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P. I Parution no.1, Automne 2014 ISSN 2368-5875 (Imprimé) ISSN 2368-5883 (En ligne) Le Prométhée P. 2 Parution no.1 Le Prométhée « Prométhée, le « Prévoyant », est un titan, rebelle aux Olympiens, ingénieux et philanthrope. Les humains lui doivent tout : on dit même qu’il les a créés, en les façonnant dans la glaise. Et il leur a donné les outils du progrès et de la civilisation. Lors du premier sacrifice, où se décidait la répartition de l’animal entre les hommes et les dieux, il fait deux parts : d’un côté les bons morceaux cachés sous la peau, de l’autre les os, enrobés d’une graisse appétissante, que Zeus choisit, plus ou moins sciemment. Affectant alors le dépit, Zeus priva l’humanité du feu. Mais Prométhée déroba le feu d’Héphaïstos, ou celui du Soleil, et l’apporta aux mortels dans une tige creuse. C’est pour contrebalancer ce don que Zeus envoya aux hommes Pandora, la première femme. Et il punit férocement Prométhée en l’enchaînant sur le Caucase où un aigle venait chaque jour lui dévorer le foie, organe qui repousse. Mais Héraclès tua l’aigle et délivra Prométhée. Celui-ci se réconcilia avec Zeus en lui révélant le danger qu’il courait s’il épousait Thétis, et obtient l’immortalité par une transaction avec le centaure Chiron qui, souffrant d’une blesse incurable, désirait la mort. » LES THERMES : SYMBOLE D’UN EMPIRE ............................................................... 4 LA CONSOLIDATION DU POUVOIR ROYAL EN FRANCE SOUS LE RÈGNE DE CHARLES VII ......................................................... 8 L’HISTOIRE DU CHOCOLAT ET SA RELATION AUX ÉLITES AU TEMPS DES DÉCOUVERTES.... 14 LES BALS EN FRANCE AU XVIIIe SIÈCLE ............................................................. 17 LA DÉMOCRATISATION PROGRESSIVE DE L’OPÉRA PRÉROMANTIQUE AU XVIIIE SIÈCLE FACE AU NATIONALISME EN FRANCE ............................................................... 20 MOUVEMENTS ACADIENS ....................................... 24 LA CONQUÊTE : SES IMPACTS NÉGATIFS, MAIS AUSSI POSITIFS .......................... 30 LES FESTIVITÉS CURIALES DE LA FRANCE POST-RÉVOLUTIONNAIRE .............. 35 MOEURS DOMESTIQUES DES Semblable à Icare et Sisyphe : audace insensée AMÉRICAINS: LA VISION CRITIQUE DE FRANCES TROLLOPE ...................................... 37 accompagnée d’une éternelle renommée. WILFRID LAURIER (1841-1919), FRONTISI-DUCROUX, Françoise. L’ABCdaire de la MytholoCHEF DE L’OPPOSITION. ......................................... 40 gie, Paris, Flammarion, 2004, p.101. LA COLONISATION COMME MESURE D’AIDE AUX CHÔMEURS : TENTATIVE DE SORTIE DE CRISE OU STRATÉGIE DE L’ÉLITE? ..................... 46 HITLER ET L’OEUVRE WAGNÉRIENNE .............. 53 ROSIE THE RIVETER ................................................. 56 Association des Étudiant(e)s en Histoire (A/S Secrétariat du Département d'Histoire) Université du Québec à Trois-Rivières C.P. 500, Trois-Rivières, Québec Canada, G9A 5H7 ISSN 2368-5875 (Imprimé) ISSN 2368-5883 (En ligne) REGARD ÉCONOMIQUE SUR L’INDUSTRIE MUSICALE QUÉBÉCOISE ....................................... 61 ÊTRE TIBÉTAIN DEPUIS 1950, LES CONSÉQUENCES CULTURELLES DE L’ANNEXION .......................................................... 72 LA MONTÉE DU FRONT NATIONAL EN FRANCE ................................................................... 74 2015 © Le Prométhée Le Prométhée est une propriété de l’Association des Étudiants en Histoire de l’Université du Québec à Trois-Rivières. Toute reproduction est interdite sans autorisation conformément aux lois sur la propriété intellectuelle du Canada. Parution no.1 Le Prométhée P. 3 Éditorial Équipe du Prométhée Bonjour chers lecteurs, Rédacteur en chef : Jason Rivest Je parle en mon nom personnel et au nom du comité de rédaction du journal pour vous remercier. D’abord, vous remercier d’avoir cru en ce projet et en vous y impliquant de manière dynamique et toujours positive. En effet, que ce soit en envoyant vos textes pour publication, en les ayant corrigés si vous étiez correcteur, en nous aidant avec le graphisme ou en participant directement dans le comité de rédaction, nous ne pouvons passer outre l’implication remarquable des étudiants dans ce projet. Chacun à votre manière, même en le lisant aujourd’hui, vous avez réussi à concrétiser une vision. Rédacteur en chef adjoint : Benjamin Picard Joly Coordonnateur et conseiller : Jean-François Veilleux Responsable aux communications : Samuel Beauchemin Mise en page : Stéphane Jutras Je tiens à remercier Jean-François Veilleux qui a su Création du logo : Stéphane Jutras mettre l’énergie et poser les bases pour la création de ce Correcteurs : Julie Bérubé, Roxane de journal. Nous n’avons jamais assez de visionnaires qui partagent leurs idées et les amènent à terme. Sans lui, Grandpré, Alexandra Legendre, rien de cela ne serait aujourd’hui. À cela bien sûr, il faut Caroline Motais, Jean-François Veilleux ajouter le travail de tous, mais parfois, l’étincelle est la plus importante des composantes. Après l’implication des gens, il faut aussi remercier nos partenaires financiers. Sans eux, vous ne tiendriez pas ce journal dans vos mains. Nous remercions donc le Service d’aide aux étudiants de l’UQTR (SAE), Coopsco Trois-Rivières, l’Association des étudiants en Histoire de l’UQTR (AEHUQTR), le comité de programme du 1er cycle en Histoire de l’UQTR, et finalement l’Association générale des étudiants de l’UQTR (AGEUQTR). Chacun de ces organismes a participé à sa manière à la création de ce journal, nous leur en sommes encore reconnaissants. Je finis en vous disant que ce projet est lancé pour durer longtemps, et ce, tant que des étudiants dynamiques s’y impliqueront. Je vous invite donc à participer en grand nombre pour que ce journal prenne votre couleur et reflète ce que vous êtes. Avec mes salutations les meilleures, Jason Rivest, Rédacteur en chef Ainsi que le comité de rédaction du journal Le Prométhée Pour écrire dans Le Prométhée, c’est bien simple. Il suffit d’être étudiant en Histoire et d’écrire sur le sujet qui vous plaît. À la fin de la rédaction de votre article*, envoyez-le nous à l’adresse suivante: [email protected] *Times New Roman, police 12, interligne simple, 12 pages maximum Commanditaires de cette édition P. 4 Le Prométhée Parution no.1 P. 1 LES THERMES : SYMBOLE D’UN EMPIRE Par Alexandra LeGendre Les Romains de l’Antiquité avaient une passion pour la propreté personnelle et l’hygiène1. Ils voyaient l’importance de la construction de lieux consacrés entièrement à la pratique des bains : les thermes. Idée empruntée des Grecs, ces monuments architecturaux furent entièrement assimilés et adaptés à la culture romaine. Plus qu’un simple lieu d’hygiène, les thermes romains permettaient au peuple de pratiquer des sports, des loisirs intellectuels et de sociabiliser entre classes sociales2. Ils incarnaient l’otium urbanum, c’est-à-dire, d’une manière assez large, l’occupation des temps libres de manière conviviale à l’intérieur des centres urbains. Ils constituaient un cadre familier important de la vie quotidienne3. Il devient donc pertinent de se demander si les thermes avaient seulement une fonction de loisir dans la société ou bien s’ils représentaient un élément plus profond de la culture romaine? suite sera abordée la démocratisation de l’accès aux bains publics, qui permet l’augmentation du sentiment d’appartenance à la culture romaine. Finalement, on observera le très grand nombre de thermes construits partout sur le territoire romain dans une idée d’imitation de la capitale. L’architecture et la composition des thermes Durant l’Empire, l’architecture monumentale et la composition interne des thermes offrent à la population un accès direct à la culture romaine. En effet, la très grande dimension de ces bâtiments offre la possibilité de pratiquer plusieurs activités sportives et ludiques. Ainsi, en un seul endroit, les habitants de l’empire peuvent jouir de tous les plaisirs qui sont chers aux Romains4. À la lumière de l’historiographie consultée, il est possible d’affirmer que les thermes romains, plus que simples établissements de loisirs, constituent un lieu identitaire de la civilisation romaine où la culture est mise à la disposition de tous. Pour justifier cette affirmation, il sera question, dans un premier temps, de l’architecture monumentale et de la composition interne des thermes qui reflètent la culture romaine. En- Dans un premier temps, on y retrouve les bains en tant que tels. Il y avait le frigidarium, qui consistait en un immense bassin d’eau froide. Ensuite, on y retrouvait le tepidarium, un bassin d’eau tiède pour relaxer les muscles. Puis, il y avait le caldarium, où le baigneur se faisait enduire le corps d’huile en guise de savon5. Plus qu’un simple lieu consacré à l’hygiène publique, on y retrouvait des boutiques, des jardins, des promenades, des stades et des salons de repos, des salles de gymnastique, des ateliers de massage, ainsi que des bibliothèques et même des musées6. Ainsi, le Romain qui se présentait pour passer un après-midi aux thermes se voyait stimulé de toutes parts par les nombreuses richesses que pouvait lui offrir la culture romaine à travers ces bâtiments monumentaux. Après le bain, il pouvait aller s’installer dans les bibliothèques pour lire des ouvrages, ou bien marcher dans les jardins où il pouvait admirer les colonnades décorées de figures héroïques très représentatives de la culture romaine7. Lors de son passage dans ces édifices monumentaux, le Romain entrait en contact avec l’efferves- 1 Ugo Enrico Paoli, Vita Romana : la vie quotidienne dans la Rome antique, Bruges, Desclée de Brouwer, 1960, p. 344. 2 Jean-Paul Massicotte et Claude Lessard, Histoire du sport de l’Antiquité au XIXe siècle, Sillery, Presses de l’Université du Québec, 1984, p. 67. 3 Odile Wattel-de Croizant, Petit atlas historique de l’Antiquité romaine, Paris, Armand Collin, 1998, p. 114. 4 Jean-Noël Robert, L’Empire des loisirs : l’otium des Romains, Paris, Les Belles lettres 2011, p. 269. 5 Duncan Hill, Rome antique: L’épopée d’un grand Empire, Bath, Parragon Books Ltd, 2008, p.127. 6 Jérôme Carcopino, La vie quotidienne à Rome à l’apogée de l’Empire, Paris, Hachette, 1939, p. 295-296. 7 Ibid., p. 303. La question de l’influence que les thermes ont eue sur la civilisation romaine de l’Empire a été abordée par plusieurs historiens. Certains, comme JeanNoël Robert et Jérôme Carcopino, s’entendent pour dire que les thermes furent un élément important de la culture qui caractérise la romanité. D’autres se servent d’une description pour démontrer l’importance que ces lieux ont eu dans le développement de l’activité physique et des loisirs. C’est le cas, entre autres, d’Ugo Enrico Paoli, Clarence Forbes, Jean-Paul Thuillier et Harold Whetstone Johnston. Parution no.1 Le Prométhée cence de la culture romaine. Les thermes permettaient d’offrir au peuple un raccourci des biens qui rendent la vie heureuse et belle8. L’architecture de ces bâtiments fut créée afin de faire bénéficier le confort collectif aux sujets de l’Empire, ce qui est une des caractéristiques de la civilisation impériale9. L’architecture des thermes influencera la construction d’autres types de bâtiments, comme les temples et les basiliques. Les arts décoratifs, surtout les mosaïques, seront très développés à l’intérieur des institutions thermales. Sorte d’éducation, les figures mythologiques et la faune des mers seront représentées à travers l’art omniprésent à l’intérieur de ces bâtiments10. Ainsi, les visiteurs seront bercés par l’imaginaire romain tout au long de leur visite aux bains. De par leurs installations, les thermes romains ont aussi permis de naturaliser à la romaine la culture physique, associée à la curiosité intellectuelle11. Durant la Rome antique, l’athlétisme va peu à peu perdre de son importance, au profit de l’éducation basée sur l’histoire nationale. Cependant, les thermes permettent à l’exercice physique de demeurer dans la vie quotidienne des habitants de l’Empire. La pratique de ces activités va même entrer directement dans la routine des bains des Romains. En effet, pour plusieurs, le rituel du bain consistait à entrer dans le tepidarium après les exercices physiques. Ces activités, comme la lutte, les haltères, la course et les jeux de balle, étaient pratiquées dans les palestres12. La tradition de certains jeux de balle précis, comme le jeu de paume, la balle au bond et le trigon, pouvaient se transmettre à l’intérieur des thermes13. L’athlétisme était donc en liaison directe avec le bain. P. 5 qui symbolisent la société romaine de l’Empire. Cependant, pour affirmer qu’ils ont véritablement été un vecteur identitaire de la société romaine, il faut maintenant s’interroger sur l’accès à ces bains publics. L’accès aux thermes Pour véritablement être considéré comme un lieu où se forge l’identité romaine, il faut que l’accès aux thermes soit démocratisé afin de permettre à tous de bénéficier de cette culture dans toute sa splendeur. Avant qu’Agrippa fasse construire des thermes, les habitants pouvaient avoir accès à de petits établissements de bains dont l’entrée était payante15. Agrippa fut le premier à rendre gratuit de façon permanente l’accès aux établissements thermaux. Ce faisant, les bains romains étaient donc devenus des lieux qui servaient aussi bien les pauvres que les riches16. Les thermes étaient le seul endroit où tous les membres de la société pouvaient se rencontrer au quotidien, sans apparence extérieure d’appartenance sociale, puisque la nudité dépouillait de tout statut17. Même que les thermes « symbolis[aient] la villa du pauvre qui peut, un temps, y oublier sa misère et participer à la puissance de Rome »18. Les thermes ne servaient pas seulement aux plus pauvres, ils étaient aussi les principaux foyers de la vie mondaine19. Toutes les couches de la société s’y côtoyaient, ce qui permettait une mixité sociale qui n’était pas nécessairement accessible partout dans les villes20. Tous pouvaient donc profiter des nombreuses infrastructures présentes. Ainsi, tous avaient un accès privilégié à la culture romaine en grande floraison dans les thermes romains. La démocratisation de l’accès aux thermes est l’un « des plus beaux cadeaux que le régime impérial ait faits, non seulement à l’art qu’enrichissent à jamais ces monuments […] mais à la civilisation qu’ils ont servie à leur manière »21. Édifices immenses et au luxe raffiné,14 les thermes, de par leur composition interne, permettaient En effet, par leur grande accessibilité, les aux Romains d’avoir accès à de nombreux éléments thermes ont permis de sensibiliser le peuple à l’hygiène corporelle. Ils ont aussi permis de rendre les exercices 8 Ibid., p. 296. 9 Gilbert-Charles Picard, « Rome et Empire romain – L’art physiques un plaisir pour tous, puisqu’accessibles. Raromain », Encyclopaedia Universalis [en ligne], http://www.uni- pidement, le peuple romain commença à fréquenter les versalis-edu.com.biblioproxy.uqtr.ca/encyclopedie/rome-et-empire-romain-l-art-romain/ [en français], page consultée le 20 mars 2014. 10 Ibid. 11 Carcopino, op. cit., p. 297. 12 Hill, op. cit., p. 127. 13 Carcopino, op. cit., p. 301. 14 Robert, op. cit., p. 144. 15 16 17 18 19 20 21 Hill, op. cit., p. 129. Massicotte et Lessard, op. cit., p. 67. Robert, op. cit., p. 145. Ibid., p. 144. Paoli, op. cit., p. 349. Robert, op. cit., p. 145. Carcopino, op. cit., p. 294. P. 6 Le Prométhée Parution no.1 thermes de manière quotidienne pour y pratiquer ses loisirs préférés22. Les femmes aussi avaient accès à ces établissements. Certains thermes avaient deux sections distinctes, l’une pour les hommes et l’autre pour les femmes, avec comme lieu commun les piscines23. Les autres thermes établissaient un horaire selon les sexes pour l’accès aux bains24. Dans un souci d’une plus grande accessibilité, les thermes étaient ouverts toute la journée à partir de midi, jusqu’au crépuscule. Certains établissements dans les provinces restaient ouverts pendant les premières heures de la soirée, permettant ainsi à tous ceux qui désiraient y aller de pouvoir y accéder25. La diffusion du modèle romain est basée sur un phénomène d’imitation caractéristique de la mentalité antique28, ce qui peut bien expliquer pourquoi les habitants des provinces désiraient tant ressembler aux habitants de Rome. Les habitants des provinces, en profitant des bains, ont l’illusion de ne faire qu’un avec la capitale de l’Empire; de pouvoir vivre à la romaine. « Rome, cité idéale, présente aux yeux du monde la référence sociale et culturelle matérialisée dans la pierre »29. Ainsi, les thermes étant conçus selon le modèle de Rome dans un désir d’imiter la capitale, tous les habitants de l’Empire avaient accès à cette identité romaine, le temps d’un bain. Rapidement, les thermes deviennent identitaires à Bref, la démocratisation de l’accès aux thermes la civilisation romaine et « l’une des marques les plus permet l’uniformisation et la diffusion de la culture fortes, parce que la plus quotidienne »30 d’une culture puisque tous ont accès de manière égale aux biblio- en pleine expansion. thèques, aux œuvres d’art et aux palestres. Ainsi, la population en entier reçoit les mêmes référents culturels, Conclusion ce qui fait en sorte d’augmenter leur sentiment d’apparÀ la suite de la démonstration effectuée, il est tenance à l’Empire romain. Mais qu’en est-il des habiclair que les thermes romains peuvent être considérés tants des provinces? comme un lieu clef dans le développement d’une idenGrande diffusion des thermes sur le territoire de tité romaine forte. Grâce à l’architecture permettant la pratique d’activités typiquement romaines variées prol’Empire Le très grand nombre de thermes construits par- posées par les nombreuses salles des thermes, ainsi que tout sur le territoire de l’Empire permet la diffusion de par l’ouverture à tous des bains publics et par les nomla culture romaine dans les différentes provinces. Le breuses institutions thermales que l’on retrouve partout nombre de thermes romains a considérablement aug- sur le territoire, la culture romaine se diffuse partout à menté avec le temps. En 33 après Jésus-Christ il y avait travers l’Empire et s’uniformise. Tout le monde veut se 170 bains à Rome, alors qu’il y en avait 856 sous le rapprocher de l’idéal romain, ce que les thermes perrègne de Constantin, vers 31026. Ils ont donc augmen- mettent d’atteindre. té très rapidement en nombre à l’intérieur même de la ville, mais on retrouve le même phénomène partout en Italie et dans les provinces. Toutes les villes et la plupart des villages possédaient des thermes27. Nous n’avons qu’à prendre l’exemple des thermes de Cluny à Paris, ou bien ceux de Bath en Angleterre et de Leptis Magna en Libye. Cette importante diffusion des thermes laisse bien voir l’importance qu’avaient ces institutions dans l’identité romaine. 22 Ibid., p. 294. 23 Paoli, op. cit., p. 347. 24 Carcopino, op. cit., p. 299. 25 Paoli, op. cit., p. 347-348. 26 Massicotte et Lessard, op. cit., p. 67-68. 27 Harold Whetstone Johnston, The Private Life of the Romans, New-York, Cooper Square Publishers inc., 1973, p. 297. Toutefois, il serait faux de croire que les thermes ont été les seuls lieux qui ont permis la diffusion de la culture romaine dans l’Empire. Les cirques tout comme les amphithéâtres ont aussi permis aux habitants d’avoir le sentiment de ne faire qu’un avec la capitale. Il serait donc intéressant d’approfondir l’influence que ces autres lieux ont pu avoir sur l’uniformisation et la diffusion de la culture, afin d’obtenir une recherche plus complète. 28 29 30 Robert, op. cit., p. 143. Ibid. Ibid., p. 145. Parution no.1 Le Prométhée P. 7 Bibliographie CARCOPINO, Jérôme. La vie quotidienne à Rome à l’apogée de l’Empire. Paris, Hachette, 1939. 352 p. HILL, Duncan. Rome antique: L’épopée d’un grand Empire. Bath, Parragon Books Ltd, 2008. 256 p. MASSICOTTE, Jean-Paul et Claude LESSARD. Histoire du sport : de l’Antiquité au XIXe siècle. Sillery, Presses de l’Université du Québec, 1984.311 p. PAOLI, Ugo Enrico. Vita Romana : la vie quotidienne dans la Rome antique. Bruges, Desclée de Brouwer, 1960. 494 p. PICARD, Gilbert-Charles. « Rome et Empire romain – L’art romain ». Encyclopaedia Universalis [en ligne]. http://www.universalis-edu.com.biblioproxy.uqtr.ca/encyclopedie/rome-et-empire-romain-l-art-romain/ [en français]. Page consultée le 20 mars 2014. ROBERT, Jean-Noël. L’Empire des loisirs : l’otium des Romains. Paris, Les Belles lettres, 2011. 297 p. WATTEL-DE CROIZANT, Odile. Petit atlas historique de l’Antiquité romaine. Paris, Armand Collin, 1998. 175 p. WHETSTONE JOHNSTON, Harold. The Private Life of the Romans. New-York, Cooper Square Publishers inc., 1973. 