, le
conquérant espagnol, en aurait découvert les vertus économiques quand il comprit qu’avec une quantité de ces
fèves, il pouvait obtenir de l’or.8 Ce symbole était donc
rattaché à la richesse dans les échanges entre les personnes. C’est donc non seulement une élite culturelle et
La littérature historique sur le sujet nous apreligieuse qui se base sur le cacao et le chocolat, mais
bien aussi une élite financière. Bien sûr, nous ne pou- prend que l’infante d’Espagne, Anne d’Autriche, lorsvons parler de finance dans ces sociétés méso-améri- qu’elle quittait sa terre natale pour la France, apporta
3
Ibid., p. 13.
4
Éric Birlouez, «Le chocolat, « nourriture des dieux »»,
Phytothérapie [1624-8597], 2013 vol.11, no 2, p.75.
5
Ibid.
6
McNeil., Op. Cit., p. 14.
7
Ibid., p. 15
8
Birlouez, Op. Cit., p. 75.
9
Il s’agit d’une sœur qui est cloitrée, donc isolée de la
société avec ses consœurs, et qui appartient à l’ordre du Carmel.
«Carmélite», Larousse, http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/carm%C3%A9lite/13334 [En ligne], page consultée le 23 mai
2014.
10
Ibid., p. 75.
11
Piero Camporesi, Le goût du chocolat : l’art de vivre au
siècle des Lumières, Paris, Grasset, 1992, p.186.
Le Prométhée
P. 16
Parution no.1
avec elle l’habitude de consommer du chocolat.12 Le
mode de vie royal se répandit bien sûr dans l’aristocratie et le breuvage chocolaté eut un succès escompté à
la cour de France. Il faut dire que le prix de cette marchandise d’importation, à lui seul, montrait un certain
prestige de la part de l’acheteur. Les grandes dames en
consommaient régulièrement et des salons ouvrirent
même leurs portes pour des dégustations et des causeries. Nous pouvons donc dire que cet empressement de
l’aristocratie et des élites à consommer cette boisson
vient épauler la théorie affirmant que seules les élites
peuvent se permettre d’en consommer.
classes faisant partie des élites vers la population en
général s’est produite. Comme nous l’avons fait remarquer en introduction, le chocolat a quitté le cercle des
élites pour devenir la friandise que nous connaissons
aujourd’hui. Il aurait été intéressant de pouvoir mieux
comprendre la transformation qui a pu s’opérer pour arriver à un changement aussi drastique. L’industrialisation au XVIIIe siècle serait la cause de ce qui a permis
une production plus importante.15 Il serait donc intéressant de voir comment cette dernière a pu transformer la
production au point où le produit nous est accessible à
tous.
Il faut aussi souligner que les élites cléricales
tombèrent sous le charme du breuvage. Ce penchant ne
fut pas religieux comme il l’était en Amérique chez les
peuples indigènes. C’était plutôt un engouement pour
le prestige qu’apportait la boisson. Ils l’appréciaient
aussi pour son bon goût. En effet, plusieurs prêtres
furent conquis par cet aliment. On dit même que certains furent plus attirés à connaître et enseigner les méthodes reliées au chocolat qu’aux rites cléricaux.13 Bien
sûr, c’est un fait de plus qui vient confirmer la thèse
que seules les élites peuvent se permettre le chocolat à
l’époque.
Bibliographie
BIRLOUEZ, Éric. Le chocolat, « nourriture des dieux ». Phytothérapie [1624-8597]. Vol.11, no 2 (2013), p.74 -77.
CAMPORESI, Piero Le goût du chocolat : l’art de vivre au siècle
des Lumières. Paris, Grasset, 1992. 286 p.
TOUSSAINT-SAMAT, Maguelonne. Histoire de la cuisine bourgeoise du Moyen Âge à nos jours. Paris, Éditions Albin
Michel, 2001. 291 p.
CLARENCE-SMITH, William Gervase. Cocoa and Chocolate,
1765-1914. Routledge: Taylor & Francis Group, Londres,
2000. 319p.
Conclusion
FOLSTER, David. Ganong: A Sweet History of Chocolate. Goose
Le chocolat aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles
Lane Editions, Fredericton, 2006. 134 p.
est souvent l’apanage d’une élite et un aliment inacMCNEIL, Cameron L. Chocolate in Mesoamerica a Cultural Hiscessible aux basses classes de la société ou aux plus
tory of Cacao. Gainesville, University Press of Florida,
pauvres. Les raisons sont bien sûr nombreuses. Nous
2006. 542 p. (Collections: Maya studies)
avons soulevé comment le chocolat était un symbole
religieux fort chez les peuples indigènes d’Amérique et
qu’il s’agissait d’une offrande aux dieux. Des offrandes
permettant à ces peuples d’obtenir la bénédiction des
Dieux pour que leur vie soit plus facile. Par exemple, en
faisant pousser mieux et plus rapidement le maïs.14 La
consommation de chocolat est aussi l’un des signes de
l’élite européenne. Que ce soit avec un réseau d’échange
pour des chocolats de divers aromates ou encore le prix
déboursé pour avoir accès à cette friandise courue dans
la haute société.
Cette recherche a des limites que nous aurions
voulu explorer plus avant. En effet, nous pouvons nous
demander comment une migration du chocolat des
12
13
14
Toussaint-Samat, Op. Cit., p.97.
Camporesi, Op. Cit., p. 190.
McNeil, Op. Cit., p. 14.
15
William Gervase Clarence-Smith, Cocoa and Chocolate,
1765-1914, Routledge, Taylor & Francis Group, Londres, 2000,
p.66.
Parution no.1
Le Prométhée
LES BALS EN FRANCE AU XVIIIE
SIÈCLE
Par Lysandre St-Pierre
Le XVIIIe siècle en France est marqué par la
fin du règne de Louis XIV, la Régence assurée jusqu’à
la majorité de Louis XV et le règne de celui-ci et de
son petit-fils Louis XVI. Louis XIV incarne l’absolutisme de droit divin. Il tient tous les pouvoirs entre
ses mains, pouvoirs directement obtenus de Dieu. La
Régence rompt avec cette façon de gouverner. Le Régent Philippe d’Orléans gouverne durant une période
de réaction au Grand Siècle ce qui l’amène à faire des
changements importants tels que l’instauration du système de gouvernement par conseil1. De plus, durant la
Régence, la cour quitte Versailles pour retourner à Paris. En 1720, la Régence prend fin, la cour retourne à
Versailles. En 1722, Louis XV est sacré roi2. L’année
suivante le petit-fils de Louis XIV peut régner, car il a
atteint l’âge de la majorité. Son règne est marqué par
le pouvoir qu’il laisse à son premier ministre, Fleury,
chose que son grand-père n’aurait jamais faite3. Ces visions divergentes sur la gouvernance se traduisent dans
les styles de vie qu’adoptera la cour. En effet, les loisirs
des courtisans témoignent d’un changement dans la vision de la gouvernance. L’étude des points de rupture
dans les pratiques entourant les bals au XVIIIe siècle
permet de voir cette évolution. Il est donc intéressant
de se poser la question suivante : en quoi les bals au
XVIIIe siècle en France sont plus qu’un simple divertissement et témoignent des transformations de la société de cour?
P. 17
monstrations du statut social sont beaucoup moins présentes que dans les bals officiels. L’ouvrage qui permet
d’étudier les changements de règne plus que tout autre
est celui de Jean-Michel Guilcher qui suit l’évolution
des danses dans les bals français. À la lecture de ces
études, il est possible d’affirmer que les bals en France
au XVIIIe siècle sont le reflet des changements au sein
de la société curiale. Pour faire cette démonstration, les
bals à Versailles sous le règne de Louis XIV seront étudiés dans un premier temps. En second lieu, les changements dans les usages, notamment l’apparition de la
contredanse, sous la Régence et le règne de Louis XV
et Louis XVI seront traités.
Les bals à la cour de Louis XIV
Les bals qui ont lieu à Versailles durant le règne
de Louis XIV sont le reflet de sa gouvernance, à la fois
grandioses et ordonnancés. La société curiale sous Louis
XIV est des plus organisée et hiérarchisée. Chaque moment de la journée procure la chance de montrer son
rang social4. Versailles est le lieu où gouverne le roi,
certes, mais il est aussi le lieu par excellence pour observer les loisirs de la noblesse. Louis XIV garde les
nobles à la fois très près de lui et très occupés pour
éviter les complots. Parmi les loisirs qui occupent la
noblesse, il faut compter les bals.
En 1725, Pierre Rameau publie Le maître à
danser. Cet ouvrage décrit les usages qu’il faut adopter durant les bals et les pas de danse à maîtriser. Il
constitue une référence pour toutes les études scientifiques écrites depuis. Marianne Ruel Robbins étudie
les bals en France, mais en réaction avec les interdits
de la religion. Richard Semmens, pour sa part, étudie
les bals publics, événements au cours desquels les dé-
Un très grand nombre de bals sont donnés par
le roi lui-même, mais des membres de la noblesse se
plaisent à en donner aussi dans leurs appartements à
Versailles ou dans leurs maisons privées durant la saison du carnaval5. Peu importe où ils se donnent, les
bals sont toujours une occasion de montrer son statut
social. Ils font plus office de cérémonie que de divertissement6. Il y a un ensemble de règles à respecter
lorsqu’on assiste ou participe à ces bals. La danse est
considérée comme « l’image idéalisée de la relation
de cour »7. Cela explique sans doute pourquoi autant
d’efforts sont mis dans l’éducation des hommes et des
femmes de noblesses à cette discipline. En France au
XVIIIe siècle, au début du moins, l’apprentissage de
la danse est indispensable à l’éducation de l’aristocra-
1
Louis Trenard, « RÉGENCE », Encyclopædia Universalis [en ligne], http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/regence/, (page consultée le 22 mars 2014)
2
Ibid.
3
Solange Marin, « LOUIS XV (1710-1774) - roi de France
(1715-1774) », Encyclopædia Universalis [en ligne], http://www.
universalis-edu.com/encyclopedie/louis-xv/, (page consulée le 22
mars 2014)
4
Carol Mc D. Wallace (dir,), Dance. A very social history,
New-York, Metropolitan Museum of Art, 1986, p.12
5
Rebecca Harris-Warrick, «Ballroom Dancing at the Court
of Louis XIV», Early Music, Vol. 14, No. 1 (Feb., 1986), p.42
6
Jean-Michel Guilcher, La contredanse, un tournant dans
l’histoire française de la danse, Bruxelles, Éditions Complexe,
2003, p.26
7
Ibid., p.25
P. 18
Le Prométhée
tie autant que l’équitation et le maniement des armes8.
Pour preuve, plusieurs traités ont été écrits sur l’art de
se présenter et de danser lors d’un bal. Ces traités associent la moralité, au comportement physique, à la civilité et à la danse. Ils établissent des parallèles entre le
savoir-vivre et la politesse et la façon de se comporter
lors d’un bal. Un des plus connus est Le maître à danser de Pierre Rameau. On n’y apprend pas seulement
comment bien danser, mais comment faire la révérence
selon la personne à laquelle elle est adressée, comment
présenter la main ou encore comment mettre et enlever
le chapeau9. Les manuels de danse sont sommes toutes
très semblables aux manuels de civilité10.
En plus du protocole qui entoure la façon d’agir
lors des bals, la danse elle-même est le lieu de l’expression de la hiérarchie. D’abord, le souverain désigne
qui va danser, car ne danse pas qui veut11. S’en suit
tout un cérémonial autour de la danse en elle-même.
La première danse du bal est la branle12. Bien qu’elle
soit dansée en cortège, elle ne rend pas les danseurs
égaux pour autant. Le Roi et la Reine, ou à défaut la
première princesse de sang, sont à la tête du cortège.
Ils sont suivis par le dauphin et la dauphine qui sont
à leur tour suivis par le couple le plus élevé en rang13.
Bien que les couples bougent durant la branle, le Roi
et la Reine reviennent toujours à la tête du cortège à la
fin. La deuxième danse est la gavotte, qui fonctionne
exactement selon le même principe. Ensuite se succèdent des danses à deux où le couple est seul à danser
pendant que l’assistance les regarde. Encore une fois,
la hiérarchie fait loi. Le Roi danse la première avec la
Reine, qui par la suite danse avec le premier prince de
sang, qui danse par la suite avec la première princesse,
et ainsi de suite, toujours dans le respect le plus total du
rang social14. Les bals du Roi donnent le modèle pour
tous les autres bals, qui doivent en principe suivre les
mêmes préceptes. Cette façon de faire persiste durant
une grande partie du règne de Louis XIV et se modifie
vers la fin de son règne.
8
Ibid.
9
Jean-Michel Guilcher, La contredanse…, op.cit., p.25
10
Marianne Ruel, Les chrétiens et la danse dans la France
moderne, XVIe-XVIIe siècle, Paris, Honoré Champion, 2006, p.219
11
Rebecca Harris-Warrick, «Ballroom Dancing…», op.cit.,
p.44
12
Jean-Michel Guilcher, La contredanse…, op.cit., p.26
13
Ibid.
14
Rebecca Harris-Warrick, «Ballroom Dancing…», op.cit.,
p.42
Parution no.1
La Contredanse, le reflet d’une société en changement
Dès la fin du règne de Louis XIV, des changements se sentent en filigrane. André Lorin, un maître
de danse, s’était rendu en Angleterre pour observer les
country dances, car elles obtenaient la faveur de Madame la Dauphine Princesse de Bavière15. Ces danses,
qui prendront le nom de contredanse, ne font pas l’unanimité dès le départ, tant s’en faut. Les vieux courtisans
et les maîtres à danser sont plutôt réfractaires à l’ajout
de la contredanse dans les bals et à son enseignement.
Ils la qualifient de « peu convenable aux gens de qualité »16. La contredanse permet à plusieurs couples de
danser en même temps, sans mettre l’accent sur le statut social des danseurs. Pour la pratiquer, nul besoin de
s’y entraîner avec un maître-à-danser durant des années
pour acquérir le style autrefois nécessaire pour assister
aux bals. Connaître les pas et les nouveautés du moment sont les seuls préalables pour pratiquer la contredanse17. Ce nouveau paradigme ne plaît pas d’emblée à
la noblesse qui n’y trouve plus la chance d’exposer son
rang social. Les bals étaient un des moments privilégiés
pour montrer les frontières bien étanches de leur groupe
social18.
Malgré tout, la contredanse trouvera de plus en
plus d’adeptes. Dans les dernières années du règne de
Louis XIV, la cour s’ennuie de plus en plus. La mère
du futur Régent disait en 1710 que les bals formels
étaient ennuyants autant pour ceux qui dansaient que
pour ceux qui les regardaient19. En plus de l’attention
que Madame la Dauphine Princesse de Bavière lui avait
accordée, la contredanse trouve des adeptes au mariage
de Monseigneur le duc de Bourgogne en 169720. Le fait
qu’un noble mette en scène la contredanse à son mariage est un symbole très important de l’adoption de
cette nouvelle pratique. Ces changements s’opèrent en
parallèle avec le déclin du pouvoir de Louis XIV. La
fin de son règne marque une période très difficile. Son
prestige, si grand à ses débuts, diminue sans cesse et
l’esthétique officielle qu’il avait ancrée dans la société
15
Jean-Michel Guilcher, La contredanse…, op.cit., p.60
16
Ibid., p.59
17
Ibid., p.61
18
Richard Templar Semmens, The Bals publics at the Paris
Opera in the Eighteenth Century, Hillsdale, Pendragon Press,
2004, p. 107
19
Ibid., p. 95
20
Jean-Michel Guilcher, La contredanse…, op.cit., p. 60
Parution no.1
Le Prométhée
française au fil des années est critiquée de toutes parts21.
La mort de Louis XIV et la prise du pouvoir
par le régent Philippe d’Orléans marquent un moment
décisif dans les sociabilités de la noblesse et pour la
société française en général. La cour revient à Paris,
après avoir été déplacée à Versailles durant tout le règne
de Louis XIV. Cela s’accompagne d’une baisse du cérémonial entourant les bals, le rang n’est plus mis de
l’avant autant qu’à Versailles. Les bals traditionnels
sont conservés, mais sont entremêlés de bals masqués22.
Des relents des danses traditionnelles dansées lors des
bals de Louis XIV restent jusqu’à la moitié du XVIIIe
siècle environ. Elles sont encore enseignées par les
maîtres-à-danser qui leur vouent une admiration plus
grande qu’à la contredanse.
La contredanse connaît toutefois la faveur populaire, car elle correspond mieux que toute autre danse
à la contestation de l’ordre social établi sous Louis
XIV23. Les bals ne sont plus seulement les « bals parés
du roi », ce sont aussi des bals publics, autorisés par le
Régent, qui se tiennent trois fois par semaine durant le
Carnaval à l’Opéra de Paris24. À cette époque, l’argent
guide la capacité d’aller au bal plus que le rang social25.
Bien que la cour soit revenue à Versailles à la fin de
la Régence, les politiques de gouvernance ne sont pas
du tout les mêmes que sous Louis XIV. Même durant
le règne de Louis XV, la contredanse continue son ascension et devient de plus en plus populaire. Les années prérévolutionnaires passées sous le règne de Louis
XVI, petit-fils de Louis XV, seront marquées par le déclin du menuet et la montée de la contredanse comme
danse principale lors des bals. À cette époque, il est
possible de dire qu’elle s’est véritablement affranchie
des modèles anglais de country dances26. On voit donc
que la société curiale s’approprie la contredanse tranquillement et son public s’élargit de plus en plus pour
traverser toutes les classes sociales, ce que le menuet ou
la branle n’avaient pas réussi.
Conclusion
L’étude des loisirs à toutes les époques permet
21
22
23
24
p.1-2
25
26
Ibid.
Jean-Michel Guilcher, La contredanse…, op.cit., p.85
Ibid., p.61
Richard Templar Semmens, The Bals publics…, op.cit.,
Jean-Michel Guilcher, La contredanse…, op.cit., p.62
Ibid., p.87
P. 19
d’avoir un accès privilégié à la façon dont la population
réagissait au monde dans lequel elle vivait. Les bals
au XVIIIe siècle sont un loisir privilégié par l’élite.
En étudiant le contexte politique du XVIIIe siècle de
plus près, force est de constater que les bals évoluent en
symbiose avec le politique. Louis XIV incarnait l’absolutisme et les bals qu’il donnait participaient à établir
la grandeur de son prestige. Ils mettaient en scène la
hiérarchie très présente dans la société française. Les
dernières années du règne de Louis XIV marquent un
tournant dans l’histoire des bals. Son prestige descend,
les nobles s’ennuient. Un nouveau style de danse s’impose lentement, la contredanse. Elle est le reflet de cette
société en changement. Même si Louis XIV voulait instaurer une esthétique bien précise à la cour, la contredanse prend de plus en plus d’importance. La popularité de cette danse où les positions sociales sont moins
apparentes est en lien avec le changement de paradigme
qui s’opère dans la société française.
Après le règne de Louis XIV, aucun autre roi ne
réussira à prendre le pouvoir de façon aussi systématique. Les critiques de l’ordre social très rigide qu’on
observe à l’époque vont complètement de pair avec le
nouveau style de bal qu’instaure la contredanse. À la
lumière de ces constatations, on peut s’interroger sur
l’emprise réelle que les rois ont sur les loisirs de leur
population. Malgré la politique de Louis XIV, la contredanse commence à s’implanter avant sa mort à cause du
plaisir que la noblesse prenait à la pratiquer. Le divertissement l’emporterait-il sur les volontés politiques?
P. 20
Le Prométhée
Bibliographie
GUILCHER, Jean-Michel. La contredanse. Un tournant dans
l’histoire de la danse française, Bruxelles, Complexe/
CND, 2003 (1re éd. 1969).
HARRIS-WARRICK, Rebbeca. «Ballroom Dancing at the Court
of Louis XIV», Early Music, vol.14, no.1, (Feb., 1986),
pp.40-49.
MARIN, Solange. « LOUIS XV (1710-1774)-roi de France (17151774) », Encyclopædia Universalis [en ligne], http://
www.universalis-edu.com/encyclopedie/louis-xv/, (page
consulée le 22 mars 2014).
RUEL ROBINS, Marianne. Les chrétiens et la danse dans la
France moderne, XVIème-XVIIIème siècle. Paris, Honoré
Champion, 2006.
TEMPLAR SEMMENS, Richard. The Bals publics at the Paris
Opera in the Eighteenth Century, Hillsdale, Pendragon
Press, 2004, 216p.
TRENARD, Louis. « RÉGENCE », Encyclopædia Universalis [en
ligne], http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/regence/, (page consultée le 22 mars 2014).
WALLACE, Carol Mc D. (dir.), Dance. A Very Social History, The
Metropolitan Museum of Art, New York, 1986, 128p.
Parution no.1
LA DÉMOCRATISATION
PROGRESSIVE DE L’OPÉRA
PRÉROMANTIQUE AU
XVIIIE SIÈCLE FACE
AU NATIONALISME EN FRANCE
Par Benjamin Picard-Joly
L’opéra s’inscrit dans plusieurs querelles en
France au cours du XVIIIe siècle. Ainsi, le pouvoir
établi se presse d’intégrer l’opéra à sa structure. Une
querelle où l’esthétisme et le désir de plaire rejoignent
le profit crée un monde en effervescence auquel tous
veulent participer. Cet art lyrique reste difficile à définir1 : il est dans un feu croisé entre la définition du nationalisme français et l’influence directe de l’Italie. Il est
notable que cette influence italienne soit perceptible à
même la francisation d’une élite à la cour de Louis XIV,
Guivanni Battista Lully étant Florentin. Rome est très
présente dans cette intégration de l’opéra dès le début
du XVIIe siècle. La prise militaire du nord de l’Italie
va favoriser cette diffusion du message culturel italien
avec force à la grandeur de la France, ce qui créera de
grands tumultes dans les sphères culturelles, pour le
XVIIIe siècle. Tout ceci nous pousse à nous demander
comment s’est opéré le début de la démocratisation de
l’opéra préromantique en France dans le contexte national grandissant du XVIIIe siècle?
De la mort de Louis XIV à la Révolution
française, l’intégration à une histoire générale de ces
concepts de contrôle de la masse est méconnue dans
l’historiographie. Cette dernière tente, à travers différentes écoles de pensées contemporaines, soit de redorer la Révolution, soit de viser les pouvoirs illimités en
matière culturelle du très absolutiste Louis XIV. Cependant, l’intérêt est marqué dans l’analyse de l’opéra-comique français, entre autres dans les ouvrages de
Jean Gourret et Jacques Bourgeois. La mise en valeur
de la culture nationale comme normes établies chez les
grands compositeurs de l’époque a intéressé des chercheurs multidisciplinaires tels que Bernard Bernier,
1
Voir l’article de Pierre JAMAR, « L’expérience lyrique :
uniquement à l’opéra? L’illusion d’unicité entre le genre musical
opéra et la catégorie pratique art lyrique », Tracés. Revue de Sciences humaines, no 10 (hiver - 2006) : 13-28. L’auteur amène avec
sa thèse que la définition même de l’art lyrique étant manipulable
facilement rend à l’Opéra sa fluidité dans les styles, ce qui la rend
d’autant plus flexible sémantiquement.
Parution no.1
Le Prométhée
P. 21
Déborah Cohen, Béatrice Didier, Pierre Jamar, Vincent montée de nouvelles classes comme la tendance à une
Giroud2, Alexandre Lazaridès, Michel Parouty et Em- libéralisation de la classe plus basse et des anciennes
familles commerçantes. C’est dans sa volonté de démanuel Pedler.
marcation des classes « travaillantes7 » que la bourgeoiÀ la lumière de ce contexte, nous pouvons af- sie par l’opéra, déjà très prisé par l’aristocratie, tente de
firmer que le nationalisme au XVIIIe siècle fut un fac- s’extirper du Tiers-États.
teur très important dans une démocratisation de l’opéra.
Dans une toile de fond qui rappelle le XVIIe
Cependant, la montée des idéologies libérales et bourgeoises tente d’infirmer l’exclusivité des facteurs natio- siècle, bien que Louis XV ait un certain désintérêt pour
naux dans cette démocratisation. L’implantation d’un la politique, ce qui égratigne son absolutisme, il n’en
réseau alternatif à l’opéra italien sur les terres fran- demeure pas moins qu’il est une figure très aimée de la
çaises tend à prouver la recrudescence d’une contesta- population8. Il donnera son appui à la construction de
tion culturellement nationale, mais qui s’adapte aussi petits théâtres qui présenteront, entre autres, des opéras
aux nouveautés culturelles venant d’une internationali- à la française. Ces opéras se démarquent tranquillement
sation qui voit le jour à la fin du XVIIIe siècle.
des opéras italiens, mais restent fortement influencés
par ces derniers. Ils ne sont pas encore qualifiés d’opéLe contexte national et international
ras français9. Il faut attendre Jean-Philippe Rameau
D’abord, l’apparition d’un opéra purement (1683-1764) pour voir dans l’opéra une identité profrançais prend place lentement lors du règne de Louis prement française. Même s’il reste fondamentalement
XV. L’influence de Lully reste très forte au début du rattaché à l’héritage de Lully, il s’inscrit dans une diXVIIIe siècle. Cela s’imbrique dans le sentiment encore versité d’œuvre allant de la pastorale héroïque aux coprésent d’une forte hiérarchisation par l’aristocratie médies-ballets10. Ce « génie solitaire » reste fortement
du modèle culturel qui est importé d’Italie par Louis critiqué et on l’accuse d’italianisme par ces influences
XIV3. La régence est un terreau à cette reproduction venant de Monteverdi11, mais il est l’un des premiers
du modèle italien4. Par ce fait, plusieurs compositeurs, dans cette querelle franco-italienne de l’art lyrique à
tels que Jean-Joseph Mouret, « tentent, par des diver- instaurer des bases solides12 quant à une définition de
tissements comme Les Fêtes ou le Triomphe de Thalie l’opéra français.
(1714) de réveiller avec délicatesse un univers compasSur le plan international, l’Italie poursuit la persé, et symbolisent l’insouciance de la Régence.5 » C’est
dans ce cadre de transition, mais aussi de continuité6 fectibilité de son art lyrique qui tend à se démarquer et
vers un nouveau monarque, que cet art lyrique s’inscrit. influencer l’Europe. Les différents styles émanant de
Le sentiment national qui est intrinsèque dans un esprit l’Italie, tant l’opera seria13 que l’opera buffa14, viennent
de revanche face à la figure absolutiste de Louis XIV créer des scissions avec les styles nationaux déjà prémarquera une brisure qui, tout au long du XVIIIe siècle, sents dans des processus d’appropriation nationaux des
va mener à la montée d’un nationalisme français.
7
Pour se séparer le plus possible des laboratores et se rapprocher des bellatores.
Comme tous les médiums d’art, l’opéra sera 8
Michel Antoine, Le gouvernement et l’administration
pris dans cet endoctrinement étatique par la noblesse. sous Louis XV. Dictionnaire biographique. Paris, Centre national
Cependant, le système dont Louis XV hérite réagit à la de la Recherche scientifique, 1978, p. 301.
2
French Opera. A Short History, Yale University Press,
2010. Constitue l’ouvrage qui influencera l’entièreté de cette dissertation.
3
Il est important de noter qu’ici, il est question de l’Italie
comme unité culturelle et non politique.
4
Michel Parouty, Le guide de l’Opéra, Histoire - Interprète - Pratique, Paris, Mille et une nuits, 1999, p. 38.
5
Ibid.
6
Une pâle copie des divers divertissements et de l’encasernement de l’aristocratie va tenter d’être reproduite par la nouvelle structure gravitant autour de Louis XV.
9
Leslie Orrey et Rodney Milnes, Histoire de l’opéra, Paris, Thames & Hudson, 1991, p. 38.
10
Parouty, Ibid., p. 38-39.
11
Ibid.
12
Par sa technique (le chant épuré et l’unicité musicale),
Rameau impose un style qui prendra du temps à être reconnu comme un des styles fondateurs de l’opéra français.
13
Avec Vivaldi, Hasse et Albinoni, l’opera seria est une
variante noble et stricte dans sa structure.
14
Qui est dans son ensemble légère et gaie venant du genre
populaire de la commedia dell’arte, mais loin de la ComédieFrançaise.
P. 22
Le Prométhée
autres nations15. Ces types d’opéras influenceront aussi
l’opéra allemand avec Mozart et Gluck, ce qui aura par
la suite une incidence sur les échanges culturels entre
les arts lyriques germaniques et français, deux grandes
nations dans la représentation culturelle contrôlée par
le pouvoir en place. L’internationalisation de l’opéra
influe notamment dans sa démocratisation. Un libéralisme culturel fortement rattaché à l’État est donc diffus
très rapidement en Europe, comme le laissent présager
les échanges culturels très forts entre l’Angleterre, l’Allemagne et la France.
Parution no.1
dans l’oisiveté. Ce refus de travailler donne toutes les
opportunités à la bourgeoisie montante. Cela a créé
cette scission vers une actualisation et l’enrichissement progressif des commerçants : la future bourgeoisie. Considérée encore comme dans le Tiers État, cette
bourgeoisie entraina ce besoin de représentativité tant
dans les États généraux qui officialisèrent le début de la
Révolution que la mise à disposition d’éléments culturels vers le Tiers État.
De plus, la diffusion d’idées fut possible par le
fait que différentes figures de l’égalitarisme16 français,
telles que Jean-Jacques Rousseau, se sont intéressées à
l’opéra. Il est à noter que de fortes critiques se sont alors
infusées à l’intérieur de l’opéra lors de ce mélange17. Il
est facile de penser que plusieurs messages, considérés par plusieurs contemporains comme pamphlétaires,
furent à l’origine de propos virulents comme l’expriment Le devin du village et la Querelle des Bouffons18.
Bien que ce soit le Compte de Montaigu qui lui a « ouvert le monde de l’opéra italien19 », c’est avec l’exploration des pièces de Rameau que Rousseau fut projeté
dans cet univers. Rameau, pour sa part, participa entre
autres à l’opéra-comique.
Bref, les résidus d’un nationalisme fort et uni
autour de l’absolutisme renforcent cette capacité nationale qu’a eue la France au XVIIIe à s’approprier les éléments culturels. C’est le début d’une démocratisation
culturelle qui est en marche, il est question de toucher
toutes les couches de la société qui se libéralisent et
qui sont de plus en plus sollicitées culturellement. Les
deux éléments centraux étant le refus d’un retour à un
absolutisme, forçant la diversité (ce qui se rattache à
une certaine querelle franco-française qui se définit)
et la querelle entre un art proprement français et pour
d’autres trop italianisé. Ainsi, le nationalisme est un élément fondamental dans le début de la démocratisation
Dans ce désir de capitalisation, des paradoxes
de l’opéra. Cependant, il est notable que ce contrôle en
soit venu à un échec du pouvoir en place, car cela n’a semblent apparaitre quant aux partis pris de certains
« belligérants » dans cette querelle. L’opéra-comique
pas empêché l’éclatement de la Révolution.
fut représenté par une masse populaire axée fortement
La capitalisation de l’opéra pour un accès global
sur la critique (farce et parodie) du pouvoir en place,
Ensuite, la bourgeoisie montante tente de cal- tels l’Académie royale de musique et les Comédiens
quer l’aristocratie proche de la cour. Elle crée une pres- français20. C’est une représentation populaire de l’opéra
sion suffisante dans les couches de la société française qui s’impose vers le milieu du XVIIIe siècle. Des endu XVIIIe siècle pour en voir un début de démocratisa- trepreneurs vont de ville en ville sur de petites scènes
tion progressif par la capitalisation culturelle. La mon- temporaires donner des spectacles. Ce style est très intée de l’opéra-comique prouve ce besoin de critique fluencé par le vaudeville. Contournant la législature en
interne tout en donnant accès à ce plaisir. Bien que l’en- place, ils doivent présenter des œuvres chantées avec
doctrinement national soit bien ancré dans l’optique un air et une musicalité très simple. Les pièces entièred’un opéra classique découlé d’Italie, cet opéra sera la ment chantées sont sous l’autorisation de l’Académie
première fissure réelle d’appropriation culturelle vers royale de musique. L’opéra-comique s’inscrit dans la
un opéra populaire français.
querelle esthétique entre la France (soutenue par Louis
XV) et l’Italie. Ce réseau alternatif démontre le besoin
La capitalisation est primordiale dans le cadre
de l’intégration de la population à l’accessibilité à des 16
Un égalitarisme très exclusif.
Giroud, Ibid., p. 64.
privilèges dès lors réservés à l’élite. La montée de la 17
18
Qui fut intégré à l’Encyclopédie.
bourgeoisie est due à l’éclatement d’un principe fon19
Giroud, Ibid., p. 65. Rousseau, les encyclopédistes et
damental chez les bellatores de l’ancien régime : vivre Marie Antoinette ont soutenu l’italianisation de l’opéra dans cette
15
Jacques Bourgeois, L’opéra des origines à demain, Paris,
Julliard, 1983, p. 56.
querelle.
20
Ibid., p. 45.
Parution no.1
Le Prométhée
qu’il y a en France d’une classe montante tant dans une
capitalisation que dans une appropriation de l’art. Le
public voulait de l’opéra-comique et les recettes sont
en grande augmentation vers 176921. La Révolution
française éclata cette société d’ordres tout en laissant
le libre accès à la bourgeoisie aux éléments culturels.
L’opéra s’est vite vu donner accès à une clientèle large,
monnayant quelques pièces, ce qui a mené à l’apparition rapide de salles plus grandes pour y accueillir plus
de sièges. L’opéra va pouvoir s’extirper de cette hiérarchisation graduellement et constituer un courant fort
dans le romantisme.
P. 23
millénaire et l’internationalisation de l’opéra vers la fin
du XVIIIe siècle enlèvent de plus en plus de responsabilités à un État formé principalement du roi qui impose
sa puissance idéologique par une culture catholique
pour asseoir son absolutisme. Cela n’est pas sans dégager l’importance de ces éléments, mais l’incapacité de
Louis XV à garder la France unie22 dans une cohésion
ostentatoire, en prenant l’exemple de Louis XIV, démontre l’échec de ce contrôle par la nationalisation de
l’opéra et ainsi d’une réelle démocratisation.
Il est rare de voir dans l’historiographie cette
incapacité du système monarchique français à réussir,
malgré les côtés sclérosés que peuvent comporter la société d’ordre et le vieux système féodal, dans l’intégration de nouveautés comme la bourgeoisie montante. La
vieille historiographie exaltant l’idéal révolutionnaire
et l’actuel plus libéral ont concentré leur énergie dans
la force ou la non-force de la Révolution tout en ne réservant que de maigres paragraphes sur les tentatives
du pouvoir en place de maintenir les anciennes hégémonies. Ce serait un sujet fort intéressant à développer
lors d’une autre dissertation.
En définitive, l’opéra-comique constitue un des
éléments qui vient faire défaut à l’aspect national, tout
en s’imbriquant dans les vieilles querelles. C’est une
réelle prise en main d’un pan d’expression artistique
à part entière. Cependant, comme beaucoup d’autres
éléments culturels, ce sera la capitalisation par une
bourgeoisie montante qui viendra amorcer la démocratisation de cet art lyrique. Diverses influences viendront
se greffer à ce mouvement parfois parallèle et parfois
intégré à la structure étatique. Le tout jette une importante nuance quant à une présumée hégémonie culturelle héritée d’un ancien absolutisme. Ce serait occulter
Bibliographie
les éléments qui ont évolué indépendamment de cet abANTOINE, Michel. Le gouvernement et l’admintration sous Louis
solutisme au cours du XVIIIe siècle.
Conclusion
L’opéra préromantique en France subit une effervescence certaine quant à ses caractéristiques fondamentales. Ses caractéristiques nationales sont davantage
sapées au XVIIIe siècle. Alors, de cette nationalisation
chambranlante, il ne peut en résulter une démocratisation solide. D’une part, encore fortement influencés
par l’art lyrique italien, les caractères nationaux ont du
mal à prendre place. D’autre part, il est vrai que le pouvoir établi utilise très fortement l’opéra comme outil
de diffusion idéologique. Cependant, tout le processus commercial sous-jacent laisse entrevoir des causes
plus pragmatiques liées à une économie bourgeoise
dans l’exploitation de l’opéra. Cette exploitation qui
sert premièrement l’intérêt de l’entrepreneur accentue
considérablement la démocratisation de l’opéra par la
tenue d’un accès renouvelé d’une clientèle toujours
plus vaste. La Révolution qui brise la société d’ordre
21
Jean Gourret, Histoire de l’Opéra-Comique, Paris, Les
publications universitaires, 1978, p. 48-49.
XV. Dictionnaire biographique. Paris, Édition du Centre
national de la Recherche scientifique, 1978. 324 p.
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la guerre et 1870 et sous la commune ». Le Mouvement
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DIDIER, Béatrice. « La réception de l’opéra par les Philosophes ».
Lumen, vol. 17 (1998) : 1-10.