430 p. Thermes romains de Bath, Angleterre (commons.wikimedia.org) P. 8 Le Prométhée LA CONSOLIDATION DU POUVOIR ROYAL EN FRANCE SOUS LE RÈGNE DE CHARLES VII Par Mathieu Plante La guerre de Cent Ans est un conflit qui a engendré de profondes mutations dans le royaume de France, et ce, autant au niveau de la société que des comportements politiques. Il est d’autant plus intéressant de constater qu’une grande partie de ces mutations cruciales à la marche vers l’État moderne se mettent en branle sous le règne de Charles VII, soit de 1429 à 1461. Dans cet article, nous verrons comment la guerre de Cent Ans va permettre à Charles VII de renforcer son pouvoir sur le royaume de France. Plus précisément, nous suggérons que le Roi français utilise la situation critique du royaume comme argument pour imposer son autorité aux nobles influents, et pour mieux rallier à lui la population éprouvée. Afin de démontrer cette hypothèse, nous allons commencer par aborder la maîtrise des contre-pouvoirs du royaume de France, notamment à l’aide du traité d’Arras. Par la suite, nous allons nous intéresser à l’importance de l’appareil militaire pour la réalisation des projets de Charles VII. Ce point concerne à la fois les exploits de l’armée française et la modernisation des armées. Finalement, nous allons nous intéresser à l’utilisation de plus en plus systématique d’une propagande nationaliste. Cet article est principalement basé sur les chroniques d’Enguerran de Monstrelet. Ce dernier était un chroniqueur de la noblesse attaché à l’État Bourguignon sous le règne de Philippe le Bon1. L’édition utilisée est celle de L. Douët-D’Arcq, publiée à Paris en 1861 pour la Société de l’Histoire de France. L’extrait qui retient notre attention va de la page 5 à 25 et concerne spécifiquement l’année 1441. Nous aurons également recours à diverses monographies autant consacrées à l’histoire militaire que politique, ainsi qu’à des biographies. La construction d’une autonomie royale Depuis l’époque féodale, la fidélité des vassaux du Roi de France est très relative. Il n’est pas rare que 1 BONENFANT, Paul. Philippe le Bon. Sa politique, son action, Bruxelles, De Boeck, 1996, p.108 Parution no.1 ces derniers fassent pression sur le souverain afin de recevoir différents avantages. Bien souvent, le Roi se doit alors de négocier, car il doit s’assurer de contenter les nobles influents afin que leur support militaire lui soit acquis en cas de crise majeure. Ces efforts ne sont pas toujours un succès. Nous pouvons notamment penser à la guerre civile qui ronge le royaume français en raison du conflit entre les Armagnacs et la Bourgogne, au grand désespoir du Roi. Ces deux partis finissent d’ailleurs par négocier avec l’Angleterre et contribuent ainsi à faciliter les interventions militaires de l’ennemi en territoire français2. Il est évident que de telles situations sapent considérablement la crédibilité du pouvoir royal. À cela s’ajoute l’influence considérable de l’Église qui, plus que jamais, insiste sur l’importance de participer aux croisades afin de vaincre les musulmans et de reprendre Jérusalem. Dans un contexte pareil, l’établissement d’un État moderne demeure inconcevable étant donné le peu de marge de manœuvre dont dispose le Roi de France. Les États bourguignons demeurent longtemps le principal problème politique de Charles VII. L’assassinat de Jean Sans Peur sur le pont de Montereau3 est une source constante de tension entre le Roi français et Philippe le Bon, le fils de la victime. Ce dernier est avant tout fidèle à sa propre cause. Il œuvre pour assurer l’avenir de la Bourgogne, même si cela doit passer par des alliances avec Henry V, le souverain anglais. Dans une telle conjoncture, la conquête du royaume de France était une hypothèse très plausible dans la première moitié du XVe siècle. Le duc de Bourgogne conclut à plusieurs reprises des ententes avec l’Angleterre pour se protéger des Armagnacs dans le cas où la France serait vaincue, car ceux-ci pouvaient également devenir des partenaires potentiels des Anglais4. Malgré la position ambiguë de Philippe le Bon, les contacts diplomatiques entre lui et le Roi français sont toujours maintenus. Cela est rendu possible par les efforts diplomatiques de seigneurs comme Amédée VIII de Savoie, qui avait reçu l’ordre du pape Martin V de réconcilier la France et la Bourgogne5. Les efforts du duc Amédée VIII aboutissent enfin en 1424 avec la conclusion de trêves entre la France et la Bourgogne. Les efforts de 2 SCHNERB, Bertrand, L’État bourguignon 1363-1477, Saint-Amand-Montrond, Perrin, 1999, p. 157 3 BONENFANT, Paul. Op.cit., p.105 4 Ibid., p.106 5 SCHNERB, Bertrand. Op.cit., p. 180 Parution no.1 Le Prométhée P. 9 l’Église pour rapprocher la France et la Bourgogne se poursuivre après la mort du pape Martin V. En effet, Eugène IV continue l’œuvre de son prédécesseur. Le nouveau pape mande Nicolas Albergati, cardinal de Sainte-Croix, pour faire pencher la balance en faveur d’une éventuelle réconciliation. Un concile général est d’ailleurs organisé à Bâle pour favoriser les efforts de paix entre les aristocrates français6. tation8. Le Roi français n’en reste pas là. À ses yeux, il était crucial que la conférence d’Arras soit un succès. Il paie donc de fortes sommes à de proches conseillers de Philippe le Bon pour que ces derniers convainquent le duc de Bourgogne de s’allier à la France. En tout, 38 000 saluts d’or seront partagés entre d’influents aristocrates bourguignons, y compris Nicolas Rolin, le chancelier du duc de Bourgogne9. Les manigances de Charles VII sont couronnées de succès : Philippe le Bon Le 30 novembre 1424, Philippe le Bon épouse se laisse influencer par ses conseillers et il décide de Bonne d’Artois, la demi-sœur de Charles de Bourbon. revenir sur les engagements qu’il a pris dans le traité de Plus important encore, en 1425 à Autun, Charles VII Troyes qui le lie aux Anglais. Des cardinaux délégués accepte de s’impliquer dans un contrat qui avait pour par le pape vont d’ailleurs délier officiellement le duc but de favoriser un rapprochement accentué entre la de Bourgogne de ses précédents serments en déclarFrance et la Bourgogne. Il est notamment stipulé que ant que les Anglais étaient des « adversaires de la paix Charles de Bourbon épousera la sœur de Philippe le générale 10». Bon, Agnès. Il ne faut pas oublier que ce mariage donne au Roi la possibilité de voir le compté de Bourgogne Philippe le Bon est parfaitement au courant de passer entre les mains d’un homme plus favorable à une l’importance qu’avaient les négociations aux yeux de paix durable dans le cas où Philippe le Bon viendrait à Charles VII. Ainsi, il en profite pour se montrer très inmourir sans laisser d’héritiers7. Effectivement, Charles transigeant dans ses demandes. En premier lieu, le duc de Bourbon n’entretenait pas de ressentiment intense à de Bourgogne demande à ce que le Roi désapprouve l’égard du Roi de France pour le meurtre de Jean Sans publiquement le meurtre de Jean Sans Peur. Il exige Peur. Même si ces unions matrimoniales ne suffisent également une importante compensation financière de pas à régler tous les différends entre la France et la plus de 50 000 écus d’or11. Comme si cette dernière Bourgogne, les efforts de paix auxquels Charles VII a demande n’était pas suffisante, Monstrelet rapporte consenti rendent possibles de futurs accords bien plus qu’une croix devra être construite où l’assassinat a eu déterminants. lieu, et qu’elle devra être entretenue perpétuellement. De plus, les nobles impliqués dans le complot contre Il faut attendre le traité d’Arras de 1435 pour Jean Sans Peur devront être punis, voire bannis du voir un véritable revirement diplomatique dans le jeu royaume de France. Si Philipe le Bon prend le risque d’alliances de la guerre de Cent Ans. Les rapproche- d’exiger des accommodations aussi audacieuses, c’est ments précédents entre le Roi de France et le duc de en grande partie parce qu’il sent qu’il a le devoir moral Bourgogne ont rendu possible la perspective d’une de venger la mort de son père. Le duc de Bourgogne alliance durable entre les deux hommes. Charles VII considère cela comme une tâche sacrée12. sait que la reconnaissance de son titre de Roi est fondamentale s’il désire mener à bien la guerre contre les À un niveau plus politique, Philippe le Bon parAnglais. Malgré tout, les négociations s’avèrent très vient également à obtenir une soustraction d’hommage ardues et Henry VI dépêche un ambassadeur à la con- pour ses vassaux. Ces derniers ne sont donc plus tenus férence d’Arras pour tenter d’empêcher la possibilité d’entrer en guerre sous la demande du Roi. Finalement, d’une éventuelle alliance franco-bourguignonne. Cette Charles VII s’engage à ne pas passer d’accords diplotentative se révèle cependant se révéler peu efficace. matiques avec l’Angleterre sans en informer auparavant En effet, Charles VII est bien au fait des manœuvres le duc de Bourgogne13. Si ces conditions sont très diffidu Roi d’Angleterre, il décide donc de soudoyer l’am8 Ibid., p.185 bassadeur anglais. Ce dernier quitte alors rapidement la 9 Ibid., p.185 conférence en prétendant se retirer en guise de protes- 10 Ibid., p.186 6 7 Ibid., p.184 Ibid., p.181 11 12 13 Ibid., 187 BONENFANT, Paul. Op.cit., p.106 Ibid., p188 P. 10 Le Prométhée ciles à accepter pour Charles VII, il ne faut pas oublier que la signature du traité lui garantissait la reconnaissance de son titre de Roi par la Bourgogne. Il acquiesce donc aux demandes de Philippe le Bon. Le traité d’Arras permet au Roi de surmonter le principal obstacle qui l’empêchait d’imposer son hégémonie à la noblesse française. Malgré la résistance de certains princes autonomistes, la fidélité chèrement payée de Philippe le Bon permet au Roi Charles VII d’imposer un contrôle accru sur les affaires du royaume. Dans un autre ordre d’idées, il est important de mentionner que le règne de Charles VII est caractérisé par un certain détachement de la France par rapport à l’Église de Rome. En effet, différents papes tentent de calmer le jeu entre la France et l’Angleterre tout au long de la guerre de Cent Ans. Cependant, bien que les efforts de Martin V et d’Eugène IV aient contribué à des rapprochements franco-bourguignons, cela ne se traduit pas par une grande contribution française à la guerre sainte. Les deux belligérants font passer leurs intérêts nationaux avant les exigences de l’Église. Ainsi, Charles VII préfère utiliser la noblesse pour chasser les Anglais de France plutôt que de les envoyer dans de lointaines croisades14. Afin d’expliquer ce désistement du Roi envers ses devoirs chrétiens, nous pouvons invoquer le schisme entre Rome et Avignon. Cette crise avait effectivement effrité la crédibilité et l’autorité du Pape15. À un niveau plus culturel, il est dit que les chroniqueurs de l’époque, comme Enguerran de Monstrelet, font constamment l’apologie des exploits militaires dans leurs écrits. Cette tendance littéraire influence bien plus les jeunes nobles que les valeurs pacifistes prônées dans les évangiles16. L’émergence de nombreux traités de chevalerie renforce d’ailleurs cette tendance. Des auteurs célèbres de l’époque comme Geoffroy de Charny vantent le métier des armes et contribuent à faire de l’aristocratie française du 15e siècle une véritable noblesse d’épée loyale à la couronne et non à l’Église17. Parution no.1 son influence sur le royaume de France, ses talents de stratège militaire lui permettent d’asseoir son autorité en tant que souverain incontesté. Les victoires françaises n’ont cependant lieu que sur la terre ferme, le Roi n’ayant aucunement l’intention de se lancer dans une guerre maritime. Le sentiment général chez la noblesse est que les batailles navales ne sont pas suffisamment chevaleresques18. Des chroniqueurs comme Monstrelet contribuent grandement à faire connaître les exploits militaires de Charles VII et l’efficacité de la campagne qu’il a menée à la fois contre les Anglais, mais aussi contre les Écorcheurs qui semaient le chaos dans le royaume. Malgré tout, il ne faut pas oublier que ses victoires ne seront rendues possibles que par l’aide de personnages charismatiques, voire même de l’aide divine que certains associent à Jeanne d’Arc. C’est à une époque où il n’était considéré par plusieurs que comme le dauphin de France que Charles VII fait sa marque dans la guerre de Cent Ans. En 1429, de nombreuses villes françaises sont assiégées par les Anglais, y compris Orléans. En fait, bien que considérés comme moins glorieux que les grandes batailles, les sièges étaient la forme d’affrontement la plus répandue au 15e siècle19. Le Roi se doit de venir en aide à cette ville pour un certain nombre de raisons stratégiques. Sur le plan militaire, Orléans a une importance capitale en raison du positionnement de son pont qui donne sur la Sologne. De plus, la population de la ville est fidèle à Charles VII. Il est du devoir de ce dernier de venir à l’aide de ses sujets. D’un côté plus symbolique, cette ville est l’ancienne capitale capétienne et le joyau de la maison d’Orléans20. Après une désastreuse tentative pour s’en prendre au ravitaillement des Anglais, le Roi confie à Jeanne d’Arc la délicate mission d’amener des vivres et des renforts aux assiégés. Cette manœuvre commence bien mal étant donné la mauvaise direction du vent, ce qui compliquait énormément la tâche aux barques de ravitaillement. Ce qui s’annonçait comme un nouvel échec tourne en la faveur des Français, le L’autorité par l’épée vent cessant de souffler au moment opportun et les naSi les jeux politiques de Charles VII accentuent vires parvenant à atteindre Orléans. Plusieurs mettent 14 CONTAMINE, Philippe. La guerre de Cent Ans, Paris, Presses Universitaires de France, 1968, coll : « Que sais-je ? », p.107. 15 Ibid., p.108 16 Ibid., p.108 17 CONTAMINE, Philippe. La noblesse au royaume de France. De Philippe le Bel à Louis XII, Paris, Presses Universitaires de France, 1997, p.199 18 gleterre p.125 19 p.233 20 ALLMAND, Christopher. La guerre de Cent Ans. L’Anet la France en guerre 1300-1450, Paris, Payot, 1988, BEAUNE, Colette. Jeanne d’Arc, Paris, Perrin, 2009, Ibid., p.234 Parution no.1 Le Prométhée cela sur le compte de l’influence divine de la Pucelle21. Le 7 mai, les troupes françaises parviennent, grâce à l’acharnement de Jeanne d’Arc, à repousser les Anglais vers Beaugency22. Après cette victoire décisive, la seule présence de la Pucelle sur le champ de bataille a une influence considérable sur le moral des troupes. Il est dit que les Anglais la craignent plus que n’importe quel commandant français23. Il est essentiel de retenir que la libération d’Orléans permet au Roi de faire figure de sauveur autant aux yeux de la population qu’à ceux de la noblesse. Charles VII peut donc poursuivre son voyage vers Reims pour y être officiellement couronné. Malgré l’importance de cette victoire, le royaume de France est encore bien loin d’être libéré des envahisseurs anglais. Dans la décennie 1440, plusieurs villes demeurent sous le contrôle des troupes de Henry VI. C’est notamment le cas de Creil et de Pontoise, deux agglomérations situées au nord de Paris. Le chroniqueur Enguerran de Monstrelet nous fournit de précieuses informations sur le déroulement de la campagne militaire de Charles VII. Ce dernier, raconte-t-on, désirait ardemment libérer les villes autant pour leur importance stratégique que pour contenter la noblesse parisienne qui se montrait très critique envers ces décisions. En ce qui concerne Creil, Monstrelet rapporte que le siège ne dure qu’une douzaine de jours. Les assiégés décident effectivement de négocier avec Charles VII et un sauf-conduit leur est accordé. Les choses sont cependant bien différentes en ce qui concerne Pontoise. En effet, les troupes anglaises accordaient beaucoup d’importance à cette ville. Le Roi de France comprend rapidement que le siège va s’avérer complexe et risqué, particulièrement en raison des efforts que Talbot, comte de Shrewsbury, déploie pour ravitailler la ville et harceler les troupes françaises. Ce dernier parvient d’ailleurs à faire entrer des vivres dans la ville à quatre reprises et passe très près de capturer Charles VII lui-même24. La stratégie du Roi de France se veut avant tout défensive : il évite de se compromettre dans une bataille de grande ampleur malgré l’insistance de Talbot, qui espère l’entraîner 21 Ibid., p.236 22 Ibid., p. 237 23 THOMPSON, Peter E. Contemporary chronicles of the hundred years war, London, The Folio Society, 1969, p.19 24 MINOIS, Georges. Charles VII. Un roi shakespearien, Saint-Amand-Montrond, Perrin, 2005, p.405 P. 11 dans une charge chevaleresque en terrain découvert. En effet, Charles VII avait encore en mémoire le désastre de la bataille d’Azincourt25. De toute façon, l’armée française avait à ce stade assez peu de cavaliers disponibles en raison des coûts exorbitants d’entretien que de tels combattants nécessitaient26. Enguerran de Monstrelet mentionne que plusieurs nobles fidèles au Roi de France viennent appuyer le siège de Pontoise. C’est notamment le cas de Simon de Saint-Jenois, Robert le Louchier et Jehan de Courcielles, tous en provenance de la cité de Tournay. Toujours selon Monstrelet, les troupes de ces seigneurs sont bien entraînées, à l’image du gros des troupes de Charles VII. Ces soldats rompus au combat et aux manœuvres élaborées permettent de maintenir un siège efficace. À un certain point, les Français construisent même un second pont pour faciliter les attaques sur la ville, et ce, malgré l’acharnement des défenseurs de Pontoise. Au final, le manque de vivres force les Anglais à se rendre, mais le Roi ne se montre pas aussi indulgent que dans le cas de Creil. Selon le chroniqueur Thomas Basin, entre 700 et 800 soldats Anglais sont exécutés après l’entrée des troupes françaises dans la ville. Cette victoire a été rendue possible par une armée qui, lentement mais sûrement, se professionnalisait. L’usage de soldats de métier était de plus en plus une nécessité, car ces derniers se révèlent beaucoup plus fiables que les milices qui étaient auparavant levées dans un contexte féodal. Si la prise de Pontoise précipite la déroute de l’Angleterre dans la guerre de Cent Ans, elle ne suffit pas à assurer la victoire. Les troupes ont besoin d’encouragements supplémentaires qui, souvent, prenaient des formes inhabituelles. Nous avons abordé précédemment le grand charisme qu’a Jeanne d’Arc auprès des Français. Bien qu’elle fut brûlée vive en 1431, son influence perdure pendant de longues années et contribue activement aux victoires de Charles VII. Il est nécessaire de mentionner que plusieurs ont fait de la Pucelle une figure mystique immortelle. À ce propos, nous devons mentionner l’existence de plusieurs fausses Jeannes qui apparaissent périodiquement à divers moments de la guerre de Cent Ans. La plus célèbre est sans doute Jeanne des Armoises. 25 ERLANGER, Philippe. Charles VII et son mystère, Paris, Librairie académique Perrin, 1973, p.267 26 ALLMAND, Christopher. Op.cit., p.93 P. 12 Le Prométhée En 1439, cette jeune femme qui ressemble étonnamment à l’héroïne française parvient à se faire reconnaître comme la réincarnation de la Pucelle. Non seulement la population l’acclame comme une salvatrice, mais en plus, de puissants personnages comme la duchesse de Luxembourg et Charles d’Orléans croient en sa légitimité. Jeanne des Armoises se voit d’ailleurs confier le commandement d’une armée et remporte une victoire près du Mans. Étant donné sa contribution à la cause française, la municipalité d’Orléans décide de lui verser un don de 210 livres parisis27. La supercherie n’est découverte que lorsque Charles VII lui-même se présente pour voir la miraculée de ses propres yeux, cette dernière lui avoue alors ses mensonges et elle sera pardonnée par le Roi. Elle poursuit d’ailleurs ses errances et laisse des traces jusqu’en 145028. Une telle situation démontre à quel point le mythe de Jeanne d’Arc persiste en France pendant le conflit. Plusieurs refusent d’ailleurs de donner du crédit aux aveux de Jeanne des Armoises, préférant croire que celle qui avait remporté une victoire près du Mans était véritablement la réincarnation de Jeanne d’Arc. Cet exemple nous démontre que bien des Français veulent croire en une aide divine. Les victoires militaires ne suffisent pas à rassurer la population : il faut une icône mystique pour la convaincre que la France a la faveur de Dieu. Toute porte à croire que Charles VII en était parfaitement conscient étant donné son attitude assez passive envers les fausses Jeannes d’Arc, qui pourtant commettaient des crimes sérieux en abusant de la crédibilité de nombreuses personnes. Dès 1443, le gros des envahisseurs anglais est repoussé jusque dans la ville de Bordeaux, dans le sud-ouest de la France29. La cité est rapidement assiégée par les troupes de Charles VII et en raison de l’absence de renforts, les Anglais sont forcés de se rendre le 19 octobre 1443. Remporter des victoires est évidemment un aspect fondamental de la guerre, mais ces dernières avaient peu de signification si les gens du peuple n’étaient pas au courant des hauts faits d’armes des héros français. C’est pour cette raison qu’en 1450, Charles VII fait frapper une médaille qui commémore les succès de son armée afin que la population garde 27 ERLANGER, Phlippe. Op.cit. p.248 28 Ibid., p.249 29 MINOIS, George. La guerre de Cent Ans. Naissance de deux nations, Saint-Amand-Montrond, Perrin, 2008, p.385 Parution no.1 espoir30. Ainsi, Charles VII parvient lentement mais sûrement à reprendre le contrôle de la France par la force des armes et l’utilisation de propagande. Les troupes de Henry VI ne constituent cependant pas la seule menace qui plane sur la France pendant les années 1440. Il faut garder à l’esprit que les combats qui font rage en France impliquent des milliers de soldats. Monstrelet rapporte que pour le siège de Pontoise, Charles VII dispose de deux mille soldats à lui seul. À cela s’ajoutent les troupes des nobles qui vont venir assister le Roi et les forces anglaises. Bien souvent, les difficultés de ravitaillement entraînent des vagues de désertion dans les deux camps. De telles situations sont particulièrement fréquentes dans le cas des mercenaires qui n’hésitaient pas à rompre leurs engagements quand la campagne militaire tournait au vinaigre ou s’ils ne recevaient pas leur solde31. Sur ce point, il faut mentionner qu’au XVe siècle, les mercenaires sont systématiquement associés à la destruction, souvent avec raison si nous considérons le chaos qui régnait dans la couronne parisienne32. Bien au courant de ce qu’impliquait l’utilisation de tels soldats, le Roi de France a tout de même recours à eux pour tendre des embuscades aux Anglais. Les compagnies de mercenaires ne se préoccupent guère des idéaux chevaleresques. Ils sont des adeptes de la petite guerre et leurs attaques-surprises se révèlent souvent très efficaces. Des hors-la-loi notoires comme Poton de Xaintrailles sont d’ailleurs engagés malgré un lourd historique de banditisme dans les provinces françaises33. Ironiquement, leur participation à la guerre de Cent Ans fait d’eux des héros dans la population du royaume de France. Charles VII se voit éventuellement dans l’obligation de lever un impôt spécial dans les États du Languedoc afin d’assurer le salaire des soldats, limitant ainsi les risques de pillage34. Malgré les efforts du Roi, cette concentration de mercenaires et de déserteurs se révèle rapidement très problématique. Les campagnes sont à feu et à sang et il n’est pas rare que les bandits attaquent des villes mal défendues pour ensuite demander une rançon pour leur libération35. Le mécontentement se faisant de plus 30 31 32 33 34 35 ALLMAND, Christopher. Op.cit., p. 189 ALLMAND, Christopher. Op.cit., p. 109 Ibid., p.111 Ibid., p.112 GEORGE, Minois. Op.cit., p.378 ALLMAND, Christopher. Op.cit. p.111 Parution no.1 Le Prométhée en plus sentir dans la population, Charles VII se voit dans l’obligation de faire la chasse aux Écorcheurs en même temps qu’il combat les troupes anglaises. C’est seulement en 1442 que le Roi de France parvient à libérer le Poitou et la Saintonge de nombreuses bandes de brigands36. Cela ne se fera cependant pas sans heurts, surtout quand il prend la décision de faire exécuter une douzaine de nobles qui avaient activement participé aux pillages. Parmi eux se trouve Alexandre, bâtard de Bourbon. Ce dernier est un descendant de Saint-Louis et un fidèle serviteur de Philippe le Bon37. Malgré tout, Charles VII préfère réprimer sévèrement les Écorcheurs, au risque de générer certains troubles politiques en condamnant des membres de la noblesse. Cette attitude inflexible contribue à rassurer la population française en ce qui a trait à la capacité du Roi à maintenir l’ordre en temps de guerre. Il est donc évident que l’opinion publique devenait, au XVe siècle, un élément fondamental que tout souverain se doit de considérer afin de remporter une guerre. Charles VII comprend bien cette nouvelle réalité : il s’assure donc d’être vu comme un sauveur en publicisant chacune des victoires françaises, aussi infime fût-elle. En conclusion, nous pouvons affirmer que Charles VII a bel et bien utilisé la guerre de Cent Ans comme un argument pour rallier à lui autant la noblesse que la population du Royaume de France. Ce faisant, il a grandement accru son pouvoir royal et, plus généralement, contribué à paver la voie vers l’établissement d’un État moderne. Cette lourde tâche a débuté avec une ouverture d’esprit envers l’aristocratie bourguignonne qui se montrait fort récalcitrante. Cette attitude a permis la tenue et le succès de la conférence d’Arras. De plus, Charles VII s’est montré très pragmatique en ce qui concerne la participation aux croisades qu’exigeait l’Église. Le Roi accorde beaucoup plus d’importance à la reconquête de la France qu’à aller guerroyer en terre sainte, signifiant ainsi qu’il ne désirait pas se faire dicter sa propre politique par le pape. Par les armes, Charles VII parvient à s’imposer comme le souverain légitime du royaume de France. Non seulement il réussit à remporter des victoires clés, mais il va également utiliser la propagande comme 36 37 GEORGE, Minois. Op.cit., p.381 ERLANGER, Philippe. Op.cit., p.259 P. 13 outil de contrôle de l’opinion publique en des temps très difficiles. Le succès de la campagne de Charles VII contre les Anglais et les Écorcheurs consolide la crédibilité du pouvoir royal et assure une stabilité dans le royaume. En guise de complément à cet article, il serait pertinent de s’intéresser à l’importance accrue de l’opinion publique dans l’exercice du pouvoir royal à l’époque moderne. Bibliographie ALLMAND, Christopher. La guerre de Cent Ans. L’Angleterre et la France en guerre 1300-1450, Paris, Payot, 1988, 284 p. BEAUME, Colette. Jeanne d’Arc, Paris, Perrin, 2004, 539 p. BONENFANT, Paul. Philippe le Bon. Sa politique, son action, Bruxelles, De Boeck, 1996, 453 p. CONTAMINE, Philippe. La noblesse au royaume de France. De Philippe le Bel à Louis XII, Paris, Presses Universitaires de France, 1997, p.387 CONTAMINE, Philippe. La guerre de Cent Ans, Paris, Presses Universitaires de France, 1968, coll. : « Que sais-je ? », 128 p. ERLANGER, Philippe. Charles VII et son mystère, Condé-sur-Escaut, Librairie Académique Perrin, 1973, 407 p. GEORGES, Minois. La guerre de Cent Ans. Naissance de deux nations, Saint-Amand-Montrond, Perrin, 2008, 651 p. GUENÉE, Bernard. L’opinion publique à la fin du Moyen Âge. D’après la « Chronique du Charles VI » du Religieux de Saint-Denis. Saint-Amand-Montrond, Perrin, 2002, 269 p. SCHNERB, Bertrand. L’État Bourguignon 1363-1477, SaintAmand-Montrond, Perrin, 1999, 476 p. THOMPSON, Peter E. Contemporary chronicles of the hundred years war, London, The Folio Society, 1969, 359 p. P. 14 Le Prométhée L’HISTOIRE DU CHOCOLAT ET SA RELATION AUX ÉLITES AU TEMPS DES DÉCOUVERTES Par Jason Rivest Le chocolat, cette nourriture qui est maintenant presque omniprésente dans nos supermarchés, a une histoire qui remonte à plusieurs siècles. Commençant dans les pays d’Amérique du Sud, cette gâterie migre avec les voyages que les colons européens effectuent. Elle pénètre le vieux continent par l’Espagne et ne tarde pas à migrer jusqu’en France.1 Jusqu’à aujourd’hui, elle se répand partout et s’intègre à la culture occidentale qui, à son tour, la fait entrer dans les habitudes de dizaines de pays du monde. Nous pouvons tout de même nous interroger sur la place que le chocolat a pris dans l’histoire et comment il a fait pour évoluer d’un mets considéré comme exclusif aux membres de la haute société jusqu’à la place qu’il occupe maintenant. Sa place est tout de même assez normalisée dans notre mode de vie moderne, que l’on pense à son utilisation dans les différentes fêtes que nous célébrons collectivement ou dans notre vie de tous les jours. Parution no.1 ment le fil que nous recherchons, mais nous pouvons utiliser leurs travaux pour avoir une idée assez précise de ce dont nous avons besoin. Ainsi, McNeil fait une recension extrêmement intéressante sur le sujet, mais il mélange dans son livre plusieurs domaines d’études. Il aborde autant le thème botanique que l’aspect historique. Avec ces auteurs, nous pouvons facilement comprendre le rôle du chocolat et sa place dans les sociétés où il est présent, autant en Amérique que dans les pays européens qui le découvrent après la conquête du Nouveau-Monde. Ils s’entendent pour dire que le chocolat est réservé aux élites, encore faut-il comprendre pourquoi? Nous croyons, en effet, que le rôle du chocolat change selon la société qui le consomme, que ce soit d’un point de vue religieux pour les sociétés méso-américaines ou pour la simple gourmandise ou d’autres utilités dans les sociétés européennes. Nous verrons donc le chocolat dans ces deux sociétés. Les méso-américains et le breuvage qui n’appartient qu’à l’élite et aux dieux Nous verrons le chocolat à travers les différentes époques et pays où il fut utilisé. Pour ce faire, le travail de divers historiens, qui se sont attardés sur le sujet, sera abordé. Nous utiliserons principalement les travaux de McNeil, Camporesi, Clarence-Smith, Folster et Birlouez. Ces derniers tracent souvent de grands pans de l’histoire du chocolat selon l’époque ou le pays qu’ils étudient. Souvent, ils ne dessinent pas exacte- Les peuples méso-américains sont les civilisations qui ont occupé le territoire de la présente Amérique centrale. Nous pouvons parler du Mexique, du Costa-Rica et des pays limitrophes. Ces peuplades sont connues comme étant les Olmèques, Aztèques et Mayas. Les traces de leur existence sont encore bien visibles dans les ruines de ces quelques pyramides qui sont encore debout. Il ne faudrait pourtant pas penser qu’il s’agit du seul héritage qu’ils nous laissent et qu’ils ont transmis. En effet, des vestiges ont pu démontrer que la culture du cacaoyer remonte à des millénaires. Des recherches ont réussi à trouver des traces moléculaires de la préparation alimentaire à base de ce cacao. C’est sans parler des images que l’on retrouve sur la poterie datant de cette ère qui montre bien comment la plante était déjà présente à cette époque.2 On retrouve des glyphes qui représentent le fruit du cacaoyer, soit la cabosse. Cette vaisselle daterait d’environ 2500 ans. Cela prouve que le chocolat fit son apparition tout de même assez tôt et qu’il faisait partie intégrante de leur mode de vie. 1 Maguelonne Toussaint-Samat, Histoire de la cuisine bourgeoise du Moyen Âge à nos jours. Paris, éditions Albin Michel S.A., 2001, p. 97. 2 Cameron L. McNeil, Chocolate in Mesoamerica a Cultural History of Cacao, Gainesville, University Press of Florida, 2006, (Collections: Maya studies) p. 9. Nous pouvons constater qu’à l’époque où le chocolat fut introduit en Europe, ce mets fut l’apanage d’une élite et non de tout le monde. C’est pourquoi, nous nous pencherons d’abord sur son origine méso-américaine et, par la suite, sur sa migration dans les pays européens au temps des conquêtes de l’Amérique, tout cela, sous l’angle des élites qui le consomment. Ainsi, serons-nous plus à même de comprendre pourquoi le chocolat est un produit principalement et presque exclusivement réservé aux hautes sphères de la société dans ces pays aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles? Parution no.1 Le Prométhée Avec cette représentation, nous pouvons découvrir que le cacaoyer joue un rôle important dans la symbolique de ces peuples. Il ne faut pas simplement penser que c’est l’arbre qui est révéré. Certaines civilisations, comme celle de la ville de Chichén Itzá, vont même jusqu’à relier cet arbre aux dieux et à le voir comme un pilier du monde.3 Il est alors normal de considérer le breuvage que l’on en obtient comme un breuvage sacré, réservé aux élites. Il ne faudrait pas penser que notre chocolat est près de la composition du leur. En effet, ces peuples utilisent les fèves et créent des boissons où ils mettent « de la farine de maïs et aussi, selon les moyens et les circonstances, de la vanille, du piment, du musc, des graines d’un arbre nommé rocou (qui donnent au breuvage une couleur rouge vif) ou encore des champignons hallucinogènes.»4 Ce breuvage est alors censé être digne des dieux qui, dans leur bienveillante sagesse, permettent aux hommes de pouvoir consommer ce délice. Nous pouvons le deviner aisément, ce ne sont pas toutes les strates de ces sociétés qui auront pu bénéficier de ce nectar bénit et apprécié des dieux euxmêmes. Le bas peuple n’y a pas accès et il est réservé à l’élite, qui en fait d’ailleurs une consommation presque immodérée.5 L’importance du chocolat et du cacao est ici centrale, car des dirigeants vont jusqu’à recevoir des sépultures dans lesquels on met de fèves de cacao, pour leur dernier voyage.6 Ce n’est pas le seul aspect du cacao, base du chocolat, qu’il faut retenir, mais son aspect religieux explique en partie son lien avec les élites. P. 15 caines, le terme décrivant une situation moderne. Nous pouvons tout de même souligner qu’à leur manière, elles avaient déjà commencé à comprendre le système de monnaie et à savoir que le cacao, et ses fèves, étaient des outils pratiques pour le commerce. C’est dans le contexte de l’arrivée des Espagnols en Amérique que le cacao, et avec lui le chocolat, migre vers l’Europe vers une autre élite. L’élite de la société européenne et le chocolat Le chocolat pénètre en Occident par l’Espagne et ses conquêtes américaines. En effet, les fèves de cacao sont envoyées en Espagne pour faire découvrir ce produit aux aristocrates de la cour de Charles-Quint et au roi lui-même. Hernan Cortés leur fait parvenir un premier sac, mais le produit n’est pas très bien accueilli. Birlouez avance que c’est une sœur carmélite9 qui aurait eu l’idée de rajouter du sucre de canne pour adoucir le mélange dans un couvent au Mexique. Cette recette fut adoptée par l’Occident comme une véritable trainée de poudre.10 Il faut dire que l’Espagne et l’Europe entière ne sont pas restées indifférentes à la suite de la découverte de ce nouvel élément gastronomique. Comme le souligne Piero Camporesi dans son livre Le goût du chocolat, L’art de vivre au siècle des lumières, de nouveaux goûts et de nouvelles recettes furent rapidement développés par les grands maîtres cuisiniers européens. Ainsi, Côme de Médicis avait à son service un maître chocolatier capable d’exécuter son art pour incorporer au chocolat un goût de jasmin.11 Une recette très prisée qui faisait la renommée de sa maison. On commença alors à discuter d’arômes, on s’envoyait des chocolats parfumés à différentes essences. Il ne faut pas douter que cette correspondance n’était réservée qu’à l’élite. Seulement cette dernière pouvait se permettre cela. On peut donc dire que ces fins connaisseurs représentent bien cette élite à laquelle est destiné le chocolat. Il faut aussi savoir que les graines de cacaoyer étaient utilisées comme monnaie d’échange.7 Leur emploi facilitait le commerce et elles étaient considérées comme très précieuses à l’époque. Hernan Cortés, le conquérant espagnol, en aurait découvert les vertus économiques quand il comprit qu’avec une quantité de ces fèves, il pouvait obtenir de l’or.8 Ce symbole était donc rattaché à la richesse dans les échanges entre les personnes. C’est donc non seulement une élite culturelle et La littérature historique sur le sujet nous apreligieuse qui se base sur le cacao et le chocolat, mais bien aussi une élite financière. Bien sûr, nous ne pou- prend que l’infante d’Espagne, Anne d’Autriche, lorsvons parler de finance dans ces sociétés méso-améri- qu’elle quittait sa terre natale pour la France, apporta 3 Ibid., p. 13. 4 Éric Birlouez, «Le chocolat, « nourriture des dieux »», Phytothérapie [1624-8597], 2013 vol.11, no 2, p.75. 5 Ibid. 6 McNeil., Op. Cit., p. 14. 7 Ibid., p. 15 8 Birlouez, Op. Cit., p. 75. 9 Il s’agit d’une sœur qui est cloitrée, donc isolée de la société avec ses consœurs, et qui appartient à l’ordre du Carmel. «Carmélite», Larousse, http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/carm%C3%A9lite/13334 [En ligne], page consultée le 23 mai 2014. 10 Ibid., p. 75. 11 Piero Camporesi, Le goût du chocolat : l’art de vivre au siècle des Lumières, Paris, Grasset, 1992, p.186. Le Prométhée P. 16 Parution no.1 avec elle l’habitude de consommer du chocolat.12 Le mode de vie royal se répandit bien sûr dans l’aristocratie et le breuvage chocolaté eut un succès escompté à la cour de France. Il faut dire que le prix de cette marchandise d’importation, à lui seul, montrait un certain prestige de la part de l’acheteur. Les grandes dames en consommaient régulièrement et des salons ouvrirent même leurs portes pour des dégustations et des causeries. Nous pouvons donc dire que cet empressement de l’aristocratie et des élites à consommer cette boisson vient épauler la théorie affirmant que seules les élites peuvent se permettre d’en consommer. classes faisant partie des élites vers la population en général s’est produite. Comme nous l’avons fait remarquer en introduction, le chocolat a quitté le cercle des élites pour devenir la friandise que nous connaissons aujourd’hui. Il aurait été intéressant de pouvoir mieux comprendre la transformation qui a pu s’opérer pour arriver à un changement aussi drastique. L’industrialisation au XVIIIe siècle serait la cause de ce qui a permis une production plus importante.15 Il serait donc intéressant de voir comment cette dernière a pu transformer la production au point où le produit nous est accessible à tous. Il faut aussi souligner que les élites cléricales tombèrent sous le charme du breuvage. Ce penchant ne fut pas religieux comme il l’était en Amérique chez les peuples indigènes. C’était plutôt un engouement pour le prestige qu’apportait la boisson. Ils l’appréciaient aussi pour son bon goût. En effet, plusieurs prêtres furent conquis par cet aliment. On dit même que certains furent plus attirés à connaître et enseigner les méthodes reliées au chocolat qu’aux rites cléricaux.13 Bien sûr, c’est un fait de plus qui vient confirmer la thèse que seules les élites peuvent se permettre le chocolat à l’époque. Bibliographie BIRLOUEZ, Éric. Le chocolat, « nourriture des dieux ». Phytothérapie [1624-8597]. Vol.11, no 2 (2013), p.74 -77. CAMPORESI, Piero Le goût du chocolat : l’art de vivre au siècle des Lumières. Paris, Grasset, 1992. 286 p. TOUSSAINT-SAMAT, Maguelonne. Histoire de la cuisine bourgeoise du Moyen Âge à nos jours. Paris, Éditions Albin Michel, 2001. 291 p. CLARENCE-SMITH, William Gervase. Cocoa and Chocolate, 1765-1914. Routledge: Taylor & Francis Group, Londres, 2000. 319p. Conclusion FOLSTER, David. Ganong: A Sweet History of Chocolate. Goose Le chocolat aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles Lane Editions, Fredericton, 2006. 134 p. est souvent l’apanage d’une élite et un aliment inacMCNEIL, Cameron L. Chocolate in Mesoamerica a Cultural Hiscessible aux basses classes de la société ou aux plus tory of Cacao. Gainesville, University Press of Florida, pauvres. Les raisons sont bien sûr nombreuses. Nous 2006. 542 p. (Collections: Maya studies) avons soulevé comment le chocolat était un symbole religieux fort chez les peuples indigènes d’Amérique et qu’il s’agissait d’une offrande aux dieux. Des offrandes permettant à ces peuples d’obtenir la bénédiction des Dieux pour que leur vie soit plus facile. Par exemple, en faisant pousser mieux et plus rapidement le maïs.14 La consommation de chocolat est aussi l’un des signes de l’élite européenne. Que ce soit avec un réseau d’échange pour des chocolats de divers aromates ou encore le prix déboursé pour avoir accès à cette friandise courue dans la haute société. Cette recherche a des limites que nous aurions voulu explorer plus avant. En effet, nous pouvons nous demander comment une migration du chocolat des 12 13 14 Toussaint-Samat, Op. Cit., p.97. Camporesi, Op. Cit., p. 190. McNeil, Op. Cit., p. 14. 