GIROUD, Vincent. French Opera. A Short History. Yale University Press, 2010. 366 p.
22
Le tout sans énumérer l’entièreté dans nuances et des
autres facteurs qui ont mené à la Révolution française.
P. 24
Le Prométhée
GOURRET, Jean. Histoire de l’Opéra-Comique. Paris, Les publications universitaires, 1978. 304 p.
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SOMERSET-WARD, Richard. Histoire de l’Opéra. Paris, de La
Martinière. 1998. 304 p.
Parution no.1
MOUVEMENTS ACADIENS
Par Éric Côté
Introduction
La majorité des habitants de l’Acadie vivaient
une vie d’agriculteurs sédentarisés depuis plusieurs
générations sur un territoire qu’ils s’étaient approprié
quand la déportation est venue bouleverser leur rythme
de vie. Ils furent poussés à parcourir d’importantes distances, les dispersant sur plusieurs continents au cours
de multiples déplacements. Cette recherche a comme
objectif d’explorer un parcours migratoire précis constitué à partir d’un ensemble de mouvements variés. Nous
analyserons les étapes successives d’un déplacement
plausible qui aurait pu être suivi par un Acadien suite à
la déportation de 1755. Cet article couvre donc un aspect précis de la déportation sans en éclairer l’ensemble.
La recherche historique s’intéressera aux conditions de
déplacements vécus par les Acadiens, aux raisons qui
les ont motivés ainsi qu’à la réalité qu’ils ont expérimentée dans les différents endroits qui seront étudiés.
Certains de ces mouvements ont été forcés, comme la
déportation, alors que d’autres furent choisis, comme
l’immigration en Louisiane.
Après avoir fait un bref historique de l’Acadie,
nous aborderons l’arrivée des premiers colons sur ses
terres et la colonisation de son territoire. Nous nous
intéresserons ensuite à la déportation vers la colonie
anglaise de Charleston et l’accueil qui ont reçu les Acadiens. Le départ de la colonie en direction de la France
sera ensuite abordé. L’immigration planifiée en direction de la Louisiane, qui représentait pour plusieurs
Acadiens une Nouvelle-Acadie, sera le dernier déplacement analysé au cours de cet article. Ce parcours fictif, mais plausible, est potentiellement le chemin qu’ont
parcouru, en totalité ou en partie, bon nombre d’Acadiens. Ce sujet est passionnant à cause du courage et de
la résilience dont le peuple acadien a dû faire preuve.
La déportation fut un événement tragique qui lui a permis de construire différentes identités aux multiples endroits où les Acadiens se sont établis.
Bref historique de l’acadie
L’histoire de la colonie française connue sous le
nom d’Acadie débute avec la fondation de Port-Royal
par Champlain en 1604. Elle ne durera qu’un siècle. Les
Parution no.1
Le Prométhée
prétentions de la couronne britannique sur ce territoire
furent récompensées en 1713, lorsque la France dût signer le traité Utrecht, dans lequel elle consentait à céder
la majeure partie du territoire acadien. Après avoir basculé d’un empire à l’autre à de nombreuses reprises lors
de multiples guerres coloniales, les Acadiens devinrent
définitivement sujets britanniques. Ils devaient faire le
choix d’émigrer vers les établissements français, sur les
îles St-Jean et Royal, ou rester chez eux et, par le fait
même, en territoire anglais.
Leur culture était cependant déjà bien établie
et leur sentiment d’appartenance était indéniablement acadien : « En 1690, l’Acadie s’était déjà définie
comme une société différente de toutes les autres colonies européennes de l’Amérique du Nord. Deux générations plus tard, une identité acadienne était solidement établie, dont le caractère distinct devait s’affirmer
de façon décisive1. » La majorité choisit de rester en
raison de cette appartenance et d’un certain sentiment
de sécurité. Ce n’était pas la première fois qu’ils devenaient sujets britanniques et ils croyaient n’avoir rien
à craindre. Ils se proclamèrent neutres dans le conflit
opposant les Français aux Anglais mais refusèrent de
signer le serment d’allégeance au roi qu’exigeaient les
autorités coloniales.
La rivalité, l’instabilité politique et les conflits
incessants aboutirent finalement à leur expulsion et
à leur déportation en 1755, sous prétexte qu’ils refusaient de signer ce serment d’allégeance. Le gouverneur voulait surtout installer des colons anglais sur le
territoire afin de servir de zone tampon entre les deux
Empires coloniaux. Selon l’historien Stephen A. White,
qui a étudié les registres démographiques de l’Acadie
de l’Abbé de L’Isle-Dieu, la population acadienne à la
veille de la déportation : « […] would thus have been
probably around 14,100, or very near to the number
of 14,183 that the Abbé de L’Isle-Dieu rether inspired
calculations yielded a litlle less than three years later,
in january 1758 2. »
P. 25
Immigration
La souche principale du peuplement acadien est
issue des 50 premières familles qui se sont installées
au courant des années 1630. Cette immigration initiale
compte pour la plus grande part dans l’accroissement de
la population jusqu’à 1713, année où les colons anglais
commencèrent à affluer. Le gouverneur de la colonie,
Charles d’Aulnay, avait la responsabilité de dénicher
des familles qui étaient prêtes à venir s’y installer. Il
a organisé la majorité de l’immigration française, dont
beaucoup d’arrivants étaient originaires de sa seigneurie d’Aulnay. Il a favorisé leur établissement autour de
Port-Royal, la capitale de l’Acadie et les a encouragé
à développer l’agriculture. Les premiers colons durent
donc s’adapter à un nouveau territoire et apprendre à
survivre sur celui-ci. Leur nombre restreint explique
la grande cohésion sociale qui caractérisera plus tard
la société acadienne. Les unions entre les familles tisseront des liens solides et caractériseront cette société
basée sur l’entraide et la coopération3.
Colonisation
Il faudra attendre 50 ans avant que les habitants
de Port-Royal envisagent d’aller s’installer plus loin
sur le territoire. La majorité se dirigera dans la région
des Mines en raison des possibilités qu’offraient les
marais salants pour l’agriculture. Le déplacement vers
ces nouvelles terres fut accentué lorsque Port-Royal
tomba aux mains des Anglais. Le climat d’insécurité
qui régnait dans la capitale à la suite des nombreuses
attaques et pillages ne favorisait pas son essor démographique. De plus, l’occupation de la ville par les
autorités anglaises après 1713 incita des Acadiens à
s’éloigner vers de nouveaux territoires4. La région des
Mines, et principalement la paroisse de Grand-Pré, se
développa rapidement jusqu’à devenir, à la veille de la
déportation, la principale agglomération de l’Acadie.
Grand-Pré rassemblait l’élite de la région et servait de
lieu chef pour de nouvelles colonisations dans les régions environnantes.
L’étude du développement paroissial de ce coin
de l’Acadie ancienne montre qu’il s’agit d’une expansion progressive de la région, du centre vers la péri-
1
Naomi, E. S. Griffiths, L’Acadie de 1686 à 1784, contexte
d’une histoire, Moncton, Édition d’Acadie, 1997, p.29.
2
Ronnie Gilles, Leblanc, Du grand dérangement à la déportation : nouvelles perspectives historiques. Université de
Moncton. Chaire d’études acadiennes, 2005, p.56.
3
Naomi, E. S. Griffiths, L’Acadie de 1686 à 1784, contexte
d’une histoire, Moncton, Édition d’Acadie, 1997, p.55.
4
Nicole, Nicole, Landry, Histoire de l’Acadie, Sillery,
Éditions du Septentrion, 2001, p.40.
P. 26
Le Prométhée
phérie5.Dès 1701, la population de Grand-Pré dépassait
celle de Port-Royal. La population acadienne augmenta
beaucoup plus rapidement sous le régime anglais, car
la paix qui découla de leur conquête aida la colonie à
prospérer. Sa population passa de 2000 habitants en
1710, à 8000 en 1739.6 L’accroissement de la population inquiétait les autorités britanniques qui voyaient
l’éminence d’un conflit avec la Nouvelle-France dans
lequel les Acadiens risquaient de se révolter et de grossir les rangs de l’ennemi.
Déportation
La déportation des Acadiens s’est prolongée sur
une période de 8 ans. Elle commença en 1755 et se termina en 1763 avec la signature du Traité de Paris, qui
marquait la fin des hostilités entre la France et l’Angleterre. Les habitants de Grand-Pré apprirent le sort
que leur réservait le gouvernement britannique le 5 septembre 1755, à l’intérieur de l’église de Grand-Pré où
la population avait été sommée de se rendre sous peine
de se faire confisquer ses biens. Le motif invoqué était
d’instruire la population à des ordres que le roi voulait leur transmettre : « À l’heure fixée, le 5 septembre
1755, 183 hommes se présentent à l’église de GrandPré. Tous sont informés comme à Beauséjour, que leurs
biens sont confisqués par la couronne et qu’eux et leurs
familles vont être déportés7. »
Les Acadiens resteront prisonniers tout le mois
de septembre et seront finalement déportés le 14 octobre
1755. Pendant les mois qui suivent, la plus grande partie
de la population sera déportée dans les différentes colonies américaines, causant un grand nombre de morts
(voir annexe no.1). Les tempêtes en mer, le manque de
nourriture et d’eau ainsi que les mauvaises conditions
sanitaires font que plusieurs bateaux perdent plus du
tiers de leurs passagers alors que d’autres coulent en
mer8. La moitié des 415 exilés embarqués à destination
5
Stéphane, Bujold, « L’Acadie vers 1750: essai de chronologie des paroisses acadiennes du bassin des Mines avant le
grand dérangement». Études d’histoire religieuse, Vol.70, 2004,
p.59.
6
Robert, A. Leblanc, « The Acadian Migrations». Cahiers
de géographie du Québec, Volume 11, numéro 24, 1967, p. 523541.
7
Ronnie Gilles Leblanc, Du grand dérangement à la déportation : nouvelles perspectives historiques, Université de
Moncton, Chaire d’études acadiennes, 2005, p.199.
8
LANDRY, Nicole, Nicole Land. Histoire de l’Acadie.
Sillery, Éditions du Septentrion, 2001.p.48.
Parution no.1
de la Caroline du Sud périrent à bord, ce qui constitue
le nombre de décès le plus élevé sur un bateau. Des
taux de mortalité de 30 % étaient fréquents.9 Les Acadiens de cette première vague de déportation seront
dispersés dans différentes villes coloniales anglaises.
Les familles élargies, qui étaient la base de la cohésion
sociale acadienne, seront séparées afin d’empêcher les
complots et les rébellions.
Cette dispersion fut caractéristique de la déportation dont l’objectif était la destruction de la communauté acadienne. L’historienne anglaise Naomi Griffiths
la compare à celle de l’évacuation des Highlands écossais. Il ne s’agit pas d’une politique d’extermination de
l’individu ou d’une solution finale née de la folie de la
haine raciale, mais bien d’une stratégie militaire basée
sur la rationalité10. Le lieutenant-gouverneur Charles
Lawrence, qui a décidé la déportation, l’explique : «
Il fut décidé de les répartir parmi les colonies […] de
sorte que, ne pouvant facilement se rassembler, ils seront mis hors d’état de nuire. » 11
Intégration dans les colonies anglaises
Le 20 novembre 1755, le journal South Carolina Gazette annonça l’arrivée de quatre bateaux avec à
leur bord 600 Acadiens. Ces exilés n’avaient ni argent
ni nourriture, et constituaient un lourd fardeau pour la
communauté. De plus, ils étaient Français, ce qui faisait d’eux de dangereux ennemis qui pouvaient révéler
des informations stratégiques au gouvernement ennemi. Surtout, ils étaient de religion catholique et constituaient un groupe très peu apprécié12. En réponse aux
pressions du gouverneur de la colonie, le conseil accepta de les laisser accoster après avoir passé cinq jours en
quarantaine sur l’Île de Sullivan13. Les autorités s’appliquèrent ensuite à les disperser pour éviter les regroupements dangereux.
Plusieurs d’entre eux tentèrent de s’enfuir de la
ville de Charleston. Les hommes seuls qui avaient été
9
GRIFFTHS, Naomi. E. S. L’Acadie de 1686 à 1784,
contexte d’une histoire. Moncton, Édition d’Acadie, 1997.p.89.
10
Ibid. p.99.
11
Ibid .p.98.
12
Marguerite, B. Hamer, « The fate of the Exiled Acadians
in South Carolina » The journal of southern history, vol. 4, no 2,
May 1938, p.200.
13
Ronnie Gilles, Leblanc, Du grand dérangement à la déportation : nouvelles perspectives historiques, Université de
Moncton, Chaire d’études acadiennes, 2005, p.271.
Parution no.1
Le Prométhée
séparés de leur famille tentaient désespérément de trouver un moyen de retourner en Acadie afin de les retrouver. Certains réussiront à s’enfuir, d’autres à convaincre
les autorités de les laisser embarquer sur un bateau qui
se dirigeait en Acadie. Ces dernières étaient bien heureuses de se débarrasser d’une population qui leur avait
été imposée et dont elles ne savaient pas quoi faire.
Parmi ceux qui restèrent, de nombreux périrent suite à
la maladie: « A smallpox epidemic in 1760 decimated
them: whereas on 20 July 1759 there were about 340
Acadians in Charleston, in July 1760 they numbered
only 210. Of the 300 who had suffered from the illness,
115 had died14. » Les autorités tentèrent de les disperser
à l’intérieur de la colonie, mais cette politique s’avéra
un échec car les Acadiens retournaient constamment au
port de Charleston afin de tenter de quitter la Caroline
pour rentrer en Acadie, en France ou à St-Domingue.
À la signature du Traité de Paris, il ne restait
plus que 280 Acadiens du millier qui avait été déporté
dans la colonie. Ceux qui restaient demandèrent alors à
la France de leur fournir un transport afin de rejoindre
leurs compatriotes dans un territoire français. Certains
durent se résoudre à laisser derrière eux des enfants qui
leur avaient été enlevé pour servir comme domestiques
dans les maisons bourgeoises. Après plus de 10 ans
passés en Caroline, un groupe d’Acadiens, dont plusieurs étaient nés sur place, décida donc de se diriger
en France. Bien qu’ils fussent d’origine française, la
plupart avaient été sujets britanniques toute leur vie et
allaient vers un territoire inconnu.
P. 27
en France, mais ceux-ci se solderont malheureusement
tous par des échecs. Pour différentes raisons, les Acadiens ne s’y plaisaient pas et ils migrèrent donc massivement vers la ville de Nantes dans le but ultime de
trouver un bateau sur lequel embarquer en direction de
la Louisiane. Cette ville devient et restera pendant dix
ans l’incontestable pôle d’attraction des Acadiens de
France15. Bien que beaucoup d’Acadiens ont réussi une
certaine intégration sur le territoire français, la plupart
décideront de rejoindre ceux qui avaient commencé
à s’installer en Louisiane. Pour Jean-François Mouhot, les Acadiens étaient relativement bien intégrés et
étaient en voie d’assimilation à la population française.
Il attribue le départ massif d’Acadiens en 1785 à l’entreprise privée d’un individu ayant un intérêt personnel
dans leur émigration : « Le départ vers la Louisiane,
loin d’être inéluctable ou de constituer une idée fixe a
été réalisé grâce à la médiation d’un non-Acadien, Peyroux de la Coudrenière, motivé par son profit personnel16. » Le désir de rester groupés a certainement aussi
joué un grand rôle, et ceux qui voulaient le plus partir
ont probablement entraîné avec eux les autres en direction de la Louisiane.
Promesse d’une nouvelle-acadie
Les premiers Acadiens arrivèrent en Louisiane
suite à la signature du Traité de Paris, qui redonnait le
droit aux Acadiens détenus en territoire britannique de
retourner en sol français. Le gouvernement de la Louisiane les encouragea en leur fournissant une terre dans
le district d’Attakapas, un poste frontière sélectionné
pour leur établissement17. Ils s’acharnèrent à y transforRetour aux origines
mer la forêt semi-tropicale en terre agricole fertile afin
Au total, environ 3000 Acadiens arriveront en
de pouvoir accueillir le reste de leur peuple, toujours
France au courant des années 1760. Les conditions de
dispersé un peu partout sur la planète.
leur voyage furent souvent épouvantables et un grand
nombre y trouvèrent la mort. Plusieurs bateaux somIls envoyèrent ensuite des lettres dans les cobrèrent en mer sans laisser de survivants. Ils prove- lonies afin de faire connaître leur entreprise et furent
naient des différentes colonies anglaises de l’Angle- rejoints l’année suivante par des centaines de compaterre, où étaient localisés des prisonniers qui avaient été triotes qui furent accueillis de la même façon par les
capturés après la chute de Louisbourg. Cette population autorités qui leurs offraient des terres et une assistance
nombreuse posa quelques problèmes aux autorités des 15
Gérard-Marc, Braud, De Nantes à la Louisiane : l’hisports qui devaient les accueillir.
toire de l’Acadie, l’odyssée d’un peuple exilé, Nantes, Ouest éditions, p.73.
Néanmoins, leur situation s’améliora et ils 16
Jean-François, Mouhot, Les réfugiés acadiens en France,
1758-1785
: l’impossible réintégration? Montréal, Septentrion,
s’affairèrent à trouver un nouvel endroit où s’établir.
2009,
p.276.
Différents promoteurs tentèrent de former des projets
Carl A.Brasseaux, « A new Acadia: the Acadian migraafin de voir à l’installation permanente des Acadiens 17
14
Ibid. p.284
tions to south Louisiana, 1762-1803», Acadiensis, vol. 15, no 1,
1985, p.125.
Le Prométhée
P. 28
matérielle afin de faciliter leur établissement18. Cette
nouvelle communauté, forte d’un millier d’hommes, entreprit la même procédure de séduction envers les Acadiens réfugiés en France. Il fallut attendre 15 ans pour
qu’un groupe de 1596 Acadiens viennent se joindre à
eux afin de former le noyau du nouveau peuple acadien
de Louisiane. Le tableau suivant montre le nombre et
l’origine des Acadiens qui s’établirent en Louisiane.
Migration acadienne en Louisiane, 1764-1788 19
Lieu d’origine
Nombre d’exilés
Date
New York
20
1764
Halifax
311
1764-1765
Maryland and Pennsylvania
689
1766-1770
France
1,596
1785
St Pierre/Miquelon
19
1788
_____________________________________________
Total
2,635
Parution no.1
le commerce, et l’éducation des enfants.22 Ils avaient
développé une culture qui leur était propre. Les familles
nombreuses étaient unies entre elles grâce à l’union des
enfants qui tissaient des liens dans la communauté.
Les guerres coloniales vinrent bouleverser leur
rythme de vie et transformer leur réalité. Ils avaient fait
le choix de la neutralité, coincés entre deux empires
assoiffés de pouvoir et de richesse qui revendiquait le
même territoire. Les Anglais utilisèrent cette neutralité
pour les déporter sous prétexte de trahison au roi d’Angleterre. La première vague de déportation dispersa une
bonne partie de la population dans les différentes villes
côtières des colonies anglaises. Pendant les années qui
suivirent, les Anglais traquèrent ceux qui restaient et les
déportèrent également.
À la chute de Louisbourg, les Acadiens qui y
vivaient furent envoyés en France puisqu’ils étaient
considérés comme citoyens Français, contrairement
aux autres Acadiens qui étaient d’allégeance anglaise.
En France, après plusieurs tentatives infructueuses
d’implantation dans différentes villes, la plupart des
Acadiens se dirigèrent vers la Louisiane, afin d’en rejoindre d’autres qui avaient le rêve d’y fonder une nouvelle Acadie. Dans chacun de ses déplacements ainsi
que sur les lieux d’arrivée, un grand nombre d’Acadiens ont perdu la vie.
Conclusion
La plupart des témoignages de l’époque
évoquent le fait que l’Acadie d’avant la déportation offrait une vie d’abondance et de liberté sans égale en
Europe ou dans les autres colonies d’Amérique : « La
nourriture était variée et copieuse. Plusieurs documents
témoignent de la richesse des vergers et jardins acaOn ne peut s’empêcher de se demander ce qui
diens. L’espérance de vie des adultes était supérieure à
serait
advenu
de l’Acadie et de son peuple sans la décelle de la plupart de leurs contemporains dans d’autres
portation. Plusieurs historiens ont noté qu’à ce moment,
sociétés20. »
l’Acadie était en pleine expansion, que sa population
Les Acadiens avaient de la nourriture en abon- croissait rapidement et que l’économie était promise à
dance, de bonnes conditions de vie grâce à une éco- un bel avenir. Malgré la grande tragédie que représente
nomie basée sur l’agriculture, la pêche et le commerce la déportation, la résilience, le courage et la déterminaet jouissaient d’une liberté sans pareille en possédant tion du peuple acadien imposent le respect. Ils ont par
et en travaillant leur propre terre21. À tous les niveaux, la suite réussi à s’implanter à différents endroits, où ils
la coopération faisait partie intégrante de la vie aca- ont perpétué leur culture et l’ont fait évoluer. La finalité
dienne, que ce soit dans les travaux de la maison et de la que recherchait Lawrence lorsqu’il a mis en œuvre la
ferme, la construction et l’ameublement d’habitations, déportation du peuple acadien est claire : en tant que
les tâches domestiques telles que le tissage, le tricot, la société distincte, les Acadiens devaient disparaître, ascouture et le raccommodage, dans la chasse et la pêche, similés par la culture majoritaire. Incontestablement, sa
politique échoua et c’est précisément cet échec qui, aux
18
Ibid. p.126.
siècles suivants, fournit aux Acadiens les bases de leur
19
Ibid. p.129.
20
Naomi, E. S. Griffiths, L’Acadie de 1686 à 1784, contexte identité unique.
d’une histoire, Moncton, Édition d’Acadie, 1997, p.15.
21
Nicole, Landry, Histoire de l’Acadie, Sillery, Éditions du
Septentrion, 2001, p.63.
22
Ibid. p.55.
Parution no.1
Le Prométhée
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ANNEXE 1
Annexe no.1
Source: Jacques Paul Couturier, en collaboration avec Réjean Ouellette, L’expérience canadienne, des origines à nos
jours, Moncton, Éditions d’Acadie, 1994, p. 83
P. 30
Le Prométhée
Parution no.1
LA CONQUÊTE : SES IMPACTS
NÉGATIFS, MAIS AUSSI POSITIFS
Par Camille Trudelel
La guerre de Sept Ans, qui a fait rage en Europe de 1756 à 1763, a eu de nombreuses répercussions
à l’échelle mondiale. Lorsque le conflit éclate dans le
Nouveau Monde, deux ans avant le déclenchement
des hostilités sur le vieux continent, l’enjeu est clair :
qui de la France ou de l’Angleterre contrôlera l’Amérique du Nord? Cette guerre, que l’historiographie canadienne-française a nommé guerre de la Conquête,
demeure l’un des faits les plus importants de notre histoire. De la capitulation du Canada en 1760, puis de
sa cession à la Grande-Bretagne trois ans plus tard,
découlent d’importants changements qui n’ont pas
simplement entrainé une substitution de drapeaux. Au
contraire, une transformation plus complexe et profonde s’est déroulée.
Le passage d’une gouvernance française à une
gouvernance anglaise a eu de multiples conséquences.
Mais ces conséquences ont-elles eu un impact exclusivement négatif sur la population coloniale de l’époque?
Le changement de régime après la Conquête a eu un
impact culturel, social et territorial indéniablement négatif. Cependant, d’un point de vue économique, administratif et judiciaire, ce changement de gouvernance a
eu, à bien des égards, un impact positif.
Les conséquences négatives de la Conquête
La cession de la Nouvelle-France à l’Angleterre
en 1760 est la résultante d’une défaite d’abord et avant
tout militaire. Les impacts qui en découlent ont été
nombreux, non seulement sur les effectifs militaires,
mais aussi sur le peuple lui-même. Bien que la colonie
française compte seulement 85 000 habitants (contre
plus d’un million pour les colonies anglaises) à la veille
de la guerre, à l’heure où le conflit éclate, les positions
françaises sont solides1. Malgré tout, les pertes de vie
seront lourdes entre 1756 et 1760 et les Canadiens se
verront forcés de rendre les armes.
sume l’ensemble des tâches reliées à la défense de la
colonie et au maintien de l’ordre public. »2 Les militaires canadiens sont donc majoritairement mis de côté
à cette époque. Bien que l’administration britannique
décide de remettre sur pied une milice coloniale en
1777 (après l’arrivée des loyalistes en territoire canadien), les militaires canadiens sont, plus souvent qu’à
leur tour, sous-employés.
Mais il n’y a pas que les simples soldats de l’armée canadienne qui se retrouvent sans emploi après
la Conquête. En effet, de nombreux officiers de carrière ont dû subir les conséquences de la capitulation
de Montréal. Devant l’interdiction de servir le roi de
France pendant le reste des hostilités, de nombreuses
carrières militaires vont prendre fin brusquement3. Les
quelques officiers qui sont parvenus à intégrer les rangs
de l’armée britannique l’ont fait au prix de nombreux
sacrifices. À bien des égards, l’élite militaire canadienne « […] souffre des politiques inconsistantes ainsi
que de l’incohérence entre les objectifs et les moyens
utilisés par les dirigeants anglais. »4 L’administration
britannique, après la Conquête, ne semble donc pas voir
la pertinence d’intégrer, dans les rangs de son armée,
les militaires canadiens pourtant indispensables à la
pratique très courante de la « petite guerre ».
Si les militaires trouvent la défaite difficile pour
leur carrière, ils ne sont toutefois pas les seuls à devoir
rendre les armes. Les colons canadiens, qui ont vu leur
fierté malmenée une première fois en devant prêter serment d’allégeance à George III, ne sont pas au bout de
leurs peines. En effet, non seulement les gentilshommes
et les miliciens doivent se départir de leurs armes, les
colons doivent aussi faire de même. Selon certains historiens, c’est une décision prudente de la part du gouvernement puisqu’il n’y aura éventuellement que 3 500
2
Roch Legault, « L’organisation militaire sous le régime
Avec le changement de gouvernance, c’est l’en- britannique et le rôle assigné à la gentilhommerie canadienne
semble de l’organisation militaire qui se complique. (1760-1815) », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 45,
Plutôt que d’intégrer les militaires canadiens dans les no 2, 1991 : 232.
Idem., Une élite en déroute : les militaires canadiens
rangs de son armée, « l’armée régulière britannique as- 3
1
Paul G. Cornell et al., Canada : unité et diversité,
Montréal, Holt, Rinehard et Winston, 1971, p. 108.
après la Conquête, Outremont, Athénas, coll. «Histoire militaire»,
2002. p. 18.
4
Ibid., p. 156.
Parution no.1
Le Prométhée
soldats anglais pour gérer 65 000 Canadiens5. C’est une
perte pour le colon puisque « […] pour l’habitant, le
fusil avait toujours été le symbole de sa liberté et bien
souvent l’instrument de sa subsistance. »6
Le changement de gouvernance a aussi eu un
impact majeur sur la façon de gérer le territoire de l’ancienne Nouvelle-France. À la fin du Régime français, on
dénombre quelque 250 seigneuries établies dans la vallée du Saint-Laurent7. L’avenir du Régime seigneurial,
dont les racines sont profondément implantées dans la
colonie depuis ses débuts, devient toutefois très incertain après le changement de pouvoir. Bien que l’administration anglaise ne l’abolira pas de façon immédiate,
on ne peut nier que le système seigneurial, et surtout les
seigneurs eux-mêmes, subira les contrecoups des nombreux changements.
À bien des égards, les Britanniques ont une opinion plutôt ambivalente sur la question du système seigneurial. Pendant la période du Régime militaire (17591764), les autorités britanniques souhaitent fortement
s’assurer la collaboration des élites traditionnelle de la
province et tout particulièrement celle de la noblesse
seigneuriale8. Les Britanniques ne sont pas non plus
complètement insensibles aux avantages que procure
une propriété seigneuriale. Le gouverneur Murray, en
1762, va même jusqu’à concéder une seigneurie à deux
de ses officiers, John Nairne et Malcolm Fraser.
P. 31
quelque 78 000 membres de plus que la population britannique). Cependant, « c’est la venue des loyalistes,
après l’indépendance des États-Unis, qui va modifier
l’ordre des choses. Ceux-ci vont rapidement revendiquer l’obtention de terres sous la tenure anglaise. »9
Cette nouvelle brèche dans la tenure seigneuriale sera
suivie, quelques années plus tard, par celle de l’Acte
constitutionnel de 1791. En plus de scinder la colonie
en deux (Bas-Canada et Haut-Canada) et de limiter
l’étendue des seigneuries, la nouvelle « Constitution »
instaure « la tenure en franc et commun soccage, c’està-dire libre de redevances seigneuriales et caractérisée
par le mode des townships […] »10 Dès lors, l’abolition
du système seigneurial sera, certes, très lente (du milieu
des années 1850 aux années 1940), mais inéluctable et
changera à jamais la face de cette colonie nouvellement
britannique.
L’un des problèmes majeurs qu’entraine la
Conquête de la Nouvelle-France par les Anglais demeure toutefois la coexistence difficile entre conquérants et conquis, notamment d’un point de vue politique
et économique. Dès la fin des conflits armés, la population canadienne s’attend au pire : « Si, au contraire, un
entêtement déplacé et une valeur imprudente leur fait
prendre les armes, qu’ils [les Canadiens] s’attendent à
souffrir tout ce que la guerre offre de plus cruel, s’il
leur est aisé de se représenter à quel excès se porte la
fureur d’un soldat effréné. »11 Les menaces envers les
vaincus sont donc directes et, bien que le gouvernement
britannique ait par la suite adopté une politique plutôt
bienveillante, les Canadiens se voyaient d’ores et déjà
diminués par la ferveur britannique.
Malgré tout, le but ultime des Britanniques est
de voir disparaître le système seigneurial. Déjà en 1760,
les Britanniques abolissent de façon définitive la justice
seigneuriale. Mais c’est après la signature du traité de
Paris et la Proclamation royale (1763) que la situation
Vers 1764, on compte environ trois cents chefs
se dégrade. Certes, on maintient les seigneuries déjà en
de famille anglo-protestants établis dans la province12.
place et la Coutume de Paris qui les encadre, mais auEn comparaison avec la population canadienne de
cune nouvelle seigneurie ne sera dès lors concédée.
l’époque, les Britanniques sont bien peu nombreux.
Avec l’Acte de Québec (1774), la noblesse Toutefois, leur influence politique pèse très lourd dans
seigneuriale conserve encore une influence non né- 9
Ibid., p. 150.
gligeable sur la population canadienne (qui compte 10
Ibid., p. 152.
5
Robert Lahaise et Noël Vallerand, Le Québec sous le
régime anglais : [1760-1867] : les Canadiens français, la
colonisation et la formation du Canada continental, Outremont,
Lanctôt, 1999, p. 7.
6
Ibid.
7
Benoît Grenier, Brève histoire du régime seigneurial,
Montréal, Boréal, 2012, p. 139.
8
Ibid., p. 140
11
Proclamation de Wolfe, 27 juin 1759, dans Guy Frégault,
François Bigot, administrateur français, volume 2, Montréal,
Études de l’Institut d’histoire de l’Amérique française, p. 287 cité
par Michel Brunet, « Premières réactions des vaincus de 1760
devant leurs vainqueurs », Revue d’histoire de l’Amérique
française, vol. 6, no 4, 1953 : 508.
12
Idem., Les Canadiens après la Conquête : 1759-1775 :
de la révolution canadienne à la Révolution américaine, Montréal,
Fides, 1969, p. 141.
P. 32
Le Prométhée
la balance. À bien des égards, les Britanniques considèrent que la gestion de la colonie leur revient de droit
et qu’elle doit se doter impérativement d’institutions
représentatives. Cependant, les autorités doivent faire
face à un dilemme : « Gouverner la Province of Quebec
selon les principes de la constitution anglaise signifiait
que les Canadiens auraient, à la Chambre des représentants, tout le pouvoir législatif auquel leur nombre
leur donne droit. »13 Qu’une telle situation se produise
est pourtant impensable. Alors que beaucoup de Canadiens, pendant le Régime militaire, avaient offert leur
collaboration au conquérant pour tenter d’améliorer
leur sort (et avec succès), il semblerait que la mise sur
pied de ce nouveau gouvernement civil vienne tout remettre en question.
Parution no.1
situation ne s’est guère améliorée et, en 1760, le gouvernement français doit approximativement 90 millions
de livres à ses fournisseurs canadiens (dont 41 millions
aux habitants)17.
Pour éviter que l’économie de la colonie ne
s’effondre complètement, le gouvernement anglais,
pendant le Régime militaire, décide d’abolir les monopoles dans tous les secteurs commerciaux. Désormais,
quiconque souhaite pratiquer une activité commerciale
peut le faire. Dans le domaine de la traite des fourrures,
par exemple, « […] “les congés de traite”, ces permis
exclusifs accordés à des entrepreneurs ou à des communautés religieuses pour des lieux déterminés (par
exemple, dans les Grands Lacs), sont […] désormais
supprimés […] »18 Les entrepreneurs sont donc libres
Aussi, tout au long du XVIIIe siècle, la structure d’aller et venir comme bon leur semble, à condition
de l’économie canadienne était demeurée relativement d’avoir un passeport (gratuit) pour sortir des limites de
stable. Selon certains historiens, « l’absence d’initiatives l’habitat19.
révolutionnaires et la permanence des deux grandes acLa possibilité pour les entrepreneurs de parcoutivités traditionnelles, l’agriculture et les pelleteries,
caractérisent une évolution qui se fait sans heurts pro- rir le territoire découle du fait que l’ancienne colonie
fonds. »14 La domination anglaise va cependant changer française voit ses horizons s’ouvrir après la Conquête.
la donne. En effet, lorsque les deux plus importantes Jusqu’en 1760, la politique de la métropole française
activités économiques tombent en crise au début des interdisait à ses colons de commercer avec leurs voisins
années 1800, l’infériorité économique des Canadiens, britanniques. Le commerce n’était alors possible « […]
déjà manifeste, va considérablement s’accentuer. Dès qu’avec les Antilles françaises, par-delà le monde anlors, le clivage social, prédominant au XVIIIe siècle, glophone, et avec la métropole de l’autre côté de l’Attend à coïncider avec le clivage ethnique. Il n’est donc lantique, à deux ou trois mois de voyage. »20 Le compas surprenant de constater que les oppositions sociales merce est donc difficile pendant le Régime français et
c’est sans parler du fait que la navigation fluviale est
aient pris une coloration ethnique15.
impossible pendant près de six mois par année.
Les conséquences positives de la Conquête
Avec le changement de gouvernance, l’éconoÀ court et moyen terme, la Conquête aura eu
pour conséquence de redonner un second souffle à mie canadienne a pu se relever puisque les entreprel’économie de la colonie. Les Canadiens, dès le dé- neurs ont désormais accès aux colonies anglaises, en
but des hostilités, ont fortement participé à l’effort de particulier par la voie de New York. Ce nouveau comguerre et en échange de leurs services, ils ont reçu non merce avec leurs voisins anglophones permettra aux
pas de l’argent sonnant, mais des « papiers ». En effet, Canadiens de s’ouvrir sur le monde et de diversifier
« le manque criant de numéraire tout au long du Ré- leur économie : « […] [les Britanniques] infuseront un
gime français a contraint les administrateurs coloniaux esprit nouveau, des idées et des méthodes nouvelles qui
à trouver une solution pour payer les troupes et les four- seront à l’avantage de cette population qui a si longnitures du roi. Une monnaie de papier [est alors] progressivement mise sur pied. »16 Au sortir de la guerre, la 115 (2013) : 15.
13
Ibid., p. 163.
14
Cornell et al., op. cit., p. 196.
15
Ibid., p. 198.
16
Sophie Imbeault, «La dette de la France : les papiers du
Canada», Cap-aux-Diamants : la revue d’histoire du Québec, no
17
Lahaise et Vallerand, op. cit., p. 6.
18
Marcel Trudel, Mythes et réalités dans l’histoire du
Québec, volume 1, Montréal, Hurtubise HMH, coll. «Cahiers du
Québec, no 126», 2001, p. 201.
19
Ibid.
20
Ibid., p 217.
Parution no.1
Le Prométhée
temps vécu repliée sur elle-même. »21
Depuis sa fondation, la Nouvelle-France a
connu de nombreuses périodes pendant lesquelles l’administration a causé bien des maux. La Compagnie des
Cent-Associés, qui assurait la gestion de la colonie depuis sa fondation par Richelieu en 1627, vivote depuis
1629. Lorsque la couronne française se penche finalement sur le cas de ses avoirs en Amérique, Louis XIV
reprend les rênes de la colonie. En effet, « convaincu
que seul l’absolutisme royal pouvait faire échec au
fouillis administratif et aux jeux d’influences néfastes,
méfiant à l’égard de tous ceux qui, appelés à gérer les affaires du royaume, risquaient d’accumuler trop de pouvoir, le roi avait décidé de donner à la Nouvelle-France
des structures administratives modelées sur celle de la
France. »22 Ce faisant, Louis XIV, au lieu de simplifier
l’appareil administratif de la colonie, lui ajoute de nouveaux paliers.