15 William Gervase Clarence-Smith, Cocoa and Chocolate, 1765-1914, Routledge, Taylor & Francis Group, Londres, 2000, p.66. Parution no.1 Le Prométhée LES BALS EN FRANCE AU XVIIIE SIÈCLE Par Lysandre St-Pierre Le XVIIIe siècle en France est marqué par la fin du règne de Louis XIV, la Régence assurée jusqu’à la majorité de Louis XV et le règne de celui-ci et de son petit-fils Louis XVI. Louis XIV incarne l’absolutisme de droit divin. Il tient tous les pouvoirs entre ses mains, pouvoirs directement obtenus de Dieu. La Régence rompt avec cette façon de gouverner. Le Régent Philippe d’Orléans gouverne durant une période de réaction au Grand Siècle ce qui l’amène à faire des changements importants tels que l’instauration du système de gouvernement par conseil1. De plus, durant la Régence, la cour quitte Versailles pour retourner à Paris. En 1720, la Régence prend fin, la cour retourne à Versailles. En 1722, Louis XV est sacré roi2. L’année suivante le petit-fils de Louis XIV peut régner, car il a atteint l’âge de la majorité. Son règne est marqué par le pouvoir qu’il laisse à son premier ministre, Fleury, chose que son grand-père n’aurait jamais faite3. Ces visions divergentes sur la gouvernance se traduisent dans les styles de vie qu’adoptera la cour. En effet, les loisirs des courtisans témoignent d’un changement dans la vision de la gouvernance. L’étude des points de rupture dans les pratiques entourant les bals au XVIIIe siècle permet de voir cette évolution. Il est donc intéressant de se poser la question suivante : en quoi les bals au XVIIIe siècle en France sont plus qu’un simple divertissement et témoignent des transformations de la société de cour? P. 17 monstrations du statut social sont beaucoup moins présentes que dans les bals officiels. L’ouvrage qui permet d’étudier les changements de règne plus que tout autre est celui de Jean-Michel Guilcher qui suit l’évolution des danses dans les bals français. À la lecture de ces études, il est possible d’affirmer que les bals en France au XVIIIe siècle sont le reflet des changements au sein de la société curiale. Pour faire cette démonstration, les bals à Versailles sous le règne de Louis XIV seront étudiés dans un premier temps. En second lieu, les changements dans les usages, notamment l’apparition de la contredanse, sous la Régence et le règne de Louis XV et Louis XVI seront traités. Les bals à la cour de Louis XIV Les bals qui ont lieu à Versailles durant le règne de Louis XIV sont le reflet de sa gouvernance, à la fois grandioses et ordonnancés. La société curiale sous Louis XIV est des plus organisée et hiérarchisée. Chaque moment de la journée procure la chance de montrer son rang social4. Versailles est le lieu où gouverne le roi, certes, mais il est aussi le lieu par excellence pour observer les loisirs de la noblesse. Louis XIV garde les nobles à la fois très près de lui et très occupés pour éviter les complots. Parmi les loisirs qui occupent la noblesse, il faut compter les bals. En 1725, Pierre Rameau publie Le maître à danser. Cet ouvrage décrit les usages qu’il faut adopter durant les bals et les pas de danse à maîtriser. Il constitue une référence pour toutes les études scientifiques écrites depuis. Marianne Ruel Robbins étudie les bals en France, mais en réaction avec les interdits de la religion. Richard Semmens, pour sa part, étudie les bals publics, événements au cours desquels les dé- Un très grand nombre de bals sont donnés par le roi lui-même, mais des membres de la noblesse se plaisent à en donner aussi dans leurs appartements à Versailles ou dans leurs maisons privées durant la saison du carnaval5. Peu importe où ils se donnent, les bals sont toujours une occasion de montrer son statut social. Ils font plus office de cérémonie que de divertissement6. Il y a un ensemble de règles à respecter lorsqu’on assiste ou participe à ces bals. La danse est considérée comme « l’image idéalisée de la relation de cour »7. Cela explique sans doute pourquoi autant d’efforts sont mis dans l’éducation des hommes et des femmes de noblesses à cette discipline. En France au XVIIIe siècle, au début du moins, l’apprentissage de la danse est indispensable à l’éducation de l’aristocra- 1 Louis Trenard, « RÉGENCE », Encyclopædia Universalis [en ligne], http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/regence/, (page consultée le 22 mars 2014) 2 Ibid. 3 Solange Marin, « LOUIS XV (1710-1774) - roi de France (1715-1774) », Encyclopædia Universalis [en ligne], http://www. universalis-edu.com/encyclopedie/louis-xv/, (page consulée le 22 mars 2014) 4 Carol Mc D. Wallace (dir,), Dance. A very social history, New-York, Metropolitan Museum of Art, 1986, p.12 5 Rebecca Harris-Warrick, «Ballroom Dancing at the Court of Louis XIV», Early Music, Vol. 14, No. 1 (Feb., 1986), p.42 6 Jean-Michel Guilcher, La contredanse, un tournant dans l’histoire française de la danse, Bruxelles, Éditions Complexe, 2003, p.26 7 Ibid., p.25 P. 18 Le Prométhée tie autant que l’équitation et le maniement des armes8. Pour preuve, plusieurs traités ont été écrits sur l’art de se présenter et de danser lors d’un bal. Ces traités associent la moralité, au comportement physique, à la civilité et à la danse. Ils établissent des parallèles entre le savoir-vivre et la politesse et la façon de se comporter lors d’un bal. Un des plus connus est Le maître à danser de Pierre Rameau. On n’y apprend pas seulement comment bien danser, mais comment faire la révérence selon la personne à laquelle elle est adressée, comment présenter la main ou encore comment mettre et enlever le chapeau9. Les manuels de danse sont sommes toutes très semblables aux manuels de civilité10. En plus du protocole qui entoure la façon d’agir lors des bals, la danse elle-même est le lieu de l’expression de la hiérarchie. D’abord, le souverain désigne qui va danser, car ne danse pas qui veut11. S’en suit tout un cérémonial autour de la danse en elle-même. La première danse du bal est la branle12. Bien qu’elle soit dansée en cortège, elle ne rend pas les danseurs égaux pour autant. Le Roi et la Reine, ou à défaut la première princesse de sang, sont à la tête du cortège. Ils sont suivis par le dauphin et la dauphine qui sont à leur tour suivis par le couple le plus élevé en rang13. Bien que les couples bougent durant la branle, le Roi et la Reine reviennent toujours à la tête du cortège à la fin. La deuxième danse est la gavotte, qui fonctionne exactement selon le même principe. Ensuite se succèdent des danses à deux où le couple est seul à danser pendant que l’assistance les regarde. Encore une fois, la hiérarchie fait loi. Le Roi danse la première avec la Reine, qui par la suite danse avec le premier prince de sang, qui danse par la suite avec la première princesse, et ainsi de suite, toujours dans le respect le plus total du rang social14. Les bals du Roi donnent le modèle pour tous les autres bals, qui doivent en principe suivre les mêmes préceptes. Cette façon de faire persiste durant une grande partie du règne de Louis XIV et se modifie vers la fin de son règne. 8 Ibid. 9 Jean-Michel Guilcher, La contredanse…, op.cit., p.25 10 Marianne Ruel, Les chrétiens et la danse dans la France moderne, XVIe-XVIIe siècle, Paris, Honoré Champion, 2006, p.219 11 Rebecca Harris-Warrick, «Ballroom Dancing…», op.cit., p.44 12 Jean-Michel Guilcher, La contredanse…, op.cit., p.26 13 Ibid. 14 Rebecca Harris-Warrick, «Ballroom Dancing…», op.cit., p.42 Parution no.1 La Contredanse, le reflet d’une société en changement Dès la fin du règne de Louis XIV, des changements se sentent en filigrane. André Lorin, un maître de danse, s’était rendu en Angleterre pour observer les country dances, car elles obtenaient la faveur de Madame la Dauphine Princesse de Bavière15. Ces danses, qui prendront le nom de contredanse, ne font pas l’unanimité dès le départ, tant s’en faut. Les vieux courtisans et les maîtres à danser sont plutôt réfractaires à l’ajout de la contredanse dans les bals et à son enseignement. Ils la qualifient de « peu convenable aux gens de qualité »16. La contredanse permet à plusieurs couples de danser en même temps, sans mettre l’accent sur le statut social des danseurs. Pour la pratiquer, nul besoin de s’y entraîner avec un maître-à-danser durant des années pour acquérir le style autrefois nécessaire pour assister aux bals. Connaître les pas et les nouveautés du moment sont les seuls préalables pour pratiquer la contredanse17. Ce nouveau paradigme ne plaît pas d’emblée à la noblesse qui n’y trouve plus la chance d’exposer son rang social. Les bals étaient un des moments privilégiés pour montrer les frontières bien étanches de leur groupe social18. Malgré tout, la contredanse trouvera de plus en plus d’adeptes. Dans les dernières années du règne de Louis XIV, la cour s’ennuie de plus en plus. La mère du futur Régent disait en 1710 que les bals formels étaient ennuyants autant pour ceux qui dansaient que pour ceux qui les regardaient19. En plus de l’attention que Madame la Dauphine Princesse de Bavière lui avait accordée, la contredanse trouve des adeptes au mariage de Monseigneur le duc de Bourgogne en 169720. Le fait qu’un noble mette en scène la contredanse à son mariage est un symbole très important de l’adoption de cette nouvelle pratique. Ces changements s’opèrent en parallèle avec le déclin du pouvoir de Louis XIV. La fin de son règne marque une période très difficile. Son prestige, si grand à ses débuts, diminue sans cesse et l’esthétique officielle qu’il avait ancrée dans la société 15 Jean-Michel Guilcher, La contredanse…, op.cit., p.60 16 Ibid., p.59 17 Ibid., p.61 18 Richard Templar Semmens, The Bals publics at the Paris Opera in the Eighteenth Century, Hillsdale, Pendragon Press, 2004, p. 107 19 Ibid., p. 95 20 Jean-Michel Guilcher, La contredanse…, op.cit., p. 60 Parution no.1 Le Prométhée française au fil des années est critiquée de toutes parts21. La mort de Louis XIV et la prise du pouvoir par le régent Philippe d’Orléans marquent un moment décisif dans les sociabilités de la noblesse et pour la société française en général. La cour revient à Paris, après avoir été déplacée à Versailles durant tout le règne de Louis XIV. Cela s’accompagne d’une baisse du cérémonial entourant les bals, le rang n’est plus mis de l’avant autant qu’à Versailles. Les bals traditionnels sont conservés, mais sont entremêlés de bals masqués22. Des relents des danses traditionnelles dansées lors des bals de Louis XIV restent jusqu’à la moitié du XVIIIe siècle environ. Elles sont encore enseignées par les maîtres-à-danser qui leur vouent une admiration plus grande qu’à la contredanse. La contredanse connaît toutefois la faveur populaire, car elle correspond mieux que toute autre danse à la contestation de l’ordre social établi sous Louis XIV23. Les bals ne sont plus seulement les « bals parés du roi », ce sont aussi des bals publics, autorisés par le Régent, qui se tiennent trois fois par semaine durant le Carnaval à l’Opéra de Paris24. À cette époque, l’argent guide la capacité d’aller au bal plus que le rang social25. Bien que la cour soit revenue à Versailles à la fin de la Régence, les politiques de gouvernance ne sont pas du tout les mêmes que sous Louis XIV. Même durant le règne de Louis XV, la contredanse continue son ascension et devient de plus en plus populaire. Les années prérévolutionnaires passées sous le règne de Louis XVI, petit-fils de Louis XV, seront marquées par le déclin du menuet et la montée de la contredanse comme danse principale lors des bals. À cette époque, il est possible de dire qu’elle s’est véritablement affranchie des modèles anglais de country dances26. On voit donc que la société curiale s’approprie la contredanse tranquillement et son public s’élargit de plus en plus pour traverser toutes les classes sociales, ce que le menuet ou la branle n’avaient pas réussi. Conclusion L’étude des loisirs à toutes les époques permet 21 22 23 24 p.1-2 25 26 Ibid. Jean-Michel Guilcher, La contredanse…, op.cit., p.85 Ibid., p.61 Richard Templar Semmens, The Bals publics…, op.cit., Jean-Michel Guilcher, La contredanse…, op.cit., p.62 Ibid., p.87 P. 19 d’avoir un accès privilégié à la façon dont la population réagissait au monde dans lequel elle vivait. Les bals au XVIIIe siècle sont un loisir privilégié par l’élite. En étudiant le contexte politique du XVIIIe siècle de plus près, force est de constater que les bals évoluent en symbiose avec le politique. Louis XIV incarnait l’absolutisme et les bals qu’il donnait participaient à établir la grandeur de son prestige. Ils mettaient en scène la hiérarchie très présente dans la société française. Les dernières années du règne de Louis XIV marquent un tournant dans l’histoire des bals. Son prestige descend, les nobles s’ennuient. Un nouveau style de danse s’impose lentement, la contredanse. Elle est le reflet de cette société en changement. Même si Louis XIV voulait instaurer une esthétique bien précise à la cour, la contredanse prend de plus en plus d’importance. La popularité de cette danse où les positions sociales sont moins apparentes est en lien avec le changement de paradigme qui s’opère dans la société française. Après le règne de Louis XIV, aucun autre roi ne réussira à prendre le pouvoir de façon aussi systématique. Les critiques de l’ordre social très rigide qu’on observe à l’époque vont complètement de pair avec le nouveau style de bal qu’instaure la contredanse. À la lumière de ces constatations, on peut s’interroger sur l’emprise réelle que les rois ont sur les loisirs de leur population. Malgré la politique de Louis XIV, la contredanse commence à s’implanter avant sa mort à cause du plaisir que la noblesse prenait à la pratiquer. Le divertissement l’emporterait-il sur les volontés politiques? P. 20 Le Prométhée Bibliographie GUILCHER, Jean-Michel. La contredanse. Un tournant dans l’histoire de la danse française, Bruxelles, Complexe/ CND, 2003 (1re éd. 1969). HARRIS-WARRICK, Rebbeca. «Ballroom Dancing at the Court of Louis XIV», Early Music, vol.14, no.1, (Feb., 1986), pp.40-49. MARIN, Solange. « LOUIS XV (1710-1774)-roi de France (17151774) », Encyclopædia Universalis [en ligne], http:// www.universalis-edu.com/encyclopedie/louis-xv/, (page consulée le 22 mars 2014). RUEL ROBINS, Marianne. 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Cet art lyrique reste difficile à définir1 : il est dans un feu croisé entre la définition du nationalisme français et l’influence directe de l’Italie. Il est notable que cette influence italienne soit perceptible à même la francisation d’une élite à la cour de Louis XIV, Guivanni Battista Lully étant Florentin. Rome est très présente dans cette intégration de l’opéra dès le début du XVIIe siècle. La prise militaire du nord de l’Italie va favoriser cette diffusion du message culturel italien avec force à la grandeur de la France, ce qui créera de grands tumultes dans les sphères culturelles, pour le XVIIIe siècle. Tout ceci nous pousse à nous demander comment s’est opéré le début de la démocratisation de l’opéra préromantique en France dans le contexte national grandissant du XVIIIe siècle? De la mort de Louis XIV à la Révolution française, l’intégration à une histoire générale de ces concepts de contrôle de la masse est méconnue dans l’historiographie. Cette dernière tente, à travers différentes écoles de pensées contemporaines, soit de redorer la Révolution, soit de viser les pouvoirs illimités en matière culturelle du très absolutiste Louis XIV. Cependant, l’intérêt est marqué dans l’analyse de l’opéra-comique français, entre autres dans les ouvrages de Jean Gourret et Jacques Bourgeois. La mise en valeur de la culture nationale comme normes établies chez les grands compositeurs de l’époque a intéressé des chercheurs multidisciplinaires tels que Bernard Bernier, 1 Voir l’article de Pierre JAMAR, « L’expérience lyrique : uniquement à l’opéra? L’illusion d’unicité entre le genre musical opéra et la catégorie pratique art lyrique », Tracés. Revue de Sciences humaines, no 10 (hiver - 2006) : 13-28. L’auteur amène avec sa thèse que la définition même de l’art lyrique étant manipulable facilement rend à l’Opéra sa fluidité dans les styles, ce qui la rend d’autant plus flexible sémantiquement. Parution no.1 Le Prométhée P. 21 Déborah Cohen, Béatrice Didier, Pierre Jamar, Vincent montée de nouvelles classes comme la tendance à une Giroud2, Alexandre Lazaridès, Michel Parouty et Em- libéralisation de la classe plus basse et des anciennes familles commerçantes. C’est dans sa volonté de démanuel Pedler. marcation des classes « travaillantes7 » que la bourgeoiÀ la lumière de ce contexte, nous pouvons af- sie par l’opéra, déjà très prisé par l’aristocratie, tente de firmer que le nationalisme au XVIIIe siècle fut un fac- s’extirper du Tiers-États. teur très important dans une démocratisation de l’opéra. Dans une toile de fond qui rappelle le XVIIe Cependant, la montée des idéologies libérales et bourgeoises tente d’infirmer l’exclusivité des facteurs natio- siècle, bien que Louis XV ait un certain désintérêt pour naux dans cette démocratisation. L’implantation d’un la politique, ce qui égratigne son absolutisme, il n’en réseau alternatif à l’opéra italien sur les terres fran- demeure pas moins qu’il est une figure très aimée de la çaises tend à prouver la recrudescence d’une contesta- population8. Il donnera son appui à la construction de tion culturellement nationale, mais qui s’adapte aussi petits théâtres qui présenteront, entre autres, des opéras aux nouveautés culturelles venant d’une internationali- à la française. Ces opéras se démarquent tranquillement sation qui voit le jour à la fin du XVIIIe siècle. des opéras italiens, mais restent fortement influencés par ces derniers. Ils ne sont pas encore qualifiés d’opéLe contexte national et international ras français9. Il faut attendre Jean-Philippe Rameau D’abord, l’apparition d’un opéra purement (1683-1764) pour voir dans l’opéra une identité profrançais prend place lentement lors du règne de Louis prement française. Même s’il reste fondamentalement XV. L’influence de Lully reste très forte au début du rattaché à l’héritage de Lully, il s’inscrit dans une diXVIIIe siècle. Cela s’imbrique dans le sentiment encore versité d’œuvre allant de la pastorale héroïque aux coprésent d’une forte hiérarchisation par l’aristocratie médies-ballets10. Ce « génie solitaire » reste fortement du modèle culturel qui est importé d’Italie par Louis critiqué et on l’accuse d’italianisme par ces influences XIV3. La régence est un terreau à cette reproduction venant de Monteverdi11, mais il est l’un des premiers du modèle italien4. Par ce fait, plusieurs compositeurs, dans cette querelle franco-italienne de l’art lyrique à tels que Jean-Joseph Mouret, « tentent, par des diver- instaurer des bases solides12 quant à une définition de tissements comme Les Fêtes ou le Triomphe de Thalie l’opéra français. (1714) de réveiller avec délicatesse un univers compasSur le plan international, l’Italie poursuit la persé, et symbolisent l’insouciance de la Régence.5 » C’est dans ce cadre de transition, mais aussi de continuité6 fectibilité de son art lyrique qui tend à se démarquer et vers un nouveau monarque, que cet art lyrique s’inscrit. influencer l’Europe. Les différents styles émanant de Le sentiment national qui est intrinsèque dans un esprit l’Italie, tant l’opera seria13 que l’opera buffa14, viennent de revanche face à la figure absolutiste de Louis XIV créer des scissions avec les styles nationaux déjà prémarquera une brisure qui, tout au long du XVIIIe siècle, sents dans des processus d’appropriation nationaux des va mener à la montée d’un nationalisme français. 7 Pour se séparer le plus possible des laboratores et se rapprocher des bellatores. Comme tous les médiums d’art, l’opéra sera 8 Michel Antoine, Le gouvernement et l’administration pris dans cet endoctrinement étatique par la noblesse. sous Louis XV. Dictionnaire biographique. Paris, Centre national Cependant, le système dont Louis XV hérite réagit à la de la Recherche scientifique, 1978, p. 301. 2 French Opera. A Short History, Yale University Press, 2010. Constitue l’ouvrage qui influencera l’entièreté de cette dissertation. 3 Il est important de noter qu’ici, il est question de l’Italie comme unité culturelle et non politique. 4 Michel Parouty, Le guide de l’Opéra, Histoire - Interprète - Pratique, Paris, Mille et une nuits, 1999, p. 38. 5 Ibid. 6 Une pâle copie des divers divertissements et de l’encasernement de l’aristocratie va tenter d’être reproduite par la nouvelle structure gravitant autour de Louis XV. 9 Leslie Orrey et Rodney Milnes, Histoire de l’opéra, Paris, Thames & Hudson, 1991, p. 38. 10 Parouty, Ibid., p. 38-39. 11 Ibid. 12 Par sa technique (le chant épuré et l’unicité musicale), Rameau impose un style qui prendra du temps à être reconnu comme un des styles fondateurs de l’opéra français. 13 Avec Vivaldi, Hasse et Albinoni, l’opera seria est une variante noble et stricte dans sa structure. 14 Qui est dans son ensemble légère et gaie venant du genre populaire de la commedia dell’arte, mais loin de la ComédieFrançaise. P. 22 Le Prométhée autres nations15. Ces types d’opéras influenceront aussi l’opéra allemand avec Mozart et Gluck, ce qui aura par la suite une incidence sur les échanges culturels entre les arts lyriques germaniques et français, deux grandes nations dans la représentation culturelle contrôlée par le pouvoir en place. L’internationalisation de l’opéra influe notamment dans sa démocratisation. Un libéralisme culturel fortement rattaché à l’État est donc diffus très rapidement en Europe, comme le laissent présager les échanges culturels très forts entre l’Angleterre, l’Allemagne et la France. Parution no.1 dans l’oisiveté. Ce refus de travailler donne toutes les opportunités à la bourgeoisie montante. Cela a créé cette scission vers une actualisation et l’enrichissement progressif des commerçants : la future bourgeoisie. Considérée encore comme dans le Tiers État, cette bourgeoisie entraina ce besoin de représentativité tant dans les États généraux qui officialisèrent le début de la Révolution que la mise à disposition d’éléments culturels vers le Tiers État. De plus, la diffusion d’idées fut possible par le fait que différentes figures de l’égalitarisme16 français, telles que Jean-Jacques Rousseau, se sont intéressées à l’opéra. Il est à noter que de fortes critiques se sont alors infusées à l’intérieur de l’opéra lors de ce mélange17. Il est facile de penser que plusieurs messages, considérés par plusieurs contemporains comme pamphlétaires, furent à l’origine de propos virulents comme l’expriment Le devin du village et la Querelle des Bouffons18. Bien que ce soit le Compte de Montaigu qui lui a « ouvert le monde de l’opéra italien19 », c’est avec l’exploration des pièces de Rameau que Rousseau fut projeté dans cet univers. Rameau, pour sa part, participa entre autres à l’opéra-comique. Bref, les résidus d’un nationalisme fort et uni autour de l’absolutisme renforcent cette capacité nationale qu’a eue la France au XVIIIe à s’approprier les éléments culturels. C’est le début d’une démocratisation culturelle qui est en marche, il est question de toucher toutes les couches de la société qui se libéralisent et qui sont de plus en plus sollicitées culturellement. Les deux éléments centraux étant le refus d’un retour à un absolutisme, forçant la diversité (ce qui se rattache à une certaine querelle franco-française qui se définit) et la querelle entre un art proprement français et pour d’autres trop italianisé. Ainsi, le nationalisme est un élément fondamental dans le début de la démocratisation Dans ce désir de capitalisation, des paradoxes de l’opéra. Cependant, il est notable que ce contrôle en soit venu à un échec du pouvoir en place, car cela n’a semblent apparaitre quant aux partis pris de certains « belligérants » dans cette querelle. L’opéra-comique pas empêché l’éclatement de la Révolution. fut représenté par une masse populaire axée fortement La capitalisation de l’opéra pour un accès global sur la critique (farce et parodie) du pouvoir en place, Ensuite, la bourgeoisie montante tente de cal- tels l’Académie royale de musique et les Comédiens quer l’aristocratie proche de la cour. Elle crée une pres- français20. C’est une représentation populaire de l’opéra sion suffisante dans les couches de la société française qui s’impose vers le milieu du XVIIIe siècle. Des endu XVIIIe siècle pour en voir un début de démocratisa- trepreneurs vont de ville en ville sur de petites scènes tion progressif par la capitalisation culturelle. La mon- temporaires donner des spectacles. Ce style est très intée de l’opéra-comique prouve ce besoin de critique fluencé par le vaudeville. Contournant la législature en interne tout en donnant accès à ce plaisir. Bien que l’en- place, ils doivent présenter des œuvres chantées avec doctrinement national soit bien ancré dans l’optique un air et une musicalité très simple. Les pièces entièred’un opéra classique découlé d’Italie, cet opéra sera la ment chantées sont sous l’autorisation de l’Académie première fissure réelle d’appropriation culturelle vers royale de musique. L’opéra-comique s’inscrit dans la un opéra populaire français. querelle esthétique entre la France (soutenue par Louis XV) et l’Italie. Ce réseau alternatif démontre le besoin La capitalisation est primordiale dans le cadre de l’intégration de la population à l’accessibilité à des 16 Un égalitarisme très exclusif. Giroud, Ibid., p. 64. privilèges dès lors réservés à l’élite. La montée de la 17 18 Qui fut intégré à l’Encyclopédie. bourgeoisie est due à l’éclatement d’un principe fon19 Giroud, Ibid., p. 65. Rousseau, les encyclopédistes et damental chez les bellatores de l’ancien régime : vivre Marie Antoinette ont soutenu l’italianisation de l’opéra dans cette 15 Jacques Bourgeois, L’opéra des origines à demain, Paris, Julliard, 1983, p. 56. querelle. 20 Ibid., p. 45. Parution no.1 Le Prométhée qu’il y a en France d’une classe montante tant dans une capitalisation que dans une appropriation de l’art. Le public voulait de l’opéra-comique et les recettes sont en grande augmentation vers 176921. La Révolution française éclata cette société d’ordres tout en laissant le libre accès à la bourgeoisie aux éléments culturels. L’opéra s’est vite vu donner accès à une clientèle large, monnayant quelques pièces, ce qui a mené à l’apparition rapide de salles plus grandes pour y accueillir plus de sièges. L’opéra va pouvoir s’extirper de cette hiérarchisation graduellement et constituer un courant fort dans le romantisme. P. 23 millénaire et l’internationalisation de l’opéra vers la fin du XVIIIe siècle enlèvent de plus en plus de responsabilités à un État formé principalement du roi qui impose sa puissance idéologique par une culture catholique pour asseoir son absolutisme. Cela n’est pas sans dégager l’importance de ces éléments, mais l’incapacité de Louis XV à garder la France unie22 dans une cohésion ostentatoire, en prenant l’exemple de Louis XIV, démontre l’échec de ce contrôle par la nationalisation de l’opéra et ainsi d’une réelle démocratisation. Il est rare de voir dans l’historiographie cette incapacité du système monarchique français à réussir, malgré les côtés sclérosés que peuvent comporter la société d’ordre et le vieux système féodal, dans l’intégration de nouveautés comme la bourgeoisie montante. La vieille historiographie exaltant l’idéal révolutionnaire et l’actuel plus libéral ont concentré leur énergie dans la force ou la non-force de la Révolution tout en ne réservant que de maigres paragraphes sur les tentatives du pouvoir en place de maintenir les anciennes hégémonies. Ce serait un sujet fort intéressant à développer lors d’une autre dissertation. En définitive, l’opéra-comique constitue un des éléments qui vient faire défaut à l’aspect national, tout en s’imbriquant dans les vieilles querelles. C’est une réelle prise en main d’un pan d’expression artistique à part entière. Cependant, comme beaucoup d’autres éléments culturels, ce sera la capitalisation par une bourgeoisie montante qui viendra amorcer la démocratisation de cet art lyrique. Diverses influences viendront se greffer à ce mouvement parfois parallèle et parfois intégré à la structure étatique. Le tout jette une importante nuance quant à une présumée hégémonie culturelle héritée d’un ancien absolutisme. Ce serait occulter Bibliographie les éléments qui ont évolué indépendamment de cet abANTOINE, Michel. Le gouvernement et l’admintration sous Louis solutisme au cours du XVIIIe siècle. Conclusion L’opéra préromantique en France subit une effervescence certaine quant à ses caractéristiques fondamentales. Ses caractéristiques nationales sont davantage sapées au XVIIIe siècle. Alors, de cette nationalisation chambranlante, il ne peut en résulter une démocratisation solide. D’une part, encore fortement influencés par l’art lyrique italien, les caractères nationaux ont du mal à prendre place. D’autre part, il est vrai que le pouvoir établi utilise très fortement l’opéra comme outil de diffusion idéologique. Cependant, tout le processus commercial sous-jacent laisse entrevoir des causes plus pragmatiques liées à une économie bourgeoise dans l’exploitation de l’opéra. Cette exploitation qui sert premièrement l’intérêt de l’entrepreneur accentue considérablement la démocratisation de l’opéra par la tenue d’un accès renouvelé d’une clientèle toujours plus vaste. La Révolution qui brise la société d’ordre 21 Jean Gourret, Histoire de l’Opéra-Comique, Paris, Les publications universitaires, 1978, p. 48-49. XV. Dictionnaire biographique. Paris, Édition du Centre national de la Recherche scientifique, 1978. 324 p. BERNIER, Bernard. « L’apparition du nationalisme en Occident : les contextes historiques ». Anthropologie et Sociétés, vol. 7, no 2 (1983) : 111-129. BOURGEOIS, Jacques. L’Opéra des origines à demain. Paris, Julliard, 1983. 408 p. COHEN, Déborah. « Une institution musicale entre repli et implication politique : le quotidien de l’opéra de Paris pendant la guerre et 1870 et sous la commune ». Le Mouvement Social, vol. 3, no 208 (2004) : 2-28. DIDIER, Béatrice. « La réception de l’opéra par les Philosophes ». Lumen, vol. 17 (1998) : 1-10. 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Nous analyserons les étapes successives d’un déplacement plausible qui aurait pu être suivi par un Acadien suite à la déportation de 1755. Cet article couvre donc un aspect précis de la déportation sans en éclairer l’ensemble. La recherche historique s’intéressera aux conditions de déplacements vécus par les Acadiens, aux raisons qui les ont motivés ainsi qu’à la réalité qu’ils ont expérimentée dans les différents endroits qui seront étudiés. Certains de ces mouvements ont été forcés, comme la déportation, alors que d’autres furent choisis, comme l’immigration en Louisiane. Après avoir fait un bref historique de l’Acadie, nous aborderons l’arrivée des premiers colons sur ses terres et la colonisation de son territoire. Nous nous intéresserons ensuite à la déportation vers la colonie anglaise de Charleston et l’accueil qui ont reçu les Acadiens. Le départ de la colonie en direction de la France sera ensuite abordé. L’immigration planifiée en direction de la Louisiane, qui représentait pour plusieurs Acadiens une Nouvelle-Acadie, sera le dernier déplacement analysé au cours de cet article. Ce parcours fictif, mais plausible, est potentiellement le chemin qu’ont parcouru, en totalité ou en partie, bon nombre d’Acadiens. Ce sujet est passionnant à cause du courage et de la résilience dont le peuple acadien a dû faire preuve. La déportation fut un événement tragique qui lui a permis de construire différentes identités aux multiples endroits où les Acadiens se sont établis. Bref historique de l’acadie L’histoire de la colonie française connue sous le nom d’Acadie débute avec la fondation de Port-Royal par Champlain en 1604. Elle ne durera qu’un siècle. Les Parution no.1 Le Prométhée prétentions de la couronne britannique sur ce territoire furent récompensées en 1713, lorsque la France dût signer le traité Utrecht, dans lequel elle consentait à céder la majeure partie du territoire acadien. Après avoir basculé d’un empire à l’autre à de nombreuses reprises lors de multiples guerres coloniales, les Acadiens devinrent définitivement sujets britanniques. Ils devaient faire le choix d’émigrer vers les établissements français, sur les îles St-Jean et Royal, ou rester chez eux et, par le fait même, en territoire anglais. Leur culture était cependant déjà bien établie et leur sentiment d’appartenance était indéniablement acadien : « En 1690, l’Acadie s’était déjà définie comme une société différente de toutes les autres colonies européennes de l’Amérique du Nord. Deux générations plus tard, une identité acadienne était solidement établie, dont le caractère distinct devait s’affirmer de façon décisive1. » La majorité choisit de rester en raison de cette appartenance et d’un certain sentiment de sécurité. Ce n’était pas la première fois qu’ils devenaient sujets britanniques et ils croyaient n’avoir rien à craindre. Ils se proclamèrent neutres dans le conflit opposant les Français aux Anglais mais refusèrent de signer le serment d’allégeance au roi qu’exigeaient les autorités coloniales. La rivalité, l’instabilité politique et les conflits incessants aboutirent finalement à leur expulsion et à leur déportation en 1755, sous prétexte qu’ils refusaient de signer ce serment d’allégeance. Le gouverneur voulait surtout installer des colons anglais sur le territoire afin de servir de zone tampon entre les deux Empires coloniaux. Selon l’historien Stephen A. White, qui a étudié les registres démographiques de l’Acadie de l’Abbé de L’Isle-Dieu, la population acadienne à la veille de la déportation : « […] would thus have been probably around 14,100, or very near to the number of 14,183 that the Abbé de L’Isle-Dieu rether inspired calculations yielded a litlle less than three years later, in january 1758 2. » P. 25 Immigration La souche principale du peuplement acadien est issue des 50 premières familles qui se sont installées au courant des années 1630. Cette immigration initiale compte pour la plus grande part dans l’accroissement de la population jusqu’à 1713, année où les colons anglais commencèrent à affluer. Le gouverneur de la colonie, Charles d’Aulnay, avait la responsabilité de dénicher des familles qui étaient prêtes à venir s’y installer. Il a organisé la majorité de l’immigration française, dont beaucoup d’arrivants étaient originaires de sa seigneurie d’Aulnay. Il a favorisé leur établissement autour de Port-Royal, la capitale de l’Acadie et les a encouragé à développer l’agriculture. Les premiers colons durent donc s’adapter à un nouveau territoire et apprendre à survivre sur celui-ci. Leur nombre restreint explique la grande cohésion sociale qui caractérisera plus tard la société acadienne. Les unions entre les familles tisseront des liens solides et caractériseront cette société basée sur l’entraide et la coopération3. Colonisation Il faudra attendre 50 ans avant que les habitants de Port-Royal envisagent d’aller s’installer plus loin sur le territoire. La majorité se dirigera dans la région des Mines en raison des possibilités qu’offraient les marais salants pour l’agriculture. Le déplacement vers ces nouvelles terres fut accentué lorsque Port-Royal tomba aux mains des Anglais. Le climat d’insécurité qui régnait dans la capitale à la suite des nombreuses attaques et pillages ne favorisait pas son essor démographique. De plus, l’occupation de la ville par les autorités anglaises après 1713 incita des Acadiens à s’éloigner vers de nouveaux territoires4. La région des Mines, et principalement la paroisse de Grand-Pré, se développa rapidement jusqu’à devenir, à la veille de la déportation, la principale agglomération de l’Acadie. Grand-Pré rassemblait l’élite de la région et servait de lieu chef pour de nouvelles colonisations dans les régions environnantes. L’étude du développement paroissial de ce coin de l’Acadie ancienne montre qu’il s’agit d’une expansion progressive de la région, du centre vers la péri- 1 Naomi, E. S. Griffiths, L’Acadie de 1686 à 1784, contexte d’une histoire, Moncton, Édition d’Acadie, 1997, p.29. 2 Ronnie Gilles, Leblanc, Du grand dérangement à la déportation : nouvelles perspectives historiques. Université de Moncton. Chaire d’études acadiennes, 2005, p.56. 3 Naomi, E. S. Griffiths, L’Acadie de 1686 à 1784, contexte d’une histoire, Moncton, Édition d’Acadie, 1997, p.55. 4 Nicole, Nicole, Landry, Histoire de l’Acadie, Sillery, Éditions du Septentrion, 2001, p.40. P. 26 Le Prométhée phérie5.Dès 1701, la population de Grand-Pré dépassait celle de Port-Royal. La population acadienne augmenta beaucoup plus rapidement sous le régime anglais, car la paix qui découla de leur conquête aida la colonie à prospérer. Sa population passa de 2000 habitants en 1710, à 8000 en 1739.6 L’accroissement de la population inquiétait les autorités britanniques qui voyaient l’éminence d’un conflit avec la Nouvelle-France dans lequel les Acadiens risquaient de se révolter et de grossir les rangs de l’ennemi. Déportation La déportation des Acadiens s’est prolongée sur une période de 8 ans. Elle commença en 1755 et se termina en 1763 avec la signature du Traité de Paris, qui marquait la fin des hostilités entre la France et l’Angleterre. Les habitants de Grand-Pré apprirent le sort que leur réservait le gouvernement britannique le 5 septembre 1755, à l’intérieur de l’église de Grand-Pré où la population avait été sommée de se rendre sous peine de se faire confisquer ses biens. Le motif invoqué était d’instruire la population à des ordres que le roi voulait leur transmettre : « À l’heure fixée, le 5 septembre 1755, 183 hommes se présentent à l’église de GrandPré. Tous sont informés comme à Beauséjour, que leurs biens sont confisqués par la couronne et qu’eux et leurs familles vont être déportés7. » Les Acadiens resteront prisonniers tout le mois de septembre et seront finalement déportés le 14 octobre 1755. Pendant les mois qui suivent, la plus grande partie de la population sera déportée dans les différentes colonies américaines, causant un grand nombre de morts (voir annexe no.1). Les tempêtes en mer, le manque de nourriture et d’eau ainsi que les mauvaises conditions sanitaires font que plusieurs bateaux perdent plus du tiers de leurs passagers alors que d’autres coulent en mer8. La moitié des 415 exilés embarqués à destination 5 Stéphane, Bujold, « L’Acadie vers 1750: essai de chronologie des paroisses acadiennes du bassin des Mines avant le grand dérangement». Études d’histoire religieuse, Vol.70, 2004, p.59. 6 Robert, A. Leblanc, « The Acadian Migrations». Cahiers de géographie du Québec, Volume 11, numéro 24, 1967, p. 523541. 7 Ronnie Gilles Leblanc, Du grand dérangement à la déportation : nouvelles perspectives historiques, Université de Moncton, Chaire d’études acadiennes, 2005, p.199. 8 LANDRY, Nicole, Nicole Land. Histoire de l’Acadie. Sillery, Éditions du Septentrion, 2001.p.48. Parution no.1 de la Caroline du Sud périrent à bord, ce qui constitue le nombre de décès le plus élevé sur un bateau. Des taux de mortalité de 30 % étaient fréquents.9 Les Acadiens de cette première vague de déportation seront dispersés dans différentes villes coloniales anglaises. Les familles élargies, qui étaient la base de la cohésion sociale acadienne, seront séparées afin d’empêcher les complots et les rébellions. Cette dispersion fut caractéristique de la déportation dont l’objectif était la destruction de la communauté acadienne. L’historienne anglaise Naomi Griffiths la compare à celle de l’évacuation des Highlands écossais. Il ne s’agit pas d’une politique d’extermination de l’individu ou d’une solution finale née de la folie de la haine raciale, mais bien d’une stratégie militaire basée sur la rationalité10. Le lieutenant-gouverneur Charles Lawrence, qui a décidé la déportation, l’explique : « Il fut décidé de les répartir parmi les colonies […] de sorte que, ne pouvant facilement se rassembler, ils seront mis hors d’état de nuire. » 11 Intégration dans les colonies anglaises Le 20 novembre 1755, le journal South Carolina Gazette annonça l’arrivée de quatre bateaux avec à leur bord 600 Acadiens. Ces exilés n’avaient ni argent ni nourriture, et constituaient un lourd fardeau pour la communauté. De plus, ils étaient Français, ce qui faisait d’eux de dangereux ennemis qui pouvaient révéler des informations stratégiques au gouvernement ennemi. Surtout, ils étaient de religion catholique et constituaient un groupe très peu apprécié12. En réponse aux pressions du gouverneur de la colonie, le conseil accepta de les laisser accoster après avoir passé cinq jours en quarantaine sur l’Île de Sullivan13. Les autorités s’appliquèrent ensuite à les disperser pour éviter les regroupements dangereux. Plusieurs d’entre eux tentèrent de s’enfuir de la ville de Charleston. Les hommes seuls qui avaient été 9 GRIFFTHS, Naomi. E. S. L’Acadie de 1686 à 1784, contexte d’une histoire. Moncton, Édition d’Acadie, 1997.p.89. 10 Ibid. p.99. 11 Ibid .p.98. 12 Marguerite, B. Hamer, « The fate of the Exiled Acadians in South Carolina » The journal of southern history, vol. 4, no 2, May 1938, p.200. 13 Ronnie Gilles, Leblanc, Du grand dérangement à la déportation : nouvelles perspectives historiques, Université de Moncton, Chaire d’études acadiennes, 2005, p.271. Parution no.1 Le Prométhée séparés de leur famille tentaient désespérément de trouver un moyen de retourner en Acadie afin de les retrouver. Certains réussiront à s’enfuir, d’autres à convaincre les autorités de les laisser embarquer sur un bateau qui se dirigeait en Acadie. Ces dernières étaient bien heureuses de se débarrasser d’une population qui leur avait été imposée et dont elles ne savaient pas quoi faire. Parmi ceux qui restèrent, de nombreux périrent suite à la maladie: « A smallpox epidemic in 1760 decimated them: whereas on 20 July 1759 there were about 340 Acadians in Charleston, in July 1760 they numbered only 210. Of the 300 who had suffered from the illness, 115 had died14. » Les autorités tentèrent de les disperser à l’intérieur de la colonie, mais cette politique s’avéra un échec car les Acadiens retournaient constamment au port de Charleston afin de tenter de quitter la Caroline pour rentrer en Acadie, en France ou à St-Domingue. À la signature du Traité de Paris, il ne restait plus que 280 Acadiens du millier qui avait été déporté dans la colonie. Ceux qui restaient demandèrent alors à la France de leur fournir un transport afin de rejoindre leurs compatriotes dans un territoire français. Certains durent se résoudre à laisser derrière eux des enfants qui leur avaient été enlevé pour servir comme domestiques dans les maisons bourgeoises. Après plus de 10 ans passés en Caroline, un groupe d’Acadiens, dont plusieurs étaient nés sur place, décida donc de se diriger en France. Bien qu’ils fussent d’origine française, la plupart avaient été sujets britanniques toute leur vie et allaient vers un territoire inconnu. P. 27 en France, mais ceux-ci se solderont malheureusement tous par des échecs. Pour différentes raisons, les Acadiens ne s’y plaisaient pas et ils migrèrent donc massivement vers la ville de Nantes dans le but ultime de trouver un bateau sur lequel embarquer en direction de la Louisiane. Cette ville devient et restera pendant dix ans l’incontestable pôle d’attraction des Acadiens de France15. Bien que beaucoup d’Acadiens ont réussi une certaine intégration sur le territoire français, la plupart décideront de rejoindre ceux qui avaient commencé à s’installer en Louisiane. Pour Jean-François Mouhot, les Acadiens étaient relativement bien intégrés et étaient en voie d’assimilation à la population française. Il attribue le départ massif d’Acadiens en 1785 à l’entreprise privée d’un individu ayant un intérêt personnel dans leur émigration : « Le départ vers la Louisiane, loin d’être inéluctable ou de constituer une idée fixe a été réalisé grâce à la médiation d’un non-Acadien, Peyroux de la Coudrenière, motivé par son profit personnel16. » Le désir de rester groupés a certainement aussi joué un grand rôle, et ceux qui voulaient le plus partir ont probablement entraîné avec eux les autres en direction de la Louisiane. Promesse d’une nouvelle-acadie Les premiers Acadiens arrivèrent en Louisiane suite à la signature du Traité de Paris, qui redonnait le droit aux Acadiens détenus en territoire britannique de retourner en sol français. Le gouvernement de la Louisiane les encouragea en leur fournissant une terre dans le district d’Attakapas, un poste frontière sélectionné pour leur établissement17. Ils s’acharnèrent à y transforRetour aux origines mer la forêt semi-tropicale en terre agricole fertile afin Au total, environ 3000 Acadiens arriveront en de pouvoir accueillir le reste de leur peuple, toujours France au courant des années 1760. Les conditions de dispersé un peu partout sur la planète. leur voyage furent souvent épouvantables et un grand nombre y trouvèrent la mort. Plusieurs bateaux somIls envoyèrent ensuite des lettres dans les cobrèrent en mer sans laisser de survivants. Ils prove- lonies afin de faire connaître leur entreprise et furent naient des différentes colonies anglaises de l’Angle- rejoints l’année suivante par des centaines de compaterre, où étaient localisés des prisonniers qui avaient été triotes qui furent accueillis de la même façon par les capturés après la chute de Louisbourg. Cette population autorités qui leurs offraient des terres et une assistance nombreuse posa quelques problèmes aux autorités des 15 Gérard-Marc, Braud, De Nantes à la Louisiane : l’hisports qui devaient les accueillir. toire de l’Acadie, l’odyssée d’un peuple exilé, Nantes, Ouest éditions, p.73. Néanmoins, leur situation s’améliora et ils 16 Jean-François, Mouhot, Les réfugiés acadiens en France, 1758-1785 : l’impossible réintégration? Montréal, Septentrion, s’affairèrent à trouver un nouvel endroit où s’établir. 