P. 33
tion simplifiée que les Canadiens passent sous la gouvernance britannique.
La victoire britannique pendant la guerre de la
Conquête aura aussi un impact sur l’administration de
la justice et des lois. En Nouvelle-France, c’est la Coutume de Paris, instaurée à titre exclusif par Louis XIV
en 1664, qui constitue la loi fondamentale. Or « […] à
la Conquête, au lieu de Coutume de Paris, [on parlera plutôt des] lois du Canada, peut-être pas tant pour
éviter de froisser l’Angleterre que parce que la Coutume de Paris s’était en quelque sorte canadianisée. »26
Cependant, en 1764, les autorités anglaises tendent,
officiellement, à faire disparaître toutes les lois civiles
françaises, c’est-à-dire le recours à la Coutume de Paris. Officieusement, par contre, on se rend rapidement
compte qu’elle est incontournable pour les Canadiens.
De ce fait, « […] les instructions adressées au gouverneur se contentent de recommander que les lois soient
autant que possible conformes à celles de l’Angleterre
Jusqu’à la capitulation de Montréal en 1760,
[…] »27 Cette décision laissera donc une certaine lassila Nouvelle-France a souffert d’une suradministration
tude aux Canadiens, qui vont profiter du « maintien »
pure et simple. Selon l’historien Marcel Trudel, l’orgade leurs lois civiles.
nigramme de la fonction publique compte beaucoup, et
sans doute trop, de paliers pour une colonie d’environ
Le plus grand gain pour les Canadiens au point
80 000 habitants : « Ce petit pays était en outre divi- de vue judiciaire constitue sans aucun doute l’adopsé en trois gouvernements : Québec, Trois-Rivières et tion, dès 1764, des lois criminelles anglaises. À bien
Montréal, chacun d’eux ayant à sa tête un gouverneur, des égards, le droit criminel en vigueur pendant toute
un lieutenant-gouverneur, […] un major et une garni- la durée du Régime français est beaucoup moins huson, un colonel de milice et ses officiers. »23 De même, manitaire que celui implanté par la suite par les BritanTrois-Rivières, qui compte environ 7 000 habitants ré- niques. En effet, selon les lois criminelles françaises,
partis sur quelque 80 kilomètres, a une structure gou- « […] l’accusé était privé d’avocat, il avait la charge
vernementale identique à celle de la ville de Québec, de prouver son innocence, sans toujours savoir dès les
qui est trois fois plus peuplée24.
débuts de l’enquête ce qu’on lui reprochait ni quand il
comparaitrait devant le tribunal. »28 La suite est toute
À compter de 1764, les Britanniques vont simautre selon le droit criminel anglais puisque c’est à la
plifier considérablement l’appareil administratif de la
Couronne de prouver la culpabilité et l’accusé, pourvu
colonie. De ce fait, les gouvernements des Trois-Rid’un avocat, qui sait exactement la nature de la faute
vières et de Montréal, avec leurs fonctionnaires miliqu’on lui reproche29.
taires ou civils, seront abolis et un Conseil dit « exécutif » remplace l’intendant et le Conseil suprême25. C’est
Le recours à la torture est un autre des aspects
aussi sous l’administration anglaise que la colonie se qui diffère grandement entre les systèmes judiciaires
dote, en 1763, d’une nouvelle institution : le service français et anglais. Un suspect français demeurera prépostal. C’est donc avec une administration et une ges- sumé coupable jusqu’à ce qu’il réussisse à prouver lui21
Ibid.
même son innocence et, au besoin, on aura recours à
22
Robert Lahaise et Noël Vallerand, La Nouvelle-France :
1524-1760. Outremont, Lanctôt, 1999, p. 62.
23
Trudel, op. cit., p. 218.
24
Ibid.
25
Ibid.
26
27
28
29
Cornell et al., op. cit., p. 73.
Trudel, op. cit., p. 206.
Ibid., p. 220.
Ibid.
P. 34
Le Prométhée
la douloureuse « question »30. Les lois criminelles anglaises, au contraire, stipulent qu’un suspect doit être
présumé innocent jusqu’à preuve du contraire. De plus,
le suspect anglais « […] jouit de l’habeas corpus et
[n’est en aucun cas] soumis à la torture interrogative
[…] »31 Lorsqu’un individu est mis en état d’arrestation,
le droit criminel anglais assure de prendre en considération la liberté individuelle en garantissant le respect de
certains droits fondamentaux.
Le fait que l’historiographie canadienne-française ait nommé le volet américain de la guerre de Sept
Ans guerre de la Conquête n’est sans doute pas anodin.
En effet, encore aujourd’hui, de nombreux Québécois
perçoivent cette époque de notre histoire comme un assujettissement pur et simple. Après la substitution du
drapeau, la colonie a, sans nul doute, subit une transformation profonde. On ne peut nier que le passage d’une
gouvernance française à une gouvernance anglaise
après la défaite de la guerre de la Conquête a eu des
nombreuses conséquences sur la population canadienne
de l’époque. Ces impacts, pour la plupart négatifs, ont
laissé des traces qui sont, encore aujourd’hui, perceptibles. Que la Conquête soit perçue comme telle, une
conquête, ou non, on ne peut ignorer le fait que certaines de ses conséquences ont aussi eu un impact positif à court ou moyen terme.
Parution no.1
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30
« C’est à la législation romaine que nos juges empruntèrent
l’usage de la torture, de la question si l’on préfère ; et ce moyen de
procédure avait pour but, assurait-on, de connaître la vérité, en
arrachant à l’accusé l’aveu de son crime ou des révélations sur ses
complices. »
http://www.encyclopedie-anarchiste.org/articles/q/question.html
31
Cornell et al., op. cit., p. 73.
Parution no.1
Le Prométhée
LES FESTIVITÉS CURIALES
DE LA FRANCE
POST-RÉVOLUTIONNAIRE
Par Marylou Gauthier
Le déroulement de fêtes mondaines, dont l’aube
du XIXe voit les dernières lueurs, découle indubitablement des grandes festivités de Louis XIV. À partir de
1763, l’intention politique derrière ces divertissements
aristocratiques se raréfie. En revanche, Louis XVI croit
bon de maintenir ces festivités mondaines, puisqu’elles
contribuent à entretenir le prestige du royaume.1 Un
peu moins d’un demi-siècle après la mort du Roi-Soleil, et ce malgré la révolution, Napoléon Bonaparte et
ses anoblis donnent cours à de semblables manifestations. Il en ira de même avec les dîners somptueux de
Napoléon III. De fait, il devient intéressant de s’interroger sur l’influence de l’espace curial de Louis XIV dans
les fêtes aristocratiques après 1789.
L’historiographie regorge de réponses à notre
interrogation. Anne Lair défend que la révolution a apporté une certaine instabilité politique à la France, qui
y perdit son lustre d’antan. Cependant, cela sera chose
passée avec l’arrivée de Napoléon III aux Tuileries, où
banquets et décisions politiques seront de la partie. De
son côté, Alain-Charles Gruber soutient que malgré une
absence marquée d’intentions politiques dans les fêtes
curiales, ces dernières servent à tout le moins de vitrine
« promotionnelle » au prestige du royaume de Louis
XVI. Pour Martin Wrede, la cour de Louis XVIII devait non seulement servir à la communication symbolique, entourer le monarque et rayonner vers l’extérieur
en général, mais avait aussi pour fonction concrète de
réunir les élites de l’Ancien Régime et de l’Empire.
Finalement, Cyril Triolaire renchérit en affirmant que
Napoléon Bonaparte « use d’un art immodéré de la propagande »2 par le biais de fêtes et spectacles.
Ainsi, à la lumière de l’historiographie consultée, l’influence des festivités curiales du Roi-Soleil sur
celle de ces successeurs des XVIIIe et XIXe siècles, se
manifeste par l’entremise de l’ostentation du faste et
d’intentions politiques. Dans le but de démontrer cette
1
Alain-Charles, Gruber, Les grandes fêtes et leurs décors
à l’époque de Louis XVI, Éditions libraire Droz, Paris, 1972, p.38
2
Opt.cit, p.131
P. 35
influence de Louis XIV, le présent travail sera divisé en
deux sections. La première permettra d’évaluer comment le faste du Roi-Soleil perdure dans les festivités
de ses successeurs. La seconde servira à démontrer
l’aspect politique des cours royales et impériales.
Les fêtes napoléoniennes, un « loisir politique de
style louis XIV »
Napoléon Bonaparte
De par les vecteurs culturels que sont le théâtre
et les spectacles, Napoléon Bonaparte élaborera une
propagande politique plutôt réfléchie. En effet, il n’était
pas rare que bon nombre de scènes soient monopolisées dans l’optique de mettre en scène le pouvoir, tout
en gardant l’oeil et le contrôle sur la population. Napoléon voit donc, par l’entremise des arts et spectacles,
un moyen idéal de développer son propre culte.3 Cela
étant, ce sera par le biais d’une multitude de festivités que la propagande va s’opérer. Déjà, une similitude
avec le Roi-Soleil s’impose. En effet, il n’est pas inconnu que les fêtes de Louis XIV servaient à démontrer la
magnificence du dit monarque.
Sous la France de Napoléon, deux types de
festivités sont décelables : les fêtes institutionnalisées
et les fêtes extraordinaires. Le premier type s’avère
glorificateur, ou commémoratif. Elles demandent une
grande organisation et sont planifiées chaque année,
à date fixe. En effet, les fêtes officielles requièrent du
théâtre ses acteurs et ses décors. On peut ici se référer à
la Saint-Napoléon, la victoire d’Austerlitz, et l’anniversaire du sacre. Le second type de fête répertorié consiste
en des réjouissances qui ne sont pas prévues dans le
calendrier. Par contre, elles découlent en majorité de
circonstances diplomatiques, politiques, de la guerre et
de la paix.4 Le possible lien à faire avec Louis XIV résulte dans la planification des évènements. Bien que la
codification du « Roi-Soleil » soit davantage coercitive,
il n’en vaut pas moins que la planification des festivités
napoléoniennes en tire une grande influence. D’autant
plus, l’utilisation d’acteurs et de décors était chose quotidienne à Versailles.
3
4
Opt.cit, p. 133
Opt.cit., p.22
P. 36
Le Prométhée
Les Vendée, ces fêtes qui traversent les règnes
Parmi les festivités commémoratives, soulignons la présence de fêtes en « Vendée militaire »5. Les
Vendée consistent en de nombreuses festivités pour le
souvenir de guerre civile. Ce genre de « réjouissance »
n’est entretenu par nul autre que les aristocrates et le
clergé. En plus de constituer des évènements de sociabilité majeurs dans la vie paysanne, il en résulte une
opportunité pour la haute société, de faire communier
la populace à la religion et la politique. Ces fêtes, bien
que présente sous l’air napoléonien, seront redorée sous
la restauration monarchique Bourbon. En effet, elles
accompagnent majoritairement l’érection de statues.
Par exemple, au Loroux-Bottereau en 1814 est érigée
une statue de Louis XVI en honneur aux victimes de
la guerre civile. 6 Les célébrations allaient aussi de pair
avec les voyages princiers. D’ailleurs, seul le passage
du Duc d’Angoulême dans la région lui vaut un cérémonial d’entrée typique de l’ancien régime. Le but était,
pour Louis XVIII d’affermir la loyauté envers la dynastie Bourbon. Cela étant, le parallèle à faire avec Louis
XIV est certes, le cérémonial, mais aussi la promotion
de la monarchie.7 Il est d’autant plus cocasse d’ajouter
qu’à l’occasion du passage du Duc, les soldats du 26e
régiment se sont mis à crier « Vive l’empereur! » quand
le colonel ordonna de crier « Vive le roi! ». Le Second
Empire de Napoléon III connaîtra de son côté, plusieurs
fêtes en Vendée, malgré la réprobation des officiels.8
Parution no.1
est donc crucial, avant d’élaborer plus profondément
sur les diners de la cour impériale, d’explorer les habitudes du Roi-Soleil en matière de banquet. Cela permettra, par le fait même, d’élaborer un parallèle entre
Louis XIV et Napoléon III.
C’est par sa volonté d’absolutisme, de contrôle
excessif, que Louis XIV développe une codification
coercitive pour chaque aspect de la vie curiale. D’abord,
plus le monarque se faisait distant, plus celui-ci imposait le respect. Son grand pouvoir faisait en sorte que
tous les endroits lui appartenant devinrent royaux; le
potager royal, le verger royal, la chambre royale, etc.10
Pour le repas seulement, trois cent vingt-quatre personnes réparties en plusieurs factions étaient à sa disposition. La paneterie était responsable de la table et du
pain, l’échansonnerie, de l’eau et du vin, et la fourrière
s’occupait pour les fours. De surcroît, chaque repas était
différent, d’autant plus que le repas royal était exposé à
toute la cour, le tout dans un éternel but de l’ostentation
de la richesse. Cela est très peu pour démontrer l’ampleur de l’étiquette du monarque. Cela étant, Napoléon
et sa femme Eugénie useront de cette étiquette pour dîners et cérémonies.11
De surcroît, le palais des tuileries rappelait
presque tout de Versailles. En effet, l’établissement
remplissait deux fonctions : la première étant que les
Tuileries servaient de résidence à la cour. Le palais serL’aristocratie et ses festivités, une ostentation de la vait d’autant plus de centre politique, puisque la majeure partie des décisions y était prise. De plus, le palais
richesse
était une façon de démontrer la puissance du régime.12
Napoléon III
Les salles de réception mondaines y étaient décorées de
Bien que Napoléon III agisse de façon similaire façon extrêmement semblable à celles de Louis XIV,
à ses prédécesseurs, il se distingue cependant dans l’em- sans compter que la noblesse y était rassemblée.
placement de sa cour. Ce « parvenu » délaisse Versailles
Louis XVIII
pour les Tuileries. Ce bâtiment du XVIe siècle sera remodelé, de façon à devenir l’hôte de diners somptueux
La Cour sous la Restauration avait certes
comparable aux extravagances culinaires du passé. 9 Il une splendeur et un pouvoir d’attraction digne de la
5
WREDE, Martin. «Le portrait du roi restauré, ou la fabrication de Louis XVIII». Revue d’histoire moderne et contemporaine, no.53, vol.2, (2006) : 112-138
6
Petitfrère, Claude, «Fêtes et commémoration en «Vendée
militaire» (1814-1914)», Études rurales, no.86, (1982) p.24
7
Anne, Laire, « Royal Taste, Food, Power and Statut at the
European Courts After 1789 », The Ceremony of Dinning at Napoleon III’s Court Between 1852 and 1870, chap.6, (Daniëlle Vooght,
dir.) (2011) p. 143
8
Opt.cit., p.144
9
Opt.cit., p.145
dynastie Bourbon. En revanche, celle-ci n’atteindra
jamais la position qu’elle avait eue jadis sous l’Ancien
Régime. On tentera tant bien que mal à éviter « toute
rumeur de démesure et de relâchement des moeurs,
conséquence indéniable des friponneries et gaspillage,
réels ou supposés, de la Cour de Louis XVI et Marie10
11
12
Opt.cit., p. 149
Ibid., Martin, Wrede, p.114
Opt.cit., p. 149
Parution no.1
Le Prométhée
Antoinette »13. Outre la mauvaise réputation des anciens
de la dynastie, les restrictions financières et l’effacement
des protagonistes de la mise en scène royale ont pu
contrecarrer de tels soupçons. En revanche, bien que
les Tuileries de Louis XVIII ne fussent pas une Cour
de sociabilité mondaine, elle en gardera néanmoins des
racines communes à celles du Roi-Soleil. En effet, les
tuileries constituaient l’apanage de la noblesse, et ses
réceptions surpassaient de loin celles des autres cours
européennes. D’ailleurs, les fêtes officielles comme
la Saint-Louis étaient célébrées sous la forme d’un
banquet officiel à l’Hôtel de Ville.14
Conclusion
La présente recherche soutient que les festivités
curiales de Louis XIV ont bel et bien influencé celle
de ses successeurs. Cela dit, le Roi-Soleil a rayonné
davantage que sur le simple aspect des festivités mondaines; il a influencé toutes les façons de fonctionner à
la cour, et ce, jusqu’à l’automne du XIXe siècle. Bien
que la révolution de 1789 ait procuré une douche froide
au système monarchique, il faudra attendre la chute de
la Monarchie de Juillet pour instaurer une cassure plus
drastique avec la royauté. Dès lors, on peut se questionner sur l’influence qu’a eue la chute de la monarchie sur
l’ostentation du faste des dirigeants français.
Bibliographie
TRIOLAIRE, Cyril, « Fêtes officielles, théâtres et spectacles de
curiosités pendant le consulat et l’Empire dans le 11ème
arrondissement théâtral impérial – pouvoir, artistes et
mise en scène », Annales historiques de la Révolution
française, no.4, (décembre 2010): 131-141
LAIRE, Anne. « Royal Taste, Food, Power and Statut at the European Courts After 1789 ». The Ceremony of Dinning at
Napoleon III’s Court Between 1852 and 1870, chap.6.(Daniëlle Vooght, dir.) (2011) : 143-171
GRUBER, Alain-Charles. Les grandes fêtes et leurs décors à
l’époque de Louis XVI. Éditions libraire Droz, Paris,
1972. 209 p.
PETITFRÈRE, Claude. «Fêtes et commémoration en «Vendée
militaire» (1814-1914)». Études rurales, no.86, (1982) :
19-31
WREDE, Martin. «Le portrait du roi restauré, ou la fabrication
de Louis XVIII». Revue d’histoire moderne et contemporaine, no.53, vol.2, (2006) : 112-138
13
WREDE, Martin. «Le portrait du roi restauré, ou la fabrication de Louis XVIII». Revue d’histoire moderne et contemporaine, no.53, vol.2, (2006) p.114
14
Ibid., Martin, Wrede, p.114
P. 37
MOEURS DOMESTIQUES
DES AMÉRICAINS : LA VISION
CRITIQUE DE FRANCES
TROLLOPE
Par Marilyne Caouette
Au XIXème siècle, plusieurs voyageurs européens ont traversé l’Atlantique afin de découvrir les
États-Unis. De nombreux récits de voyages furent publiés, notamment par Charles Dickens, Harriet Martineau ou encore Lydia Maria Child. Ils formèrent un
corpus plus qu’intéressant. Ces récits sont personnels
et exposent la vision de l’auteur avant tout, selon ses
propres traits et sa culture. Frances Trollope a également participé à cette vague de récits de voyages et son
aventure lui inspira Domestic Manners of the Americans, publié en 1832. Comment Trollope analysait-elle
la culture américaine à travers sa propre culture ? C’est
ce dont ce court texte traitera dans les prochaines pages.
Nous verrons que Frances Trollope, à travers sa vision
des bonnes manières et du traitement des minorités,
produit un livre extrêmement critique de la société et
de l’identité américaine.
Frances Milton est née à Bristol en Angleterre
le 10 mars 1779 et a grandi auprès de son père, qui était
membre du clergé. Elle étudia les langues et les arts,
pour ensuite aller travailler comme gouvernante chez
son frère. À trente ans, elle se marie à Thomas Anthony
Trollope, avec qui elle aura sept enfants. Ils iront entre
autres aux États-Unis afin d’aider à fonder New Hope,
au Tennessee, une société utopique qui sera un échec.
Frances Trollope commença à écrire afin de supporter
financièrement sa famille. Son premier livre, Domestic Manners of the Americans (1832), fut un succès en
Angleterre. 15 Mark Twain le commenta positivement
en disant qu’il était «accurate as a photography»16.
C’est d’ailleurs une caractéristique propre à l’écriture
de Trollope. Celle-ci développe un plan général, mais
tombe très rapidement dans les détails, ce qui caractérise son récit de voyage.17 Elle raconte des anecdotes
détaillées, des histoires précises et les applique à la so15
Christine L. Krueger, « Frances Trollope», Encyclopedia
of British Writers, 19th and 20th Centuries, New-York, Facts on
files, 2003, p. 346.
16
Ibid., P.346.
17
Helen Heineman, «Frances Trollope in the New World :
Domestic Manners of the Americans», American Quarterly, Vol.
21, No.3, Automne 1969, p.550.
P. 38
Le Prométhée
Parution no.1
ciété en général. Ses histoires représentent les caracté- ce que les acteurs leur livrent. Les frontières ne sont pas
ristiques essentielles de l’idée qu’elle se fait de la vraie les même qu’en Europe, il est donc compréhensible que
société américaine18.
Frances Trollope soit décontenancée par autant de souveraineté du public22. Pourtant, l’historien John Kasson
Le récit de Trollope fait honneur à son titre,
affirme qu’à Londres et à Paris, les spectateurs en faicar les mœurs sont dans sa mire, particulièrement les
saient souvent tout autant23.
manières des Américains. Elle parle ici et là du paysage américain, de l’architecture, mais la totalité de
Quant aux manières de table, elles n’étaient pas
son livre est une longue critique des habitudes et des davantage raffinées. Trollope partage sa répugnance
traits qu’elle croit être purement américains. Son exas- des soupers où les convives sont impolis, expectorent
pération face au manque de commodités et de manières continuellement et mangent sans raffinement24. Cechez les Américains est présente dans la grande majo- pendant, les années 1830 seront une transition dans les
rité de ses observations et il serait possible de lier cet manières de table aux États-Unis25. Il faudra par contre
intérêt à l’époque victorienne, qui privilégie une morale plus de temps avant que les Américains introduisent
et des manières impeccables. Il est vrai que celle-ci est dans leurs habitudes tous les détails des bonnes maassociée au règne de la reine Victoria, mais elle ne se nières davantage déjà établies en Angleterre. Vers 1850,
limite pas seulement à ce cadre temporel. Certains his- les bourgeois américains adopteront généralement les
toriens affirment que cette ère débute en 1815, avec la nouveaux usages26.
victoire de Waterloo et d’autres en 1832, en lien avec
Trollope critique énormément la manière dont
une importante réforme électorale19. Quoiqu’il en soit,
les aspects de la philosophie victorienne ne se sont pas la société dite égalitaire des États-Unis traite certaines
immiscés spontanément dans la vie des Anglais et il personnes, particulièrement les femmes et les esclaves
semble qu’ils aient déjà été dans l’esprit de Trollope afro-américains. Tout d’abord, les femmes sont, selon
Trollope, sous l’influence de la religion d’une manière
lorsqu’elle écrivit son récit.
malsaine, contrairement aux hommes qui ne le seraient
Le théâtre est un endroit où les Américains font que très peu. En effet, celles-ci sont toujours majoriparticulièrement preuve de leur manque de manières. taires dans les églises et les revivals, dont Trollope fait
Trollope le remarque d’ailleurs plusieurs fois et décrit l’expérience. Ces démonstrations n’ont pas manqué
la scène : «Des hommes arrivaient aux loges sans ha- de marquer l’imaginaire de l’auteure, d’une manière
bits, et j’en ai vu dont les manches de chemises étaient très négative. Par exemple, elle visite à Cincinnati la
relevées jusqu’à l’épaule : l’expectoration était conti- principale église presbytérienne qui propose une réunuelle et l’odeur mêlée des oignons et du Whiskey fai- nion de nuit. Les cris, les pleurs et les convulsions des
sait payer cher l’envie d’admirer le talent de Drake.»20 femmes qui réagissaient au sermon sur l’enfer du préDe plus, les auditeurs sont un problème car ils inter- dicateur ont su répugner Frances Trollope. En plus de
viennent lors de pièces : «Les applaudissements sont cette influence continuelle de la religion, les femmes
exprimés par des cris et des frappements de pieds, et sont instruites pour qu’ensuite leur éducation soit gaslorsqu’un accès patriotique saisit l’assemblée et qu’on pillée dans un mariage où elles ne font que filer l’aidemande le Yankee-Doodle, chaque homme croit que guille. Selon l’auteure, les femmes d’Angleterre ont
sa réputation de citoyen dépend du bruit qu’il fait en- beaucoup plus d’influence. En effet, celles-ci (surtout
tendre.»21 Il ne semble donc pas y avoir de frontière celles de la noblesse) sont souvent davantage incluses
entre les acteurs et les spectateurs, qui expriment leur dans la vie hors de la domesticité, mais plutôt dans les
mécontentement comme leur approbation en regard de amusements27.
18
Ibid., p. 557.
19
Alain Jumeau, L’Angleterre Victorienne, Documents de
Civilisation Britannique du XIXe siècle, Paris, Presses universitaires de France, p.1.
20
Frances Milton Trollope. Mœurs domestiques des Américains, Paris, C. Gosselin, 1841 p.126.
21
Ibid., p.127
22
John F. Kasson, Les bonnes manières : Savoir-vivre et
société aux États-Unis, Paris, Belin, 1993, p. 282.
23
Ibid.
24
Frances Milton Trollope, op. cit., p.18.
25
John F. Kasson, op. cit., p.235.
26
Ibid.
27
G.M. Trevelyan, Histoire Sociale de l’Angleterre, six
siècles d’histoire de Chaucer à la Reine Victoria, Poitiers, Robert
Parution no.1
Le Prométhée
Par ailleurs, Trollope note que le travail des
femmes est tout à fait semblable à celui des esclaves.
Les femmes se marient très jeunes et passent leur vie
à travailler si fort qu’elles en perdent leur beauté28. De
plus, ces dernières sont toujours séparées des hommes,
ce que Trollope remarque à plusieurs reprises. L’idéologie des sphères séparées est une réalité bien ancrée au
XIXème siècle et empêchait effectivement les femmes
d’occuper des positions dans le domaine public29.
Même Alexis de Tocqueville (1805-1859) remarqua
cette séparation constante des hommes et des femmes
lors de son propre voyage aux États-Unis30. Trollope
semble ici prendre position contre cette idéologie des
sphères séparées que soutiennent les principes du début
de l’époque victorienne. D’un autre côté, elle adopte
cette idée que les dames devraient avoir l’occasion de
s’instruire et non seulement de travailler pour les plus
pauvres, ou faire du tricot pour les plus aisées. Beaucoup de femmes des classes supérieures n’étaient pas
davantage actives en Angleterre à cette époque et la nécessité de cette oisiveté afin d’affirmer son rang social
est un phénomène bien répandu31.
P. 39
elle affirme qu’il est favorable des deux côtés. En effet,
elle affirme à son arrivée à Wheeling que les relations
entre ceux qui se font servir et ceux qui servent sont
bénéfiques à chacun et pénibles à aucun33. Pourtant,
elle raconte avec horreur la mésaventure d’une jeune
esclave qui avait avalé du poison et dont personne ne
prenait soin. Dans Domestic Manners of the Americans, Frances Trollope n’est pas convaincante dans sa
défense des esclaves. Elle écrit clairement que ceux-ci
ne doivent pas être libres, car il en va de la sécurité du
pays34. Elle semble plus modérée, en comparaison à ce
qu’elle publiera plus tard et qui sera qualifié d’abolitionniste.
Lors de sa parution, le livre de Trollope fut un
immense succès. Tout au long du XIXème siècle, ses
livres étaient connus de la majorité, autant en Angleterre qu’au États-Unis. Évidemment, les Anglais furent
plus accueillants envers le livre que les Américains ; la
comparaison que Trollope fait tout au long de son livre
est particulièrement avantageuse pour ceux-ci et les Européens en général. Les Américains sont globalement
dépeints comme un peuple sans culture ; la presse, la
peinture, le savoir, tout pour Trollope est à un état embryonnaire. L’obsession des Américains pour l’argent
leur fait complètement négliger de s’instruire et de développer une culture riche. Les Américains, évidemment, ont très peu apprécié ce portrait dédaigneux de
leur culture. Par exemple, dans les théâtres américains,
lorsque les gens occupant les loges faisaient preuve de
mauvaises manières, les gens du parterre leur criaient
ironiquement «Trollope!»35. Après la parution du récit,
les Américains attaquèrent systématiquement Trollope,
en la caricaturant d’une manière assez désavantageuse,
notamment dans un cartoon des années 183036. Puis,
la romancière décède à Florence, en Italie, le 6 octobre
1863, à l’âge de 83 ans.
Frances Trollope est aussi reconnue comme
étant anti-esclavagiste, ayant écrit des romans contre
l’esclavage, dont The Life and Adventures of Jonathan
Jefferson Withlaw. Malgré qu’elle affirme être contre
le système de l’esclavage, celle-ci semble penser dans
Domestic Manners of the Americans, que les hommes
et les femmes du Sud bénéficient du système esclavagiste sur le plan de leurs manières. Par exemple,
lorsqu’elle se rend dans la chambre d’assemblé afin
d’écouter les débats, les seuls hommes ayant des manières acceptables viennent de la Virginie et elle affirme
clairement en parlant de l’esclavagisme: «je crois que
son influence est moins contraire aux bonnes manières
et à la morale d’un peuple, que les idées vicieuses sur
l’égalité nourries par les classes inférieures des blancs
en Amérique.32». Elle pose un grand contraste entre les
De nos jours, ce premier ouvrage de Frances
moments où elle raconte une histoire pour démontrer Trollope est plus rarement lu. En raison de ses opinions
l’horreur de l’esclavage en Virginie et les moments où bien tranchées et peu nuancées, peut être n’est-il pas un
ouvrage recommandable comme source objective. Par
Laffont, 1993, p.514.
contre, il contient des références historiques intéres28
Frances Milton Trollope, op. cit., p.112.
29
Peter W. Bardaglio, «Separate Spheres and Sisterhood in
Victorian America», Reviews in American History, Vol. 18, no.2,
1990, p.202.
30
Ibid.
31
G.M. Trevelyan, op. cit., p.620-621.
32
Frances Milton Trollope, op. cit., p.176.
33
Ibid., p. 177.
34
Ibid., p.240.
35
John F. Kasson, op. cit., p.272.
36
Susan S. Kissel, «Frances Trollope’s Insight into the
American Identity in Domestic Manners», Midwest Quarterly,
Vol. 35, No. 4, Été 1994, p. 369.
Le Prométhée
P. 40
santes qui reflètent la vision d’une femme britannique
sur la culture américaine au XIXème siècle. En effet, un
récit de voyage se veut l’expression d’une expérience
personnelle, même si Trollope l’a fait de manière imposante et souvent très critique. De plus, comme l’affirme
Susan S. Kissel, il ne faudrait pas oublier l’apport de
Trollope avec ses nombreux romans de fiction, dénonçant tour à tour l’esclavage, le travail des enfants dans
les usines et l’influence du clergé chez les femmes37.
Parution no.1
WILFRID LAURIER (1841-1919),
CHEF DE L’OPPOSITION.
Par Sarah Lapré
L’honorable Wilfrid Laurier, premier Canadien
français à accéder au poste de Premier ministre du Canada en 1896, va marquer son époque notamment par
son implication durant la Première Guerre mondiale
(1914-18). Après avoir abordé sa vie politique et ses
actions en tant que Premier ministre, puis son oppoBibliographie
sition durant la Première Guerre, nous allons conclure
cet article par un portrait de son caractère en tant que
Monographies
Jumeau, Alain. L’Angleterre victorienne, documents de civilisa- politicien.
tion britannique du XIXe siècle, Paris, Presses universitaires de France, 2001, 234 p.
Kasson, John F. Les bonnes manières : Savoir-vivre et société aux
Etats-Unis, Paris, Belin, 1993, 382 p.
Trevelyan, G.M. Histoire Sociale de l’Angleterre, six siècles d’histoire de Chaucer à la Reine Victoria, Poitiers, Robert Laffont, 1993, 832 p.
Trollope, Frances Milton. Mœurs domestiques des Américains, Paris, C. Gosselin, 1841, 416 p.
Articles
Bardaglio, Peter W. «Separate Spheres and Sisterhood in Victorian
America», Reviews in American History, Vol. 18, no.2,
pp.202-207.
Heineman, Helen. «Frances Trollope in the New World : Domestic Manners of the Americans», American Quarterly, Vol.
21, No.3, Automne 1969, pp. 544-559.
Kissel, Susan S. «Frances Trollope’s Insight into the American
Identity in Domestic Manners», Midwest Quarterly, Vol.
35, No. 4, Été 1994, pp. 367-377.
En bref, Wilfrid Laurier est né en 1841, à SaintLin Des Laurentides, dans le Canada-Est (Québec), et
fut le septième Premier ministre du Canada (de 1896 à
1911). Il sera également chef de l’opposition au Québec
durant la Première Guerre mondiale. Son père était arpenteur; bien éduqué, sachant lire et écrire, il favorisa
l’éducation de son fils et s’endetta pour que celui-ci bénéficie d’une bonne éducation. Souffrant de bronchite
chronique, la santé de Laurier lui posera problème toute
sa vie. En 1868, il se marie avec Zoé Lafontaine, avec
qui il vivra une vie paisible, mais pas nécessairement
heureuse, puisque Laurier aura une liaison romantique
avec Émilie Barthe, intellectuelle mariée à un avocat
ami de Wilfrid et fille du poète trifluvien Joseph-Guillaume Barthe. Laurier meurt en 1919 d’un problème
cardiaque et sera inhumé à Ottawa.
Sa vie politique
Laurier a obtenu son diplôme en droit civil en
1866 à l’université McGill à Montréal. Institution bilingue (à l’époque), il y parfait son anglais et y renKrueger, Christine L. « Frances Trollope», Encyclopecontre des membres libéraux de l’Institut Canadien,
dia of British Writers, 19th and 20th Centuries,
comme Antoine-Aimé Dorion qui deviendra son menNew-York, Facts on files, 2003, 446 p.
tor. Lorsqu’il tente de devenir député, Laurier réalise
que ses anciennes relations avec les « rouges », libéraux
réformistes descendants du Parti Patriote, ne font que
lui nuire. Ces libéraux étaient perçus comme anticléricaux s’opposant à l’identité Canadienne française. Les
années qui suivent seront pour Laurier un dur combat;
il devra prouver que ces années étudiantes où il fréquentait Dorion et les membres de l’Institut Canadien
sont des erreurs de jeunesse, et qu’il est bien un libéral,
catholique, Canadien français et qu’il n’a rien à voir
avec les radicaux du Parti Rouge.
37
Ibid., p. 370-371.
Parution no.1
Le Prométhée
Appuyé par la population francophone, Laurier
est élu en 1871 pour représenter le comté provincial de
Drummond-Arthabaska. Malheureusement, le parti Libéral commence à décliner et cela le poussera à se présenter au niveau fédéral, ce qu’il fait en 1874. En 1877,
il devient Ministre des Revenus, jusqu’en 1878, lorsque
le parti libéral écope d’une défaite. Son efficacité ne se
fait sentir que comme secrétaire du chef libéral Edward
Blake. En 1887, lorsque celui-ci démissionne, Laurier
est choisi pour le remplacer. Il mène le parti au pouvoir
en 1896. L’élection de cette année est reconnue comme
marquante pour l’avenir du Canada et prend alors une
place importante dans l’histoire du pays1. Le contexte
de crise dans lequel les Canadiens se trouvaient a avantagé les libéraux qui étaient perçus comme étant plus
aptes à centraliser les tensions, plus organisés et inspirés que les conservateurs qui régnaient alors. Laurier
apparaissait comme un chef rassurant pour « les Canadiens fatigués de luttes de race et de religion 2». On
parle d’un « sauveur », d’un « messie ». Il faut comprendre qu’avant les élections de 1896, les conservateurs peinaient à maintenir un gouvernement stable
face à la crise économique, les difficultés internes ou le
problème des écoles au Manitoba.
P. 41
Avant tout cela, sa première action en tant que
Premier ministre du Canada sera de régler le problème
des écoles catholiques de langue française au Manitoba, puisque l’une des raisons qui le mena au pouvoir
en 1896 fut sa promesse qu’il fit de régler ce fameux
problème. La communauté française catholique du Manitoba désirait avoir des écoles pour leur langue et leur
religion, malgré la loi sur les écoles du Manitoba votée en 1890, qui faisait de l’anglais la langue officielle.
Laurier mit donc en place un compromis en 1897 :
le compromis Laurier-Greenway. Il était décrété que
le système scolaire demeurait neutre et que les enseignants pourraient choisir d’enseigner une religion de
leur choix, dans la langue qu’ils le désiraient, seulement
entre 15h30 et 16h. Ce compromis ne fera pas l’unanimité dans la population, mais la question fut réglée
lorsque le pape envoya un enquêteur ; sa conclusion fut
que les deux partis devraient apprendre à « faire avec ».
En 1899, le Royaume-Uni demande l’appui
militaire du Canada dans la seconde Guerre des Boers
(1899-1902). Laurier se retrouve confronté aux Canadiens anglais qui désirent venir en aide à la patrie et
s’engager militairement, et les Canadiens français qui
s’y opposent totalement. Laurier finit par envoyer une
Le grand défi de Wilfrid Laurier au cours de sa troupe de volontaires, action dénoncée par Henri Bouvie sera toujours de tenter l’alliance entre Canadiens an- rassa, petit-fils de L-J. Papineau, qui prend à cœur l’opglais et français en Ontario et au Québec pour construire position et le soutien des Canadiens français.
une véritable identité canadienne. Dans toutes les acAu début du siècle, les Britanniques demandent
tions qu’il réalisera en tant que Premier Ministre du Canada, il tentera toujours de réaliser des compromis pour au Canada une aide financière pour la construction de
ne pas s’aliéner les deux « peuples fondateurs ». Au navires militaires. De nouveau, Laurier fait face aux
cours de sa vie politique, on réalise à quel point sa car- Canadiens anglais, impérialistes, et aux Canadiens
rière est tout pour lui, basée sur l’unité nationale et son français, isolationnistes. En 1910, par la Loi Navale,
parti libéral. On peut également affirmer que Laurier Laurier décide de créer la Marine Royale Canadienne
a redéfini le mouvement libéral, alors associé au Parti qui servirait à la protection du territoire et, en cas de
Rouge, réformiste, radical et anticlérical. Malheureu- crise, serait sous contrôle impérial. Malheureusement,
sement, comme nous allons le voir, Laurier risque de cette loi ne semble plaire à personne. Les Canadiens
tout perdre en s’opposant au Premier ministre Borden, anglais accusent le Premier ministre de vouloir « bar3
qui lui succède, à la conscription et à la formation d’un guigner l’appui à la métropole » et les Canadiens français refusent sur le champ tout engagement envers la
gouvernement uni, en 1917.
métropole, ils n’apprécieront donc pas la création de
cette marine.
1
Se référer à l’article de Réal Bélanger « 1896. Une première : un Canadien français dirige le Canada » Cap-aux-Diamants : la revue d’histoire du Québec, n.73, 2003, p.24-28.
2
Ibid. Page 25.
3
Charland, Jean-Pierre. « Une histoire du Canada contemporain de 1850 à nos jours. » Saint-Laurent (Québec), Septentrion, 2007. Page 126.
P. 42
Le Prométhée
La défaite des libéraux en 1911 est en partie attribuée à l’alliance que Laurier favorisait avec les ÉtatsUnis. La réciprocité commerciale avec le pays voisin
créait diverses tensions à travers le territoire. Le problème des écoles au Manitoba, qui rendit une grande
partie de la population francophone mécontente et qui
précipita la formation d’un mouvement nationaliste,
ainsi que la Loi Navale de 1910, sont d’autres facteurs
qui ont poussé Laurier à la défaite.
Son opposition
Durant la Première Guerre Mondiale, Laurier
mène l’opposition. Sa présence se fait sentir à travers
ses discours qui se font très nombreux. Il affirme que
si la mère-patrie est en danger, le Canada l’appuiera
par tous les moyens, affirmant que c’était « un double
honneur pour [les Canadiens] de prendre place dans les
rangs de l’armée canadienne 4». Il désirait que le pays
sorte de la guerre plus uni. Laurier appuyait donc la
participation du Canada à la Première Guerre, mais il
désirait que ce soit un « sacrifice volontaire5 », et que le
gouvernement utilise une méthode plus modérée. Voila pourquoi, lorsque Robert Laird Borden propose un
projet de loi voué à préparer le recrutement militaire
obligatoire, ce projet de loi ayant pour but d’envoyer
des troupes pour « maintenir les effectifs de l’armée
canadienne au front6 », Laurier s’attaque au projet et
promet à la population qu’il n’y aura aucune conscription. C’est le début de la Crise.
Dans sa politique, Laurier va tout faire pour
contrer les Tories et le gouvernement de Borden, et
éviter les attaques que Bourassa mène contre lui. Le
parti libéral semble de plus en plus divisé, alors que
les épreuves ne font que commencer pour Laurier. Au
début de mois de juin 1917, Borden demande à Laurier
de s’allier à lui dans la formation d’un gouvernement
d’union. Le premier ministre désirait créer une coalition alliant libéraux et conservateurs et évitant ainsi
de « porter seul la responsabilité de la conscription 7».
Wilfrid Laurier refuse de se joindre à ce projet. Lorsque
Borden présente son projet de loi sur la conscription
Parution no.1
en juin 1917, certains libéraux applaudissent la proposition. Borden parvient à former son gouvernement
d’union en octobre 1917, soit à peine quelques mois
après la défaite de Laurier.
Âgé de 76 ans, Laurier est un vieil homme. Malgré tout, il se présente aux Communes et se lève devant
les députés. Il « s’en prend […] à Borden et à son gouvernement [et] démoli pièce par pièce l’argumentation
du premier ministre. 8» Il appuie ses arguments en rappelant la situation défavorable que vivent les Canadiens
français vis-à-vis des Canadiens anglais depuis plusieurs années. Il fait appel au référendum pour régler la
question : selon lui, le peuple a le droit de choisir. Au
cours du mois qui suit, 99 Canadiens se présentent aux
Communes. Les points de vue sont clairs : les Canadiens anglais veulent appuyer le Royaume-Uni et les
Canadiens français refusent catégoriquement. Malheureusement, le débat s’agrémente d’injures et on réalise
alors à quel point le Canada est divisé en deux peuples
distincts.
Laurier voit son échec : les libéraux sont si divisés qu’une grande partie vote en faveur de la conscription. La loi sur la conscription est acceptée et entre en
vigueur dès le mois de juillet. Les émeutes éclatent en
territoire québécois. En 1918, des soldats canadiens anglais s’en prennent à la foule et font cinq victimes. On
se rend alors compte que le Québec est isolé du reste de
la Confédération.
Laurier est déchiré, déprimé. À la suite de cette
défaite, il tente de regrouper les libéraux autour de lui.
Malheureusement, la formation de ce gouvernement en
octobre 1917 marque l’effondrement du gouvernement
libéral et certains libéraux se joignent à la coalition de
Borden. Il ne reste maintenant plus que deux représentants pour les francophones au conseil des ministres. On
parle alors d’« un Cabinet de coalition CONTRE Québec9 ». Ce gouvernement et la conscription sont pour
les Canadiens français « des attaques en règle contre
[leurs] valeurs, [leur] culture et [leur] population10 »,
alors qu’il s’agit surtout d’une question d’honneur et de
LaPierre, Laurier L. « Sir Wilfrid Laurier – Portrait in- loyauté patriotique pour les Canadiens anglais.
4
time » S.L, Les Éditions de l’Homme, 1997. Page 358.
5
Ibid. Page 359.
6
Bélanger, Réal, « Wilfrid Laurier – Quand la politique
devient passion », Saint-Nicolas (Québec), Les Presses de l’Université Laval, 2007. Page 393.
7
Charland, Jean-Pierre. Op. Cit. Page 133.
Laurier se lance donc dans un combat final contre
8
9
10
Bélanger, Réal Op. Cit. Page 397.
Ibid. Page 402
Ibid.
Parution no.1
Le Prométhée
P. 43
Le Prométhée
P. 44
l’unité nationale. Sa solution : de nouvelles élections.
Malheureusement, le parti libéral n’existe presque plus.
Ce qui en reste est sans argent et sans presse, alors que
les unionistes (formés autour de Borden) sont riches,
organisés et ils ont la presse de leur côté. Laurier ne
lâche pas prise, il « écrit, organise des rencontres, tente
de convaincre le plus grand nombre de libéraux de combattre sous sa bannière. 11» Malgré son âge et sa santé
fragile, Wilfrid Laurier a toujours la ruse et l’habileté de
son côté. Il parvient à rassembler plusieurs candidatures
grâce à son ouverture d’esprit, car il accepte tous les
libéraux, pour ou contre la conscription.
La campagne de son nouveau programme se
concentre dans l’Ouest du pays, il sait qu’il n’a pas
besoin de faire campagne au Québec. Il sait aussi que
Bourassa l’appuie maintenant dans ses mesures, et s’occupera de la province. Laurier sait par contre que le travail en Ontario (Canada-Ouest) ne sera pas une partie
de plaisir : les Canadiens anglais mènent une grande
propagande anti-Laurier, anti-Bourassa, anti-Québec.
Ils vont même jusqu’à affirmer que Laurier et Bourassa
reçoivent de l’argent des Allemands pour empêcher les
Canadiens de prendre part à la Guerre! Les unionistes
mènent une « campagne de dénigrement 12» contre le
Canada-Est et bien sûr, Laurier ne parvient pas à réunir
assez de libéraux. Au final, il perd à 82 sièges contre
153 en décembre 1917.
Ce nouvel échec et sa santé fragile obligent Laurier à se reposer, mais, en janvier 1918, il reprend la
tâche de calmer les esprits et de remettre le parti libéral en place. Il opte pour une attitude modérée, sachant
que les Canadiens, anglais comme français, ne se sont
pas encore remis des derniers évènements. Les mois qui
suivent seront pour Laurier synonymes de reconstruction et de réorganisation. Pour l’année 1919, Laurier
veut organiser un congrès national pour rassembler les
troupes autour d’un nouveau programme plus solide. Il
désire faire réintégrer les libéraux unionistes à son parti et il tente de convaincre l’Ontario de le suivre. Laurier désire rassembler ses libéraux le 17 février 1919,
malheureusement, il ne pourra se rendre jusque-là. Au
matin du 17 février, après deux attaques cardiaques qui
l’obligent à rester couché sous le chevet d’un docteur,
Sir Wilfrid Laurier succombe à une troisième attaque et
meurt à 78 ans, à l’aube de son congrès national.
11
12
Ibid. Page 405
Ibid. Page 407.
Parution no.1
Son caractère
Toute sa vie, Wilfrid Laurier s’appuie sur « la
défense des valeurs libérales traditionnelles, telles la
sauvegarde de la liberté individuelle et la résistance à
l’oppression 13». Il combat le prix excessif de la vie et
la tendance protectionniste exagérée. Ses oppositions
sur la guerre se concentrent autour du « refus de la
conscription, [la] poursuite du volontariat, [le] référendum et [la] soumission à la volonté des Canadiens14 ».
Malgré toutes les tensions que Laurier ait pu
vivre depuis qu’il était entré comme député provincial en 1871, Laurier ne désirait pas l’indépendance du
Québec. Il fut même choqué le 17 janvier 1918 lorsque
le député libéral Joseph-Napoléon Francoeur (18801965) proposa une motion dans laquelle il affirmait que
le Québec serait prêt à quitter la Confédération : « Que
cette Chambre est d’avis que la province de Québec serait disposée à accepter la rupture du pacte fédératif de
1867 si, dans les autres provinces, on croit qu’elle est
un obstacle à l’union, au progrès et au développement
du Canada. »
Tout au long de son discours, Wilfrid Laurier
tentera toujours de « ramener l’union et la concorde 15»
entre les Canadiens, ayant comme rêve la formation
d’une réelle identité canadienne, et il fonda sa politique sur « la liberté, la tolérance, le libre-échange, le
respect des minorités 16». Son atout principal dans ses
démarches sera l’éloquence qu’il utilisera « pour faire
triompher la raison […] command[er] les passions, dirig[er] les esprits […] [et] frapp[er] l’opinion17 », tout
en prenant garde d’y mettre toute la franchise qu’il possédait.
Laurier était un homme d’honneur, de raison,
cherchant l’habilité, la solidité et la pure réflexion dans
ses discours. On affirme dès ses débuts qu’il s’agit de
« l’orateur parlementaire le plus remarquable que possède […] le Bas-Canada 18». Son objectif, et il tenta de
13
Ibid. Page 405.
14
Ibid.
15
Ibid. Page 412.
16
Ibid. Page 420.
17
Moreau, Henri. « Sir Wilfrid Laurier – Premier ministre
du Canada – Troisième édition » Paris, Librairie Plon, 1902. Page
242.
18
David. L.O « Courrier de Montréal. » 14 octobre 1874.
« Wilfrid Laurier à la tribune » Recueil des principaux discours
prononcés au parlement ou devant le peuple et compilés par Ulric
Parution no.1
Le Prométhée
P. 45
l’obtenir tout au long de sa carrière, était de contenter
Anglais comme Français : « tout en flattant l’élément
anglo-saxon, il a donné satisfaction à l’instinct patriote
de sa race, et […] resserré son unité19 ». Il favorisa les
traditions, la langue et l’importance du passé national
des francophones, tout en développant un anglais remarquable. Devant ses auditoires, on le dit toujours impassible, élégant, clair, persuasif et noble.
Il tenta toujours de réconcilier les deux « peuples fondateurs », en constante haine l’une contre l’autre, et
désirait la création d’une identité nationale. Il transforma le courant libéral, pour y intégrer le catholicisme,
qu’il considérait comme élément clé de l’identité canadienne, et pour y soustraire toutes influences radicales
indépendantistes. Lors de la Première Guerre mondiale,
il fut le chef de l’opposition, et prit parti avec de grands
personnages du nationalisme canadien, dont l’un des
La renaissance du nationalisme au début du XXe
plus honorables est Henri Bourassa.
siècle était le résultat d’une rencontre entre les libéraux
plus anciens de Wilfrid Laurier, et les nouvelles idées
Toutefois, Laurier n’est pas parvenu à offrir
plus jeunes et plus rêveuses de liberté qu’apportaient au Canada l’héritage qu’il aurait voulu. « Il a amorHenri Bourassa, Olivar Asselin ou Armand Lavergne. cé sa carrière politique […] dans le but avoué de faire
Mais cette alliance d’idées n’a pas duré longtemps, naître la ¨concorde¨ entre les […] Canadiens anglais et
puisque Laurier se retrouvera confronté à Bourassa de les Canadiens français. Quand sa carrière politique a
nombreuses fois, celui-ci critiquant gravement les idées pris fin, [ils] se battaient encore 21», c’est ce qu’affirme
trop « impériales » de Wilfrid. Ce n’est qu’au cours du Laurier L. LaPierre, historien, enseignant, journaliste
XXe siècle, alors que ce dernier confronte le gouver- et animateur. Selon lui22, Wilfrid Laurier n’aurait pas
nement fédéral et appui les Canadiens français dans échoué dans sa mission, il aurait plutôt permis de rel’opposition, que Bourassa et Laurier se réconcilient, pousser les conséquences des actions extrémistes qui
le premier voyant maintenant dans le second un appui auraient bouleversé le Canada et il a permis à ce pays
dont on ne peut se passer. Le nationalisme de Laurier de ne pas « éclat[er] en fragments irréconciliables. 23»
n’avait par contre rien à voir avec celui de Bourassa. De plus, Laurier a aussi donné un élan et une mission
Laurier optait pour un « libéralisme modéré, sans anti- au Patri Libéral et, sans lui, ce parti n’existerait probacléricalisme et sans revendication ¨nationalitaire¨ […] blement plus aujourd’hui. Finalement, il empêcha que
[qui] trouv[ait] son expression programmatique dans le Québec devienne une prison, car s’il n’avait combat[son] discours 20». Très souvent, la politique de Laurier tu certaines idées radicales de Bourassa et de d’autres,
était tout ce qui empêchait les Canadiens français d’être c’est peut-être ce que serait devenu le Québec pour les
pris d’assaut par le gouvernement de Borden et par les Canadiens français.
Canadiens anglais.
Malgré la tendance plus impérialiste que Laurier portait, il prit tout de même la décision, alors qu’il
était Premier ministre du Canada, d’empêcher Londres
de prendre parti sur la scène internationale lorsqu’il
était question du Canada. Il demande d’ailleurs à ce que
ce soit le Canada qui s’occupe de tout ce qui touchait
le territoire canadien. En somme, même s’il aimait la
mère patrie, son cœur appartenait au Canada.
En conclusion, on peut donc résumer Wilfrid
Laurier comme un libéral aux tendances nationalitaires,
qui mena l’opposition contre la conscription de 1917.
Bibliographie
Barthe. Québec, Des presses à Vapeur de Turcotte & Menard,
1890. Page III.
19
Moreau, Henri. Op. Cit. Page 256.
20
Lamonde, Yvan. « Histoire sociale des idées au Québec.
1896-1929. Volume II. » S.L, Les Éditions Fides, 2004. Page 195.
21
LaPierre, Laurier L. Op. Cit. Page 385.
22
Se référer au chapitre final « Les vestiges d’un beau roman d’amour » dans l’ouvrage de Laurier L. LaPierre Page 385 à
388.
23
Ibid. Page 385.
P. 46
Le Prométhée
Armstrong, Elizabeth H. Le Québec et la crise de la conscription – 1917-1918. Montréal, VLB Éditeur, 1998 (1937).
290 pages.
Barthe, Ulric. Wilfrid Laurier à la tribune. Recueil des principaux
discours prononcés au parlement ou devant le peuple.
Québec, Des presses à Vapeur de Turcotte & Menard,
1890. 617 pages.
Bélanger, Réal « 1896. Une première : un Canadien français dirige
le Canada » Cap-aux-Diamants : la revue d’histoire du
Québec, n.73, 2003, p.24-28.
Bélanger, Réal, Wilfrid Laurier – Quand la politique devient passion. Saint-Nicolas (Québec), Les Presses de l’Université
Laval, 2007. 450 pages.
Charland, Jean-Pierre. Une histoire du Canada contemporain de
1850 à nos jours. Saint-Laurent (Québec), Septentrion,
2007. 324 pages.
Filteau, Gérard. Le Québec, le Canada et la guerre 1914-1918.
Québec, Éditions de l’Aurore, 1977. 231 pages.
Lamonde, Yvan. Histoire sociale des idées au Québec. 1896-1929.
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LaPierre, Laurier L. Sir Wilfrid Laurier – Portrait intime. S.L, Les
Éditions de l’Homme, 1997. 400 pages. 450 pages.
Moreau, Henri. Sir Wilfrid Laurier – Premier ministre du Canada – Troisième édition. Paris, Librairie Plon, 1902. 299
pages.
Parution no.1
LA COLONISATION COMME
MESURE D’AIDE AUX
CHÔMEURS: TENTATIVE DE
SORTIE DE CRISE OU STRATÉGIE
DE L’ÉLITE?
Par Julie Bérubé
Introduction
Les conséquences internationales engendrées
par l’effondrement de la bourse de New York en octobre 1929 ont forcé les États à repenser leur rôle en
matière d’économie. Auparavant adeptes du laisser-aller et de la «main invisible» du marché, ces derniers
ont dû élaborer de nouvelles stratégies pour atténuer les
effets des taux de chômage astronomiques. Pour régler
cette crise sociale, deux avenues s’observent. Certains
pays, tels que l’Allemagne et l’Italie, privilégient une
centralisation des pouvoirs jumelée à une militarisation
rapide afin de relancer l’économie, alors que d’autres,
comme les États-Unis, optent plutôt pour une série de
politiques interventionnistes visant à réduire la pauvreté.
Au Québec, un plan d’action calqué sur le New
Deal américain est progressivement mis sur pied à partir de 1931. Les mesures d’aide aux chômeurs prennent
d’abord la forme de travaux publics et, ensuite, de secours directs. Cela dit, les gouvernements fédéraux et
provinciaux innovent par rapport à leur voisin du sud en
ayant recours à la colonisation dirigée pour améliorer le
sort de certains nécessiteux. Ceux-ci étaient envoyés,
avec le soutien financier de l’État, occuper de nouvelles
terres dans le but de leur permettre d’assurer leur subsistance sans dépendre des secours publics. Cette initiative a principalement été employée pour remédier
à la crise, mais elle a également servi les intérêts de
l’élite cléricale, économique et politique. L’analyse du
contexte socio-économique des années 1930 au Québec et des tenants des principaux plans de colonisation
permettra de constater que les bourgeois, le clergé ainsi
que les membres du gouvernement Taschereau bénéfi1
1
Ensemble de programmes mis en place aux États-Unis de
1933 à 1938 par le président Roosevelt dans le but d’atténuer les
conséquences de la crise économique. Julian E., Zelizer, «The
Forgotten Legacy of the New Deal: Fiscal Conservatism and the
Roosevelt Administration, 1933-1938», Presidential Studies
Quarterly, Vol. 30, No. 2 (Jun., 2000), p. 331, [En ligne] http://
www.jstor.org/ stable/27552097.
Parution no.1
Le Prométhée
P. 47
ciaient, eux aussi, de divers avantages liés à la coloni- raître cette plaie d’une dépression économique sans
sation dirigée.
précédent6».
Les plans de colonisation fédéraux et provinLe chômage, la pauvreté et la mendicité continuent d’augmenter dans les villes, et ce, même après
ciaux
la mise sur pied de travaux publics ou l’élaboration de
programmes de secours directs municipaux. En 1934, la
ville de Montréal compte 62 000 chômeurs et 240 000
bénéficiaires de l’assistance publique sur une population totale de 818 577 habitants7. Selon une étude menée à l’époque auprès de familles montréalaises dans
le besoin, environ 20% d’entre elles vivent dans l’insalubrité et souffrent de malnutrition8. De plus, plusieurs
individus quittent les campagnes durant la crise afin de
s’établir en ville dans l’espoir de pouvoir y bénéficier
Les conditions sociales et économiques au début des d’une assistance financière ou matérielle à laquelle ils
années 1930
n’avaient pas accès en région9.
La Grande Dépression commence à se faire senL’accélération de l’urbanisation, observée detir au Canada dès 1930 alors que les familles ont de
plus en plus de difficulté à subvenir à leurs besoins. Se- puis les deux dernières décennies en raison de la croislon le ministère fédéral du Travail, il faut entre 800$ et sance industrielle, permit l’augmentation de la popu1000$ par année à une famille pour défrayer les coûts lation ouvrière10 et l’arrivée de nouveaux nécessiteux
de nourriture et de logement. Cependant, environ 60% dans cette ville. La situation de cette dernière, déjà prodes salariés gagnent annuellement moins de 1000$ en fondément touchée par la crise, rend la situation inquié19302. Les salaires diminuent également au début de la tante pour les élus municipaux. Le montant de l’aide
crise, passant d’une moyenne de 1045$ en 1929, à 957$ publique octroyée à un chômeur, chef de famille, coren 1931 et à 785$ en 19333. Au Québec, la situation respond environ à 670$ par an, ce qui représente près de
est semblable. Le taux de chômage commence aussi à la moitié du salaire annuel d’un ouvrier11. Au début des
grimper et atteint un sommet en 1933 alors qu’il s’élève années 1930, des dépenses supplémentaires de 5 milà 27%4 et que plus de 400 000 chômeurs dépendent de lions de dollars sont assumées chaque année conjoinl’aide financière du gouvernement pour survivre5. Les tement par le gouvernement provincial et certaines
autorités québécoises ne s’empressent toutefois pas de municipalités12. Les villes arrivent donc à un point où
réagir à la suite de ce déclin économique. Un article elles ne peuvent plus se permettre de faire vivre tous
paru dans le Devoir le 29 avril 1931 affirme par ailleurs ces indigents puisque cela leur coûte trop cher13. La coque « [l]a foule anonyme des gagne-petit ou des gagne- lonisation dirigée est alors envisagée afin de libérer les
rien ne peut qu’attendre avec patience le redressement régions urbaines de cette surpopulation de chômeurs.
de la situation et demander à Dieu qu’il fasse dispaLa misère sociale était endémique au Québec
dans les années 1930 en raison du chômage mais aussi à cause de l’urbanisation rapide de la province. Ces
conditions ont poussé les gouvernements à appliquer
successivement plusieurs plans d’aide à la colonisation
dont les plus notables sont le plan Gordon et le plan
Vautrin. Afin de bien saisir dans quelle mesure les élites
ont pu tirer profit de ces politiques, il importe d’abord
d’en examiner les caractéristiques.
2
Simon Tremblay, La crise économique au Québec et la
colonisation de l’Abitibi, Travail de recherche, Département d’histoire et de géographie, Collège de l’Abitibi-Témiscamingue, 1984,
p.13.
3
Ibid., p.13
4
Stéphanie Benoit et Jean-Herman Guay (dir.), «Le krach
boursier de 1929 et la crise économique, Québec, 1929-1939», Bilan du siècle, [En ligne] http://bilan.usherbrooke.ca/bilan/pages/
collaborations/1083.html, mise à jour le 10 août 2002, page
consultée le 9 avril 2013.
5
Normand Paquin, Histoire de l’Abitibi-Témiscamingue,
Rouyn, Cahiers du Département d’histoire et de géographie du
Collège Nord-Ouest, 1981, p.54.
Le plan Gordon (1932-1934)
6
Tremblay, op. cit., p.23.
7
Ibid., p.19.
8
Ibid., p.14.
9
Ibid., p.20.
10
Le pourcentage de population rurale au Québec était de
53,8% en 1911 et de 36,9% en 1931. Roger Barette, Le plan de
colonisation Vautrin. Mémoire de maîtrise, Histoire, Université
d’Ottawa, 1972, p.32.
11
Ibid., p.29.
12
Paquin, op. cit, p.55.
13
Barette, op. cit., p.32.
P. 48
Le Prométhée
Parution no.1
Le nouveau souffle donné au mouvement de retour à la terre lors de la crise économique est d’abord
une initiative du gouvernement fédéral qui sanctionne
la «loi de secours» en 1932 ce qui permet au ministère
du Travail de créer le plan Gordon. Bien qu’elle soit
mise sur pied par le fédéral, cette initiative implique
aussi les instances provinciales et municipales. En fait,
les deux paliers de gouvernement ainsi que les municipalités s’engagent à débourser chacun 200$ pour
fournir un octroi total de 600$ à 1000 colons qui iront
s’établir sur de nouvelles terres avec leur famille afin de
défrayer, notamment, les coûts du transport, de l’achat
d’équipement agricole et de la construction de la maison14. Les gouvernements promettent aussi de mandater
des inspecteurs pour soutenir la colonisation, de vendre
cent acres de terres publiques à 3¢ l’unité aux nouveaux
colons et de leur offrir du travail avec les chantiers routiers financés par l’État15.
Bien qu’il ait été très populaire auprès des chômeurs québécois, le plan Gordon possède néanmoins
des lacunes importantes. 573 des 976 chefs de famille
choisis proviennent de Montréal et ont, pour la plupart, très peu d’expérience agricole. 50% d’entre eux
reviennent en ville après seulement une année lorsque
leur octroi est épuisé. Par conséquent, les fonds publics
investis sont dépensés à peu près inutilement puisqu’ils
ne règlent pas les problèmes de chômage urbain20. À ce
sujet, Esdras Minville affirmait que: «le titre de chômeur n’est pas le signe d’une vocation à la colonisation21». D’autres intellectuels critiquent le fait que les
célibataires, les individus qui ont encore un emploi ainsi que ceux provenant de municipalités n’étant pas en
mesure de débourser les 200$ nécessaires ne pouvaient
pas bénéficier du programme. L’efficacité limitée du
plan Gordon à entrainer un établissement durable encourage d’ailleurs le gouvernement du Québec à adopter un plan de colonisation provincial plus accessible et
Les candidats sont choisis par les comités de
mieux adapté à la réalité des colons22.
sélection municipaux qui doivent ensuite faire parvenir les dossiers au «Service du Retour à la Terre» du Le plan Vautrin (1934-1937) et les autres plans après
gouvernement du Québec qui se charge du choix fi- 1936
nal16. Pour être admissible, l’aspirant-colon doit être
Après avoir consulté les élites cléricales lors
chômeur et bénéficier de secours directs. Il doit aussi d’un congrès sur la colonisation, le ministre québécois
être un chef de famille, être en bonne condition phy- Irénée Vautrin annonce, en octobre 1934, l’adoption
sique, être débrouillard, avoir une épouse travaillante, prochaine d’une loi allouant 10$ millions, sur trois ans,
disposer de biens nécessaires à la vie hivernale en fo- servant à l’établissement de nouveaux colons sur les
rêt et ne jamais avoir eu de liens avec une organisation fronts pionniers. Le ministère de la Colonisation, de la
communiste17. Le futur colon doit également s’engager Chasse et des Pêcheries du Québec prépare une série
à «s’efforcer en toute chose de modifier sa mentalité de de lois qui sont sanctionnées en 1935 et qui forment le
citadin18» et à économiser autant que possible le mon- plan Vautrin23. Ces dispositions sont d’ailleurs moins
tant de départ en travaillant avec ardeur pour assurer sélectives que celles du plan Gordon et favorisent la
sa subsistance. Le programme connait un vif succès au réussite des nouveaux colons. Les hommes non mariés
Québec, car environ 10 000 demandes sont formulées sont désormais éligibles, les aspirants-colons ne sont
entre 1932 et 1935. Or, seulement 976 familles sont sé- pas tenus d’être des chômeurs issus de milieux urbains
lectionnées et, de ce nombre, 903 s’établissent en Abiti- et les sociétés de colonisation, mandatées par l’État et
bi-Témiscamingue puisqu’il s’agit d’une région encore administrées par le clergé, apportent un soutien consipeu peuplée dans laquelle on encourage la création de dérable au sein des colonies24. De plus, les individus
nouvelles paroisses19.
ment
PDF]
http://www.parcoursat.com/fichiers/sae/
14
Les colons reçoivent 500$ au cours de la première année
et un 100$ supplémentaire la deuxième année. Municipalité de Lejeune, «Service du retour à la terre: Plan Gordon», La belle histoire
de Lejeune, 2007, p.51.
15
Ibid., p.53.
16
Ibid.
17
Ibid., p.52.
18
Ibid., p.53.
19
Valorisation Abitibi‐Témiscamingue, «Situation d’apprentissage et d’évaluation: Les vagues de colonisation». [Docu-
SAE_3.8.1.pdf, 2008, p.7.
20
Barette, op cit., p.28.
21
Auteur inconnu, «La colonisation du Québec», La renaissance catholique, [En ligne] http://www.crc-canada.net/983-la-colonisation-du-quebec.html, publié en 1996, page consultée le 9
avril 2013.
22
Paquin, op cit, p.59.
23
Barette, op cit., p.99.
24
Marc Riopel, «Crise économique et colonisation dirigée
Parution no.1
Le Prométhée
n’ayant pas d’expérience agricole sont placés dans des
colonies dites «groupées» pour permettre l’entraide
communautaire tandis que ceux qui ont de l’expérience,
notamment les fils de cultivateurs, sont dirigés vers des
établissements «non groupés25».
Le gouvernement québécois est le seul à assumer le coût des octrois de départ, qui s’élèvent maintenant à 400$. Cependant, les investissements plus
substantiels26 dans l’organisation générale de retour à la
terre, notamment par la présence des sociétés de colonisation et par les modes de regroupement, diminuent les
fonds individuels nécessaires pour un nouveau colon.
Le fait que le gouvernement provincial fournisse seul
le montant nécessaire met aussi fin à l’injustice subie
par certains candidats qui ne pouvaient pas être sélectionnés puisque leur municipalité ne disposait pas des
moyens financiers pour participer au plan Gordon27. Le
plan Vautrin demeure très coûteux et le Québec y investit environ huit millions par année en 1935-1936 et en
1936-193728. En fait, «les écoles, les routes, les travaux
de voirie, les octrois et les primes29» nécessaires sont
entièrement financés par l’État. 7419 colons et 29 411
personnes au total ont bénéficié de ce programme de
colonisation dirigée. Ces derniers se sont majoritairement installés en Abitibi-Témiscamingue, mais 8 000
individus ont plutôt opté pour l’Est-du-Québec30. Toutefois, environ 25,5%31 des colons établis en groupes
sous le plan Vautrin n’ont pas persévéré et ont quitté
leur terre.
En ce sens, deux nouveaux plans sont proposés
en 1936 dans le but de consolider les avancées pionnières réalisées dans la dernière décennie et d’éviter
un dépeuplement progressif des nouvelles paroisses.
Le plan fédéral-provincial Rogers-Augers reprend les
points principaux du plan Gordon. Pour sa part, le plan
provincial d’établissement s’inscrit dans la continuité
au Témiscamingue, 1930-1950», Encyclobec, [En ligne] http://
www.encyclobec.ca/main.php?docid=514, publié le 25 novembre
2003, page consultée le 21 mars 2013.
25
Barette, op. cit., p.107.
26
Ces montants ne font pas partie du 10 000 000$ voté
initialement, il s’agit de fonds supplémentaires. Ibid., p.106.
27
Ibid., p.107.
28
Ibid., p.137.
29
Ibid., p.111.
30
Oleg Stanek, «Crise et colonisation dans l’Est-du-Québec». Recherches sociographiques, vol. 29, n° 2-3, 1988, p.213.
31
Tremblay, op. cit., p.45.
P. 49
du plan Vautrin, mais il est de moindre ampleur que ce
dernier. Ces programmes innovent toutefois en choisissant les futurs colons au sein de la population vivant
déjà dans la région où la nouvelle colonie sera mise
en place. Les candidats ne proviennent pas des grands
centres urbains afin d’éviter que l’inexpérience ne les
force à abandonner leur nouvelle vocation32. Vers la fin
des années 1930, la colonisation sert encore à endiguer
le chômage. Aussi devient-elle peu à peu axée sur la
prise de possession du territoire, particulièrement dans
le nord-ouest du Québec.
Les intérêts de l’élite
L’adoption de mesures visant à encourager la
colonisation a permis à plusieurs familles de fuir la
misère qui sévissait en ville à cause de la crise économique. L’intervention de l’État dans ce domaine a aussi apporté de nombreux avantages à divers groupes de
l’élite. Les bourgeois et les industriels ont profité de la
création d’une conjoncture plus propice à la production,
le clergé a mis de l’avant son idéologie agriculturiste et
le gouvernement de Louis Alexandre Taschereau s’en
est servie pour satisfaire une partie de l’électorat.
Les intérêts socio-économiques des bourgeois
Lors de la Grande Dépression, plusieurs individus estiment que les troubles vécus illustrent l’échec
du capitalisme en tant que modèle économique et proposent des alternatives33. L’élite économique québécoise appuie la colonisation puisqu’elle croit que cette
initiative permettra de réduire l’agitation populaire et
de soutenir le capitalisme. Un article paru dans Le Devoir le 18 avril 1933 montre, qu’à l’époque, le communisme est considéré comme une «idée subversive» dont
il faut se méfier et que la ville est un «milieu favorable
à [son] incubation34». Pour les bourgeois, le fait d’envoyer un certain nombre de chômeurs urbains dans les
colonies protège ces derniers de l’influence de ces idées
et constitue un excellent moyen de freiner la propagation d’idéologies anticapitalistes. Ceci dit, même si
plusieurs avaient confiance en cette stratégie, il s’avère
difficile d’évaluer la réelle efficacité de la colonisation
à enrayer l’expansion du communisme et à améliorer le
climat social.
Si les avantages de ces programmes restent
32
33
34
Stanek, op. cit., p.214.
Tremblay, op. cit., p.50.
Ibid., p.48.
P. 50
Le Prométhée
minimes pour les industriels urbains, les compagnies
minières et forestières de l’Abitibi-Témiscamingue
bénéficient énormément de l’arrivée des colons dans
la région. Au début de la crise, l’immigration dans le
nord-ouest du Québec diminue alors que l’émigration
augmente, ce qui pose des problèmes de main d’œuvre
pour certaines industries locales. La colonisation règle
partiellement ces ennuis puisque des milliers d’individus profitent des plans Gordon et Vautrin pour s’y établir35. Les compagnies forestières, encore peu touchées
par la crise, peuvent désormais compter sur le travail
des colons dans la mesure où la plupart d’entre eux
coupent du bois sur leur terre ou s’engagent dans les
chantiers afin de gagner un salaire d’appoint durant la
saison froide. Les mines de cuivre et d’or poursuivent
aussi leurs activités sans grande entrave et l’augmentation de la population dans la région leur fourni des travailleurs36. Par ailleurs, les secteurs miniers et forestiers
sont considérés comme ceux d’où la relance émergera.
Il est donc primordial pour les hommes d’affaires que
la main d’œuvre nécessaire à la reprise économique demeure près de ces industries37. En définitive, la colonisation financée par l’État fournit une réserve de main
d’œuvre considérable aux compagnies de l’Abitibi-Témiscamingue, et ce, sans qu’elles n’aient eu à investir
pour le déplacement de ces ouvriers.
Les intérêts du clergé et des partisans de l’agriculturisme
Dans les années 1930, le clergé québécois estime que l’urbanisation rapide ainsi que le développement industriel excessif sont à l’origine des difficultés économiques et que la colonisation constitue la
seule solution à cette crise38. L’idéologie agriculturiste
connait alors un vif regain de popularité chez l’élite
cléricale et se diffuse chez les catholiques. Un certain nombre de religieux croient que les villes sont des
«mangeuses d’âmes» et que «c’est [de] travailler à la
moralité du peuple que de l’éloigner des grands centres
où il s’étiole, pour le fixer sur des terres où il conserve
Parution no.1
les traditions de sa race39». Certains invitaient même à
la vie rurale en disant: «Venez sous ce dôme rustique,
vous que les affaires font blanchir et que les soucis de
la fortune rongent vivant40». En plus d’être une excellente façon de préserver les mœurs, la colonisation était
aussi une «œuvre nationale et patriotique41» puisque «la
Providence a assigné aux Canadiens français la mission
de conquérir le Nord qu’elle leur a réservé pour qu’ils y
survivent et s’y renforcent». En revanche, le clergé ne
s’oppose pas unilatéralement à l’industrialisation, mais
il considère que le travail de la terre est garant d’un
équilibre économique et que la migration de plusieurs
individus vers les campagnes est bénéfique pour l’ordre
social42.