2009, p.276. Différents promoteurs tentèrent de former des projets Carl A.Brasseaux, « A new Acadia: the Acadian migraafin de voir à l’installation permanente des Acadiens 17 14 Ibid. p.284 tions to south Louisiana, 1762-1803», Acadiensis, vol. 15, no 1, 1985, p.125. Le Prométhée P. 28 matérielle afin de faciliter leur établissement18. Cette nouvelle communauté, forte d’un millier d’hommes, entreprit la même procédure de séduction envers les Acadiens réfugiés en France. Il fallut attendre 15 ans pour qu’un groupe de 1596 Acadiens viennent se joindre à eux afin de former le noyau du nouveau peuple acadien de Louisiane. Le tableau suivant montre le nombre et l’origine des Acadiens qui s’établirent en Louisiane. Migration acadienne en Louisiane, 1764-1788 19 Lieu d’origine Nombre d’exilés Date New York 20 1764 Halifax 311 1764-1765 Maryland and Pennsylvania 689 1766-1770 France 1,596 1785 St Pierre/Miquelon 19 1788 _____________________________________________ Total 2,635 Parution no.1 le commerce, et l’éducation des enfants.22 Ils avaient développé une culture qui leur était propre. Les familles nombreuses étaient unies entre elles grâce à l’union des enfants qui tissaient des liens dans la communauté. Les guerres coloniales vinrent bouleverser leur rythme de vie et transformer leur réalité. Ils avaient fait le choix de la neutralité, coincés entre deux empires assoiffés de pouvoir et de richesse qui revendiquait le même territoire. Les Anglais utilisèrent cette neutralité pour les déporter sous prétexte de trahison au roi d’Angleterre. La première vague de déportation dispersa une bonne partie de la population dans les différentes villes côtières des colonies anglaises. Pendant les années qui suivirent, les Anglais traquèrent ceux qui restaient et les déportèrent également. À la chute de Louisbourg, les Acadiens qui y vivaient furent envoyés en France puisqu’ils étaient considérés comme citoyens Français, contrairement aux autres Acadiens qui étaient d’allégeance anglaise. En France, après plusieurs tentatives infructueuses d’implantation dans différentes villes, la plupart des Acadiens se dirigèrent vers la Louisiane, afin d’en rejoindre d’autres qui avaient le rêve d’y fonder une nouvelle Acadie. Dans chacun de ses déplacements ainsi que sur les lieux d’arrivée, un grand nombre d’Acadiens ont perdu la vie. Conclusion La plupart des témoignages de l’époque évoquent le fait que l’Acadie d’avant la déportation offrait une vie d’abondance et de liberté sans égale en Europe ou dans les autres colonies d’Amérique : « La nourriture était variée et copieuse. Plusieurs documents témoignent de la richesse des vergers et jardins acaOn ne peut s’empêcher de se demander ce qui diens. L’espérance de vie des adultes était supérieure à serait advenu de l’Acadie et de son peuple sans la décelle de la plupart de leurs contemporains dans d’autres portation. Plusieurs historiens ont noté qu’à ce moment, sociétés20. » l’Acadie était en pleine expansion, que sa population Les Acadiens avaient de la nourriture en abon- croissait rapidement et que l’économie était promise à dance, de bonnes conditions de vie grâce à une éco- un bel avenir. Malgré la grande tragédie que représente nomie basée sur l’agriculture, la pêche et le commerce la déportation, la résilience, le courage et la déterminaet jouissaient d’une liberté sans pareille en possédant tion du peuple acadien imposent le respect. Ils ont par et en travaillant leur propre terre21. À tous les niveaux, la suite réussi à s’implanter à différents endroits, où ils la coopération faisait partie intégrante de la vie aca- ont perpétué leur culture et l’ont fait évoluer. La finalité dienne, que ce soit dans les travaux de la maison et de la que recherchait Lawrence lorsqu’il a mis en œuvre la ferme, la construction et l’ameublement d’habitations, déportation du peuple acadien est claire : en tant que les tâches domestiques telles que le tissage, le tricot, la société distincte, les Acadiens devaient disparaître, ascouture et le raccommodage, dans la chasse et la pêche, similés par la culture majoritaire. Incontestablement, sa politique échoua et c’est précisément cet échec qui, aux 18 Ibid. p.126. siècles suivants, fournit aux Acadiens les bases de leur 19 Ibid. p.129. 20 Naomi, E. S. Griffiths, L’Acadie de 1686 à 1784, contexte identité unique. d’une histoire, Moncton, Édition d’Acadie, 1997, p.15. 21 Nicole, Landry, Histoire de l’Acadie, Sillery, Éditions du Septentrion, 2001, p.63. 22 Ibid. p.55. Parution no.1 Le Prométhée Bibliographie GRIFFTHS, Naomi. E. S. L’Acadie de 1686 à 1784, contexte d’une histoire. Moncton, Édition d’Acadie, 1997. 129 p. LANDRY, Nicole, Nicole Land. Histoire de l’Acadie. Sillery, Éditions du Septentrion, 2001. 335 p. LEBLANC, Ronnie Gilles. Du grand dérangement à la déportation : nouvelles perspectives historiques. Université de Moncton. Chaire d’études acadiennes, 2005. 465p. POITIERS, Ernest Matin. Les exilés acadiens en France au XVIIIe siècle et leur établissement en Poitou. Poitiers: Brissaud. 1979. 333 p. BRAUD, Gérard-Marc. 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The journal of southern history, vol. 4, no 2 (mai 1938) : 199-208 ANNEXE 1 Annexe no.1 Source: Jacques Paul Couturier, en collaboration avec Réjean Ouellette, L’expérience canadienne, des origines à nos jours, Moncton, Éditions d’Acadie, 1994, p. 83 P. 30 Le Prométhée Parution no.1 LA CONQUÊTE : SES IMPACTS NÉGATIFS, MAIS AUSSI POSITIFS Par Camille Trudelel La guerre de Sept Ans, qui a fait rage en Europe de 1756 à 1763, a eu de nombreuses répercussions à l’échelle mondiale. Lorsque le conflit éclate dans le Nouveau Monde, deux ans avant le déclenchement des hostilités sur le vieux continent, l’enjeu est clair : qui de la France ou de l’Angleterre contrôlera l’Amérique du Nord? Cette guerre, que l’historiographie canadienne-française a nommé guerre de la Conquête, demeure l’un des faits les plus importants de notre histoire. De la capitulation du Canada en 1760, puis de sa cession à la Grande-Bretagne trois ans plus tard, découlent d’importants changements qui n’ont pas simplement entrainé une substitution de drapeaux. Au contraire, une transformation plus complexe et profonde s’est déroulée. Le passage d’une gouvernance française à une gouvernance anglaise a eu de multiples conséquences. Mais ces conséquences ont-elles eu un impact exclusivement négatif sur la population coloniale de l’époque? Le changement de régime après la Conquête a eu un impact culturel, social et territorial indéniablement négatif. Cependant, d’un point de vue économique, administratif et judiciaire, ce changement de gouvernance a eu, à bien des égards, un impact positif. Les conséquences négatives de la Conquête La cession de la Nouvelle-France à l’Angleterre en 1760 est la résultante d’une défaite d’abord et avant tout militaire. Les impacts qui en découlent ont été nombreux, non seulement sur les effectifs militaires, mais aussi sur le peuple lui-même. Bien que la colonie française compte seulement 85 000 habitants (contre plus d’un million pour les colonies anglaises) à la veille de la guerre, à l’heure où le conflit éclate, les positions françaises sont solides1. Malgré tout, les pertes de vie seront lourdes entre 1756 et 1760 et les Canadiens se verront forcés de rendre les armes. sume l’ensemble des tâches reliées à la défense de la colonie et au maintien de l’ordre public. »2 Les militaires canadiens sont donc majoritairement mis de côté à cette époque. Bien que l’administration britannique décide de remettre sur pied une milice coloniale en 1777 (après l’arrivée des loyalistes en territoire canadien), les militaires canadiens sont, plus souvent qu’à leur tour, sous-employés. Mais il n’y a pas que les simples soldats de l’armée canadienne qui se retrouvent sans emploi après la Conquête. En effet, de nombreux officiers de carrière ont dû subir les conséquences de la capitulation de Montréal. Devant l’interdiction de servir le roi de France pendant le reste des hostilités, de nombreuses carrières militaires vont prendre fin brusquement3. Les quelques officiers qui sont parvenus à intégrer les rangs de l’armée britannique l’ont fait au prix de nombreux sacrifices. À bien des égards, l’élite militaire canadienne « […] souffre des politiques inconsistantes ainsi que de l’incohérence entre les objectifs et les moyens utilisés par les dirigeants anglais. »4 L’administration britannique, après la Conquête, ne semble donc pas voir la pertinence d’intégrer, dans les rangs de son armée, les militaires canadiens pourtant indispensables à la pratique très courante de la « petite guerre ». Si les militaires trouvent la défaite difficile pour leur carrière, ils ne sont toutefois pas les seuls à devoir rendre les armes. Les colons canadiens, qui ont vu leur fierté malmenée une première fois en devant prêter serment d’allégeance à George III, ne sont pas au bout de leurs peines. En effet, non seulement les gentilshommes et les miliciens doivent se départir de leurs armes, les colons doivent aussi faire de même. Selon certains historiens, c’est une décision prudente de la part du gouvernement puisqu’il n’y aura éventuellement que 3 500 2 Roch Legault, « L’organisation militaire sous le régime Avec le changement de gouvernance, c’est l’en- britannique et le rôle assigné à la gentilhommerie canadienne semble de l’organisation militaire qui se complique. (1760-1815) », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 45, Plutôt que d’intégrer les militaires canadiens dans les no 2, 1991 : 232. Idem., Une élite en déroute : les militaires canadiens rangs de son armée, « l’armée régulière britannique as- 3 1 Paul G. Cornell et al., Canada : unité et diversité, Montréal, Holt, Rinehard et Winston, 1971, p. 108. après la Conquête, Outremont, Athénas, coll. «Histoire militaire», 2002. p. 18. 4 Ibid., p. 156. Parution no.1 Le Prométhée soldats anglais pour gérer 65 000 Canadiens5. C’est une perte pour le colon puisque « […] pour l’habitant, le fusil avait toujours été le symbole de sa liberté et bien souvent l’instrument de sa subsistance. »6 Le changement de gouvernance a aussi eu un impact majeur sur la façon de gérer le territoire de l’ancienne Nouvelle-France. À la fin du Régime français, on dénombre quelque 250 seigneuries établies dans la vallée du Saint-Laurent7. L’avenir du Régime seigneurial, dont les racines sont profondément implantées dans la colonie depuis ses débuts, devient toutefois très incertain après le changement de pouvoir. Bien que l’administration anglaise ne l’abolira pas de façon immédiate, on ne peut nier que le système seigneurial, et surtout les seigneurs eux-mêmes, subira les contrecoups des nombreux changements. À bien des égards, les Britanniques ont une opinion plutôt ambivalente sur la question du système seigneurial. Pendant la période du Régime militaire (17591764), les autorités britanniques souhaitent fortement s’assurer la collaboration des élites traditionnelle de la province et tout particulièrement celle de la noblesse seigneuriale8. Les Britanniques ne sont pas non plus complètement insensibles aux avantages que procure une propriété seigneuriale. Le gouverneur Murray, en 1762, va même jusqu’à concéder une seigneurie à deux de ses officiers, John Nairne et Malcolm Fraser. P. 31 quelque 78 000 membres de plus que la population britannique). Cependant, « c’est la venue des loyalistes, après l’indépendance des États-Unis, qui va modifier l’ordre des choses. Ceux-ci vont rapidement revendiquer l’obtention de terres sous la tenure anglaise. »9 Cette nouvelle brèche dans la tenure seigneuriale sera suivie, quelques années plus tard, par celle de l’Acte constitutionnel de 1791. En plus de scinder la colonie en deux (Bas-Canada et Haut-Canada) et de limiter l’étendue des seigneuries, la nouvelle « Constitution » instaure « la tenure en franc et commun soccage, c’està-dire libre de redevances seigneuriales et caractérisée par le mode des townships […] »10 Dès lors, l’abolition du système seigneurial sera, certes, très lente (du milieu des années 1850 aux années 1940), mais inéluctable et changera à jamais la face de cette colonie nouvellement britannique. L’un des problèmes majeurs qu’entraine la Conquête de la Nouvelle-France par les Anglais demeure toutefois la coexistence difficile entre conquérants et conquis, notamment d’un point de vue politique et économique. Dès la fin des conflits armés, la population canadienne s’attend au pire : « Si, au contraire, un entêtement déplacé et une valeur imprudente leur fait prendre les armes, qu’ils [les Canadiens] s’attendent à souffrir tout ce que la guerre offre de plus cruel, s’il leur est aisé de se représenter à quel excès se porte la fureur d’un soldat effréné. »11 Les menaces envers les vaincus sont donc directes et, bien que le gouvernement britannique ait par la suite adopté une politique plutôt bienveillante, les Canadiens se voyaient d’ores et déjà diminués par la ferveur britannique. Malgré tout, le but ultime des Britanniques est de voir disparaître le système seigneurial. Déjà en 1760, les Britanniques abolissent de façon définitive la justice seigneuriale. Mais c’est après la signature du traité de Paris et la Proclamation royale (1763) que la situation Vers 1764, on compte environ trois cents chefs se dégrade. Certes, on maintient les seigneuries déjà en de famille anglo-protestants établis dans la province12. place et la Coutume de Paris qui les encadre, mais auEn comparaison avec la population canadienne de cune nouvelle seigneurie ne sera dès lors concédée. l’époque, les Britanniques sont bien peu nombreux. Avec l’Acte de Québec (1774), la noblesse Toutefois, leur influence politique pèse très lourd dans seigneuriale conserve encore une influence non né- 9 Ibid., p. 150. gligeable sur la population canadienne (qui compte 10 Ibid., p. 152. 5 Robert Lahaise et Noël Vallerand, Le Québec sous le régime anglais : [1760-1867] : les Canadiens français, la colonisation et la formation du Canada continental, Outremont, Lanctôt, 1999, p. 7. 6 Ibid. 7 Benoît Grenier, Brève histoire du régime seigneurial, Montréal, Boréal, 2012, p. 139. 8 Ibid., p. 140 11 Proclamation de Wolfe, 27 juin 1759, dans Guy Frégault, François Bigot, administrateur français, volume 2, Montréal, Études de l’Institut d’histoire de l’Amérique française, p. 287 cité par Michel Brunet, « Premières réactions des vaincus de 1760 devant leurs vainqueurs », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 6, no 4, 1953 : 508. 12 Idem., Les Canadiens après la Conquête : 1759-1775 : de la révolution canadienne à la Révolution américaine, Montréal, Fides, 1969, p. 141. P. 32 Le Prométhée la balance. À bien des égards, les Britanniques considèrent que la gestion de la colonie leur revient de droit et qu’elle doit se doter impérativement d’institutions représentatives. Cependant, les autorités doivent faire face à un dilemme : « Gouverner la Province of Quebec selon les principes de la constitution anglaise signifiait que les Canadiens auraient, à la Chambre des représentants, tout le pouvoir législatif auquel leur nombre leur donne droit. »13 Qu’une telle situation se produise est pourtant impensable. Alors que beaucoup de Canadiens, pendant le Régime militaire, avaient offert leur collaboration au conquérant pour tenter d’améliorer leur sort (et avec succès), il semblerait que la mise sur pied de ce nouveau gouvernement civil vienne tout remettre en question. Parution no.1 situation ne s’est guère améliorée et, en 1760, le gouvernement français doit approximativement 90 millions de livres à ses fournisseurs canadiens (dont 41 millions aux habitants)17. Pour éviter que l’économie de la colonie ne s’effondre complètement, le gouvernement anglais, pendant le Régime militaire, décide d’abolir les monopoles dans tous les secteurs commerciaux. Désormais, quiconque souhaite pratiquer une activité commerciale peut le faire. Dans le domaine de la traite des fourrures, par exemple, « […] “les congés de traite”, ces permis exclusifs accordés à des entrepreneurs ou à des communautés religieuses pour des lieux déterminés (par exemple, dans les Grands Lacs), sont […] désormais supprimés […] »18 Les entrepreneurs sont donc libres Aussi, tout au long du XVIIIe siècle, la structure d’aller et venir comme bon leur semble, à condition de l’économie canadienne était demeurée relativement d’avoir un passeport (gratuit) pour sortir des limites de stable. Selon certains historiens, « l’absence d’initiatives l’habitat19. révolutionnaires et la permanence des deux grandes acLa possibilité pour les entrepreneurs de parcoutivités traditionnelles, l’agriculture et les pelleteries, caractérisent une évolution qui se fait sans heurts pro- rir le territoire découle du fait que l’ancienne colonie fonds. »14 La domination anglaise va cependant changer française voit ses horizons s’ouvrir après la Conquête. la donne. En effet, lorsque les deux plus importantes Jusqu’en 1760, la politique de la métropole française activités économiques tombent en crise au début des interdisait à ses colons de commercer avec leurs voisins années 1800, l’infériorité économique des Canadiens, britanniques. Le commerce n’était alors possible « […] déjà manifeste, va considérablement s’accentuer. Dès qu’avec les Antilles françaises, par-delà le monde anlors, le clivage social, prédominant au XVIIIe siècle, glophone, et avec la métropole de l’autre côté de l’Attend à coïncider avec le clivage ethnique. Il n’est donc lantique, à deux ou trois mois de voyage. »20 Le compas surprenant de constater que les oppositions sociales merce est donc difficile pendant le Régime français et c’est sans parler du fait que la navigation fluviale est aient pris une coloration ethnique15. impossible pendant près de six mois par année. Les conséquences positives de la Conquête Avec le changement de gouvernance, l’éconoÀ court et moyen terme, la Conquête aura eu pour conséquence de redonner un second souffle à mie canadienne a pu se relever puisque les entreprel’économie de la colonie. Les Canadiens, dès le dé- neurs ont désormais accès aux colonies anglaises, en but des hostilités, ont fortement participé à l’effort de particulier par la voie de New York. Ce nouveau comguerre et en échange de leurs services, ils ont reçu non merce avec leurs voisins anglophones permettra aux pas de l’argent sonnant, mais des « papiers ». En effet, Canadiens de s’ouvrir sur le monde et de diversifier « le manque criant de numéraire tout au long du Ré- leur économie : « […] [les Britanniques] infuseront un gime français a contraint les administrateurs coloniaux esprit nouveau, des idées et des méthodes nouvelles qui à trouver une solution pour payer les troupes et les four- seront à l’avantage de cette population qui a si longnitures du roi. Une monnaie de papier [est alors] progressivement mise sur pied. »16 Au sortir de la guerre, la 115 (2013) : 15. 13 Ibid., p. 163. 14 Cornell et al., op. cit., p. 196. 15 Ibid., p. 198. 16 Sophie Imbeault, «La dette de la France : les papiers du Canada», Cap-aux-Diamants : la revue d’histoire du Québec, no 17 Lahaise et Vallerand, op. cit., p. 6. 18 Marcel Trudel, Mythes et réalités dans l’histoire du Québec, volume 1, Montréal, Hurtubise HMH, coll. «Cahiers du Québec, no 126», 2001, p. 201. 