L’État et l’Église collaborent étroitement à la
mise en place du plan Vautrin. À vrai dire, la colonisation était déjà en partie gérée par l’Église avant la
crise économique, mais cette dernière occupe aussi un
rôle de premier plan lorsque le gouvernement en finance les activités à partir de 1934. Pour une rare fois,
le clergé accepte de s’impliquer dans un projet dirigé par l’État et ne réclame pas une entière autonomie
puisqu’il constate que la gravité de la situation sociale
nécessite un esprit de collaboration43. L’Église est tout
de même satisfaite de se voir accorder d’importantes
responsabilités. Les dix-neuf sociétés de colonisation,
dont quinze sont fondées durant la crise, se chargent
de la sélection des colons, assurent leur encadrement
spirituel et accomplissent une foule de tâches administratives44. Ces sociétés dirigent 929 comités paroissiaux
qui impliquent 6 000 personnes au total45. Ainsi, même
si le gouvernement décide de quelle façon le budget de
la colonisation est réparti, le clergé a une influence importante sur le terrain, ce qui lui permet de mieux faire
valoir ses idées agriculturistes. Le tout lui donne l’occasion de poursuivre le mouvement pionnier amorcé en
1840 et qui s’était essoufflé depuis quelques décennies.
Les intérêts du gouvernement Taschereau
35
Simon Tremblay, «La colonisation agricole et le développement du capitalisme en Abitibi de 1912 à 1950», Anthropologie et Sociétés, vol. 6, n° 1, 1982, p.238.
36
Certains colons ayant abandonné leur terre ne retournent
pas d’où ils viennent et vont s’établir dans les villes minières en
développement. Ibid.
37
Ibid.
38
Valorisation Abitibi‐Témiscamingue, op.cit, p.8.
39
Christian Morissonneau, La terre promise: le mythe du
Nord québécois, Montréal, Hurtubise HMH, 1978, p.185.
40
Valorisation Abitibi‐Témiscamingue, op. cit, p.8.
41
Morissonneau, op. cit., p.30.
42
Auteur inconnu, «La colonisation du Québec», loc. cit.
43
Barette, op cit., p.187.
44
Ibid., p.113.
45
Auteur inconnu, «La colonisation du Québec», loc. cit.
Parution no.1
Le Prométhée
Dès 1934, les montants alloués au versement de
secours directs pèsent de plus en plus lourd dans les
finances du gouvernement provincial, ce qui le force à
élaborer une nouvelle mesure d’aide aux chômeurs qui
soit efficace, mais également rentable46. Le plan Vautrin
voit le jour dans le but de remplacer le plan Gordon
tout en corrigeant les lacunes de ce dernier, mais cache
aussi des fins stratégiques. En effet, le clergé réitère depuis 1932 la nécessité d’un plan de colonisation mieux
conçu et plus audacieux que le programme fédéral-provincial. Esdras Minville47, un de principaux défenseurs
de cette position, conçoit lui-même une proposition
qu’il expose lors de la Semaine sociale de 1933 qui
avait pour thème principal48 la colonisation.
L’année suivante, le ministre Irénée Vautrin organise un congrès sur la colonisation qui se tient les 17
et 18 octobre 1934 au terme duquel il annonce un plan
d’action très similaire à celui de Minville49. Cette initiative est perçue comme une campagne de propagande
préélectorale de la part des libéraux ayant pour objectif
premier de s’assurer le vote des élites cléricales et des
fervents catholiques lors des prochaines élections50. En
effet, le gouvernement Taschereau sait qu’un scrutin
est prévu en 1935. Or, il sait aussi que les Québécois
ne sont pas tous satisfaits de son intervention pour remédier à la crise et que l’Action libérale nationale, le
nouveau parti de Paul Gouin, accorde une place importante à la colonisation dans son programme politique51.
L’adoption de plusieurs lois permettant l’établissement
de colons est alors considérée comme une stratégie du
parti libéral afin de devancer ses adversaires dans ce
domaine et de s’assurer d’être réélu. Il est complexe
de déterminer à quel point le tout a eu une réelle influence sur le vote, mais il n’en demeure pas moins que
les libéraux sont sortis vainqueurs de l’élection du 25
novembre 193552.
46
Barette, op cit., p.187.
47
Esdras Minville est un économiste de l’École des hautes
études commerciales. Il fait partie du comité de rédaction de l’Action Nationale et entretient des liens avec les membres de l’élite
intellectuelle conservatrice. Pierre Harvey, «Esdras Minville»,
L’Encyclopédie canadienne, [En ligne] http://www.thecanadianencyclopedia.com/articles/fr/esdras-minville, mise à jour en
2012, page consultée le 14 avril 2013.
48
Barette, op. cit., p.37.
49
Ibid.
50
Auteur inconnu, «La colonisation du Québec», loc. cit.
51
Barette, op. cit., p.48.
52
Jean-Herman (dir.) Guay, «Réélection des libéraux de
P. 51
Conclusion
En définitive, la colonisation était un projet
ayant pour but de venir en aide aux chômeurs, mais elle
a été élaborée parce que les secours publics devenaient
trop coûteux et que la présence d’un grand nombre de
nécessiteux dans les régions urbaines menaçait l’ordre
social. Bien qu’ils ne partageaient pas les mêmes idéologies et n’en retiraient pas les mêmes avantages, certains membres de l’élite économique, cléricale et politique du Québec ont bénéficié chacun à leur façon des
programmes de colonisation financés par les gouvernements fédéraux et provinciaux dès 1932.
Malgré les intentions louables de l’État, les divers plans de colonisation ont eu du mal à réduire la
pauvreté lors de la crise. Environ 25% des colons installés grâce aux plans Gordon, Vautrin et Rogers-Augers ont abandonné au cours de la première année et
un grand nombre de ceux qui ont persévéré ne sont pas
parvenus à gagner convenablement leur vie sur la terre,
et ce, même après plusieurs années53. À vrai dire, la reprise économique est avant tout permise par la Seconde
Guerre mondiale qui éclate en septembre 1939. Le Canada s’implique activement dans ce conflit et mobilise
une importante part de son industrie pour la guerre, si
bien que 70% de la production canadienne est exportée
entre 1939 et 1945. Le tout marque le début d’un déclin
de la popularité de la colonisation puisque l’essor alors
connu par les usines permet la création d’emplois, et
donc, une diminution significative du taux de chômage
ainsi que des problèmes sociaux qui en découlent54.
Louis-Alexandre Taschereau à l’Assemblée législative du Québec», Bilan du siècle, [En ligne] http://bilan.usherbrooke.ca/bilan/
pages/ evenements/532.html, page consultée le 20 avril 2013.
53
Riopel, op.cit.
54
Tremblay, loc cit., p.244.
P. 52
Le Prométhée
Parution no.1
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Auteur inconnu. «La colonisation du Québec», La renaissance catholique, [En ligne] http://www.crc-canada.net/983-la-colonisation-du-quebec.html, publié en 1996, page consultée le 9 avril 2013.
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d’histoire et de géographie, Collège de l’Abitibi-Témiscamingue, 1984, 273 p.
Parution no.1
Le Prométhée
HITLER ET L’OEUVRE
WAGNÉRIENNE
Par Samuel Beauchemin
Introduction
Hitler et le parti nazi ont été influencés par divers
courants culturels et intellectuels. Nous pouvons citer
notamment Nietzsche, Bruckner, etc. Mais, un homme
a influencé fortement Hitler tant culturellement qu’intellectuellement, il s’agit de Richard Wagner. L’intérêt
d’Adolf envers Wagner est une quasi-obsession. Il est
un admirateur invétéré bien avant son ascension politique. Il fréquente, dès les années 20, les cercles wagnériens. Plusieurs historiens avancent même que Wagner
est à la base de l’idéologie nazie, tandis que d’autres
minimisent l’ascendance du compositeur, ce dernier
étant mort bien avant même la naissance d’Hitler. Le
but de cette recherche n’est pas de spéculer, comme
l’affirment certains, que Wagner est la cause d’Hitler.
Ou encore, de critiquer l’œuvre du compositeur. Ce
travail consiste plutôt à définir comment et pourquoi
Adolf Hitler a utilisé l’œuvre et l’idéologie
wagnérienne. Il est certain que pour accomplir cette
tâche, il faudra soulever plusieurs détails qui sont
sujets à la polémique, comme l’antisémitisme de
Richard Wagner. Mais, nous tenterons de garder un
œil objectif et de rester dans le sillage de l’influence.
Pour ce faire, la première partie est une courte biographie de Wagner. Celle-ci sert à situer les lieux, l’entourage qui influence Wagner et les personnes qui feront
perdurer son œuvre et sa pensée. La deuxième partie
dévoile l’idéologie wagnérienne, présentée encore une
fois d’un point de vue critique et non accusatoire. La
dernière partie intitulée, Hitler héros wagnérien, tente
de répondre aux questions posées plus tôt. C’est-à-dire,
à quel point l’œuvre de Richard Wagner à put influencer Hitler et le Nazisme.
P. 53
cide par la suite d’entrer à l’université de Leipzig pour
y étudier la musique, nous sommes en 1831. Il compose
ensuite plusieurs opéras dont Die Feen en 1833 et Das
Liebesverbot en 1836. Le jeune compositeur se marie
cette même année avec l’actrice Minna Planer. Après
avoir voyagé entre Riga, Paris et Londres, Wagner
s’installe à Dresde où il obtient un grand succès avec
son œuvre intitulée Rienzi der Letzte der Tribunen. En
1849, il est forcé de partir pour Zurich. En effet, son positionnement contre le roi Frédéric-Auguste II de Saxe
durant la révolte antimonarchique le menace d’arrestation. À Zurich, Richard Wagner écrit beaucoup. C’est
à cette époque qu’il publie le fameux Das Judenthum
in Der Musik que nous aborderons plus loin. En 1864,
Ludwig II de Bavière devient son mécène. Ce dernier
l’aidera jusqu’à sa mort malgré le fait que Wagner soit
forcé de quitter le pays. La population se plaignait des
importantes sommes que le souverain dépensait pour le
compositeur.
Celui-ci part s’installer à Bayreuth bientôt rejoint par Cosima, qu’il marie en 1870. Richard Wagner
est séparé depuis quelques années de Minna quand il
commence à fréquenter Cosima Von Bülow. Son père
est l’illustre compositeur Franz Liszt, proche ami de
Wagner. C’est elle, aidée de ses enfants, qui s’occupera
de faire perdurer l’œuvre de son mari après sa mort. À
Bayreuth, Wagner fait construire la villa Wahnfried. Il
installe aussi le Palais des festivals, dans lequel il présente sa Tétralogie (Der ring das Nibelungen) ainsi que
Parsifal son dernier opéra. Il meurt en voyage à Venise
d’une crise cardiaque durant l’hiver 1883.
Richard Wagner et son idéologie
Il est important d’aborder la question du pangermanisme. Cette vision nationaliste est la base des idées
intellectuelles et politiques concernant le nationalisme
allemand. Le pangermanisme surgi au début du 19e
siècle à peu près en même temps que les autres mouvements nationalistes (France, Italie, etc.). L’Allemagne
était à l’époque sans cohésion politique ou linguistique.
Mais surtout, elle était à la merci de Napoléon. Une
John Ruciman, Richard Wagner : a Short Biography, Eb- volonté de regrouper tous les peuples germanophones
Courte biographie de la vie de Richard Wagner1
Wilhelm Richard Wagner voit le jour à Leipzig
en 1813. Il est le neuvième enfant de Carl Friedrich Wagner et Joahnn Rosine Paetz. Son enfance est marquée
par la mort de son père qui survient lorsqu’il n’a que 6
ans. Son intérêt pour la musique vient en grandissant
sous l’influence d’un oncle. Ce dernier est un intellectuel qui joue le rôle du père de substitution. Wagner dé1
ook, Andrews UK Ltd., 2010.
P. 54
Le Prométhée
émerge. L’ethnie devient alors plus importante que la
nation. Adolf Hitler a un plan pour accomplir cette unification, l’Anschluss. C’est dans le même ordre qu’il
annexe l’Autriche et une partie de la Tchécoslovaquie.
Richard Wagner baigne dans ce nationalisme. Il
porte un rêve, celui de la renaissance culturelle germanique. Les héros de ses opéras, Parsifal et Siegfried sont
la personnification même de la virilité germanique.2 Le
compositeur fait plusieurs publications à l’intérieur
desquelles, il critique la société germanique. Dans une
publication intitulée Erkenne Dich Selbst, il affirme
que les Allemands doivent avoir conscience d’euxmêmes et de leur spécificité. La Nation doit se dissocier
de ce qui est extérieur, notamment de tout ce qui est
juif. Les opéras de Wagner servent donc à éveiller cette
conscience germanique.3 Si les héros wagnériens représentent l’archétype mâle germanique, les personnages
secondaires représentent quant à eux les indésirables
dans la société.4 Il ne prend donc jamais de ténor, pour
jouer leur rôle. De plus, il leur donne une allure efféminée et faible.5
Parution no.1
sont pas encore assez stables pour les assimiler.8 Il est
intéressant de dire que malgré ce discours très antisémite, Wagner partageait amitié et travail avec plusieurs
juifs : Carl Tausig, Anton Rubinstein, Angelo Neumann
et Hermann Levi. Son souhait d’une révolution germanique à travers (son) l’art semble l’avoir aveuglé par
moments. Ce nationalisme et cet antisémitisme créent
tout de même un malaise aujourd’hui encore, sachant
qu’il est toujours interdit en Israël d’interpréter l’œuvre
de Wagner.
Hitler, héros wagnérien
C’est ici que Bayreuth et la villa Wahnfried
viennent jouer un rôle déterminant dans la transmission
des idées wagnériennes au jeune Adolf Hitler. Après
la mort de Wagner en 1883, Cosima et son entourage,9
crée le « cercle de Bayreuth ». Ils s’occupent du festival wagnérien de Bayreuth. Ils reçoivent aussi des
intellectuels, dont la majorité est antisémite et nationaliste. C’est dans cet univers qu’Adolf Hitler, jeune admirateur de l’œuvre wagnérienne, se rend à Wahnfried
le premier octobre 1923.10 Les rapprochements se font
rapidement. Chamberlain, époux d’Eva Wagner, est le
« guru » de ce cercle intellectuel. Il prédit qu’Hitler
sera le Parsifal du peuple germanique.11 Hitler devient
très proche de la famille Wagner. Cette dernière aurait
même songé à préparer un grand concert pour le 9 novembre 1923, voulant ainsi célébrer le putsch du futur dictateur.12 Mais avec l’échec du putsch, elle aurait
renoncé. À la mort de Cosima en 1933, Hitler finance
les concerts de Bayreuth jusqu’à la guerre et s’immisce
même dans l’œuvre pour tenter de le moderniser.
Richard Wagner est ouvertement antisémite et
fait plusieurs publications de ce genre.6 L’antisémitisme
de Wagner aurait commencé lorsqu’il était à Paris entre
1839 et 1842 ou peu après. En effet, Wagner n’a pas eu
le succès escompté et accuse la presse française d’être
donc pro-juive. Peu importe la raison de son antisémitisme, le fait est que Wagner attaque publiquement les
Juifs. Dans son pamphlet Das Judenthum in Der Musik le compositeur critique les musiciens juifs comme
Meyerbeer et Mendelssohn et les accuse du déclin de
la culture germanique. Il va même jusqu’à suggérer
Les liens entre Hitler et la famille Wagner sont
leur expulsion.7 Dans une discussion retranscrite par un fait, regardons maintenant l’utilisation et l’approCosima en 1878, Wagner affirme ne rien avoir contre priation de l’œuvre. Hitler dit lui-même que Wagner est
les Juifs, mais le problème reste que les Germains ne son seul et unique prédécesseur.13 Il le voit comme « a
supreme prophetic figure. » Hitler utilise le composi2
Tim Pursell, «Queer Eyes and Wagnerian Guys: Homo
eroticism in the Art of the Third Reich», Journal of the History of
Sexuality, Vol. XVII n°1 (Janvier 2008) p. 122.
3
Tim Pursell, «Queer Eyes and Wagnerian Guys: Homo
eroticism in the Art of the Third Reich», Journal of the History of
Sexuality, Vol. XVII n°1 (Janvier 2008) p. 123.
4
Ibid.
5
Ibid.
6
Hans R. Vaget, «Wagner’s Hitler : The prophet and is
disciple», Journal Of The American Musicological Society, Vol.
LIV, n°3 (2001) p. 672.
7
Ibid.
8
Ibid., p. 674.
9
Notamment ses enfants : Isolde, Eva qui épouse Houston
Stewart Chamberlain, Siegfried qui épouse Winifried Williams,
sont les plus influents.
10
Hans R. Vaget, «Wagner’s Hitler : The prophet and is
disciple», Journal Of The American Musicological Society, Vol.
LIV, n°3 (2001) p. 662.
11
Ibid., p. 668.
12
Hans R. Vaget, «Winifred Wagner or Hitlers Bayreuth»,
German Quaterly, Vol. LXXVI, n°2 (Spring 2003) p. 273.
13
R. L. Jacobs, «Wagner’s influence on Hitler», Music and
letter, Vol. XXII, n°1 (January) p. 81.
Parution no.1
Le Prométhée
teur pour ses discours et ses écrits. Dans Mein Kampf,
il attribue en partie la défaite de l’Allemagne à son alliance avec les Habsbourg.14 Il qualifie cette famille de
racialement dégénérée dû à la présence d’ethnies nombreuses en son sein.15 Hitler fait un parallèle entre la
Tétralogie16 et la défaite de l’Allemagne. Celle-ci est
comparée à Wotan qui s’est allié avec le Nibelungen
qui mène le dieu à sa défaite : « It was the fantastic idea
of a Nibelungen alliance with the decomposed body
of the Habsbourg state that brought about Germany
ruin. »17 Dans l’œuvre wagnérienne, les Nibelungen
sont des nains qui vivent sous les montagnes accumulant d’innombrables richesses. Nous pouvons lire plus
loin, «Wotan destroyed himself by stealing and bartering the ill-gotten Nibelung hoard [...] »18.
Hitler veut impressionner le peuple allemand
ébranlé par le traité de Versailles et la crise économique. Devant une nation défaite, en dépression et
en crise, Hitler crée un grand spectacle dans lequel
la musique, la magie et la mythologie leur présentent
une image glorieuse et guerrière de l’Allemagne. Les
autres, les étrangers, sont les Nibelung. En 1918, les
Juifs ont poignardé l’armée dans le dos tout comme
Siegfried dans l’opéra. C’est dans ce « miroir »19 que
le Führer demande au peuple allemand de se contempler. Hitler et ensuite tout le parti nazi s’approprient
une œuvre wagnérienne poussée dans ses excès. Que
ce soit pour l’antisémitisme, le pangermanisme et le
néo-romantisme. L’idéal de l’homme allemand devient
« healty and strong, ready for work or combat. »20 Les
hommes doivent être à l’image de Parsifal et de Siegfried. Ils doivent être prêts à se sacrifier pour la patrie.
Mais, il n’en va pas de même pour les races jugées inférieures : les non-Germaniques, les socialistes et les
14
La famille royale autrichienne
15
En effet, l’Autriche est composée notamment de slaves,
de juifs, de serbes, de hongrois, de tchèques et de croates. R. L.
Jacobs, «Wagner’s influence on Hitler», Music and letter, Vol.
XXII, n°1 (January) p. 82.
16
Autre nom donné à l’opéra de Siegfried
17
Hans R. Vaget, «Wagner’s Hitler : The prophet and is
disciple», Journal Of The American Musicological Society, Vol.
LIV, n°3 (2001) p. 672.
18
Ibid.
19
R. L. Jacobs, «Wagner’s influence on Hitler», Music and
letter, Vol. XXII, n°1 (January) p. 82.
20
Tim Pursell, «Queer Eyes and Wagnerian Guys: Homo
eroticism in the Art of the Third Reich», Journal of the History of
Sexuality, Vol. XVII n°1 (Janvier 2008) p. 127.
P. 55
homosexuels.21 L’accent mis sur l’héroïsme dans la
culture nazie a une place prédominante. C’est cet héroïsme qui rend la race germanique supérieure et qui
permet sa sauvegarde. L’œuvre de Richard Wagner est
présentée comme une référence mythologique à la race.
Conclusion
Accuser Wagner d’être responsable des crimes
et atrocités causés par le troisième Reich serait simpliste, voire même exagéré. Wagner est mort six ans
avant la naissance d’Adolf Hitler. Il existe tout de même
un malaise autour du compositeur. Mais, la question
principale reste l’utilisation de l’œuvre wagnérienne.
Nous avons dû définir dans un premier temps l’origine
et les endroits qui ont formé Wagner. Ensuite, nous
avons eu une vue sur l’idéologie wagnérienne. Nous
avons ensuite analysé les éléments wagnériens marquants dans l’idéologie nazie. Il est clair que l’œuvre et
par la suite la famille de Richard Wagner ont influencé
Hitler et le programme nazi. Mais, le dictateur a réinterprété l’œuvre pour pouvoir l’utiliser à sa manière.
Il s’en est ensuite servi comme moyen de propagande
pour promouvoir le nationalisme et le nazisme selon sa
propre vision. Il serait possible, bien sûr, d’approfondir
cette recherche. Il serait alors intéressant d’incorporer
d’autres influences nazies, tels Nietzsche ou Bruckner.
Bibliographie
Adorno, T. W. «Wagner, Nietzsche and Hitler». The Kenyon Review, Vol. IX, n°1 (1947) : 155-162.
Jacobs, R. L. «Wagner’s influence on Hitler». Music and letter,
Vol. XXII, n°1 (January 1941) : 81-83.
Keith-Smith, Brian. Essay on Richard Wagner and Parsifal. Lampeter, The Edwin Mellen Press, 2012. CLXIII-163 p.
Pursell, Tim. «Queer Eyes and Wagnerian Guys: Homo eroticism
in the Art of the Third Reich». Journal of the History of
Sexuality, Vol. XVII n°1 (Janvier 2008) : 110-137.
Ruciman, John. Richard Wagner : a Short Biography. Ebook,
Andrews UK Ltd., 2010. LXXXVIII-88 p.
Vaget, Hans R. «Wagner’s Hitler : The prophet and is disciple».
Journal Of The American Musicological Society, Vol.
LIV, n°3 (2001) : 661-677.
Vaget, Hans R. «Winifred Wagner or Hitlers Bayreuth». German
Quaterly, Vol. LXXVI, n°2 (Spring 2003) : 212-216.
21
Ibid., p. 129.
P. 56
Le Prométhée
ROSIE THE RIVETER
par Lysandre St-Pierre
La figure emblématique de Rosie the Riveter est
partout, sur des boîtes à lunch, des tasses à café, des
chandails, des horloges… Tout le monde a déjà vu, au
moins une fois, l’affiche portant le slogan «We Can Do
It!» fièrement clamé par Rosie. L’affiche fait partie des
dix archives visuelles les plus demandées aux Archives
nationales des États-Unis1. Plusieurs décennies après sa
parution, Rosie the Riveter est vue comme une icône
nationale américaine de l’affirmation féministe. Replaçons-la rapidement dans son contexte. L’affiche est une
création d’Howard Miller, bien que plusieurs en aient
accordé le crédit à Normand Rockwell2. Miller a produit cette affiche en 1942 pour la Westinghouse Electric Corporation3. Elle fait partie d’une série d’affiches
qu’il a produites pour la compagnie durant la Deuxième
Guerre mondiale.
Les dimensions originales du poster sont de 22
pouces sur 17 pouces. On y voit Rosie, une employée
de la Westinghouse, en uniforme de travail. On reconnaît même, sur le col de sa chemise, le badge de la compagnie dont les employés sont obligés de porter pour
s’identifier. D’une main, elle remonte la manche de sa
chemise tout en montrant son biceps. Elle donne l’impression d’être prête à se mettre au travail. Son bandeau
rouge à pois blancs, ses cils d’une longueur interminable et son vernis à ongles lui confèrent beaucoup de
féminité. Dans le haut de l’affiche se trouve le percutant
slogan «We Can Do It!» (Voir figure 1). Le poster original est éclatant de couleurs qui attirent franchement
le regard.
Parution no.1
un appel aux femmes à venir travailler dans les usines
durant la guerre et comme une affirmation de la capacité des femmes à faire le travail aussi bien que les
hommes. Il est possible, toutefois, de prêter de fausses
intentions à la représentation de Rosie the Riveter faite
en 1942. Plusieurs fausses interprétations de cette affiche encouragent l’idée que les femmes blanches, mariées, de classes moyennes sont massivement entrées
sur le marché du travail durant la Deuxième Guerre
mondiale. Mais a t’elle eut un véritable impact? Est-ce
que les affiches de propagande sur le travail féminin
ont vraiment attiré plus de femmes sur le marché du
travail? L’affiche «We Can Do It!» sera utilisée comme
objet d’étude pour tenter de voir si les affiches de propagande sur le travail féminin ont vraiment attiré plus
de femmes sur le marché du travail. Dans une brève
étude de cet artéfact, nous tenterons de faire la lumière
sur l’arrivée soi-disant massive des femmes sur le marché du travail durant la Deuxième Guerre mondiale et
sur les raisons qui ont mené les femmes à travailler.
Nous étudierons par le fait même les moyens de propagande utilisés par le gouvernement et les compagnies
ainsi que leur efficacité.
L’interprétation que nous faisons aujourd’hui
du slogan «We Can Do It!» et sur Rosie the Riveter est
biaisée par notre époque. Il est souvent perçu comme
1
Ellen Fried, «From Pearl Harbor to Elvis: Images That
Endure», Prologue Magazine, Vol.36, no. 4, Hiver 2004, p. 40.
2
Normand Rockwell a realisé une affiche semblable à
celle de Miller en 1943. Voir le Saturday Evening Post du 29 mai
1943. CURTIS LICENSING The Saturday Evening Post, Normand Rockwell 1940-1949, http://curtispublishing.com/artists/
Rockwell_1940.shtml, (page consultée le 12 octobre 2013).
3
NATIONAL MUSEUM OF AMERICAN HISTORY,
Collections: objets: «We Can Do It! », http://americanhistory.si.
edu/collections/search/object/nmah_538122, (page consultée le 12
octobre 2013).
Figure 1. J.Howard Miller, «We Can Do It» [1943].
Affiche produite pour Westinghouse Electric Corporation.
National Museum of American History, Smithsonian Institution
Parution no.1
Le Prométhée
P. 57
Les femmes au travail avant la Deuxième Guerre Le travail féminin durant la Deuxième Guerre
mondiale
mondiale
L’idée que les femmes ont commencé à entrer
sur le marché du travail durant la Deuxième Guerre
mondiale est très répandue. Il ne faut toutefois pas accorder trop de crédit à l’entreprise de guerre en ce qui
concerne ce phénomène. Il est vrai qu’elles ont pu trouver des emplois dans des domaines traditionnellement
masculins, laissés vacants par les soldats partis au front.
Cependant, beaucoup de femmes travaillaient déjà dans
la période antebellum. Celles qui étaient déjà sur le
marché du travail avant la grande dépression perdirent
majoritairement leur emploi, tout comme les hommes.
Les emplois qu’elles occupaient se trouvaient en grande
partie dans les institutions religieuses ou dans le secteur
des services4. Ce sont toutefois des secteurs qui ont rapidement repris de la vigueur.
À cela s’ajoute l’expansion de la bureaucratie
gouvernementale dans laquelle un bon nombre de
femmes œuvreront5. Le nombre de travailleuses augmenta de 28% durant la décennie précédant l’entrée en
guerre des États-Unis6. Lois Sharf explique cette augmentation par l’omniprésence de la société de consommation et le désir de consommer davantage, ce qui
nécessite un salaire supplémentaire7. Les femmes qui
travaillent avant la Deuxième Guerre mondiale, soit
entre 1929 et 1940 environ, ne seront pas bien perçues
par l’opinion publique. Elles sont généralement des
femmes blanches mariées. Elles étaient vues comme
«selfish and destructive for their families»8. La publicité pour le travail en temps de guerre s’efforcera de
montrer le travail féminin sous un tout autre jour. Le
constat est donc le suivant : les femmes étaient attirées
par le monde du travail, même avant que la guerre offre
des opportunités de travail en grande quantité.
Les emplois que les femmes détenaient avant la
guerre étaient ceux dont les hommes ne voulaient pas,
souvent parce que la rémunération était très mauvaise.
Lorsque les États-Unis entrent en guerre, non seulement les hommes sont appelés au front pour défendre
leur patrie, mais il y a, au même moment, une forte
demande pour la production industrielle et militaire.
L’absence des hommes pour pallier à cette demande de
production toujours croissante donne l’opportunité aux
femmes d’accéder à des emplois mieux rémunérés et
plus stimulants9. Il est donc plus attrayant pour un plus
grand nombre d’entre elles d’aller travailler à l’usine.
Au départ, les entreprises sont ambivalentes quant à
l’embauche de femmes mariées avec des enfants. Les
femmes plus âgées ou sans enfant sont privilégiées. En
1944, 64% des femmes embauchées ont entre 45 et 64
ans10. Le rôle de mère chez la femme est très important
et les dirigeants d’entreprises trouvent ambigüe de se
lancer dans cette voie, au commencement du moins.
Toutefois, il est finalement devenu impossible
de se passer d’une partie de la main-d’œuvre disponible, bien qu’il s’agisse de femmes mariées ou avec
des enfants. Leur taux d’absentéisme était toutefois
assez important car les dispositions pour les aider à
concilier le travail et la famille étaient insuffisantes. En
1943, elles commencèrent à être plus nombreuses sur
le marché du travail. Le gouvernement demanda donc
aux entreprises et aux communautés d’augmenter les
heures d’ouvertures des magasins, d’avoir des services
de mets cuisinés et des services de garde pour les enfants11. Elles ne représenteront toutefois pas plus de
12,1% du personnel féminin en 194412. Peu importe
leur statut matrimonial, il est possible de constater que
les femmes sont plus nombreuses à travailler et qu’elles
4
Bilge Yesil, «Who Said this is a Man’s War?’: propagan- travaillent majoritairement dans les usines. À la fin de
da, advertising discourse and the representation of war worker l’année 1943, les femmes représentaient 40% de tous
women during the Second World War.» Media History, Vol. 10, les employés travaillant dans l’industrie aéronautique
No. 2, 2004, p.104.
et 34,2% de tous les employés travaillant à la produc5
Ibid.
6
Ibid.
7
Lois Scharf, To Work and to Wed: female employment,
feminism, and the Great Depression, Westport, Greenwood Press,
1980, p.100.
8
Maureen Honey, «The Working-Class Woman and Recruitment Propaganda during World War II: Class Differences in
the Portrayal of War Work», Signs, Vol. 8, No. 4, Été 1983, p. 678.
9
Maureen Honey, Creating Rosie the Riveter class, gender, and propaganda during World War II, Amherst, University of
Massachusetts Press, 1984, p.21.
10
Yesil, loc.cit., p.105.
11
Ibid., p.106.
12
Ibid., p.105.
P. 58
Le Prométhée
Parution no.1
tion de munitions13.
d’éviter autant que possible les grèves ouvrières. Nous
pouvons d’ores et déjà douter de la signification de l’afL’étude du marché du travail antebellum et
fiche de Rosie the Riveter et de son appartenance au
postbellum a permis de constater qu’un certain nombre
mouvement de recrutement des femmes pour l’indusde femmes travaillaient déjà avant la guerre. 29% des
trie de guerre.
travailleuses en temps de guerre avaient déjà travaillé
durant plus de 10 ans avant l’entrée des États-Unis en
On dénombre plusieurs organisations gouverneguerre et 19% durant plus de 5 ans14. Cela représente mentales créées pour produire des campagnes de recruun nombre considérable de femmes, mais laisse toute- tement massives de femmes pour augmenter la quantité
fois un fort pourcentage d’entre elles qui ont introduit de travailleurs en temps de guerre. Ces organisations
le marché du travail durant la guerre 1939-1945. Le ont travaillé conjointement avec les médias, notamment
nombre de femmes travailleuses passa de 10,8 millions les journaux, et les compagnies. Les plus importantes
en 1941 à 18 millions en 194415. Il faut donc s’interro- sont l’Office of War Information, le War Manpower
ger sur les raisons de leur décision de prendre un em- Commission et le War Advertising Council19. La plus
ploi. Dans son livre Out to Work: a history of wage-ear- grande campagne d’informations faite par l’OWI est
ning women in the United States, Alice Kessler Harris celle qui visait le recrutement de femmes sur le marché
répond à cette question en affirmant que les femmes du travail20. À première vue, nous pourrions être tentés
ne sont pas entrées sur le marché du travail par patrio- de voir en Rosie the Riveter, un exemple de cette protisme et pour aider l’effort de guerre, mais simplement pagande de recrutement. Toutefois, quelques détails sur
pour continuer sur la lancée des années 1920-193016. sa production et sa parution laissent un doute. L’affiche
Serait-ce alors à dire que les campagnes de propagande «We Can Do It!» n’a été diffusée que dans les usines de
du gouvernement pour amener les femmes sur le mar- la compagnie Westinghouse Electric21. C’était une comché du travail durant la guerre n’ont mené à rien? Pas mande de la compagnie pour promouvoir la productivinécessairement. Il faut toutefois relativiser leur impor- té au sein de l’entreprise22. De plus, le slogan lui-même
tance.
laisse dubitatif; il ne dit pas «Get a War Job», mais bien
«We Can Do It!», qui fait probablement référence à une
«Selling the War» : la propagande en temps de guerre
tâche à accomplir connue des employés. Ces caractérisC’est là que Rosie the Riveter accompagnée de tiques permettent de douter de l’utilisation de l’affiche
son slogan «We Can Do It!» entre en jeu. Il est souvent comme outil de propagande de recrutement.
assumé que l’affiche a été produite par le gouvernement
L’OWI avait une sous-organisation nommée
américain. La présence du nom de la War Production
le Magazine Bureau qui s’occupait de diffuser la proCo-ordinating Committee dans le bas de l’affiche donne
pagande dans les journaux. En 1942, elle fait paraître
certainement cette impression. James J. Kimble et Lesun guide nommé War Jobs for Women, qui expliquait
ter C. Olson soutiennent que ce comité n’était pas géré
aux éditeurs comment présenter le travail des femmes
par le gouvernement, mais bien par la Westinghouse17.
dans leur magazine23. Le mot d’ordre était d’attirer
L’affiche est en effet une création d’Howard Miller
les femmes sur le marché du travail, tout en rappelant
pour la compagnie18. Son but était d’augmenter la prol’importance de leur rôle de mère et d’épouse. La poduction, de limiter le taux d’absence des employés et
sition du gouvernement et des entreprises sur le travail
des femmes est ambigüe. Ce n’est que par nécessité
13
Honey, loc.cit., p.21.
14
Yesil, loc.cit., p.105.
qu’on tente de les attirer dans les usines, car on croit
15
Ibid.
foncièrement que la place de la femme est à la mai16
Alice Kessler-Harris, Out to Work: a history of wage-earnson. Il sera toujours très clair pour le gouvernement
ing women in the United States, New York, Oxford University
que l’embauche des femmes dans les usines est tempoPress, 2003, p.278.
17
Ibid., p.544.
18
James J. Kimble et Lester C. Olson, «Visual rhetoric representing Rosie the Riveter: Myth and Misconceptions in J. Howard Miller’s «We Can Do It! » poster. » Rhetoric & Public Affairs,
Vol. 9, No. 4, 2006, p. 543.
19
20
21
22
23
Yesil, loc.cit., p. 107.
Honey, loc.cit., p.677.
James J. Kimble et Lester C. Olson, loc.cit., p. 546.
Ibid.
Yesil, loc.cit., p. 107.
Parution no.1
Le Prométhée
raire et qu’elles devront retourner chez elles lorsque les
hommes reviendront de la guerre. Le War Manpower
Commission, appuyé par un rapport du Census Bureau,
croit que les femmes mariées sans enfant âgé de moins
de 10 ans seraient les candidates parfaites pour un travail temporaire24. Les femmes dans cette situation n’auraient plus besoin de travailler lorsque leur mari serait
de retour de la guerre et retourneraient donc dans leur
foyer. Il n’est pas possible de dire avec certitude que
l’affiche «We Can Do It!» a servi à recruter des femmes
mariées en grande partie parce que Rosie ne porte pas
d’alliance. Cette représentation de la femme forte,
quoique féminine, est une exception dans le travail de
Miller. Ses autres affiches représentent la femme dans
une version beaucoup plus proche de la mère et de
l’épouse dévouée qui met le bien-être dans son foyer au
premier rang plutôt qu’une ouvrière prête à se mettre au
travail25. La majorité des affiches de propagande gouvernementale soutiennent le recrutement de femmes
mariées. Rosie n’est pas une figure emblématique de
la femme représentée dans la propagande de guerre en
général.
En plus de la peur de les éloigner de leur rôle de
mère, le gouvernement a peur que les femmes perdent
leur féminité en travaillant dans des emplois normalement réservés aux hommes26. Les femmes elles-mêmes
peuvent redouter le caractère dur et masculin de la tâche
à accomplir. Dans cette optique, l’OWI s’efforce de
donner une représentation très féminine de la femme au
travail. Il s’agit de trouver l’équilibre entre l’efficacité
de la propagande de recrutement et le désir de ne pas
trop changer l’ordre établi. En plus de promouvoir la
beauté et l’attirance des femmes, l’OWI met de l’avant
l’importance pour les femmes de pratiquer des activités spécifiquement féminines, telle que la danse, durant
leurs temps de loisirs27. Même les compagnies de cosmétique se prêtent au jeu et voient une opportunité de
promouvoir leurs produits. Par exemple, Revlon soutient avoir le seul vernis à ongles qui peut supporter «the
punishment of running a home with one hand, doing
war work with the other»28. Jergen’s présente aussi une
série de publicités pour ses lotions hydratantes et montrant des mains faisant du travail ménager et d’autres
24
25
26
27
28
Honey, loc.cit., p.24
James J. Kimble et Lester C. Olson, loc.cit., p.555.
Yesil, loc.cit., p. 112.
Ibid.
Ibid.
P. 59
travaillant sur la chaîne de production29.
Le rôle qu’a joué l’affiche «We Can Do It!»
dans la propagation de la féminité est mitigé. Plusieurs
opinions s’affrontent sur ce sujet. Pour Bilge Yesil, elle
représente une figure qui défie les genres et les rôles
préétablis30. James J. Kimble et Lester C. Olson, pour
leur part, font la démonstration que l’affiche n’a rien de
revendicateur ou de féministe31. Ils rappellent que l’affiche n’a été diffusée qu’à l’intérieur de l’usine et seulement durant deux semaines en février 1943. Ils soutiennent aussi qu’elle n’était qu’une affiche parmi une
série produite par Miller qui était loin de toutes représenter des femmes. Ces auteurs s’entendent toutefois
pour dire que Rosie n’est pas la représentation typique
de la femme féminine que dépeignent les journaux et
les affiches de propagande gouvernementale.
Bref, Rosie the Riveter n’a probablement pas
servi d’outil de propagande de recrutement. Cependant,
plusieurs journaux ont tenté d’augmenter le recrutement d’une main-d’œuvre féminine durant la Deuxième
Guerre mondiale en publiant des histoires romancées
de femmes qui alliaient travail à l’usine et leur rôle de
mère et d’épouse. Plusieurs affiches portant des slogans tels que «Sure we’re in the War too!» ont aussi été
créées à cet effet. Est-ce que la propagande s’est avérée
utile? Maureen Honey donne une réponse assez juste
à cette question lorsqu’elle affirme: «We cannot measure the impact such a message would have had on any
woman’s life plans, yet certainly it would have helped
protect those who entered man’s sphere from self-doubt
or the censure of friends, relatives, or male workers»32.
Conclusion
Au fil de cette brève étude sur l’affiche «We Can
Do It!» de Howard Miller, il a été possible de constater
que les objets du passé sont souvent interprétés pour
qu’ils aient du sens dans la société moderne. En remettant l’affiche dans son contexte, il est difficile de
croire qu’elle ait pu servir à inciter les femmes à investir le marché du travail en grand nombre. Entre autres,
à cause de son contexte de parution, mais aussi par le
contenu de l’affiche, qui lorsqu’on l’examine attenti29
30
31
32
Ibid.
Ibid., p.103
James J. Kimble et Lester C. Olson, loc.cit., p.555.
Honey, loc.cit., p.17.
P. 60
Le Prométhée
Parution no.1
vement, révèle beaucoup d’indices qui mènent à une
Bibliographie
interprétation plus juste. Il est aussi possible de douter de l’efficacité de la propagande gouvernementale CURTIS LICENSING. The Saturday Evening Post. Normand Rockwell 1940s,
http://curtispublishing.com/
pour recruter des femmes pour l’industrie militaire.
artists/Rockwell_1940.shtml, (page consultée le 12
Les femmes étaient déjà animées par une motivation
octobre 2013).
intrinsèque, elles n’avaient pas nécessairement besoin
de sentir qu’elles rendaient un service à la patrie. Elles FRIED, Ellen. «From Pearl Harbor to Elvis: Images That Endure». Prologue Magazine, Vol.36, no. 4, Hiver 2004,
se rendaient service à elles-mêmes.
38–45, p. 40.
Il est intéressant de constater à quel point le poster «We Can Do It!» est populaire de nos jours, alors
qu’il l’était à peine au moment de sa création. Aucune
des affiches créées par Miller n’a été diffusée nationalement. Elles ont toutes servi uniquement à de la
propagande dans les usines de Westinghouse. De plus,
l’œuvre de Normand Rockwell parue en couverture du
magazine The Saturday Evening Post a mis la création
de Miller dans l’ombre. La Rosie de Rockwell était
inspirée d’une chanson qui avait connu un succès national à la radio en 1942 et qui était nommée «Rosie
the Riveter»33. Si l’affiche de Miller avait été diffusée
largement, elle aurait probablement eu autant de succès
que celle de Rockwell. Depuis les années 1980, elle a
un véritable regain de notoriété34. Elle fait maintenant
partie intégrante de la culture nationale américaine. Un
mythe a été créé autour de son image. Rosie est maintenant un symbole bien connu même des enfants qui
la hissent au rang de Batman et Wonder Woman. Son
image est devenue «a cultural touchstone, evoked by
politicians, advertisers, profiteers, and feminists» et à
tort ou à raison, une figure légendaire du travail des
femmes durant la Deuxième Guerre mondiale et de la
défense du féminisme35.
33
34
35
James J. Kimble et Lester C. Olson, loc.cit., p.536.
Ibid., p. 537.
Ibid., p.536.
HONEY, Maureen. «The Working-Class Woman and Recruitment
Propaganda during World War II: Class Differences in
the Portrayal of War Work». Signs, Vol. 8, No. 4, Été
1983, p. 672-687.
HONEY, Maureen. Creating Rosie the Riveter class, gender, and
propaganda during World War II. Amherst, University
of Massachusetts Press, 1984, 251p.
KESSLER-HARRIS, Alice. Out to Work: a history of wage-earning women in the United States. New York, Oxford
University Press, 2003, 414p.
KIMBLE, J. James et Lester C. Olson. «Visual rhetoric
representing Rosie the Riveter: Myth and Misconceptions in J. Howard Miller’s «We Can Do It! » poster. »
Rhetoric & Public Affairs, Vol. 9, No. 4, 2006, p. 533570.
NATIONAL MUSEUM OF AMERICAN HISTORY. Collections: objets: «We Can Do It! ». http://americanhistory.
si.edu/collections/search/object/nmah_538122,
(page
consultée le 12 octobre 2013).
SCHARF, Lois. To Work and to Wed: female employment, feminism, and the Great Depression. Westport, Greenwood
Press, 1980, 240p.
YESIL, Bilge. «Who Said this is a Man’s War? : propaganda, advertising discourse and the representation of war worker
women during the Second World War.». Media History,
Vol. 10, No. 2, 2004, p.103-117.
Parution no.1
Le Prométhée
REGARD ÉCONOMIQUE SUR
L’INDUSTRIE MUSICALE
QUÉBÉCOISE
Par Jean-François Chapdelaine,
Olivier Miclette
et Jean-FrançoisVeilleux.
Avant 1880, le contact avec la musique était
beaucoup moins fréquent que depuis le développement des différents supports et technologies reliées à
notre perception de cette forme d’art invisible. Dans
les anciennes civilisations, les traditions culturelles
(artistiques, religieuses, musicales) reposaient sur la
mémoire humaine et l’oralité. Après la révolution de la
notation qui se fixa entre le IXe et le XVIIe siècle, c’est
l’apparition d’un support matériel pour le son à la fin
du XIXe siècle qui va redéfinir complètement notre relation avec les œuvres musicales, une mutation encore
perceptible de nos jours.
Nous proposons d’établir un portrait général de
l’industrie musicale québécoise1 pour la période historique de 1867 à nos jours : ses principales caractéristiques et les particularités de son dynamisme. Nous
tenterons de déterminer quels sont les facteurs qui ont
le plus favorisé son développement et comment elle a
pu traverser les différentes crises auxquelles elle a dû
faire face depuis sa création. Notre hypothèse repose
sur l’idée que Radio-Canada a été un acteur clé et que
grâce à son aspect identitaire, l’industrie québécoise a
pu mieux traverser les crises (radio, télé, numérique)
que le Canada et les États-Unis. Notre démarche a trois
axes : un premier point en deux temps, soit l’évolution
du développement des technologies du son (supports,
moyens de diffusion) et leurs conditions d’émergence
dans la société québécoise puis le portait économique
d’un artiste contemporain. Ensuite, un survol de l’influence majeure de Radio-Canada, puis l’impact de la
culture et de l’économie sur les politiques qui touchent
l’industrie musicale canadienne.
1
En fait, il n’y a pas qu’une seule industrie de la musique,
mais bien plusieurs : formation, production, concerts, diffusion,
milieu religieux, évènements récréatifs, publicité, trame sonore
pour le cinéma/télévision, musicothérapie, etc. Nous retiendrons
ici surtout l’industrie du disque et les institutions culturelles majeures.
P. 61
1- L’évolution de l’industrie musicale du disque au
Québec.
C’est à Thomas Edison qu’on doit l’exploit, dès
1877, d’avoir fixé sur support l’empreinte du son, sa
substance, sur le cylindre joué par le phonographe, « le
premier objet intermédiaire entre le musicien et l’auditeur.»2 Commercialement disparu en 1927, il sera
supplanté par le gramophone, conçu en 1889 par Emile
Berliner. Cet appareil donnera naissance à l’industrie
de la diffusion de la musique par le disque. En s’inscrivant dans la matière, le son peut être non seulement
reproductible, mais il se métamorphose en produit.
Le Québec, par sa proximité avec l’Europe et
les États-Unis, est souvent à l’avant-garde du progrès
technologique qui se développe avec l’époque industrielle. Selon Jacques Lacoursière, c’est au Québec, en
1919, qu’est apparue la première station radiophonique
au monde : XWA, qui va ensuite devenir CFCF3. En
1922, dans un contexte d’effervescence artistique, le
quotidien La Presse ouvre sa propre station ; CKAC.
En 1923, il y a environ entre 2000 et 3000 appareils-radio au Québec, un chiffre à la hausse à cause des appareils clandestins, car il fallait payer 2$ par an au fédéral
pour avoir le droit d’en avoir une! Au programme : nouvelles, sketchs, théâtre, musique. La radio a été un outil
formidable pour partager l’art musical, car elle permettait de l’écouter de son salon, mais cela a eu des effets
sur l’industrie phonographique qui a vécu sa première
crise. « Les ventes de disques avaient déjà commencé à
chuter dramatiquement avec l’arrivée de la radio. »4 Selon Filteau, l’année 1929 – celle de la grande crise – est
l’année où les ventes de disques atteignent un record,
devenant par la suite un simple produit de luxe, jusqu’à
l’arrivée du rock.
Le premier élément fondateur d’une industrie
de la musique au Québec est la veillée traditionnelle.
La noce est aussi un évènement fort important de la vie
culturelle, car elle est toujours animée musicalement. À
cela s’ajoutent le folklore des chansons de bûcherons et
la musique de chantier. Dès les années 1930, et jusqu’à
tout récemment, le pop français n’a jamais cessé de
2
Pierre Filteau. « Un historique des formats de reproduction ». Circuit, vol.16, no.3, 2006, p.18.
3
Jacques Lacoursière, Épopée en Amérique, Épisode 10
- Modernité et prospérité (1892-1929), 1997.
4
Filteau, op. cit. p.20
P. 62
Le Prométhée
Parution no.1
susciter l’intérêt du public québécois, toujours avide de
chansons françaises. Les compagnies enregistrent les
chansons populaires entendues dans les films et l’industrie de l’enregistrement se concentre sur les titres et
artistes à succès.
québécois que de chauffe-eau à la fin des années 1950!
Loin d’être un frein, la télévision permet les premiers
succès de jeunes vedettes comme Michel Louvain en
1958. L’heure de concert à la télé popularise aussi le
ballet, la musique classique et l’opéra. Toutefois, certains métiers radiophoniques disparaissent (bruiteurs,
Selon Filteau, on estime que les enregistrements
réalisateurs, radio-roman).
de musique de danse par les orchestres d’hôtels célèbres
représentent 75% de la production discographique au
Après le disque 88 tours (1925) et le disque 33
cours de cette période. Puis, dans les années 1940, on tours (1931) de RCA, c’est le disque 45 tours (1949)
invente le « jukebox » pour les lieux publics. Mis à part qui va devenir le format privilégié pour la musique poles salles de concert, les autres lieux pour entendre de pulaire, et ce jusqu’à la fin des années 1960. À cette
la musique étaient peu nombreux : les bars, les hôtels époque, les groupes musicaux se scindent en deux
et la salle de danse où l’on n’impose aucune restriction parties : chansonnier et yé-yé, jusqu’à ce que Robert
quant à l’âge et où les clients peuvent apporter leur al- Charlebois réconcilie les deux genres par sa révolution
cool. Puis, après 1945, vont émerger plusieurs « boîtes artistique en 1968. Riches en groupes yé-yé vocaux,
à chanson » (Le Faisan Doré à Montréal, Chez Gérard les années 1960, et surtout 1970, seront considérées
à Québec) où vont s’épanouir les premiers chanson- comme le deuxième âge d’or de la musique au Québec,
niers du Québec.
car l’industrie musicale atteindra un sommet historique.
« La part de marché de la musique québécoise passe de
Vers la fin des années 1940, 50% des ventes
10% en 1970 à 25% puis retourne à 10% à la fin de la
d’enregistrements dans le monde sont faites aux
décennie. »8
États-Unis5. La culture « américaine » est énorme et
va influencer toute la production québécoise dès cette
En 1979, Sony commercialise son Walkman
époque. Les premiers enregistrements de western qué- avec un succès phénoménal. L’invention du disque
bécois datent de la période 1945-1950, avec le soldat compact (1982) et du MIDI (1983) va aussi modifier
Roland Lebrun, qui va par la suite inspirer les vedettes le marché, mais l’entrée de l’occident dans une crise
des années 1950, dont Paul Brunelle, Willie Lamothe et économique va détruire plusieurs initiatives d’ici. SeMarcel Martel. Il faut attendre après la Seconde Guerre lon une étude de Françoise Davoine, qui a répertorié les
mondiale pour voir s’intégrer la basse, la batterie et la ventes de disques entre 1980 et 19909, on peut vraiment
guitare électrique dans la « musique canadienne » qui dresser un portrait sombre de cette période où l’on proprévalait jusqu’alors, et voir les premiers pas d’une duisait à peine une dizaine de disques par année et dans
chanson populaire française de création locale, c’est- des conditions de plus en plus difficiles. Après la marà-dire à caractère musical québécois. Rappelons aussi chandisation de la radio, la deuxième crise du disque
que Félix Leclerc est « l’auteur le plus vendu au Qué- est donc causée par une « récession économique qui
bec dans les années 40 »6, avant même de triompher à diminua sérieusement le volume des ventes et conduisit
Paris en décembre 1950.
les maisons de disques à revoir leurs stratégies de production et de distribution. »10 Ce fut un succès, car le
Ensuite, l’émergence de la télévision dans les
foyers québécois en 1952-54, comparativement à 1949- 8
Christopher JONES, La musique populaire au Québec,
Presses
Universitaires
de Montréal, chapitre 15.
50 pour les États-Unis, se fait à un rythme rapide. Dès
9
Françoise
Davoine.
« L’aventure du disque de musique
1953, 1 foyer sur 10 possède une télévision, un chiffre
québécoise
:
bilan
d’une
décennie
et perspectives d’avenir » dans
qui passe à 9 sur 10 à la fin de la décennie.7 Selon LaCircuit : musiques contemporaines, vol. 1, n° 2, 1990, p. 88. 1980
coursière, il y avait davantage de télés dans les foyers (10), 1981 (10), 1982 (11), 1983 (12), 1984 (12), 1985 (9), 1986 (14),
5
Filteau, op. cit. p.23
6
Richard Baillargeon et Christian Côté. Une histoire de la
musique populaire au Québec - Destination Ragou. Montréal, Éditions Tryptique, 1991. p. 18
7
Épopée en Amérique, op. cit. Épisode 11 - Enfin la
guerre (1929-1945) et 12 - Le temps de Duplessis (1945-1959).
1987 (9), 1988 (19), 1989 (7), 1990 (5). « Sur les 118 disques dénom-
brés, on compte sur les doigts d’une main ceux qui se sont bien
vendus. »
10
Line Grenier. « Crise » dans les industries de la musique
au Québec ». Recherches sociographiques, Volume 52, Numéro 1,
2011, Pages 27-48
Parution no.1
Le Prométhée
P. 63
Québec a atteint un record en 1995 avec 18,1 millions dans notre société. »13 Heureusement, les récents prod’unités vendues, un sommet toujours inégalé selon grès technologiques permettent au studio d’être davanLine Grenier (voir Annexe no.1).
tage abordable pour tous. De plus, il est de moins en
moins rare de voir de l’autoproduction chez les jeunes
De nos jours, il est clair que l’industrie musicale
artistes qui vont également multiplier les partenaires,
du disque à repris le dessus entre autres grâce à aux
par exemple, le quatrième et dernier album de Loco Lomultiples organisations et mesures gouvernementales
cass – Le Québec est mort, vive le Québec! (2012)14.
pour soutenir le milieu (voir Annexe no.2). Mais la production d’un album coûte encore très cher : un studio
En conclusion, l’industrie musicale du disque,
pour enregistrer (entre 20$ et 100$/h), le réalisateur, le qui va complètement dominer le marché de 1930 à
technicien, le graphiste, l’agent de booking, le photo- 2000, a toujours été fragile au Québec face au marché
graphe, etc. Tout cela sans parler du 20 à 30% pour le anglophone. Nous constatons également deux phases
gérant ou l’équipe nécessaire pour une tournée de spec- de crises pour le disque (1925-1945, 1980-1990) et
tacles! Sur un disque de 24$, taxes en sus, « plus de la que le milieu a pris deux fois moins de temps pour
moitié du prix du disque sert à payer la distribution. »11 s’en sortir la deuxième fois. Ce premier niveau d’anaLe reste va à la maison de disque alors que l’artiste ré- lyse permet aussi de comprendre que l’unité au sein de
colte à peine 2$ ou 3$ par unité vendue.
l’industrie musicale québécoise est assez faible, voire
très chaotique, et que s’il y a une crise dans l’indusAinsi s’annonce le sombre portrait économique
trie du disque, il n’y en a pas dans l’industrie musidu musicien d’aujourd’hui, carrément sous-payé pour
cale elle-même, malgré l’émergence du conflit face au
faire un disque. Le concert est d’ailleurs de plus en plus
numérique. Née aux premiers soubresauts de la Révoenvisagé comme la meilleure source de revenus poslution tranquille, il y a 50 ans, l’innovation de la musible pour les artistes, sans oublier la vente des nomsique québécoise continue plus que jamais à rayonner
breux produits dérivés (vêtements, affiches, DVD,
au Canada (depuis la création du prix Polaris en 2006,
accessoires). Pour l’instant, ce qui règne est plutôt le
la moitié des lauréats du « meilleur album canadien de
bénévolat et l’investissement financier personnel. Sel’année » sont d’origine montréalaise) et partout dans
lon les chiffres de 2011, l’artiste québécois possède un
le reste du monde. Afin de déterminer à quel point elle
revenu moyen de 24 600 $ – un retard de 25 % sur le
s’est démarquée dans le contexte nord-américain que
revenu moyen de la population active totale – et ce sanous venons de décrire, penchons-nous sur les facteurs
laire a baissé de 11 % en 15 ans. « La situation est pire
institutionnels qui la favorisent.
si l’on s’intéresse seulement aux musiciens et aux chanteurs, dont plus de la moitié (53 %) sont des travail- 2- Radio-Canada et le développement de l’industrie
leurs autonomes sans aucune sécurité d’emploi ou de musicale au Québec.
revenu: leur revenu moyen n’atteint pas 14 500 $ et est
La Société Radio-Canada a été une pierre aninférieur de près de 30 % au seuil de pauvreté [21 772$
gulaire
dans la création d’une industrie musicale au
en 2010]. De plus, leur salaire réel (qui tient compte
de la hausse du coût de la vie) a même diminué de 20 Québec. En plus d’agir comme un centre de diffusion
% depuis 2000. »12 Déjà en 1990, Françoise Davoine important pour les artisans de cette industrie, elle a pour
réclamait l’établissement d’une « véritable politique de mandat de favoriser la création locale15. Cependant,
soutien aux efforts considérables de nos compositeurs, l’origine de la société d’État s’inscrit dans une contrade nos interprètes, de nos gens de radio et de nos pro- diction politique. Elle se veut la création d’une unité
ducteurs afin d’assumer la responsabilité de la création 13
Françoise Davoine, Op Cit. p.91
11
Jean-Marc Lalonde. « Comment faire un disque? », Liaison, no.126, 2005, p.14-15.
12
Journal Le Devoir, Actualité culturelle http://www.ledevoir.com/culture/actualites-culturelles/237323/revenu-des-artistes-les-quebecois-sont-les-mieux-payes-au-pays [en français].
Mise en ligne le 5 mars 2009, consulté le 22 novembre 2013.
14
Partenaires : 1- Loco Locass 2- Le gouvernement du Canada – Patrimoine canadien. 3- Le gouvernement du Québec – Société de développement des entreprises culturelles. 4- Distribution
Sélect 5-La compagnie de disque Audioram
15
Jean Boivin, « Les musiques classique, moderne et
contemporaine larguées par la radio publique : le cas d’Espace
musique », Circuit : musiques contemporaines, vol. 16, n° 3, 2006,
p. 103.
P. 64
Le Prométhée
nationale par la radiodiffusion, mais représente l’affirmation de deux cultures et d’une double nationalité par
la séparation de la société d’État en deux réseaux autonomes. À partir des années 1930, l’encadrement de la
radiodiffusion au Canada s’applique à la fois comme un
projet politique et économique pour l’État fédéral canadien. En principe, la loi sur la radiodiffusion de 1932 et
la création de la Commission canadienne de la radiodiffusion devait se consacrer à la « canadianisation »
des ondes16.
La CCR, précurseur de la Société Radio-Canada, voyait la radio comme un monopole naturel et non
comme un marché concurrentiel. Selon la Ligue de la
radiodiffusion, seul le gouvernement canadien était capable de contrer l’influence des groupes commerciaux
américains17. En effet, à cette époque, la radio était
perçue comme un important facteur du changement
socioculturel, mais également comme un secteur économique à développer dans le marché canadien18. La
création de la Société RadioCanada et de la Canadian
Broadcasting Corporation en 1936 s’inscrit ainsi dans
la continuité de la CCR. Ces sociétés d’État se veulent
des régulateurs de la radiodiffusion par la règlementation de la diffusion et par l’émission de licences19.
Parution no.1
reproduction ou la légitimation de la «binationalité» et
son importance plus générale sur le plan culturel ou sur
le plan des savoirs »21.
En 1945, Radio-Canada est le principal diffuseur au Québec et en 1947 elle rejoint 88 % des foyers
québécois22. Le rôle qu’a joué le diffuseur public sur
l’industrie culturelle ne peut être sous-estimé. Par
exemple, sur le plan du savoir, elle s’est donné une mission d’éducation de la jeunesse. En 1951, son premier
camp des Jeunesses musicales du Canada fait fureur23.
Au début de son histoire, le réseau francophone de la société d’État rend accessibles, pour un nouveau groupe,
des activités culturelles en développant le réseau de radiodiffusion et en l’étendant aux régions à la suite de
l’électrification des campagnes du Québec24. De plus,
Radio-Canada offre également aux créateurs musicaux
un réseau élargi et une source de revenus appréciables25.
Cet investissement aura permis l’éclosion, le développement et le rayonnement de la culture musicale québécoise, voire canadienne-française. Par exemple, une
émission comme Jeunnesse d’aujourd’hui, qui voit le
jour en 1962, sera : « le moteur de toute la musique pop
québécoise pour une décennie »26.
La séparation du diffuseur public en deux entités linguistiques est une représentation de l’idéologie
de la « politique de reconnaissance » élaborée par le
philosophe canadien Charles Taylor. En effet, la nationalisation de la radio au Canada est d’abord motivée
par la recherche d’autonomie du Canada face aux ÉtatsUnis, mais également la recherche de l’autonomie du
Québec face au Canada20. C’est pour cela que la Société Radio-Canada est porteuse de plusieurs mandats qui
visent à structurer la radiodiffusion au Canada. On peut
définir ces mandats en trois éléments fondamentaux : «
ses rôles politiques et organisationnels; son rôle dans la
Depuis 1969, la Loi sur la radio diffusion donne
comme mandat à la société d’État d’engager des artistes canadiens et de « servir équitablement les deux
groupes linguistiques par la diffusion dݎmissions de
qualité égale »27. Sous Lester B. Pearson et durant l’ère
Trudeau, le financement de la société d’État augmenta
considérablement : le budget global de l’ensemble du
réseau passe de 70 millions en 1956 à près d’un milliard de dollars en 1990. En 1995, le réseau français
de Radio-Canada bénéficie d’un budget total d’environ
222 millions de dollars pour la télévision et de 101 millions pour la radio, comparativement au réseau anglais
qui dispose de 332 millions pour la télévision et de 161
16
Michel Fillion, « L’évolution des politiques publiques et
des pratiques culturelles en matière de radiodiffusion canadienne.
L’utopie et la réalité », Globe : revue internationale d’études québécoises, vol. 9, n° 2, 2006, p.80.
17
Marc Raboy, « L’État ou les États-Unis : l’influence américaine sur le développement d’un modèle canadien de radioffusion ». Culture française d’Amérique, 1999, p.12.
18
Ibid, p12.
19
Michel Fillion, Op. Cit. p.80.
20
Greg M. Nielsen, « L’impasse Canada-Québec et le sort
de Radio-Canada : l’autonomie culturelle ou la mort! », Cahiers de
recherche sociologique, n° 25, 1995, p.187.
21
Ibid, p.192.
22
Paul-André Linteau, René Durocher, Jean-Claude Robert et François Ricard, Histoire du Québec contemporain. Tome II
: Le Québec depuis 1930. Montréal, Boréal, 1989, p.160.
23
Épopée en Amérique, Op. Cit. Épisode 12 - Le temps de
Duplessis (1945-1959), 1997, 27 min.
24
Elzéar, Lavoie, « L’évolution de la radio au Canada français avant 1940 », Recherches sociographiques, vol. 12, n° 1,
1971, p. 48.
25
Ibid, p.160.
26
Richard Baillargeon, Op.Cit. p.48
27
Greg M. Nielsen, Op. Cit. p.194.
Parution no.1
Le Prométhée
P. 65
millions pour la radio28. Il faut donc souligner l’impact
direct et indirect que peut avoir un tel investissement
pour le développement d’une industrie musicale au
Québec et de la culture en général.
séparation culturelle du Québec face au Canada. De ce
fait, elle a permis la création d’une industrie musicale
québécoise qui se démarque et s’affirme dans une entité
canadienne.
Cet investissement majeur dans la production
francophone s’explique par le mandat dont s’est investi
le réseau de Radio-Canada, mais aussi par le taux d’audience que la société d’État en retire. Effectivement, en
1994, la CBC atteignait fréquemment une moyenne de
cotes d’écoute de 12 % en comparaison d’une moyenne
de 23 % à 26 % pour la société francophone29. C’est
effectivement une constante dans la production francophone au Québec. Dans la production télévisuelle, le
même phénomène s’observe avec des cotes d’écoute
spectaculaires comme celles de 3 664 000 de téléspectateurs en 1991 pour Les filles de Caleb et de 4 098 000
en 1995 pour La Petite Vie30. Des émissions dédiées entièrement à la musique ont également connu du succès
comme La fureur (1998-2007), ou des émissions plus
récentes telles Un air de famille et le Choc des générations.
3- L’action des gouvernements dans l’industrie
musicale québécoise et canadienne : orientations,
influences et modernité.
Finalement, le soutien de Radio-Canada pour la
création musicale est un fait reconnu par les historiens.
En effet, dans plusieurs pays, on analyse que l’intervention de la radio publique a entrainé le développement d’un type d’œuvre musicale, la musique spécifiquement radiophonique31. Même si la radio occupe
une place moins importante après les années 1960, elle
continue à jouer un rôle dans le développement du langage musical au Québec et à favoriser l’évolution d’une
industrie musicale québécoise qui s’affirmera de plus
en plus dans l’espace canadien. Le tournant qu’a pris
Radio-Canada à l’automne 2004, par la création d’Espace Musique dans son « virage internet », est la preuve
de la continuité du mandat de Radio-Canada de favoriser la diffusion des créateurs locaux et de mettre de
l’avant l’industrie musicale québécoise32. En résumé,
l’institution Radio-Canada doit être considérée comme
un des plus importants mécènes de l’industrie musicale
francophone au Canada par son investissement direct
et indirect. Cette société d’État, tout d’abord mise en
place par des penseurs fédéralistes, a plutôt favorisé la
28
29
30
31
32
Ibid, p.109.
Ibid p.182.
Michel Fillion, Op. Cit. p.88.
Jean Boivin, Op. Cit. p. 103.
Ibid. p. 104.
L’industrie musicale au Québec a toujours bénéficié de politiques et de législations pour créer et protéger, d’une part, une culture québécoise, et, d’autre part,
un marché pour les produits de la musique. Depuis les
années 1930, toutes les législations, tant fédérales que
provinciales, ont été créées avec cet objectif en tête.
Cependant, ces différentes politiques ont toujours été
influencées par les différents courants et idéologies économiques. Du même souffle, l’aspect culturel canadien,
mais principalement québécois, a également influencé
l’élaboration de ces politiques.
Selon Jean-Guy Lacroix33, on peut distinguer
trois grandes périodes dans l’élaboration des différentes politiques. D’abord, la prédominance de la notion de service public et la crainte de l’envahissement
américain (1932-1957); cette période verra les grandes
enquêtes comme la Commission Aird et la Commission
Massey-Lévesque ou encore la création de la Société
Radio-Canada. Ensuite, du service public aux industries culturelles (1957-1980); cette longue période peut
se diviser en deux sous-périodes: une première, de
1958 à 1967, durant laquelle s’opère le virage politique
en faveur de la privatisation et une seconde, de 1968 à
1980, durant laquelle les provinces, surtout le Québec,
tentent de se donner une «politique de développement
culturel» au moment où le concept d’industries culturelles s’impose. Troisièmement, le privé et les ÉtatsUnis depuis 1980; durant cette période, les influences
néolibérales, notamment avec l’impact du Rapport Applebaum-Hebert et de la Commission Macdonald, ont
grandement contribué au mouvement de privatisation
amorcé dans les années 1980, et qui s’est transformé
dans les années 1990 en un mouvement de fusion des
entreprises privées.
33
Jean-Guy Lacroix et Benoit Lévesque. « Les industries
culturelles au Québec : un enjeu vital! ». Cahiers de recherche
sociologique, Volume 4, Numéro 2, 1986, Pages 129-168
P. 66
Le Prométhée
Sutherland34, pour sa part, identifie trois politiques fondamentales depuis les années 1970 qui ont
permis la création et la solidification d’un marché musical fort au Québec. Les quotas de contenu canadien,
les programmes d’aide à l’enregistrement sonore et les
modifications au régime des droits d’auteurs. Ces trois
politiques sont essentielles pour expliquer une transition entre un État sans économie musicale en 1970
à une économie musicale bien implantée à la fin des
années 1990. Dans cette dynamique, l’industrie musicale québécoise évolua distinctement du reste du pays
et du continent. Les politiques canadiennes, qui ont
cherché principalement à protéger le marché intérieur
de l’envahissement américain, ont bien souvent été
inspirées par des considérations économiques. Quant à
l’industrie québécoise, elle cherchait plutôt à mettre en
place les conditions permettant de soutenir un marché
de la culture francophone dans un pays majoritairement
anglophone. C’est cet aspect culturel qui a permis au
Québec de faire naître une industrie musicale forte :
c’est l’exception québécoise.
Nous constatons d’abord, comme le mentionne
Pierre Trudel, que les politiques canadiennes présentent
une contradiction importante35. Le système juridico-légal canadien en matière d’industrie musicale est fondamentalement calqué sur le système américain. Des
organismes comme le CRTC sont des outils de contrôle
et de gestion qui fonctionnent sur un style américain.
Mais alors que le Québec copie leur manière de faire,
cela crée une multitude de politiques qui viennent protéger de la culture américaine. C’est le choc de la culture
et de l’économie. D’un côté, une logique économique
pro-américaine, de l’autre une logique culturelle anti-américaine. Cependant, comme le mentionne Michel
Filion, l’idée que des politiques du gouvernement canadien puissent protéger une économie culturelle relève
de l’utopie36. Il faut impérativement considérer l’auditeur qui, au final, par ses goûts et besoins, définit la
programmation qui lui est présentée. Le Canada, qu’on
34
Richard Francis Sutherland. Making Canadian music industry policy 1970-1998. Thèse de doctorat (Communication),
McGill University, 2008. 374 p.
35
Pierre Trudel. « L’influence des modèles américains dans
la réglementation des industries culturelles : quelques intuitions ».
Florian Sauvageau dir. Variations sur l’influence culturelle américaine. Les Presses de l’Université Laval, 1999, Pages 17-31 (Collection Culture française d’Amérique)
36
Michel Fillion. Op. Cit. p. 75-89
Parution no.1
le veuille ou non, fait partie d’une culture nord-américaine et il est normal que les Canadiens demandent des
produits américains. On remarque ainsi la particularité
du Québec, qui est le seul vrai paradis pour la culture
purement canadienne, pour des raisons culturelles évidentes.
Comme nous l’avons vu précédemment, la répartition du budget de Radio-Canada / CBC démontre
une telle disparité. L’investissement en contenu francophone est largement supérieur en proportion au poids
démographique du Québec dans le Canada. Également,
Line Grenier, dans un ouvrage sur la « crise » dans l’industrie de la musique, citait les chiffres de l’ADISQ
qui, en 2009, affirmaient que les parts de marché des
disques québécois étaient de 52%, en hausse de 6% par
rapport à l’année précédente (53% pour les CD, 35% et
7% respectivement pour les albums et les pistes numériques)37. Des chiffres que sont loin d’atteindre ceux du
Canada anglais ou encore des pays comme la France.
Par ailleurs, les albums jugés à la fois artistiquement et industriellement québécois, représentant moins
du quart des ventes en 2002, comptent en 2010 pour
plus du tiers (près de 40% en 2004). Si l’on ajoute qu’en
2009, les ventes de produits québécois ont connu des
diminutions moins importantes que leurs concurrents
sur le marché local et que les albums francophones accaparaient 40% des ventes globales et 75% des albums
québécois, force est de constater l’efficacité d’un milieu industriel propre au Québec qui se démarque positivement des autres marchés. Ces derniers chiffres ne
démontrent pas seulement le caractère distinct du marché québécois en rapport aux autres, mais sa capacité
à franchir les nouvelles problématiques reliées à cette
industrie. Ainsi, alors que l’industrie traverse une crise
de la dématérialisation de la musique, on constate que
l’industrie musicale, dans son ensemble, continue de
prospérer. Comme le mentionne Grenier :
« Sont au nombre des signes de cette efficacité – évoquant la solidité des assises en
dépit de la fragilité qui perdure – le système
de vedettariat local, mentionné plus haut,
qui contribue à créer des liens étroits (tant
affectifs que financiers) entre les artistes et
leurs fans [sic] ainsi que le rayonnement
international d’un nombre croissant d’ar37
Line Grenier. Op. Cit. p. 41.
Le Prométhée
Parution no.1
tistes œuvrant dans une variété de genres et
styles, qui sont appuyés par des entreprises
sous contrôle québécois. »38
Conclusion
À la suite de notre analyse, nous pouvons affirmer que l’industrie musicale québécoise, qui s’est
développée à partir des années 1960, s’est s’implantée
définitivement, au-delà des différentes crises. De plus,
la création de Radio-Canada est un facteur qui a favorisé l’épanouissement de l’industrie musicale québécoise
par des moyens comme la diffusion ou le financement
des artistes. Les différentes politiques culturelles et
économiques (par exemple sur le droit d’auteur) ont
aussi permis la sauvegarde d’une industrie musicale
en constante évolution. Depuis les années 2000, on
constate un maintien de l’industrie musicale québécoise
sur le marché malgré les crises des différents supports.