19 Ibid. 20 Ibid., p 217. Parution no.1 Le Prométhée temps vécu repliée sur elle-même. »21 Depuis sa fondation, la Nouvelle-France a connu de nombreuses périodes pendant lesquelles l’administration a causé bien des maux. La Compagnie des Cent-Associés, qui assurait la gestion de la colonie depuis sa fondation par Richelieu en 1627, vivote depuis 1629. Lorsque la couronne française se penche finalement sur le cas de ses avoirs en Amérique, Louis XIV reprend les rênes de la colonie. En effet, « convaincu que seul l’absolutisme royal pouvait faire échec au fouillis administratif et aux jeux d’influences néfastes, méfiant à l’égard de tous ceux qui, appelés à gérer les affaires du royaume, risquaient d’accumuler trop de pouvoir, le roi avait décidé de donner à la Nouvelle-France des structures administratives modelées sur celle de la France. »22 Ce faisant, Louis XIV, au lieu de simplifier l’appareil administratif de la colonie, lui ajoute de nouveaux paliers. P. 33 tion simplifiée que les Canadiens passent sous la gouvernance britannique. La victoire britannique pendant la guerre de la Conquête aura aussi un impact sur l’administration de la justice et des lois. En Nouvelle-France, c’est la Coutume de Paris, instaurée à titre exclusif par Louis XIV en 1664, qui constitue la loi fondamentale. Or « […] à la Conquête, au lieu de Coutume de Paris, [on parlera plutôt des] lois du Canada, peut-être pas tant pour éviter de froisser l’Angleterre que parce que la Coutume de Paris s’était en quelque sorte canadianisée. »26 Cependant, en 1764, les autorités anglaises tendent, officiellement, à faire disparaître toutes les lois civiles françaises, c’est-à-dire le recours à la Coutume de Paris. Officieusement, par contre, on se rend rapidement compte qu’elle est incontournable pour les Canadiens. De ce fait, « […] les instructions adressées au gouverneur se contentent de recommander que les lois soient autant que possible conformes à celles de l’Angleterre Jusqu’à la capitulation de Montréal en 1760, […] »27 Cette décision laissera donc une certaine lassila Nouvelle-France a souffert d’une suradministration tude aux Canadiens, qui vont profiter du « maintien » pure et simple. Selon l’historien Marcel Trudel, l’orgade leurs lois civiles. nigramme de la fonction publique compte beaucoup, et sans doute trop, de paliers pour une colonie d’environ Le plus grand gain pour les Canadiens au point 80 000 habitants : « Ce petit pays était en outre divi- de vue judiciaire constitue sans aucun doute l’adopsé en trois gouvernements : Québec, Trois-Rivières et tion, dès 1764, des lois criminelles anglaises. À bien Montréal, chacun d’eux ayant à sa tête un gouverneur, des égards, le droit criminel en vigueur pendant toute un lieutenant-gouverneur, […] un major et une garni- la durée du Régime français est beaucoup moins huson, un colonel de milice et ses officiers. »23 De même, manitaire que celui implanté par la suite par les BritanTrois-Rivières, qui compte environ 7 000 habitants ré- niques. En effet, selon les lois criminelles françaises, partis sur quelque 80 kilomètres, a une structure gou- « […] l’accusé était privé d’avocat, il avait la charge vernementale identique à celle de la ville de Québec, de prouver son innocence, sans toujours savoir dès les qui est trois fois plus peuplée24. débuts de l’enquête ce qu’on lui reprochait ni quand il comparaitrait devant le tribunal. »28 La suite est toute À compter de 1764, les Britanniques vont simautre selon le droit criminel anglais puisque c’est à la plifier considérablement l’appareil administratif de la Couronne de prouver la culpabilité et l’accusé, pourvu colonie. De ce fait, les gouvernements des Trois-Rid’un avocat, qui sait exactement la nature de la faute vières et de Montréal, avec leurs fonctionnaires miliqu’on lui reproche29. taires ou civils, seront abolis et un Conseil dit « exécutif » remplace l’intendant et le Conseil suprême25. C’est Le recours à la torture est un autre des aspects aussi sous l’administration anglaise que la colonie se qui diffère grandement entre les systèmes judiciaires dote, en 1763, d’une nouvelle institution : le service français et anglais. Un suspect français demeurera prépostal. C’est donc avec une administration et une ges- sumé coupable jusqu’à ce qu’il réussisse à prouver lui21 Ibid. même son innocence et, au besoin, on aura recours à 22 Robert Lahaise et Noël Vallerand, La Nouvelle-France : 1524-1760. Outremont, Lanctôt, 1999, p. 62. 23 Trudel, op. cit., p. 218. 24 Ibid. 25 Ibid. 26 27 28 29 Cornell et al., op. cit., p. 73. Trudel, op. cit., p. 206. Ibid., p. 220. Ibid. P. 34 Le Prométhée la douloureuse « question »30. Les lois criminelles anglaises, au contraire, stipulent qu’un suspect doit être présumé innocent jusqu’à preuve du contraire. De plus, le suspect anglais « […] jouit de l’habeas corpus et [n’est en aucun cas] soumis à la torture interrogative […] »31 Lorsqu’un individu est mis en état d’arrestation, le droit criminel anglais assure de prendre en considération la liberté individuelle en garantissant le respect de certains droits fondamentaux. Le fait que l’historiographie canadienne-française ait nommé le volet américain de la guerre de Sept Ans guerre de la Conquête n’est sans doute pas anodin. En effet, encore aujourd’hui, de nombreux Québécois perçoivent cette époque de notre histoire comme un assujettissement pur et simple. Après la substitution du drapeau, la colonie a, sans nul doute, subit une transformation profonde. On ne peut nier que le passage d’une gouvernance française à une gouvernance anglaise après la défaite de la guerre de la Conquête a eu des nombreuses conséquences sur la population canadienne de l’époque. Ces impacts, pour la plupart négatifs, ont laissé des traces qui sont, encore aujourd’hui, perceptibles. Que la Conquête soit perçue comme telle, une conquête, ou non, on ne peut ignorer le fait que certaines de ses conséquences ont aussi eu un impact positif à court ou moyen terme. Parution no.1 BIBLIOGRAPHIE BRUNET, Michel. Les Canadiens après la Conquête : 17591775 : de la révolution canadienne à la Révolution américaine. Montréal, Fides, 1969. 313 p. BRUNET, Michel. « Premières réactions des vaincus de 1760 devant leurs vainqueurs ». Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 6, no 4, 1953 : 505-516. CORNELL, Paul G. et al. Canada : unité et diversité. Montréal, Holt, Rinehard et Winston, FRÉGAULT, Guy. La guerre de la Conquête : 1754-1760. Montréal, Fides, 2009. 514 p. GRENIER, Benoît. Brève histoire du régime seigneurial. Montréal, Boréal, 2012. 245 p. IMBEAULT, Sophie. « La dette de la France : les papiers du Canada ». 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Montréal, Hurtubise HMH, coll. « Cahiers du Québec, no 126 », 2001. 325 p. 30 « C’est à la législation romaine que nos juges empruntèrent l’usage de la torture, de la question si l’on préfère ; et ce moyen de procédure avait pour but, assurait-on, de connaître la vérité, en arrachant à l’accusé l’aveu de son crime ou des révélations sur ses complices. » http://www.encyclopedie-anarchiste.org/articles/q/question.html 31 Cornell et al., op. cit., p. 73. Parution no.1 Le Prométhée LES FESTIVITÉS CURIALES DE LA FRANCE POST-RÉVOLUTIONNAIRE Par Marylou Gauthier Le déroulement de fêtes mondaines, dont l’aube du XIXe voit les dernières lueurs, découle indubitablement des grandes festivités de Louis XIV. À partir de 1763, l’intention politique derrière ces divertissements aristocratiques se raréfie. En revanche, Louis XVI croit bon de maintenir ces festivités mondaines, puisqu’elles contribuent à entretenir le prestige du royaume.1 Un peu moins d’un demi-siècle après la mort du Roi-Soleil, et ce malgré la révolution, Napoléon Bonaparte et ses anoblis donnent cours à de semblables manifestations. Il en ira de même avec les dîners somptueux de Napoléon III. De fait, il devient intéressant de s’interroger sur l’influence de l’espace curial de Louis XIV dans les fêtes aristocratiques après 1789. L’historiographie regorge de réponses à notre interrogation. Anne Lair défend que la révolution a apporté une certaine instabilité politique à la France, qui y perdit son lustre d’antan. Cependant, cela sera chose passée avec l’arrivée de Napoléon III aux Tuileries, où banquets et décisions politiques seront de la partie. De son côté, Alain-Charles Gruber soutient que malgré une absence marquée d’intentions politiques dans les fêtes curiales, ces dernières servent à tout le moins de vitrine « promotionnelle » au prestige du royaume de Louis XVI. Pour Martin Wrede, la cour de Louis XVIII devait non seulement servir à la communication symbolique, entourer le monarque et rayonner vers l’extérieur en général, mais avait aussi pour fonction concrète de réunir les élites de l’Ancien Régime et de l’Empire. Finalement, Cyril Triolaire renchérit en affirmant que Napoléon Bonaparte « use d’un art immodéré de la propagande »2 par le biais de fêtes et spectacles. Ainsi, à la lumière de l’historiographie consultée, l’influence des festivités curiales du Roi-Soleil sur celle de ces successeurs des XVIIIe et XIXe siècles, se manifeste par l’entremise de l’ostentation du faste et d’intentions politiques. Dans le but de démontrer cette 1 Alain-Charles, Gruber, Les grandes fêtes et leurs décors à l’époque de Louis XVI, Éditions libraire Droz, Paris, 1972, p.38 2 Opt.cit, p.131 P. 35 influence de Louis XIV, le présent travail sera divisé en deux sections. La première permettra d’évaluer comment le faste du Roi-Soleil perdure dans les festivités de ses successeurs. La seconde servira à démontrer l’aspect politique des cours royales et impériales. Les fêtes napoléoniennes, un « loisir politique de style louis XIV » Napoléon Bonaparte De par les vecteurs culturels que sont le théâtre et les spectacles, Napoléon Bonaparte élaborera une propagande politique plutôt réfléchie. En effet, il n’était pas rare que bon nombre de scènes soient monopolisées dans l’optique de mettre en scène le pouvoir, tout en gardant l’oeil et le contrôle sur la population. Napoléon voit donc, par l’entremise des arts et spectacles, un moyen idéal de développer son propre culte.3 Cela étant, ce sera par le biais d’une multitude de festivités que la propagande va s’opérer. Déjà, une similitude avec le Roi-Soleil s’impose. En effet, il n’est pas inconnu que les fêtes de Louis XIV servaient à démontrer la magnificence du dit monarque. Sous la France de Napoléon, deux types de festivités sont décelables : les fêtes institutionnalisées et les fêtes extraordinaires. Le premier type s’avère glorificateur, ou commémoratif. Elles demandent une grande organisation et sont planifiées chaque année, à date fixe. En effet, les fêtes officielles requièrent du théâtre ses acteurs et ses décors. On peut ici se référer à la Saint-Napoléon, la victoire d’Austerlitz, et l’anniversaire du sacre. Le second type de fête répertorié consiste en des réjouissances qui ne sont pas prévues dans le calendrier. Par contre, elles découlent en majorité de circonstances diplomatiques, politiques, de la guerre et de la paix.4 Le possible lien à faire avec Louis XIV résulte dans la planification des évènements. Bien que la codification du « Roi-Soleil » soit davantage coercitive, il n’en vaut pas moins que la planification des festivités napoléoniennes en tire une grande influence. D’autant plus, l’utilisation d’acteurs et de décors était chose quotidienne à Versailles. 3 4 Opt.cit, p. 133 Opt.cit., p.22 P. 36 Le Prométhée Les Vendée, ces fêtes qui traversent les règnes Parmi les festivités commémoratives, soulignons la présence de fêtes en « Vendée militaire »5. Les Vendée consistent en de nombreuses festivités pour le souvenir de guerre civile. Ce genre de « réjouissance » n’est entretenu par nul autre que les aristocrates et le clergé. En plus de constituer des évènements de sociabilité majeurs dans la vie paysanne, il en résulte une opportunité pour la haute société, de faire communier la populace à la religion et la politique. Ces fêtes, bien que présente sous l’air napoléonien, seront redorée sous la restauration monarchique Bourbon. En effet, elles accompagnent majoritairement l’érection de statues. Par exemple, au Loroux-Bottereau en 1814 est érigée une statue de Louis XVI en honneur aux victimes de la guerre civile. 6 Les célébrations allaient aussi de pair avec les voyages princiers. D’ailleurs, seul le passage du Duc d’Angoulême dans la région lui vaut un cérémonial d’entrée typique de l’ancien régime. Le but était, pour Louis XVIII d’affermir la loyauté envers la dynastie Bourbon. Cela étant, le parallèle à faire avec Louis XIV est certes, le cérémonial, mais aussi la promotion de la monarchie.7 Il est d’autant plus cocasse d’ajouter qu’à l’occasion du passage du Duc, les soldats du 26e régiment se sont mis à crier « Vive l’empereur! » quand le colonel ordonna de crier « Vive le roi! ». Le Second Empire de Napoléon III connaîtra de son côté, plusieurs fêtes en Vendée, malgré la réprobation des officiels.8 Parution no.1 est donc crucial, avant d’élaborer plus profondément sur les diners de la cour impériale, d’explorer les habitudes du Roi-Soleil en matière de banquet. Cela permettra, par le fait même, d’élaborer un parallèle entre Louis XIV et Napoléon III. C’est par sa volonté d’absolutisme, de contrôle excessif, que Louis XIV développe une codification coercitive pour chaque aspect de la vie curiale. D’abord, plus le monarque se faisait distant, plus celui-ci imposait le respect. Son grand pouvoir faisait en sorte que tous les endroits lui appartenant devinrent royaux; le potager royal, le verger royal, la chambre royale, etc.10 Pour le repas seulement, trois cent vingt-quatre personnes réparties en plusieurs factions étaient à sa disposition. La paneterie était responsable de la table et du pain, l’échansonnerie, de l’eau et du vin, et la fourrière s’occupait pour les fours. De surcroît, chaque repas était différent, d’autant plus que le repas royal était exposé à toute la cour, le tout dans un éternel but de l’ostentation de la richesse. Cela est très peu pour démontrer l’ampleur de l’étiquette du monarque. Cela étant, Napoléon et sa femme Eugénie useront de cette étiquette pour dîners et cérémonies.11 De surcroît, le palais des tuileries rappelait presque tout de Versailles. En effet, l’établissement remplissait deux fonctions : la première étant que les Tuileries servaient de résidence à la cour. Le palais serL’aristocratie et ses festivités, une ostentation de la vait d’autant plus de centre politique, puisque la majeure partie des décisions y était prise. De plus, le palais richesse était une façon de démontrer la puissance du régime.12 Napoléon III Les salles de réception mondaines y étaient décorées de Bien que Napoléon III agisse de façon similaire façon extrêmement semblable à celles de Louis XIV, à ses prédécesseurs, il se distingue cependant dans l’em- sans compter que la noblesse y était rassemblée. placement de sa cour. Ce « parvenu » délaisse Versailles Louis XVIII pour les Tuileries. Ce bâtiment du XVIe siècle sera remodelé, de façon à devenir l’hôte de diners somptueux La Cour sous la Restauration avait certes comparable aux extravagances culinaires du passé. 9 Il une splendeur et un pouvoir d’attraction digne de la 5 WREDE, Martin. «Le portrait du roi restauré, ou la fabrication de Louis XVIII». Revue d’histoire moderne et contemporaine, no.53, vol.2, (2006) : 112-138 6 Petitfrère, Claude, «Fêtes et commémoration en «Vendée militaire» (1814-1914)», Études rurales, no.86, (1982) p.24 7 Anne, Laire, « Royal Taste, Food, Power and Statut at the European Courts After 1789 », The Ceremony of Dinning at Napoleon III’s Court Between 1852 and 1870, chap.6, (Daniëlle Vooght, dir.) (2011) p. 143 8 Opt.cit., p.144 9 Opt.cit., p.145 dynastie Bourbon. En revanche, celle-ci n’atteindra jamais la position qu’elle avait eue jadis sous l’Ancien Régime. On tentera tant bien que mal à éviter « toute rumeur de démesure et de relâchement des moeurs, conséquence indéniable des friponneries et gaspillage, réels ou supposés, de la Cour de Louis XVI et Marie10 11 12 Opt.cit., p. 149 Ibid., Martin, Wrede, p.114 Opt.cit., p. 149 Parution no.1 Le Prométhée Antoinette »13. Outre la mauvaise réputation des anciens de la dynastie, les restrictions financières et l’effacement des protagonistes de la mise en scène royale ont pu contrecarrer de tels soupçons. En revanche, bien que les Tuileries de Louis XVIII ne fussent pas une Cour de sociabilité mondaine, elle en gardera néanmoins des racines communes à celles du Roi-Soleil. En effet, les tuileries constituaient l’apanage de la noblesse, et ses réceptions surpassaient de loin celles des autres cours européennes. D’ailleurs, les fêtes officielles comme la Saint-Louis étaient célébrées sous la forme d’un banquet officiel à l’Hôtel de Ville.14 Conclusion La présente recherche soutient que les festivités curiales de Louis XIV ont bel et bien influencé celle de ses successeurs. Cela dit, le Roi-Soleil a rayonné davantage que sur le simple aspect des festivités mondaines; il a influencé toutes les façons de fonctionner à la cour, et ce, jusqu’à l’automne du XIXe siècle. Bien que la révolution de 1789 ait procuré une douche froide au système monarchique, il faudra attendre la chute de la Monarchie de Juillet pour instaurer une cassure plus drastique avec la royauté. Dès lors, on peut se questionner sur l’influence qu’a eue la chute de la monarchie sur l’ostentation du faste des dirigeants français. Bibliographie TRIOLAIRE, Cyril, « Fêtes officielles, théâtres et spectacles de curiosités pendant le consulat et l’Empire dans le 11ème arrondissement théâtral impérial – pouvoir, artistes et mise en scène », Annales historiques de la Révolution française, no.4, (décembre 2010): 131-141 LAIRE, Anne. « Royal Taste, Food, Power and Statut at the European Courts After 1789 ». The Ceremony of Dinning at Napoleon III’s Court Between 1852 and 1870, chap.6.(Daniëlle Vooght, dir.) (2011) : 143-171 GRUBER, Alain-Charles. Les grandes fêtes et leurs décors à l’époque de Louis XVI. Éditions libraire Droz, Paris, 1972. 209 p. PETITFRÈRE, Claude. «Fêtes et commémoration en «Vendée militaire» (1814-1914)». Études rurales, no.86, (1982) : 19-31 WREDE, Martin. «Le portrait du roi restauré, ou la fabrication de Louis XVIII». Revue d’histoire moderne et contemporaine, no.53, vol.2, (2006) : 112-138 13 WREDE, Martin. «Le portrait du roi restauré, ou la fabrication de Louis XVIII». Revue d’histoire moderne et contemporaine, no.53, vol.2, (2006) p.114 14 Ibid., Martin, Wrede, p.114 P. 37 MOEURS DOMESTIQUES DES AMÉRICAINS : LA VISION CRITIQUE DE FRANCES TROLLOPE Par Marilyne Caouette Au XIXème siècle, plusieurs voyageurs européens ont traversé l’Atlantique afin de découvrir les États-Unis. De nombreux récits de voyages furent publiés, notamment par Charles Dickens, Harriet Martineau ou encore Lydia Maria Child. Ils formèrent un corpus plus qu’intéressant. Ces récits sont personnels et exposent la vision de l’auteur avant tout, selon ses propres traits et sa culture. Frances Trollope a également participé à cette vague de récits de voyages et son aventure lui inspira Domestic Manners of the Americans, publié en 1832. Comment Trollope analysait-elle la culture américaine à travers sa propre culture ? C’est ce dont ce court texte traitera dans les prochaines pages. Nous verrons que Frances Trollope, à travers sa vision des bonnes manières et du traitement des minorités, produit un livre extrêmement critique de la société et de l’identité américaine. Frances Milton est née à Bristol en Angleterre le 10 mars 1779 et a grandi auprès de son père, qui était membre du clergé. Elle étudia les langues et les arts, pour ensuite aller travailler comme gouvernante chez son frère. À trente ans, elle se marie à Thomas Anthony Trollope, avec qui elle aura sept enfants. Ils iront entre autres aux États-Unis afin d’aider à fonder New Hope, au Tennessee, une société utopique qui sera un échec. Frances Trollope commença à écrire afin de supporter financièrement sa famille. Son premier livre, Domestic Manners of the Americans (1832), fut un succès en Angleterre. 15 Mark Twain le commenta positivement en disant qu’il était «accurate as a photography»16. C’est d’ailleurs une caractéristique propre à l’écriture de Trollope. Celle-ci développe un plan général, mais tombe très rapidement dans les détails, ce qui caractérise son récit de voyage.17 Elle raconte des anecdotes détaillées, des histoires précises et les applique à la so15 Christine L. Krueger, « Frances Trollope», Encyclopedia of British Writers, 19th and 20th Centuries, New-York, Facts on files, 2003, p. 346. 16 Ibid., P.346. 17 Helen Heineman, «Frances Trollope in the New World : Domestic Manners of the Americans», American Quarterly, Vol. 21, No.3, Automne 1969, p.550. P. 38 Le Prométhée Parution no.1 ciété en général. Ses histoires représentent les caracté- ce que les acteurs leur livrent. Les frontières ne sont pas ristiques essentielles de l’idée qu’elle se fait de la vraie les même qu’en Europe, il est donc compréhensible que société américaine18. Frances Trollope soit décontenancée par autant de souveraineté du public22. Pourtant, l’historien John Kasson Le récit de Trollope fait honneur à son titre, affirme qu’à Londres et à Paris, les spectateurs en faicar les mœurs sont dans sa mire, particulièrement les saient souvent tout autant23. manières des Américains. Elle parle ici et là du paysage américain, de l’architecture, mais la totalité de Quant aux manières de table, elles n’étaient pas son livre est une longue critique des habitudes et des davantage raffinées. Trollope partage sa répugnance traits qu’elle croit être purement américains. Son exas- des soupers où les convives sont impolis, expectorent pération face au manque de commodités et de manières continuellement et mangent sans raffinement24. Cechez les Américains est présente dans la grande majo- pendant, les années 1830 seront une transition dans les rité de ses observations et il serait possible de lier cet manières de table aux États-Unis25. Il faudra par contre intérêt à l’époque victorienne, qui privilégie une morale plus de temps avant que les Américains introduisent et des manières impeccables. Il est vrai que celle-ci est dans leurs habitudes tous les détails des bonnes maassociée au règne de la reine Victoria, mais elle ne se nières davantage déjà établies en Angleterre. Vers 1850, limite pas seulement à ce cadre temporel. Certains his- les bourgeois américains adopteront généralement les toriens affirment que cette ère débute en 1815, avec la nouveaux usages26. victoire de Waterloo et d’autres en 1832, en lien avec Trollope critique énormément la manière dont une importante réforme électorale19. Quoiqu’il en soit, les aspects de la philosophie victorienne ne se sont pas la société dite égalitaire des États-Unis traite certaines immiscés spontanément dans la vie des Anglais et il personnes, particulièrement les femmes et les esclaves semble qu’ils aient déjà été dans l’esprit de Trollope afro-américains. Tout d’abord, les femmes sont, selon Trollope, sous l’influence de la religion d’une manière lorsqu’elle écrivit son récit. malsaine, contrairement aux hommes qui ne le seraient Le théâtre est un endroit où les Américains font que très peu. En effet, celles-ci sont toujours majoriparticulièrement preuve de leur manque de manières. taires dans les églises et les revivals, dont Trollope fait Trollope le remarque d’ailleurs plusieurs fois et décrit l’expérience. Ces démonstrations n’ont pas manqué la scène : «Des hommes arrivaient aux loges sans ha- de marquer l’imaginaire de l’auteure, d’une manière bits, et j’en ai vu dont les manches de chemises étaient très négative. Par exemple, elle visite à Cincinnati la relevées jusqu’à l’épaule : l’expectoration était conti- principale église presbytérienne qui propose une réunuelle et l’odeur mêlée des oignons et du Whiskey fai- nion de nuit. Les cris, les pleurs et les convulsions des sait payer cher l’envie d’admirer le talent de Drake.»20 femmes qui réagissaient au sermon sur l’enfer du préDe plus, les auditeurs sont un problème car ils inter- dicateur ont su répugner Frances Trollope. En plus de viennent lors de pièces : «Les applaudissements sont cette influence continuelle de la religion, les femmes exprimés par des cris et des frappements de pieds, et sont instruites pour qu’ensuite leur éducation soit gaslorsqu’un accès patriotique saisit l’assemblée et qu’on pillée dans un mariage où elles ne font que filer l’aidemande le Yankee-Doodle, chaque homme croit que guille. Selon l’auteure, les femmes d’Angleterre ont sa réputation de citoyen dépend du bruit qu’il fait en- beaucoup plus d’influence. En effet, celles-ci (surtout tendre.»21 Il ne semble donc pas y avoir de frontière celles de la noblesse) sont souvent davantage incluses entre les acteurs et les spectateurs, qui expriment leur dans la vie hors de la domesticité, mais plutôt dans les mécontentement comme leur approbation en regard de amusements27. 