Au final, le domaine de l’industrie musicale qué38
Line Grenier, Op. Cit. p.43
P. 67
bécoise est un vaste sujet d’étude. Pourtant, plutôt rares
sont les études historiques et économiques sur les conditions et les critères de l’évolution du marché musical au
Québec, et encore moins dans tout le Canada, sur une
longue période. Cela est aberrant considérant toutes les
sommes investies par les gouvernements dans la sphère
musicale. Considérant la renommée internationale de
la compétence actuelle du milieu musical québécois, et
ce, dans toute sa diversité, nous constatons pourtant la
précarité de ces carrières. Plusieurs autres facteurs d’influence sur le développement de l’industrie musicale
seraient intéressants à développer. Nous pensons particulièrement à la prohibition de l’alcool (1915-1921)
lorsque les bars et spectacles ont été interdits. Plus actuellement, il faudrait analyser l’écrasante domination
d’empires médiatiques comme Québecor grâce à des
émissions comme « Star Académie » ou encore l’implication des artistes québécois sur la scène politique, tant
fédérale que provinciale, en ce qui concerne la défense
des droits d’auteurs, notamment sur les supports numériques.
Annexe no.1 – Tableau des ventes mondiales d’enregistrements sonores
P. 68
Le Prométhée
Annexe no.2 – Institutions ou organismes liés au
développement de la musique au Québec1
12 septembre 1897 : Fondation de la Guilde des musiciens et musiciennes par Elward Hardy. L’association reçoit peu de
temps après la charte la confirmant en tant que section
locale 62 (la première au Canada) de l’«American Federation of musicians» (AFM).
17 décembre 1917 : L’Association des musiciens du Québec reçoit sa propre charte de l’AFM et devient un syndicat en
1955.
9 juin 1922 : Fondation de l’École de musique de l’Université Laval (Faculté de musique depuis 1997). La même année, à
Montréal, Jean-Noël Charbonneau fonde l’Institut musical du Canada.
1936 : Fondation par un gouvernement libéral de l’Office national du film (ONF). L’institution va déplacer ses bureaux
d’Ottawa à Montréal en 1956, permettant une riche collaboration.
1937 : L’Union des artistes (UDA) est un syndicat professionnel dont la tâche principale consiste à représenter les
artistes francophones ou de toute autre langue sauf l’anglais à l’intérieur du Canada. L’association a pour mission « l’identification, l’étude, la défense et le développement des intérêts économiques, sociaux et moraux des
artistes ». Son statut est officiellement reconnu en vertu
d’une loi québécoise depuis décembre 1987 et d’une loi
canadienne depuis juin 1992.
1943 : Les Jeunesses musicales du Canada sont créées par la
trifluvienne Anaïs Allard-Rousseau et trois autres musiciens dont l’abbé J.H. Lemieux et Laurette Desruisseaux-Boisvert, réunis à Saint-Hyacinthe à l’instigation
de Gilles Lefebvre, afin de stimuler la qualité et l’intérêt
des musiciens à perfectionner leur art.
18 septembre 1950 : Fondation de la Faculté de musique de l’Université de Montréal.
1956 : Le Conseil des Arts de Montréal voit le jour à l’initiative
du maire Jean Drapeau.
1957 : Création du Conseil des Arts du Canada par le premier
ministre Louis St-Laurent faisant suite aux recommandations du rapport Massey. Le Conseil va notamment
contribuer aux JMC.
1959 : Le Prix de musique Calixa-Lavallée est créé par la Société
St-Jean-Baptiste de Montréal.
1961 : Création du Ministère des Affaires culturelles du Québec
1
Références tirées de Marie-Thérèse Lefebvre et JeanPierre Pinson. Chronologie musicale du Québec 1535-2004 : musique de concert et musique religieuse. Québec, Éditions Septentrion, 2009. 366 pages.
Parution no.1
par Jean Lesage sous l’influence de George-Émile Lapalme qui en devient le premier titulaire (1961-64), avec
Guy Frégault comme sous-ministre, et qui va participer
financièrement à son expansion à travers le pays.
1961 : Création de Télé-Métropole, une chaîne aussi connue sous
le nom de « canal 10 ».
1965 : Fondation de l’Association canadienne des écoles universitaires de musique (ACEUM) qui devient en 1981 la
Société de musique des universités canadiennes (SMUC).
1966 : Création de la Fédération des associations de musiciens
éducateurs du Québec (FAMEQ)
En réalité, il faudra attendre les années 1960 pour que l’État intègre l’enseignement musical aux programmes scolaires
primaires et secondaires. En ce qui concerne Trois-Rivières, c’est finalement en 1964 que la ville va enfin obtenir son Conservatoire de musique. Le Cégep aura quant à
lui son département de musique en 1969, la même année
que l’ouverture de l’UQTR.
1969 : Fondation du Module de musique à l’Université du Québec
à Montréal et publication du rapport Rioux de la Commission d’enquête sur l’enseignement des arts au Québec.
Depuis 1969, toute parution sur disque doit être légalement déposée à la Bibliothèque nationale du Canada.
1973 : Ouverture du Centre de musique canadienne à Montréal.
Celui de Toronto date de 1959.
1978 : Publication du livre blanc sur la culture du ministre Camille
Laurin. De plus, André Perry fonde à Montréal l’Association québécoise de l’industrie du disque, du spectacle
et de la vidéo (l’ADISQ), anciennement Association des
producteurs de disque. Ceci vient ajouter une nouvelle
dynamique prometteuse, car on va désormais récompenser nos artistes d’ici avec des prix, nommés « Félix » depuis 1999.
1980 : Création de l’Association pour l’avancement de la recherche en musique du Québec (ARMuQ), renommée
en 1997 Société québécoise de recherche en musique
(SQRM).
« Au Québec, l’essor de la recherche en musique date seulement
des années 1970-1980. […] La création en 1980 de l’Association pour l’avancement de la recherche en musique du Québec [qui change de nom en 1997 pour la
Société québécoise de recherche en musique] et les
travaux amorcés, vers les mêmes années, en vue de la rédaction de l’Encyclopédie de la musique au Canada ont
aussi contribué à stimuler l’intérêt des chercheurs pour le
patrimoine musical.»2
1981 : Création de la Revue de musique des universités canadiennes
2
Amélie MAINVILLE, La vie musicale à Trois-Rivières
(1920-1960), 2009, p.8
Parution no.1
Le Prométhée
P. 69
puis fondation en mai 1981 de la Société professionnelle
des auteurs et compositeurs du Québec (SPACQ) par
Luc Plamondon, Diane Juster et Lise Aubut avec d’autres
collaborateurs dont Gilles Vigneault, Stéphane Venne et
François Cousineau. Elle regroupe aujourd’hui plus de
400 membres.
1994 : Le Conseil des arts et des lettres du Québec est créé par
le gouvernement du Québec.
1983 : La Société de développement des entreprises culturelles
du Québec (SODEC) est une société gouvernementale
québécoise fondée sous le nom de Société générale du
cinéma du Québec (SGCQ) et relevant du ministère de la
Culture et des Communications du Québec. La SODEC
est destinée à la promotion et au soutien de la culture
québécoise et apporte une aide financière publique aux
industries québécoises du livre, du disque et du spectacle
de variété, du cinéma et de la production télévisuelle et
des métiers d’art.
1996 : Fondation de l’entreprise Distribution Plages, dont les bureaux sont situés à Caraquet, au Nouveau-Brunswick.
C’est le seul distributeur francophone à l’est du Québec.
On y retrouve plus de 200 titres, surtout acadiens, mais
aussi du Québec et d’ailleurs au pays.
1983 : Publication de l’édition française de l’Encyclopédie de la
musique au Canada chez Fides. Une seconde édition paraît en 1993. Puis, la revue YÉ-YÉ est publiée d’octobre
1983 à décembre 1989 (48 numéros) et se prolonge sous
les traits de la SARMA (Société pour l’avancement de la
recherche en musique d’agrément) qui publie un numéro
annuel intitulé « Rendez-vous 91 ».
2004 : Abolition de la radio culturelle francophone de Radio-Canada et création du nouveau concept Espace Musique.
1985 : Fondation de la Société du Droit de Reproduction des
Auteurs, Compositeurs et Éditeurs au Canada (SODRAC) par la SPACQ de pair avec la SACEM (Société
des Auteurs, Compositeurs et Éditeurs de Musique - en
France) afin de percevoir les redevances découlant du
droit de reproduction des œuvres musicales.
1987 : Création de l’Association des organismes musicaux du
Québec, qui devient en 1993 le Conseil québécois de la
musique.
1 novembre 1988 : La Guilde des musiciens du Québec naît de
la fusion de la Guilde des musiciens de Montréal, section
locale 406 de l’AFM, et de l’Association des musiciens
du Québec, section locale 119. En 2003, la Guilde des
musiciens du Québec (GMQ) change de nom pour devenir la Guilde des musiciens et musiciennes du Québec (GMMQ) et fait partie du réseau de la Fédération
internationale des musiciens qui compte plus de 250 000
membres.
er
1991 : Publication du rapport Arpin sur la culture et les arts. Fondation de la revue Circuit, musiques contemporaines et de
la revue La Scena Musicale.
1992 : Fondation de la Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique. Fondée à Toronto, c’est
l’organisation canadienne de gestion collective des droits
d’auteur qui administre la communication et l’exécution
des œuvres musicales. Elle a 100 000 membres.
1996 : Le Conseil québécois de la musique fonde les Prix Opus
visant à souligner l’excellence du milieu de la musique de
concert au Québec.
1999 : La Société pour la promotion de la relève musicale de
l’espace francophone (SOPREF). Elle fermera ses
portes en août 2009, malgré ses 600 membres, par une
décision du C.A.
Mars 2006 : Le Gala Alternatif de la Musique Indépendante
du Québec (GAMIQ) est créé par Patrice Caron, ancien
rédacteur en chef du magazine musical Bang Bang, pour
récompenser les artistes émergents de la scène musicale
québécoise. L’organisation grossit chaque année.
Printemps 2010 : Disque Amerik, le principal fabricant de CD et
de DVD au Québec se place sous protection judiciaire en
espérant éviter la faillite.
Décembre 2010 : Une quarantaine d’artistes québécois vont à Ottawa pour dénoncer le projet de loi C-32 et défendre les
droits d’auteurs. « M. Harper, quand on appauvrit les artistes, on appauvrit notre culture. » - Carole Lavallée.
2013 : L’Institut d’analyse de l’industrie de la musique (IAIM)
semble proposer une étude actualisée, mais le projet n’est
encore qu’embryonnaire. À l’échelle fédérale, l’Alliance
nationale de l’industrie musicale (ANIM), à titre de
porte-parole de l’industrie musicale des communautés
francophones et acadiennes, a comme mission de contribuer à la consolidation et à la croissance de l’industrie du
disque et du spectacle musical de la francophonie canadienne en appuyant les efforts de ses membres dans l’atteinte de leurs objectifs individuels et collectifs.
Juillet 2013 : Une cinquantaine de petites salles montréalaises
créent une association, le Réseau des salles alternatives
du Québec (RSAQ), pour que ces diffuseurs puissent
parler d’une seule voix, et surtout se faire entendre auprès des gouvernements, dont ils se plaignent de ne recevoir aucune aide financière. Le RSAQ regroupe quelques
joueurs clés de la scène du champ gauche, comme le
Cabaret du Mile End, le Divan Orange, L’Escogriffe, l’Il
Motore et la Sala Rossa.3 Après avoir été flouées par ses
récents acheteurs, qui se sont sauvés en laissant une dette
3
Le Devoir, 7 décembre 2013, article de Philippe Papineau.
P. 70
Le Prométhée
de 375 000 $, les Productions de l’onde (1994) tentent de
se sortir de l’embarras en lançant une campagne de financement. Le cofondateur de la maison de disques, le vétéran musicien Edgar Bori, a repris les rênes de l’entreprise
en octobre après que Nicolas Asselin et Steve Desgagné
l’aient abandonnée sans payer plusieurs artistes et partenaires impliqués dans la production d’albums et dans le
projet du RIME, le Regroupement indépendant de la musique émergente.
En novembre 2013, l’ADISQ et l’Association canadienne des
radiodiffuseurs (ACR) ont publié un guide numérique
dédié aux producteurs et maisons de disques afin de les
aider à commercialiser efficacement la musique québécoise. Ce guide est le résultat d’une étude effectuée par téléphone auprès de 5000 Québécois sur leurs habitudes de
consommation de musique. L’une des particularités des
résultats, explique Solange Drouin, directrice générale de
l’ADISQ, est qu’ils sont déclinés par style musical, par
âge et par région, de manière à offrir à l’industrie une
idée très précise «d’où logent les Québécois en matière
de musique francophone québécoise».4
12-13 novembre 2013 : Forum des musiques émergentes et indépendantes du Québec (FDMEIQ) organisé par le GAMIQ. Les conclusions du rapport sont en ligne au www.
fdmeiq.com
3 décembre 2013 : Annonce de l’entente entre les deux grands
joueurs de l’industrie du spectacle. Cette entente (dont
le montant est secret) entre le Groupe CH et sa filiale
spectacle Evenko qui ont uni leurs forces avec celles de
l’Équipe Spectra inquiète plusieurs personnes, malgré
certains acteurs importants encore indépendants comme
le Club Soda à Montréal. Désormais, c’est la domination
d’Evenko — la branche spectacle du Groupe CH — et
Spectra qui possèdent le Centre Bell, le Métropolis, L’Astral, la future Place Bell (une salle de 10 000 places à Laval), et gèrent le Corona. Côté festival, Heavy Montreal,
Osheaga, les FrancoFolies de Montréal, le Festival international de jazz et Montréal en lumière existeront sous
le même chapeau. « Beaucoup de petits ou de moyens
joueurs — artistes et entreprises — ont l’impression de
ne plus avoir de levier pour négocier les cachets et les
conditions de travail. »5
Parution no.1
Bibliographie
Monographies :
BAILLARGEON, Richard et Christian Côté. Une histoire de la
musique populaire au Québec - Destination Ragou. Montréal, Éditions Tryptique, 1991. 179 pages.
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québécoise. Québec, Éditions de L’instant même, collection connaître, 2010. 159 pages.
LEFEBVRE, Marie-Thérèse et Jean-Pierre Pinson. Chronologie
musicale du Québec 1535-2004 : musique de concert et
musique religieuse. Collaborateurs : Mireille Barrière,
Paul Cadrin, Élisabeth Gallat-Morin, Bertrand Guay et
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366 pages.
LINTEAU, Paul-André, René DUROCHER, Jean-Claude ROBERT et François RICARD. Histoire du Québec contemporain. Tome II : Le Québec depuis 1930. Montréal, Boréal, 1989. p.153-183.
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DAVOINE, Françoise. « L’aventure du disque de musique québécoise : bilan d’une décennie et perspectives d’avenir »
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4
La Presse Canadienne, « Mise en marché de la musique », 16 novembre 2013.
5
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Parution no.1
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Bibliographie d’études et de travaux sur la musique au Québec
depuis vingt ans: http://sqrm.qc.ca/?page_id=1089
P. 72
Le Prométhée
Parution no.1
ÊTRE TIBÉTAIN DEPUIS 1950, LES
CONSÉQUENCES CULTURELLES
DE L’ANNEXION
funt renaît dans le corps d’un nouveau-né, choisi parmi
ceux issus des familles proches du pouvoir.1 Cette tradition s’effectue selon les souhaits du défunt et à partir
de rituels traditionnels.
Par Caroline Motais
Pendant que la Chine et le Japon se disputent
la paternité des îles Diaoyu / Senkaku, une zone riche
en médiatisation, l’aspiration à la paix pour la population tibétaine demeure. Le Tibet, « toit du monde »,
origine de l’imaginaire dans la pensée populaire, fait
aujourd’hui partie intégrante de la Chine. Mais cela n’a
pas toujours été le cas. Le Tibet, qui aspire depuis toujours à un idéal religieux, une paix intérieure et l’harmonie, est devenu en quelques années le théâtre mondial de la disparition d’une culture traditionnelle et d’un
conditionnement aux rites chinois. En définitive, cette
entité, autrefois indépendante, est aujourd’hui un territoire où une guerre non-violente et la haine ont pris
place.
Tenzin Gyatso, le 14e Dalaï-Lama, est le chef
spirituel et politique du Tibet. Né le 6 juillet 1935, exilé en Inde depuis l’invasion chinoise, il ne cesse de se
battre spirituellement dans le but de redonner au Tibet son indépendance autrefois connue. En effet, après
l’invasion de 1950, alors que la Chine est en pleine
révolution agraire, le Tibet devient officiellement un
« protectorat chinois »2 le 12 mars 1955. « Le toit du
monde » sera de nouveau envahi en 1959, trois ans
après être redevenu une région autonome. Le peuple
tibétain, depuis plus de cinquante ans, attend ainsi le
retour de leur maître spirituel, qui reçut en 1989 le prix
Nobel de la paix dans sa lutte non-violente pour la libération du Tibet. Considéré comme un ennemi et une
menace, les autorités chinoises mettent tout en place
afin que les nouvelles générations tibétaines oublient
d’où elles viennent et qui est le cœur de leur spiritualité.
Sous leurs airs dociles, la prière ne permit pas
aux tibétains de se sauver de l’invasion chinoise. Futelle un signe de soumission ? Ces gens, aspirant à tant
de paix et de sagesse, furent des proies faciles. Le gouvernement chinois prit donc en charge de « réformer »
le Tibet en s’attaquant à la religion et de ce fait aux
monastères et à l’éducation. Déjà en octobre 1955, la
religion était synonyme de poison3 et il fallait éliminer
toute forme de résistance. Dès lors, dans tout le Tibet,
la Chine encouragea la délation, effet qui entraina la
disparition d’un tibétain sur cinq dans des camps de
travail ou bien en prison. L’opinion politique fut et est
encore une raison d’emprisonnement arbitraire sans
jugement. Le plus jeune prisonnier politique du monde
fut Panchen-Lama, déporté à Pékin en 1995 âgé alors
de six ans.4 Dans la hiérarchie tibétaine, il est le second
Le monde occidental, trop occupé à suivre de
près ce qui est médiatisé, préfèrerait-t-il oublier les origines d’un conflit qui ont mené à la sinisation et à l’acculturation du Tibet au rythme des invasions chinoises
? Les raisons politiques et géographiques de ce désir
de rattacher le Tibet à la Chine ne sont plus au cœur de
débats qui s’orientent davantage sur la probabilité d’un
conflit émergent entre la Chine et le Japon. La République populaire de Chine, deuxième puissance mondiale, fait-elle peur au monde occidental ou ce dernier
préfère-t-il fermer les yeux sur une situation qui, au
premier abord, ne conscientise pas les esprits au point
de s’y attarder ? À quoi bon se préoccuper de ce dont on
n’entend pas parler ? Pourtant le Dalaï-Lama ne cesse
de discourir de paix, prône la non-violence et encourage son peuple à continuer de croire qu’ils seront, un
jour, à nouveau, libres. Que signifie donc être tibétain
à notre époque? Que restera-t-il de cette civilisation si
prospère autrefois, une fois que le Dalaï-Lama ne sera
plus et que la Chine aura abouti à ses fins en réduisant à
Le Sénat, Relations interparlementaires France-Tibet,
néant ce qui reste encore du Tibet et de son peuple? La 1
Le Tibet en exil : à l’école de la démocratie, 2005, p. 14. http://
réponse à ces questions est l’objectif fixé de cet article. www.senat.fr/ga/ga67/ga67_mono.html.
Afin de comprendre ce qui pousse un peuple à
rester à la fois pacifiste et activiste, il est important de
comprendre qui est leur chef et quel est son rôle. Ne devient pas Dalaï-Lama qui veut. C’est un statut qui ne se
transmet pas de génération en génération mais grâce à
la réincarnation, principe même du bouddhisme. Le dé-
2
Rémi Pérès, Chronologie de la Chine au XXe siècle :
histoire des faits économiques, politiques et sociaux, Paris, Vuibert, 2001, p.64.
3
Michel Peissel, Les cavaliers du Kham, guerre secrète
au Tibet, Paris, Robert Laffont, 1972, p.82.
4
Fabienn Jagou, « La politique religieuse de la Chine au
Tibet », Revue d’étude comparative Est-Ouest, vol.32, no.1
(2001), p. 49.
Parution no.1
Le Prométhée
après le Dalaï-Lama.
Malgré une politique chinoise qui se veut répressive, le bouddhisme reste encore le cœur de la religion et de la spiritualité. L’enseignement religieux
est transmis dans les monastères, sous supervision
et haute surveillance chinoise. Les besoins en enseignants Lamas sont sous la tutelle des autorités. Voyant
les monastères comme une possibilité de rassemblement prônant la libération du Tibet, le gouvernement
chinois a déjà massacré et détruit un grand nombre de
moines et de monastères. Depuis la fin du XXe siècle,
il a néanmoins subventionné la restauration des plus
grands, devenus aujourd’hui davantage des lieux touristiques que des lieux d’enseignement et de recueillement. Les plus petits monastères furent reconstruits
par les moines eux-mêmes.
Un document, publié le 22 novembre 2000 par
le bureau d’information du Conseil d’État de la République populaire de Chine, contient une série de lois
en lien direct avec l’exercice de la religion sur le sol
tibétain qui met à « l’évidence une volonté d’anéantissement de la religion bouddhique au Tibet car le nationalisme tibétain s’exprime à travers elle »5. Dans l’optique de sa révolution agraire de 1950, la Chine priva
les monastères de leurs terres pour les transmettre aux
paysans qui les cultivaient. Ils furent ainsi privés de revenus ce qui affaiblissait considérablement leur fonctionnement. Les révoltes qui éclatèrent dans le dernier
quart du XXe siècle, notamment celle de 1989, année
au cours de laquelle le Dalaï-Lama reçut le prix Nobel
de la paix, laissent un souvenir amer dans la mémoire
populaire concernant les monastères.
L’année 1989 est une période importante
dans l’histoire tibétaine. Elle correspond à la mort du
Panchen-Lama, à des émeutes à Lhassa, et c’est aussi
l’année où la loi martiale fut imposée par le premier
ministre chinois Li Peng au Tibet, encourageant les informateurs grâce aux « boîtes de délation »6 après les
soulèvements réprimés sur la place Tian’anmen. Outre
l’encouragement à la délation, cette loi martiale eut des
impacts considérables sur les règles de fonctionnement
des monastères et l’armée chinoise en eut la responsabilité : l’âge, l’enseignement, la vie intérieure furent
5
Ibid., p.35.
6
Lydie Koch-Miramond, La Chine et les droits de
l’homme, Paris, L’Harmattan, 1991, p.145.
P. 73
sous le contrôle du Bureau des affaires religieuses de
Lhassa. La sélection des futurs moines était la plus rigoureuse car il faut démontrer ne pas être un sympathisant nationaliste et l’ordination est contingentée depuis
19947.
Outre les changements apportés par la Chine
sur les ordres monastiques, l’acculturation s’est prolongée autrement. Dénoncée dans un appel du Dalaï-Lama le 24 novembre 1950, la stérilisation forcée
des hommes et des femmes dans le but d’exterminer le
peuple tibétain fut pratiquée.8 À Lhassa, aujourd’hui,
les tibétains sont minoritaires. Détruire la culture tibétaine fut une priorité et cela peu importe les moyens
utilisés. Toutefois, il est important de rappeler que la
Chine agissait de façon libératrice pour le Tibet et il
était de son devoir d’intervenir dans ce pays.
Toutefois, des opposants pacifistes et des réfugiés politiques luttent toujours afin de retrouver un
Tibet autonome et sont la preuve que le « pays peut se
poursuivre en dehors de son territoire »9. L’impact du
message du Dalaï-Lama porté aux tibétains par Kalsang Dolma, réfugiée tibétaine, prouve à quel point ce
peuple est attaché à leur chef spirituel. Il est leur libérateur et leur apporte espoir, joie et mélancolie.
En réalité, les nouvelles générations tibétaines
perdent peu à peu leur identité, perdent de vue leurs
cultures, leur sentiment d’appartenance. Les noms de
rues et de quartiers sont assimilés au même titre que
la population elle-même. Malgré cela, les nomades,
les prêtres tibétains, les gens qui ont connus le Tibet
avant 1950 se souviennent de la profondeur spirituelle
de leur pays.
Le Dalaï-Lama appelle à la lutte non-violente,
à un retour à la culture et la survie du patrimoine. Sans
lui, les tibétains n’ont plus de repères pour s’unir. Des
évènements comme celui du 27 avril 1998 à New
Dehli où un tibétain s’est immolé par le feu après
quarante-sept jours de grève de la faim restée sans réponse, témoigne d’une lutte quotidienne de nombreux
tibétains. « Le monde est-il trop occupé à d’autres urgences? »10. En novembre 2012, alors que se tenait le
7
Jagou, loc.cit., p. 40.
8
François Prévost et Hugo Latulippe, Ce qu’il reste de
nous, Montréal, Office national du film du Canada, 2008, DVD
Vidéo de 76mn.
9
Idem
10
Idem
P. 74
Le Prométhée
Parution no.1
18e congrès du parti Communiste chinois, vingt-huit
personnes se sont immolées par le feu11, preuve que la
crise identitaire est plus que présente à l’extérieur du
Tibet, marquant ainsi le centième anniversaire de la déclaration d’indépendance du Tibet.
LA MONTÉE DU FRONT
NATIONAL EN FRANCE
Par Vincent Cheval et Julien Turminel
(collaboration spéciale)
En conclusion, la question du Tibet, pays riche
en ressources naturelles, demeure toujours dans l’esprit
tibétain que ce soit ou non sur le territoire. Malgré cela,
la situation ne semble pas perturber les occidentaux qui
s’attardent davantage à des questions d’ordre politiques
concernant les Îles Diaoyu / Senkaku ou encore la situation critique au cœur des discussions actuelles mettant en avant la Russie, la Chine et l’Otan concernant
l’Ukraine. Quels débats jailliraient si un soulèvement
révolutionnaire se produisait et que le peuple tibétain
n’était plus aussi pacifiste et disait « NON » à la tyrannie chinoise ? Bien que l’annexion fût condamnée par
l’ONU en 1961 et 1965, « le Tibet reste aujourd’hui un
pays occupé, opprimé et qui subit la force, la peur et la
souffrance. »12.
En juin 2014, la France voyait, pour la première fois de son histoire démocratique moderne, un
parti classé à l’extrême droite de son spectre politique
arriver en tête d’une élection d’ampleur nationale. Ce
scrutin visant à renouveler la représentation française
au parlement européen à vue pas moins de 5 circonscriptions, sur les 7 qui divisaient l’Hexagone pour le
vote, remportées majoritairement par des représentants
du Front National, parti incarné par la famille Le Pen à
sa tête depuis sa création. Tout cela presque deux mois
après une percée significative du Front aux élections
municipales quand, le 30 mars 2014, 14 villes sont gagnées par l’extrême-droite, dont 11 par le parti dirigé
actuellement par Marine Le Pen.
Bibliographie
HIACE, Isaure. « Chine : un 100e Tibétain s’immole pour protester contre Pékin »,
L’Express, Février 2013, http://www.lexpress.fr/actualite/monde/
asie/chine-un-100e-tibetain-s-immole-pour-protestercontre pekin_1220094.html#XbUcu3yQvXaJPLuX.99
JAGOU, Fabienne. « La politique religieuse de la Chine au Tibet ». Revue d’étude comparative Est-Ouest, vol.32, no.1
(2001) : 29-54.
KOCH-MIRAMOND, Lydie. La Chine et les droits de l’homme.
Paris, L’Harmattan, 1991, 266p.
Le Sénat, Relations interparlementaires France-Tibet. Le Tibet en
exil : à l’école de la démocratie, 2005. 60p. http://www.
senat.fr/ga/ga67/ga67_mono.html.
PEISSEL, Michel. Les cavaliers du Kham, guerre secrète au Tibet.
Paris, Robert Laffont, 1972, 303p.
PÉRÈS, Rémi. Chronologie de la Chine au XXe siècle : histoire
des faits économiques, politiques et sociaux, Paris, Vuibert, 2001, 141p.
PRÉVOST, François et Hugo Latulippe. Ce qu’il reste de nous,
Montréal, Office nationale du film du Canada, 2008,
DVD Vidéo de 76mn.
11
Isaure Hiace, « Chine : un 100e Tibétain s’immole pour
protester contre Pékin », L’Express, Février 2013, http://www.lexpress.fr/actualite/monde/asie/chine-un-100e-tibetain-s-immolepour-protester-contre-pekin_1220094.html#XbUcu3yQvXaJPLuX.99 (Page consultée le 12 janvier 2014).
12
Le Sénat, Le tibet en exil : à l’école de la démocratie,
p.54.
Le Front National est l’union hétéroclite de
divers mouvements d’extrême-droite, puisant ses racines jusque dans l’idéologie de Charles Maurras et
de l’Action Française à la fin du XIXème siècle. Ces
idées ont, après bien des péripéties, évolué et ont donné le parti actuel, qui se distingue de ses prédécesseurs
par sa capacité à renouveler ses forces sociales et ses
grandes ambitions1. Il est fondé le 5 octobre 1972, par
des responsables du parti néo-fasciste Ordre Nouveau,
dans le but de former une organisation plus large, regroupant « nationalistes » et « nationaux »2 dans une
« vitrine politique » plus présentable dans une société
démocratique. C’est alors un parti marginal présidé par
Jean-Marie Le Pen, ancien député d’un mouvement populiste appelé poujadiste ayant démissionné pour s’engager dans le corps des parachutistes après que l’Assemblée Nationale aie votée l’envoie de l’armée dans
une Algérie en pleine révolte face au pouvoir colonial
(période durant laquelle il est accusé d’avoir pratiqué
plusieurs séances de tortures sur des prisonniers algériens), mais qui va se faire une place progressivement
sur l’échiquier politique français.
Nous, qui vivions alors pleinement et paisiblement notre aventure québécoise au sein de l’UQTR,
1
Michel Winock (dir.), Histoire de l’extrême droite en
France, Paris, Éditions du Seuil, 1993, p. 232.
2
Ibid., p. 243.
Parution no.1
Le Prométhée
recevions les nouvelles des succès électoraux du Front
National moins avec une réelle surprise qu’avec une
tristesse tangible. En effet, comment expliquer l’émergence massive d’un parti d’extrême droite, issu des
groupuscules les plus marginaux et les plus extrêmes,
sur la scène politique hexagonale actuelle, où il semble
s’ériger en parti d’opposition « normal » ? Comment expliquer cet attrait, même chez certains de nos proches,
pour une formation politique qui, il y a dix ans encore,
provoquait une réelle indignation à la moindre de ses
manifestations ? Notre présence au Québec nous a permis de poser une réflexion la moins passionnée possible
sur le sujet au vue de nos opinions et affects personnels,
de nous fonder avant tout sur une méthodologie d’historien, d’extirper des rayonnages de la bibliothèque et des
archives de journaux les explications nous permettant
d’éclairer notre regard sur cette actualité brûlante d’une
lumière nouvelle. Car transmettre l’Histoire, c’est aussi
cela.
I - De la marginalité aux grands succès
électoraux et idéologiques
Les années 1970 ne sont pas très glorieuses pour
le Front National, qui ne parvient pas à s’imposer dans
les urnes. En effet, moins de 30 ans après la Seconde
Guerre Mondiale, les partisans des idéaux nationalistes
et racistes se font encore discrets. Toutefois, les idées
d’extrême-droite font leur chemin, notamment avec le
GRECE (Groupement de Recherche et d’Étude pour la
Civilisation Européenne). Créé en 1969, cette organisation s’est fixé comme but la création d’une « nouvelle
culture de droite »3 de tendance néo-païenne. Ainsi, un
contre-feu idéologique fut établi afin de parer la Gauche
conquérante du début des années 1980.
P. 75
National commence une percée électorale. Il est mal
représenté au niveau national avec 0,1% des suffrages
aux élections municipales de mars 1983, mais localement certains résultats ne sont pas négligeables : la liste
de Jean-Marie Le Pen réalise ainsi un score de 11,3%
dans le XXe arrondissement de Paris5.
Il faudra attendre 1984 pour que le leader du
FN soit reconnu comme un homme politique à part
entière, avec son entrée en janvier dans le baromètre
Figaro-SOFRES, et une invitation le 13 février à
l’émission télévisé « L’heure de vérité »6, émission qui
aurait été expressément commandée par l’Élysée. Au
niveau des élections européennes, la liste « Front d’opposition nationale pour l’Europe des patries », conduite
par Jean-Marie Le Pen, réalise le 17 juin 11,2% des
suffrages avec plus de deux millions d’électeurs. Un
tel score n’avait plus été réalisé par une liste d’extrême-droite depuis 1956, où les listes Poujade avaient
rassemblé 11,6% des suffrages aux législatives du 2
janvier 19567. Cependant, malgré la ressemblance du
score, l’implantation géographique est complètement
différente : le poujadisme touchait la « France du passé » représentée par les régions rurales, alors que le FN
touche la « France urbaine et moderne », correspondant
surtout aux grandes métropoles urbaines et aux villes
où sont présentes d’importantes concentrations de population immigrée. Dans ces agglomérations, le FN
rassemble en moyenne un électeur sur cinq8.
L’extrême-droite devient alors une force avec
laquelle il faut compter en milieu urbain. Mais on
constate avec les élections de mars 1985, que les suffrages du FN sont davantage un moyen d’empêcher ou
de favoriser l’élection des candidats de la droite traditionnelle, qu’un moyen de faire élire ses propres canIl faut aussi prendre en compte le contexte écodidats9.
nomique et social, car la France est entrée dans une proPuis, un événement heureux pour le FN va se
fonde crise depuis le milieu des années 1970. Avec son
aggravement au début des années 1980, on voit appa- produire : le mode de scrutin pour les élections législaraître une France à deux vitesses, où s’opposent « d’un tives est modifié le 3 avril 1985. D’après le président de
côté, ceux qui participent à la vie moderne, à l’emploi, la République en place, François Mitterrand, il s’agis10
à la consommation, dont les enfants accèdent à l’éduca- sait juste d’« instiller la proportionnelle » pour un vote
tion dans des conditions convenables ; de l’autre, ceux Seuil, 1992.
qui oscillent entre le chômage et le travail précaire, des 5
Winock, op. cit., p. 252.
6
Ibid., p. 253.
familles déstructurées, des enfants mal ou sous-édu7
Ibid., p. 254.
4
qués, le surendettement et la misère ». Puis, le Front
3
4
Ibid., p. 247.
Michel Wieviorka, La France raciste, Paris, Edition du
8
9
10
Ibid., p. 255.
Ibid., p. 258.
Ibid.
Le Prométhée
P. 76
plus juste. Mais la substitution de la proportionnelle
au scrutin majoritaire permet surtout au FN de monter,
et donc de contrecarrer en partie la droite classique au
profit du parti socialiste.
Parution no.1
exprimés16. Au second tour, la défaite de la droite permet au leader du FN de se présenter en seul et unique recours face à François Mitterrand. Mais comme le mode
de scrutin majoritaire à deux tours est réintroduit pour
les élections législatives, combiné avec la stratégie de
candidature unique adoptée par le RPR et l’UDF, cela
va entraîner un recul du FN. En automne 1989, un débat
national inattendu éclate autour du foulard islamique
et permet au FN de retrouver une certaine dynamique
avec l’accent sur les thèmes de l’immigration et de l’intégration17. Par la suite, le FN connaît des hauts et des
bas, mais sans jamais faire mieux. Ainsi, en 1994, le
FN obtient 10,9% des suffrages exprimés aux élections
européennes. Ce qui était perçu en 1984 comme une
percée fulgurante (11,2%) devient dix ans plus tard la
marque d’un essoufflement18.
Ce « coup de pouce » mitterrandien entraîne
alors des changements au FN, où l’on passe à une
stratégie de « notabilisation » qui entraîne une perte
de militants, mais qui est compensée par l’arrivée de
nouveaux électeurs. Le 16 mars 1986, avec plus de 2,5
millions d’électeurs et près de 10% des suffrages exprimés, le Front National entre massivement à l’Assemblée nationale (où il constitue un groupe parlementaire
avec 35 députés) et dans les conseils régionaux (avec
137 conseillers régionaux)11. Il revendique aussi cette
année-là une force de 65 000 adhérents12. Le FN développe alors une contre-société national-frontiste avec
toute une série de réseaux, constitués de nombreuses orAux élections présidentielles de 1995, le FN réganisations satellites et d’une presse « amie »13 comme alise un score de 15%. Jacques Chirac remporte la vicle journal « Minute ».
toire, mais cette alternance n’apporte pas les résultats
espérés par les électeurs. Ainsi, les déceptions sur les
Néanmoins, le FN va connaître certaines turquestions économiques et les politiques d’intégration,
bulences internes, notamment avec quelques dérapages
notamment à la suite des attentats islamistes qui vont
de Jean-Marie Le Pen. Par exemple, en septembre
secouer Paris, vont permettre d’augmenter la popularité
1987, il est interrogé à RTL sur les thèses des historiens
du FN.
« révisionnistes » et répond : « Je me pose un certain
nombre de questions ; je ne dis pas que les chambres à
En 2002, le fractionnement de la Gauche aux
gaz n’ont pas existé. Je n’ai pas pu moi-même en voir. élections présidentielles avec pas moins de 16 candidats
Je n’ai pas étudié spécialement la question. Mais je et le bilan industriel décevant des années Chirac-Jospin
crois que c’est un point de détail de l’histoire de la Se- dans une campagne électorale marquée par l’affaire
conde Guerre mondiale »14. Malgré tout, le FN continue Paul Voise, permettent au FN d’arriver au second tour
son chemin et réussit peu à peu à confisquer la fonction avec 16,86% des voix. Le choc est tellement fort que
d’opposition de la droite classique à son profit.
les électeurs votent massivement pour Jacques Chirac
au second tour.
Pendant ce temps, la Gauche est en pleine crise
d’identité et cherche à combler son vide idéologique.
Pour les élections présidentielles de 2007, le FN
Elle utilise le FN comme ferment de division des part alors confiant, mais il se prend finalement un redroites. Elle dénonce les alliances pratiquées en pro- vers, dû au phénomène Nicolas Sarkozy. Celui-ci a révince et participe à la campagne antiraciste, notamment cupéré une partie des thèmes alors monopolisé par l’exavec SOS Racisme incarné par le slogan « touche pas trême droite, et s’est forgé une stature de « Monsieur
à mon pote » qui joue un rôle central et donne le la15.
sécurité » lors de son passage au ministère de l’IntéPuis, vient l’élection présidentielle de 1988, qui rieur, notamment lors des émeutes en banlieues de 2005
permet à Jean-Marie Le Pen d’établir un record histo- et a, par conséquent, regroupé un électorat plus large.
rique avec plus de 4 300 000 voix et 14,4% des suffrages Ces élections sont donc une défaite électorale pour le
FN, mais c’est une victoire idéologique : la présidence
11
Ibid., p. 259.
Sarkozy étant marquée par la création d’un ministère
12
Ibid., p. 274.
13
14
15
Ibid.
Ibid., p. 276.
Ibid., p. 277.
16
17
18
Ibid., p. 278.
Ibid., p. 287.
Ibid., p. 296.
Parution no.1
Le Prométhée
P. 77
de « l’immigration et de l’identité nationale » ou encore A) Des bouleversements « récents » et « extérieurs »
avec le vote de la loi sur l’interdiction du hijab.
Ancienne grande puissance internationale et coLe 16 janvier 2011 survient un tournant au sein loniale, la France de la seconde partie du XXième siècle
du parti, avec l’élection de Marine Le Pen à la prési- a vu se développer un esprit de déclassement favorable
dence du FN. Elle reprend les idéologies de son père, aux tenants des idéologies conservatrices voire réacmais en les rendant politiquement plus correctes, en- tionnaires chez un nombre croissant de Français. Cette
tame alors une entreprise de dédiabolisation. Le prin- tendance s’est cristallisée autour des problématiques de
cipe n’est pas nouveau est a été entrepris dès 1995 par l’immigration (1), surtout extra-européenne, et de l’inBruno Megret, alors n°2 du parti avant sa tentative de sécurité présentée assez hâtivement comme l’une de
rébellion face à la mainmise des Le Pen sur le parti, ses conséquences et des impacts de la mondialisation
qui arrive à conquérir la ville de Vitrolles où il met en économique (2) rendue seule responsable des difficulavant un discours avant tout social. La nouvelle cheffe tés économiques et sociales du pays.
donne une image de femme moderne, présente une véritable volonté de faire du FN un parti de pouvoir, passe 1) Insécurité et « déchéance », la faute de l’autre.
de l’anticommunisme à l’anti-mondialisme, rencontre
L’immigration est aujourd’hui perçue négativecertaines associations juives inquiètes des actes antiment par près de 70% des Français19, accusée d’être la
sémites perpétrés par de jeunes musulmans et se rend
source de violence (a) et un facteur de transformation
à Lampedusa en Italie, où chaque année des centaines
négatif du pays notamment par l’implantation de l’isd’immigrés meurent noyés en tentant de rejoindre l’Eulam (b).
rope, dénonçant la politique migratoire européenne.
a) L’immigré criminel
Aux dernières élections présidentielles, Marine Le Pen arrive ainsi troisième le 21 avril 2012 avec
Alors que la dernière campagne présidentielle
17,9% des voix. Depuis ce temps, elle continue sa stra- battait son plein, la ville de Toulouse vivait dans un
tégie de dédiabolisation en vue des futures élections de état de psychose après le meurtre de trois militaires
2017.
d’origine arabe et africaine ainsi que d’un professeur
et de deux élèves d’une école juive de la ville. Après
II - Le FN, catalyseur des peurs
une chasse à l’homme et le siège de l’appartement du
de la France contemporaine
suspect par les commandos de la police, ce dernier est
Depuis sa création, la formation politique incar- abattu par les forces de l’ordre. L’assassin s’appelait
née par la famille Le Pen a toujours tenté d’apporter Mohamed Merah, jeune français musulman radicalisé
une réponse aux angoisses des Français touchés par les par son aîné, et va devenir pour la candidate Le Pen le
bouleversements du siècle devenant souvent, si ce n’est symbole même de la corrélation entre immigration et
tout le temps, le cri de ralliement des mécontents. Or, si criminalité : « Combien de Mohamed Merah dans les
la dynamique actuelle de ce parti s’explique certes par bateaux, les avions, qui chaque jour arrivent en France
ses métamorphoses et par le jeu politicien de ces der- remplis d’immigrés ? » s’époumona-t-elle lors d’un
nières décennies, on ne peut passer à côté des facteurs meeting trois jours seulement après la mort de Merah20.
travaillant la société française en profondeur. Ces fac- Une décennie auparavant, son père passait au second
teurs peuvent être catégorisés entre les métamorphoses tour des présidentielles à la surprise générale dans une
récentes, souvent perçues à tort ou à raison comme ré- campagne marquée par l’affaire Paul Voise21 où, là ensultant de l’extérieur de l’Hexagone (A), et les tensions 19
http://leplus.nouvelobs.com/contribution/767933-pourtypiques de la culture et de la société française (B).
70-des-francais-il-y-a-trop-d-etrangers-en-france-le-sondage-quitue.html (Page consultée le 7 mai 2014)
20
http://tempsreel.nouvelobs.com/election-presidentielle-2012/20120325.OBS4544/le-pen-combien-de-merah-dansles-bateaux-qui-arrivent-en-france.html (Page consultée le 7 mai
2014)
21
http://www.larevuedesressources.org/dix-ans-apres-l-affaire-paul-voise-pendant-les-presidentielles-en-france,2292.html
P. 78
Le Prométhée
Parution no.1
core, étaient mis en cause par les médias des jeunes populations immigrées ou issues de l’immigration qui
d’origine nord-africaine, bien que l’instruction ne per- y sont confrontées directement et parfois dramatiquemit l’identification d’aucun suspect.
ment, ni la part d’immigrés ou de Français d’origine
étrangère dans ces actes. Situation d’autant plus source
Ces affaires s’inscrivent dans l’esprit collectif
de colère que le thème de la sécurité a glissé dans une
comme symptomatique de la hausse supposée de la crisorte de tabou pendant un laps de temps chez les grands
minalité liée là aussi dans l’imaginaire collectif marqué
partis politiques du fait de l’« OPA » du FN sur ce sujet.
par les médias, à la figure de la « racaille » de banlieue
Mais, de fait, il semble exister une surreprésentation
d’origine africaine dont l’imagerie est devenue quamédiatique de certains faits divers, déjà dénoncés après
siment traumatique après les émeutes de banlieue de
l’affaire Paul Voise, et venant conforter une vision né2005. Or, étrangement, jamais le nombre de meurtres
gative des populations extra-européennes. Une vision
n’a été aussi bas en France avec une baisse de moitié
négative qui vire à une certaine paranoïa quand la quesentre 1997 et 201222. Mais la petite délinquance et les
tion religieuse s’en mêle.
agressions aux personnes ont effectivement augmenté
même si les manipulations statistiques des différents
b) Islam et laïcité, une problématique
ministres de l’Intérieur23 ne permettent pas de trouver
source de tensions
un chiffre fiable. Cependant, selon le ministère de la justice, seulement 12,7% des condamnations concernent
« L’Occupation », voilà à quoi Marine Le Pen
24
des étrangers même s’ils restent surreprésentés, car ne compara les prières de rue illégales dans certains quarformant que 8% de la population. Globalement, nous tiers de Paris où se mêlent musulmans voulant protester
pouvons affirmer que le « sentiment » d’insécurité, que contre le manque de mosquées et extrémistes religieux.
17% des Français disent ressentir quotidiennement25, Si une telle action est en effet critiquable selon le prinprévaut dans le vote FN plutôt que l’expérience réelle cipe français de laïcité, la remarque de madame Le Pen
de l’insécurité.
ne manque pas de sel en regard des nombreuses « sorties » de son père sur le génocide juif. À cela s’ajoute
En effet, un rapide comparatif de la carte de la le fait que ce dernier a dirigé une maison d’édition disdélinquance26 et du vote Le Pen lors des élections de tribuant des chants militaires du IIIième Reich, ou encore
201227 fait apparaitre des sortes « d’auréoles » de vote que parmi l’équipe fondatrice du parti on rencontrait
FN autour des régions touchées par le phénomène de des anciens membres de la Milice collaborationniste ou
délinquance massif mais qui sont elles-mêmes épar- même des SS Charlemagne comme André Dufraisse, fignées par le phénomène. Il ne s’agit pas de nier la réali- dèle de Jean-Marie Lepen et membre fondateur du parti
té de la délinquance et de la criminalité qui touche une appelé affectueusement par certains adhérents « tonton
part importante de la population, et prioritairement les Panzer ».
(Page consultée le 7 mai 2014)
22
http://www.planetoscope.com/mortalite/1200-nombre-demeurtres-homicides-commis-dans-le-monde.html (Page consultée
le 7 mai 2014)
23
http://delinquance.blog.lemonde.fr/2013/09/10/la-delinquance-explose-ou-pas/ (Page consultée le 7 mai 2014)
24
h t t p : / / c h r i s t o p h e v i e r e n . o v e r- b l o g . c o m / c a t e g o rie-12494098.html (Page consultée le 7 mai 2014)
25
http://www.20minutes.fr/societe/1265267-20131219-17-francais-sentiment-insecurite-selon-enquete (Page consultée le 7 mai 2014)
26
http://www.lefigaro.fr/actualitefrance/2009/04/16/01016-20090416ARTFIG00601-la-nouvellecarte-de-france-de-l-insecurite-.php (Page consultée le 7 mai
2014)
27
http://www.ladepeche.fr/article/2012/04/23/1337199-levote-fn-plus-homogene-en-progression-dans-l-ouest-et-les-zonesrurales.html (Page consultée le 7 mai 2014)
Mais tout cela ne saurait cacher la réalité de
l’échec actuel de l’intégration des populations musulmanes de France dans la société française. En effet, celles-ci sont arrivées en provenance des colonies
d’Afrique du Nord majoritairement dans les années
1950-1960, dans une France en reconstruction et en
manque de main d’œuvre. La cohabitation fut marquée
par certaines difficultés, notamment sous le sceau de la
guerre d’Algérie et des conditions socio-économiques
difficiles des arabes de France, mais celles relevant de
la question religieuse ne furent qu’anecdotique, le respect des principes laïcs se conciliant par exemple avec
les pauses pour la prière vers la Mecque sur les chaines
de montages de Renault.
Parution no.1
Le Prométhée
Cependant, les politiques de la ville menèrent
au pays de l’assimilation à une certaine ghettoïsation
des grands ensembles HLM (Habitations Loyers Modérés). Ces quartiers marqués par le chômage, par un
certain retrait des services publics et un urbanisme déficient entrainant un certain isolement, faisant de ces
espaces des « territoires perdus de la République » où
une jeunesse désœuvrée commençait à faire peur aux
classes moyennes vivant autour. L’islam, parfois dans
sa vision radicale, prit alors une dynamique nouvelle,
soutenue par certains mouvements étrangers profitant
du manque de structure du clergé musulman français.
Cette vision radicale et simpliste de l’Islam déboula sur
la scène médiatique en octobre 1989 avec l’affaire des
« voilées de Creil »28 où de jeunes collégiennes arrivaient en cours vêtues de leur foulard islamique malgré
le principe de laïcité des établissements publics. L’affaire provoqua une levée massive de boucliers à gauche
comme à droite, réunissant des politiques, des syndicats et des médias aux tendances très diverses. La laïcité est alors perçue comme une valeur commune et les
voix discordantes se font rares. Mais au fil des années,
la multiplication des affaires vont faire de la défense de
la laïcité face aux extrémistes musulmans un domaine
de l’extrême droite.
P. 79
« d’ethnicisions » de certains établissements du fait du
maintien des vieilles cartes scolaires, répartissant les
élèves dans les établissements selon leur lieu de résidence afin de créer une mixité sociale mais qui, avec la
ghettoïsation des quartiers, a l’effet inverse, et de religiosité précoce des élèves qui sont de moins en moins
ouverts aux dialogues avec leurs professeurs souvent
blancs et qui sont réduits à leurs yeux à la même figure
d’autorité et de rejet que le policier29.
En effet, dès 1981, avec la victoire socialiste à
la présidentielle, les partis de droite classique ont durci
le ton sur la question de l’immigration, c’est le fameux
discours sur « le bruit et les odeurs » de Jacques Chirac dans lequel est mis en scène un travailleur français
imaginaire confronté à ses voisins africains bruyants,
déversant toutes sortes d’odeurs dans la cage d’escalier
de l’immeuble tandis que le mari polygame fait vivre
sa petite « tribu » grâce aux diverses aides d’État (le
même Chirac sera ironiquement celui qui instaurera la
règle de non alliance avec le FN et deviendra une figure
appréciée au sein des banlieues après son refus de la
guerre en Irak).
Cette situation inquiète d’autant plus qu’elle est
fréquemment illustrée par de nombreux faits divers,
parfois par de simples rumeurs. Dans tel endroit, les
rues sont occupées pendant les prières du vendredi. En
2006, un jeune homme, Ilan Halimi, se fait enlever et
torturer par un gang de banlieue majoritairement musulman, car il était juif. Des professeurs s’abstiennent
de discuter religion, des cours d’histoire parlant des
relations de l’Occident avec l’Orient ou encore de la
Shoah. On aurait interdit le porc dans telles cantines
scolaires (rumeur complètement fausse mais ayant la
vie dure et aujourd’hui devenue emblématique suite à
l’interdiction du porc dans les cantines par les mairies
FN) ou encore la fameuse histoire du pain au chocolat, volé à un enfant sous prétexte de respect du Ramadan, colportée par un ténor de la droite sans que nul ne
sache d’où sort cette affaire qui aurait déjà eu plusieurs
vies. Dernièrement, c’est le cas de Mohamed Merah, le
débat houleux sur l’interdiction du voile intégral, l’incendie des bureaux d’un journal satirique après la diffusion d’une caricature de Mahomet, ou encore le départ de centaines de Français pour la Syrie qui inquiète
l’Hexagone. Ces cas particuliers, mais trop nombreux,
ont servi une vision faussée des Français musulmans
par leurs concitoyens qui sont réduits à une caricature
d’intégriste et les tentatives maladroites des partis de
droites de récupérer ces inquiétudes n’ont fait que légitimer les discours de l’extrême droite en général et du
FN en particulier.
Le milieu des années 1990 fut marqué par des
attentats islamistes dirigés par Khaled Kelkal, né et
ayant grandi en France, symbolisant la dérive de certains jeunes de banlieue. Au début des années 2000,
les actes antisémites se multiplient à la suite de l’Intifada palestinienne. Dans le milieu scolaire, les problématiques se multiplient face au double phénomène
Ce dernier a réussi, sous la direction de Marine
Le Pen, le tour de force de se présenter comme le défenseur de la laïcité alors qu’il compte parmi ses rangs la
crème de l’intégrisme catholique et que sa grande manifestation annuelle du 1er mai se fait sous le patronage
de Jeanne d’Arc. La laïcité est perçue comme une partie intégrante de l’identité française mais comme sorte
28
http://www.revue-des-sciences-sociales.com/pdf/
rss35-lamine.pdf (Page consultée le 7 mai 2014)
29
http://www.revue-des-sciences-sociales.com/pdf/
rss35-lamine.pdf (Page consultée le 7 mai 2014)
Le Prométhée
P. 80
de catho-laïcité, c’est-à-dire une laïcité venant faire
taire ce qui ne correspond pas à l’héritage chrétien du
pays. En effet, les discours sur l’interdiction du voile et
même de la kippa dans les lieux publics sont légions au
sein du parti, mais aucune référence aux manifestations
de moins en moins rares et de plus en plus bruyantes
des catholiques traditionalistes. Le musulman est perçu
comme une sorte de cinquième colonne, le programme
officiel préconisait d’ailleurs pendant longtemps d’interdire l’accès de l’armée aux musulmans, visant même
pour les frontistes plus extrêmes à un plan de colonisation à l’envers, un « changement de peuple » ourdis par
des puissances obscures30. Ce fantasme délirant s’appuie cependant sur un système idéologique solide et
touffu faisant de l’immigration et du multiculturalisme
le cheval de Troie de la mondialisation.
2) La peur de l’espace mondialisé
« L’immigration est utilisée par les puissances
d’argents et le grand patronat pour peser à la baisse sur
les salaires et les droits sociaux des travailleurs français. Voulue et sans cesse réclamée par le MEDEF
(syndicat patronal), la Commission européenne et les
grands groupes du CAC 40 (40 plus grosses entreprises
française), l’immigration n’est pas un projet humaniste,
mais une arme au service du grand capital31 ». Cet extrait du programme FN résume à lui seul le pilier idéologique actuel du parti. La source de tous les problèmes
est ce vaste mouvement de mondialisation qui en relativisant les frontières met en péril la nation française
elle-même. Loin de ces considérations de haut vol,
les Français craignent cependant ce profond bouleversement économique ayant de dures conséquences sur
l’emploi (a) et dont les effets les plus coercitifs sont
perçus comme le fruit de l’Union Européenne (b).
a) La cause de tous les malheurs
Inconnu de la majorité des Français au début
des années 1990, le terme de mondialisation évoque
aujourd’hui la défiance parmi la population française.
Ainsi, pour 50% d’entre eux, il s’agit avant tout d’une
dynamique profitant aux grands pays en voie de déve30
http://www.lemonde.fr/politique/article/2014/01/23/
le-grand-boniment_4353499_823448.html (Page consultée le 7
mai 2014)
31
http://www.frontnational.com/le-projet-de-marine-lepen/autorite-de-letat/immigration/ (Page consultée le 7 mai 2014)
Parution no.1
loppement et pour la grande majorité comme la première cause du chômage en France32. Il faut dire que la
situation économique française des dernières décennies
n’aide en rien à améliorer ce jugement. En effet, la fin
des années 1990 connut une hausse du chômage au-dessus de 11% et ne connut de baisse significative que sous
le gouvernement Jospin avec une baisse à 8%33. Cependant, c’est ce gouvernement socialiste qui va briser de
nombreux espoirs en l’alternance politique lors du démantèlement d’une usine Michelin entrainant plus de
7500 licenciements. Sans possibilité de manœuvre, le
Premier ministre sera réduit à un pathétique « l’État ne
peut pas tout » sur les plateaux télés34.
La France va subir dès la fin des années 1970
une désindustrialisation fulgurante. Près de deux millions d’emplois industriels auraient été ainsi détruit du
fait, entre autres, du progrès technique mais de 30 à 39%
auraient étaient directement victimes de la concurrence
internationale35, et ces dernières années, 4,2% des entreprises non financières se sont délocalisées à l’étranger36. Même si les délocalisations ne concernent qu’une
infime part des entreprises, cela concernerait 36 000
emplois par an37 et reste symboliquement dur. Récemment, le cas des sidérurgies de Florange fermées par
décision du milliardaire indien Lakshmi Mittal est emblématique. Nicolas Sarkozy, dont les promesses furent
symboliquement enterrées devant l’usine, comme François Hollande, s’y sont cassé les dents et n’ont pu que
retarder l’échéance. Florange elle-même est située dans
la région la plus sinistrée par la désindustrialisation, de
la Picardie à la Moselle, qui est aussi l’une des deux
zones où le vote FN est au-dessus de 21%. Le Front
National séduit avec la mise en avant de l’idée d’un
État fort face à une gouvernance actuelle vue comme
32
http://www.lexpress.fr/actualite/politique/les-francaiset-la-mondialisation-de-l-amour-a-la-defiance_1101139.html
(Page consultée le 7 mai 2014)
33
http://www.lefigaro.fr/emploi/2012/09/06/0900520120906ARTFIG00405-le-taux-de-chomage-au-plus-haut-depuis-presque-13-ans.php (Page consultée le 7 mai 2014)
34
http://rue89.nouvelobs.com/2014/04/30/letat-peut-toutquinze-ans-malediction-jospin-251859
35
http://www.insee.fr/fr/ffc/docs_ffc/ES438S.pdf (Page
consultée le 7 mai 2014)
36
http://www.insee.fr/fr/themes/document.asp?ref_
id=ip1451 (Page consultée le 7 mai 2014)
37
http://www.lefigaro.fr/emploi/2010/05/27/010102 0 1 0 0 5 2 7 A RT F I G 0 0 7 1 9 - l e s - d e l o c a l i s a t i o n s - d e truisent-36000-emplois-par-an.php (Page consultée le 7 mai 2014)
Parution no.1
Le Prométhée
P. 81
impuissante à conserver sa puissance industrielle mais tournent logiquement contre ce qui en est l’incarnation
aussi son modèle social.
légale et ce qui est devenue la bête noire du FN, l’Union
Européenne.
L’État français est marqué par un interventionnisme important lancé par le colbertisme. Ce mouveb) Le cheval de Troie européen
ment a perduré et a trouvé un nouveau souffle au XXème
siècle avec les gouvernements de Gauche dont la préL’Union européenne est perçue comme la cause
sidence Mitterrand. Mais après les déboires écono- de cette entrée en force de la mondialisation dans la
miques et l’arrivée d’un gouvernement de cohabitation vie des Français. Pire, pour 58% des Français, elle
de droite en 1986, une dynamique de privatisation était représente une contrainte et 49% voient le projet eulancée. Paribas, Renault, Total, Pechiney, Air France, ropéen comme négatif39. En effet, ces dernières déFrance Télécom, EDF, parcs autoroutiers, au nom des cennies, l’UE s’est essentiellement concentrée sur un
principes de la vague néolibérale, se sont allégés, en projet politique fondamentalement néolibéral faisant
tout ou en partie, de la part de l’État. La sécurité sociale avancer certes des valeurs comme la démocratie mais
est déficitaire de manière permanente ; depuis, la dette toujours en doublon avec des mesures visant la libépublique a atteint 82,9% du PIB, les budgets sont sans ralisation de l’économie. Ainsi, s’il serait faux de dire
cesse en baisse. De nombreux Français critiques de ces que la commission ou le parlement européen peuvent
politiques, rejetant ou étant déçus par l’alternance, re- obliger les États à privatiser, ils peuvent néanmoins
cherchent un moyen de conserver un outil public effi- casser les monopoles étatiques et dans les cas de crises
cace et protecteur. Le FN, de son côté, a entrepris sa ré- pousser vers des privatisations massives. C’est ce qui
volution passant d’un Jean-Marie Le Pen autoproclamé s’est passé en Grèce après la crise de 2008 où de nomle « Reagan français », par anticommunisme primaire, à breuses infrastructures ont été privatisées dans le cadre
une conception proche d’un « ethno socialisme » défen- d’un sévère plan d’austérité. C’est un fait que l’Europe
du par sa fille38 et introduite au sein du parti notamment politique reste à construire alors que l’administration
par des personnages aussi sulfureux qu’Alain Soral.
européenne à Bruxelles semble déconnectée de la réalité des citoyens européens et plus proches des intérêts
L’État ne faillit pas parce qu’il serait dysfonc- des lobbys40. En réalité, peu de Français sont capables
tionnel, mais parce que victimes d’abus, par les im- de nommer les différents dirigeants de l’UE et encore
migrés, et trahis par les élites imprégnées de concepts moins d’expliquer son fonctionnement.
étrangers. Il faut donc resserrer le filet social sur les
seuls « vrais » nationaux, ces derniers étant identifiés
Bruxelles reste une image vague associée aux
grâce à l’établissement d’un accès à la nationalité par décisions les moins populaires comme les réglemenle droit du sang et par la mise à l’épreuve des immigrés tations environnementales et autres quotas de pêche
et de leurs descendants sur trois générations. Critique touchant des milliers de travailleurs français. L’Eude la mondialisation, le FN a brouillé de nombreuses rope, c’est bien évidemment l’euro dont la crise a érodé
cartes idéologiques n’hésitant pas à citer Jaurès ou durablement la confiance envers les institutions euroDe Gaulle. Plus discrètement, le parti soutient la dic- péennes. Monnaie commune sans outil politique comtature d’Al Assad en Syrie comme il le fit avec l’Irak mun, perçue comme un outil favorable au maintien du
de Saddam Hussein, ou encore un grand axe Paris-Ber- niveau de vie des retraités allemands au dépend du reste
lin-Moscou comme contre-pouvoir à la puissance amé- de l’Europe et comme pesant sur la capacité de relance
ricaine et à l’émergence de Beijing (projet très discret de la croissance française. L’Europe, c’est aussi l’esdepuis la crise ukrainienne).
pace Schengen, formidable espace de liberté de circulation entre les peuples, qui est critiqué de par sa trop
Les électeurs eux se contentent alors de consta- grande perméabilité. Le débat s’articule notamment
ter les effets de cette libéralisation des marchés et se re38
http://www.lemonde.fr/politique/article/2011/11/01/lefn-de-l-admiration-pour-reagan-a-la-denonciation-de-la-toutepuissance-americaine_1596710_823448.html (Page consultée le 7
mai 2014)
39
http://www.lemonde.fr/europeennes-2014/article/2014/05/05/le-sentiment-ambigu-des-francais-pour-l-europe_4411422_4350146.html (Page consultée le 7 mai 2014)
40
Deloire, Christophe et Christophe Dubois. Circus Politicus. Paris, Éditions Albin Michel, 2012. 461 p.
P. 82
Le Prométhée
autour de l’immigration illégale qui serait facilitée par
cette libre circulation, de la problématique des Roms,
qui peuvent désormais circuler sans contraintes, ainsi
de divers trafics en l’absence d’une autorité coordonnée
de police et de douane européenne. Le cas le plus emblématique est peut être celui du trafic de Kalachnikovs
en provenance des Balkans acheminés par simple bus
jusque dans certaines banlieues françaises.
De fait, les institutions européennes souffrent
de leur inachèvement politique. En effet, le rejet de
la constitution européenne par la France (2005) et les
Pays-Bas, était dans l’Hexagone un débat ouvrant des
fractures trans-partisanes. Ce qui fut rejeté n’était pas
tant l’idée de constitution européenne que le projet de
société proposé. Or, le « rattrapage » de cet échec à
coup de traités plus ou moins obscurs n’ont pas permis la création d’un sentiment européen fort mais au
contraire le sentiment pour nombre de citoyens de se
faire avoir. Ce sentiment est l’un des facteurs de réussite électorale du FN qui est bien représenté lors des
élections européennes malgré l’absentéisme avéré de
ses élus lors des sessions du parlement européen.
Ainsi la société française fut marquée par des
bouleversements récents et perçus par certains comme
extérieurs, l’immigré symbole du déclin français et de
la mondialisation. Mais réduire le succès actuel du FN
à ces facteurs se seraient justifier le point de vue des
partisans de Le Pen. Ce serait oublier que la problématique de l’intégration des immigrés révèle avant tout
un dysfonctionnement des politiques françaises en la
matière, de la même façon que la désindustrialisation,
et que les décisions honnies de Bruxelles sont le fruit
d’un engagement au sein des institutions européennes
moins ambitieuses qu’elles ne pourraient l’être. Ce serait aussi oublier que les résultats frontistes plongent
leurs racines dans des dynamiques complexes et anciennes propre à la France.
B) Des tendances « anciennes » et « internes »
Parution no.1
1) L’opposition ancienne à l’État Jacobin
Les politiques centralisatrices débutées sous
l’Ancien Régime et qui ont abouti sous les différentes
républiques à toujours trouver face à lui diverses formes
de résistances. Celles-ci ont débouché sur des cultures
contestataires diverses où le FN puise une partie de ses
ressources actuelles (a), mais aussi sur une critique globale d’un centre hypertrophié (b).
a)Une opposition traditionnelle
au pouvoir central
Comme nous l’avons vu précédemment une
partie du succès actuel du FN vient de la reprise d’une
terminologie économique et sociale proche de la gauche
que d’aucuns nomment « gaucho-lepénisme ». Ce dernier est un facteur de vote important, notamment dans
la partie nord du pays où se trouvent les anciens bassins
industriels. À l’est par exemple, en Alsace-Moselle, le
pays est plus empreint d’un certain conservatisme classique déçu par le sarkozysme et encore profondément
marqué par l’héritage gaulliste voire boulangiste.
Au sud, l’électeur FN est plus angoissé par la
question migratoire et l’insécurité. Tous ont en héritage
une culture de la contestation et de la rupture avec le
pouvoir central. Le nord a été marqué par la longue
domination du parti communiste qui dans les années
1960-1970 tenait un discours sur l’immigration comme
outil du patronat assez proche du discours FN actuel,
alors que dans le sud, certains analystes vont jusqu’à
chercher l’héritage vichyste qui aurait laissé l’idéal du
pays agraire face à la décadence de la capitale. Le FN
endossa ainsi le rôle de parti de protestation qui opère
actuellement sa mue vers un plus large vote d’adhésion.
Cette tradition protestataire ressort des travaux d’Emmanuel Todd qui dans « Le mystère français » perçoit
que le vote FN s’implante dans les régions les plus anciennement déchristianisés et historiquement lieu de
début des révoltes radicales, hormis Paris.
D’emblée, le Front National, s’il répond aux
En fait, les régions les plus récemment déchrisangoisses contemporaines, est aussi le fruit d’une tra- tianisés sont paradoxalement aujourd’hui majoritairedition d’opposition ancienne (1) qui trouve aujourd’hui ment à Gauche, l’exemple le plus probant étant la réun écho dans une partie de la jeunesse (2).
volte des « bonnets rouges » en Bretagne l’an passé où
le mouvement de contestation contre des mesures fiscales écologistes imposés par la Capitale furent le point
de départ d’importantes manifestations. Cependant,
Parution no.1
Le Prométhée
et malgré les tentatives de plusieurs groupuscules, le
mouvement ne bascula pas du côté de l’extrême droite
comme a pu le faire le « printemps français » ou le « comité de la manif pour tous » qui se sont opposés de manière virulente à la loi pour l’ouverture du mariage civil
et de l’adoption aux couples homosexuels.
P. 83
« bien-pensance » ou de la « pensée unique » critiquée
de toute part de telle sorte qu’il en devient compliqué
de la définir.
Cette opposition face au symbole du pouvoir
emporte l’adhésion d’une partie croissante de la jeunesse, laissant entrevoir une sorte de division généraAu contraire, les « bonnets rouges » ont fait en- tionnelle.
tendre une voix d’opposition au gouvernement socialiste, mais ancrés à gauche, dans une tradition ancienne
b) Une génération Marine Le Pen ?
de contestation bretonne dans une région majoritaireEn 2012, on assiste à la rentrée à l’Assemblée
ment pro-européenne. Mais davantage que le facteur
régional, la critique de la capitale semble être égale- nationale, de la plus jeune députée française, Marion
Maréchal Le Pen, 21 ans, nièce de Marine Le Pen. Cette
ment un facteur de recrutement pour le FN.
entrée aurait pu rester anecdotique, si elle n’était pas
symbolique d’un changement profond dans l’électorat
2) La capitale, incarnation de la mauvaise France FN. Incarnation d’une vieille France conservatrice, le
selon le FN
FN semble se muer en un mouvement marqué par un
La centralisation politique, culturelle et éco- fort militantisme jeune. En effet, entre 20 et 28% des
nomique du pays a amené à un fort ressentiment de électeurs âgés de moins de 25 ans voteraient FN aux
la « Province » envers la capitale. Paris est le lieu du prochaines élections et 49% n’auraient confiance ni en
pouvoir, de la Défense (où sont réunies les grandes la gauche ni en la droite pour redresser le pays alors que
entreprises) et des médias. C’est le lieu où se mêlent le chômage touche 22% d’entre eux.
« bobos » parisiens, qui vivraient dans leur bulle loin
Dans le même temps la majorité du vote
des « vrais » problèmes, et habitants des banlieues. De
plus, la proximité des banlieues avec la capitale a per- « jeune » aurait tendance à s’aligner sur celui de ses
mis que les médias s’y intéressent suffisamment, par- ainés avec des revendications moins radicales en généfois plus pour en tirer des reportages à sensation que de rales, celui-ci semblant se réfugier en grand partie dans
42
véritables investigations, tandis que les régions les plus le vote FN . Ce serait à la fois le contrecoup de la crise
et de la désindustrialisation qui ont touché les parents de
pauvres se révèlent être les zones rurales délaissées41.
ces jeunes électeurs mais aussi un effet d’adhésion chez
En conséquence, la capitale regroupe à la fois une jeunesse qui ne se reconnait pas dans le combat de
des populations pauvres mais ayant accès à certaines celle des banlieues, qui veut marquer sa différence face
politiques publiques et un marché du travail certes pré- à la génération « touche pas à mon pote » qui consticaires mais dynamiques, ainsi que des populations ai- tue ses ainés, et qui veut faire fi de certaines valeurs
sées et cosmopolites. C’est la France de Saint-Germain- de tolérance et de bien-pensance considérées comme
des-Prés, conspuée pour son omniprésence médiatique naïve. Une jeunesse qui veut faire entendre sa voix dans
où le copinage n’aurait d’égal que le népotisme. C’est un pays où les seniors du baby-boom vont devenir le
aussi la France critiquée par les groupuscules antisé- centre de la vie publique après l’avoir été comme jeumites dont Marine Le Pen tente de se détacher non nesse turbulente. Une place que le FN leur laisse, moins
sans mal et qui ont trouvé de nouveaux hérauts dans par goût de la jeunesse que par un manque flagrant de
la figure, bien triste désormais, de Dieudonné et de personnel politique. Ce mouvement, s’il ne représente
l’étrange Alain Soral. De fait, la présence de personna- qu’une minorité de la jeunesse est néanmoins symptolités juives en nombre dans le milieu médiatique, poli- matique d’une crise profonde au sein de la société frantique ou économique est plus le résultat de cette centra- çaise et d’un bouleversement de son paysage politique.
lisation hypertrophiante que d’une quelconque obscure
machination. Cette France, c’est aussi celle dite de la
41 http://resistanceinventerre.wordpress.com/2013/10/24/pauvrete-en-france-2/ (Page consultée le 7 mai 2014)
42
http://www.lefigaro.fr/politique/2011/12/29/0100220111229ARTFIG00466-les-jeunes-votent-toujours-a-gauchemais-le-fn-les-seduit.php (Page consultée le 7 mai 2014)
P. 84
Le Prométhée
En conclusion, le Front National est parvenu,
en moins de 40 ans, à s’extraire de la marginalité politique pour s’imposer comme un parti incontournable de
la scène politique française actuelle. Fruit des tribulations de la famille Le Pen et d’une situation socio-économique à laquelle les partis traditionnels de gouvernement ne trouvent pas de réponses satisfaisantes aux
yeux d’un nombre croissant de citoyens français, le
succès actuel du FN n’est peut-être pas tant le résultat du succès de ses dirigeants, que de l’échec de ses
adversaires sur le plan national et européen. L’Europe
qui, justement elle aussi, voit fleurir partout des mouvements populistes ou du moins l’introduction de discours proches dans le langage politique commun. De la
Hongrie d’Orbàn à la Ligue du Nord italienne, du PVV
de Geert Wilders aux Pays-Bas, aux ténors de l’Ukip
ayant eux aussi connus leurs succès lors du scrutin
britannique des élections européennes, il semble bien
exister une vague de fond à l’échelle du continent qui
se base sur des discours proches sinon identiques. Cette
situation laisse penser que le cas français, s’il répond à
sa logique propre, s’inscrit dans un contexte plus large.
Celui de la difficile construction d’un espace européen
fédéré qui faute d’avoir réussi à maintenir la flamme du
projet politique européen s’est abaissé à des tentatives
de passages en force des plus maladroites.
Parution no.1
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P. 86
Le Prométhée
Parution no.1
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Le Prométhée
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Il suffit d’être étudiant en Histoire et d’écrire
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