18 Ibid., p. 557. 19 Alain Jumeau, L’Angleterre Victorienne, Documents de Civilisation Britannique du XIXe siècle, Paris, Presses universitaires de France, p.1. 20 Frances Milton Trollope. Mœurs domestiques des Américains, Paris, C. Gosselin, 1841 p.126. 21 Ibid., p.127 22 John F. Kasson, Les bonnes manières : Savoir-vivre et société aux États-Unis, Paris, Belin, 1993, p. 282. 23 Ibid. 24 Frances Milton Trollope, op. cit., p.18. 25 John F. Kasson, op. cit., p.235. 26 Ibid. 27 G.M. Trevelyan, Histoire Sociale de l’Angleterre, six siècles d’histoire de Chaucer à la Reine Victoria, Poitiers, Robert Parution no.1 Le Prométhée Par ailleurs, Trollope note que le travail des femmes est tout à fait semblable à celui des esclaves. Les femmes se marient très jeunes et passent leur vie à travailler si fort qu’elles en perdent leur beauté28. De plus, ces dernières sont toujours séparées des hommes, ce que Trollope remarque à plusieurs reprises. L’idéologie des sphères séparées est une réalité bien ancrée au XIXème siècle et empêchait effectivement les femmes d’occuper des positions dans le domaine public29. Même Alexis de Tocqueville (1805-1859) remarqua cette séparation constante des hommes et des femmes lors de son propre voyage aux États-Unis30. Trollope semble ici prendre position contre cette idéologie des sphères séparées que soutiennent les principes du début de l’époque victorienne. D’un autre côté, elle adopte cette idée que les dames devraient avoir l’occasion de s’instruire et non seulement de travailler pour les plus pauvres, ou faire du tricot pour les plus aisées. Beaucoup de femmes des classes supérieures n’étaient pas davantage actives en Angleterre à cette époque et la nécessité de cette oisiveté afin d’affirmer son rang social est un phénomène bien répandu31. P. 39 elle affirme qu’il est favorable des deux côtés. En effet, elle affirme à son arrivée à Wheeling que les relations entre ceux qui se font servir et ceux qui servent sont bénéfiques à chacun et pénibles à aucun33. Pourtant, elle raconte avec horreur la mésaventure d’une jeune esclave qui avait avalé du poison et dont personne ne prenait soin. Dans Domestic Manners of the Americans, Frances Trollope n’est pas convaincante dans sa défense des esclaves. Elle écrit clairement que ceux-ci ne doivent pas être libres, car il en va de la sécurité du pays34. Elle semble plus modérée, en comparaison à ce qu’elle publiera plus tard et qui sera qualifié d’abolitionniste. Lors de sa parution, le livre de Trollope fut un immense succès. Tout au long du XIXème siècle, ses livres étaient connus de la majorité, autant en Angleterre qu’au États-Unis. Évidemment, les Anglais furent plus accueillants envers le livre que les Américains ; la comparaison que Trollope fait tout au long de son livre est particulièrement avantageuse pour ceux-ci et les Européens en général. Les Américains sont globalement dépeints comme un peuple sans culture ; la presse, la peinture, le savoir, tout pour Trollope est à un état embryonnaire. L’obsession des Américains pour l’argent leur fait complètement négliger de s’instruire et de développer une culture riche. Les Américains, évidemment, ont très peu apprécié ce portrait dédaigneux de leur culture. Par exemple, dans les théâtres américains, lorsque les gens occupant les loges faisaient preuve de mauvaises manières, les gens du parterre leur criaient ironiquement «Trollope!»35. Après la parution du récit, les Américains attaquèrent systématiquement Trollope, en la caricaturant d’une manière assez désavantageuse, notamment dans un cartoon des années 183036. Puis, la romancière décède à Florence, en Italie, le 6 octobre 1863, à l’âge de 83 ans. Frances Trollope est aussi reconnue comme étant anti-esclavagiste, ayant écrit des romans contre l’esclavage, dont The Life and Adventures of Jonathan Jefferson Withlaw. Malgré qu’elle affirme être contre le système de l’esclavage, celle-ci semble penser dans Domestic Manners of the Americans, que les hommes et les femmes du Sud bénéficient du système esclavagiste sur le plan de leurs manières. Par exemple, lorsqu’elle se rend dans la chambre d’assemblé afin d’écouter les débats, les seuls hommes ayant des manières acceptables viennent de la Virginie et elle affirme clairement en parlant de l’esclavagisme: «je crois que son influence est moins contraire aux bonnes manières et à la morale d’un peuple, que les idées vicieuses sur l’égalité nourries par les classes inférieures des blancs en Amérique.32». Elle pose un grand contraste entre les De nos jours, ce premier ouvrage de Frances moments où elle raconte une histoire pour démontrer Trollope est plus rarement lu. En raison de ses opinions l’horreur de l’esclavage en Virginie et les moments où bien tranchées et peu nuancées, peut être n’est-il pas un ouvrage recommandable comme source objective. Par Laffont, 1993, p.514. contre, il contient des références historiques intéres28 Frances Milton Trollope, op. cit., p.112. 29 Peter W. Bardaglio, «Separate Spheres and Sisterhood in Victorian America», Reviews in American History, Vol. 18, no.2, 1990, p.202. 30 Ibid. 31 G.M. Trevelyan, op. cit., p.620-621. 32 Frances Milton Trollope, op. cit., p.176. 33 Ibid., p. 177. 34 Ibid., p.240. 35 John F. Kasson, op. cit., p.272. 36 Susan S. Kissel, «Frances Trollope’s Insight into the American Identity in Domestic Manners», Midwest Quarterly, Vol. 35, No. 4, Été 1994, p. 369. Le Prométhée P. 40 santes qui reflètent la vision d’une femme britannique sur la culture américaine au XIXème siècle. En effet, un récit de voyage se veut l’expression d’une expérience personnelle, même si Trollope l’a fait de manière imposante et souvent très critique. De plus, comme l’affirme Susan S. Kissel, il ne faudrait pas oublier l’apport de Trollope avec ses nombreux romans de fiction, dénonçant tour à tour l’esclavage, le travail des enfants dans les usines et l’influence du clergé chez les femmes37. Parution no.1 WILFRID LAURIER (1841-1919), CHEF DE L’OPPOSITION. Par Sarah Lapré L’honorable Wilfrid Laurier, premier Canadien français à accéder au poste de Premier ministre du Canada en 1896, va marquer son époque notamment par son implication durant la Première Guerre mondiale (1914-18). Après avoir abordé sa vie politique et ses actions en tant que Premier ministre, puis son oppoBibliographie sition durant la Première Guerre, nous allons conclure cet article par un portrait de son caractère en tant que Monographies Jumeau, Alain. L’Angleterre victorienne, documents de civilisa- politicien. tion britannique du XIXe siècle, Paris, Presses universitaires de France, 2001, 234 p. Kasson, John F. Les bonnes manières : Savoir-vivre et société aux Etats-Unis, Paris, Belin, 1993, 382 p. Trevelyan, G.M. Histoire Sociale de l’Angleterre, six siècles d’histoire de Chaucer à la Reine Victoria, Poitiers, Robert Laffont, 1993, 832 p. Trollope, Frances Milton. Mœurs domestiques des Américains, Paris, C. Gosselin, 1841, 416 p. Articles Bardaglio, Peter W. «Separate Spheres and Sisterhood in Victorian America», Reviews in American History, Vol. 18, no.2, pp.202-207. Heineman, Helen. «Frances Trollope in the New World : Domestic Manners of the Americans», American Quarterly, Vol. 21, No.3, Automne 1969, pp. 544-559. Kissel, Susan S. «Frances Trollope’s Insight into the American Identity in Domestic Manners», Midwest Quarterly, Vol. 35, No. 4, Été 1994, pp. 367-377. En bref, Wilfrid Laurier est né en 1841, à SaintLin Des Laurentides, dans le Canada-Est (Québec), et fut le septième Premier ministre du Canada (de 1896 à 1911). Il sera également chef de l’opposition au Québec durant la Première Guerre mondiale. Son père était arpenteur; bien éduqué, sachant lire et écrire, il favorisa l’éducation de son fils et s’endetta pour que celui-ci bénéficie d’une bonne éducation. Souffrant de bronchite chronique, la santé de Laurier lui posera problème toute sa vie. En 1868, il se marie avec Zoé Lafontaine, avec qui il vivra une vie paisible, mais pas nécessairement heureuse, puisque Laurier aura une liaison romantique avec Émilie Barthe, intellectuelle mariée à un avocat ami de Wilfrid et fille du poète trifluvien Joseph-Guillaume Barthe. Laurier meurt en 1919 d’un problème cardiaque et sera inhumé à Ottawa. Sa vie politique Laurier a obtenu son diplôme en droit civil en 1866 à l’université McGill à Montréal. Institution bilingue (à l’époque), il y parfait son anglais et y renKrueger, Christine L. « Frances Trollope», Encyclopecontre des membres libéraux de l’Institut Canadien, dia of British Writers, 19th and 20th Centuries, comme Antoine-Aimé Dorion qui deviendra son menNew-York, Facts on files, 2003, 446 p. tor. Lorsqu’il tente de devenir député, Laurier réalise que ses anciennes relations avec les « rouges », libéraux réformistes descendants du Parti Patriote, ne font que lui nuire. Ces libéraux étaient perçus comme anticléricaux s’opposant à l’identité Canadienne française. Les années qui suivent seront pour Laurier un dur combat; il devra prouver que ces années étudiantes où il fréquentait Dorion et les membres de l’Institut Canadien sont des erreurs de jeunesse, et qu’il est bien un libéral, catholique, Canadien français et qu’il n’a rien à voir avec les radicaux du Parti Rouge. 37 Ibid., p. 370-371. Parution no.1 Le Prométhée Appuyé par la population francophone, Laurier est élu en 1871 pour représenter le comté provincial de Drummond-Arthabaska. Malheureusement, le parti Libéral commence à décliner et cela le poussera à se présenter au niveau fédéral, ce qu’il fait en 1874. En 1877, il devient Ministre des Revenus, jusqu’en 1878, lorsque le parti libéral écope d’une défaite. Son efficacité ne se fait sentir que comme secrétaire du chef libéral Edward Blake. En 1887, lorsque celui-ci démissionne, Laurier est choisi pour le remplacer. Il mène le parti au pouvoir en 1896. L’élection de cette année est reconnue comme marquante pour l’avenir du Canada et prend alors une place importante dans l’histoire du pays1. Le contexte de crise dans lequel les Canadiens se trouvaient a avantagé les libéraux qui étaient perçus comme étant plus aptes à centraliser les tensions, plus organisés et inspirés que les conservateurs qui régnaient alors. Laurier apparaissait comme un chef rassurant pour « les Canadiens fatigués de luttes de race et de religion 2». On parle d’un « sauveur », d’un « messie ». Il faut comprendre qu’avant les élections de 1896, les conservateurs peinaient à maintenir un gouvernement stable face à la crise économique, les difficultés internes ou le problème des écoles au Manitoba. P. 41 Avant tout cela, sa première action en tant que Premier ministre du Canada sera de régler le problème des écoles catholiques de langue française au Manitoba, puisque l’une des raisons qui le mena au pouvoir en 1896 fut sa promesse qu’il fit de régler ce fameux problème. La communauté française catholique du Manitoba désirait avoir des écoles pour leur langue et leur religion, malgré la loi sur les écoles du Manitoba votée en 1890, qui faisait de l’anglais la langue officielle. Laurier mit donc en place un compromis en 1897 : le compromis Laurier-Greenway. Il était décrété que le système scolaire demeurait neutre et que les enseignants pourraient choisir d’enseigner une religion de leur choix, dans la langue qu’ils le désiraient, seulement entre 15h30 et 16h. Ce compromis ne fera pas l’unanimité dans la population, mais la question fut réglée lorsque le pape envoya un enquêteur ; sa conclusion fut que les deux partis devraient apprendre à « faire avec ». En 1899, le Royaume-Uni demande l’appui militaire du Canada dans la seconde Guerre des Boers (1899-1902). Laurier se retrouve confronté aux Canadiens anglais qui désirent venir en aide à la patrie et s’engager militairement, et les Canadiens français qui s’y opposent totalement. Laurier finit par envoyer une Le grand défi de Wilfrid Laurier au cours de sa troupe de volontaires, action dénoncée par Henri Bouvie sera toujours de tenter l’alliance entre Canadiens an- rassa, petit-fils de L-J. Papineau, qui prend à cœur l’opglais et français en Ontario et au Québec pour construire position et le soutien des Canadiens français. une véritable identité canadienne. Dans toutes les acAu début du siècle, les Britanniques demandent tions qu’il réalisera en tant que Premier Ministre du Canada, il tentera toujours de réaliser des compromis pour au Canada une aide financière pour la construction de ne pas s’aliéner les deux « peuples fondateurs ». Au navires militaires. De nouveau, Laurier fait face aux cours de sa vie politique, on réalise à quel point sa car- Canadiens anglais, impérialistes, et aux Canadiens rière est tout pour lui, basée sur l’unité nationale et son français, isolationnistes. En 1910, par la Loi Navale, parti libéral. On peut également affirmer que Laurier Laurier décide de créer la Marine Royale Canadienne a redéfini le mouvement libéral, alors associé au Parti qui servirait à la protection du territoire et, en cas de Rouge, réformiste, radical et anticlérical. Malheureu- crise, serait sous contrôle impérial. Malheureusement, sement, comme nous allons le voir, Laurier risque de cette loi ne semble plaire à personne. Les Canadiens tout perdre en s’opposant au Premier ministre Borden, anglais accusent le Premier ministre de vouloir « bar3 qui lui succède, à la conscription et à la formation d’un guigner l’appui à la métropole » et les Canadiens français refusent sur le champ tout engagement envers la gouvernement uni, en 1917. métropole, ils n’apprécieront donc pas la création de cette marine. 1 Se référer à l’article de Réal Bélanger « 1896. Une première : un Canadien français dirige le Canada » Cap-aux-Diamants : la revue d’histoire du Québec, n.73, 2003, p.24-28. 2 Ibid. Page 25. 3 Charland, Jean-Pierre. « Une histoire du Canada contemporain de 1850 à nos jours. » Saint-Laurent (Québec), Septentrion, 2007. Page 126. P. 42 Le Prométhée La défaite des libéraux en 1911 est en partie attribuée à l’alliance que Laurier favorisait avec les ÉtatsUnis. La réciprocité commerciale avec le pays voisin créait diverses tensions à travers le territoire. Le problème des écoles au Manitoba, qui rendit une grande partie de la population francophone mécontente et qui précipita la formation d’un mouvement nationaliste, ainsi que la Loi Navale de 1910, sont d’autres facteurs qui ont poussé Laurier à la défaite. Son opposition Durant la Première Guerre Mondiale, Laurier mène l’opposition. Sa présence se fait sentir à travers ses discours qui se font très nombreux. Il affirme que si la mère-patrie est en danger, le Canada l’appuiera par tous les moyens, affirmant que c’était « un double honneur pour [les Canadiens] de prendre place dans les rangs de l’armée canadienne 4». Il désirait que le pays sorte de la guerre plus uni. Laurier appuyait donc la participation du Canada à la Première Guerre, mais il désirait que ce soit un « sacrifice volontaire5 », et que le gouvernement utilise une méthode plus modérée. Voila pourquoi, lorsque Robert Laird Borden propose un projet de loi voué à préparer le recrutement militaire obligatoire, ce projet de loi ayant pour but d’envoyer des troupes pour « maintenir les effectifs de l’armée canadienne au front6 », Laurier s’attaque au projet et promet à la population qu’il n’y aura aucune conscription. C’est le début de la Crise. Dans sa politique, Laurier va tout faire pour contrer les Tories et le gouvernement de Borden, et éviter les attaques que Bourassa mène contre lui. Le parti libéral semble de plus en plus divisé, alors que les épreuves ne font que commencer pour Laurier. Au début de mois de juin 1917, Borden demande à Laurier de s’allier à lui dans la formation d’un gouvernement d’union. Le premier ministre désirait créer une coalition alliant libéraux et conservateurs et évitant ainsi de « porter seul la responsabilité de la conscription 7». Wilfrid Laurier refuse de se joindre à ce projet. Lorsque Borden présente son projet de loi sur la conscription Parution no.1 en juin 1917, certains libéraux applaudissent la proposition. Borden parvient à former son gouvernement d’union en octobre 1917, soit à peine quelques mois après la défaite de Laurier. Âgé de 76 ans, Laurier est un vieil homme. Malgré tout, il se présente aux Communes et se lève devant les députés. Il « s’en prend […] à Borden et à son gouvernement [et] démoli pièce par pièce l’argumentation du premier ministre. 8» Il appuie ses arguments en rappelant la situation défavorable que vivent les Canadiens français vis-à-vis des Canadiens anglais depuis plusieurs années. Il fait appel au référendum pour régler la question : selon lui, le peuple a le droit de choisir. Au cours du mois qui suit, 99 Canadiens se présentent aux Communes. Les points de vue sont clairs : les Canadiens anglais veulent appuyer le Royaume-Uni et les Canadiens français refusent catégoriquement. Malheureusement, le débat s’agrémente d’injures et on réalise alors à quel point le Canada est divisé en deux peuples distincts. Laurier voit son échec : les libéraux sont si divisés qu’une grande partie vote en faveur de la conscription. La loi sur la conscription est acceptée et entre en vigueur dès le mois de juillet. Les émeutes éclatent en territoire québécois. En 1918, des soldats canadiens anglais s’en prennent à la foule et font cinq victimes. On se rend alors compte que le Québec est isolé du reste de la Confédération. Laurier est déchiré, déprimé. À la suite de cette défaite, il tente de regrouper les libéraux autour de lui. Malheureusement, la formation de ce gouvernement en octobre 1917 marque l’effondrement du gouvernement libéral et certains libéraux se joignent à la coalition de Borden. Il ne reste maintenant plus que deux représentants pour les francophones au conseil des ministres. On parle alors d’« un Cabinet de coalition CONTRE Québec9 ». Ce gouvernement et la conscription sont pour les Canadiens français « des attaques en règle contre [leurs] valeurs, [leur] culture et [leur] population10 », alors qu’il s’agit surtout d’une question d’honneur et de LaPierre, Laurier L. « Sir Wilfrid Laurier – Portrait in- loyauté patriotique pour les Canadiens anglais. 4 time » S.L, Les Éditions de l’Homme, 1997. Page 358. 5 Ibid. Page 359. 6 Bélanger, Réal, « Wilfrid Laurier – Quand la politique devient passion », Saint-Nicolas (Québec), Les Presses de l’Université Laval, 2007. Page 393. 7 Charland, Jean-Pierre. Op. Cit. Page 133. Laurier se lance donc dans un combat final contre 8 9 10 Bélanger, Réal Op. Cit. Page 397. Ibid. Page 402 Ibid. Parution no.1 Le Prométhée P. 43 Le Prométhée P. 44 l’unité nationale. Sa solution : de nouvelles élections. Malheureusement, le parti libéral n’existe presque plus. Ce qui en reste est sans argent et sans presse, alors que les unionistes (formés autour de Borden) sont riches, organisés et ils ont la presse de leur côté. Laurier ne lâche pas prise, il « écrit, organise des rencontres, tente de convaincre le plus grand nombre de libéraux de combattre sous sa bannière. 11» Malgré son âge et sa santé fragile, Wilfrid Laurier a toujours la ruse et l’habileté de son côté. Il parvient à rassembler plusieurs candidatures grâce à son ouverture d’esprit, car il accepte tous les libéraux, pour ou contre la conscription. La campagne de son nouveau programme se concentre dans l’Ouest du pays, il sait qu’il n’a pas besoin de faire campagne au Québec. Il sait aussi que Bourassa l’appuie maintenant dans ses mesures, et s’occupera de la province. Laurier sait par contre que le travail en Ontario (Canada-Ouest) ne sera pas une partie de plaisir : les Canadiens anglais mènent une grande propagande anti-Laurier, anti-Bourassa, anti-Québec. Ils vont même jusqu’à affirmer que Laurier et Bourassa reçoivent de l’argent des Allemands pour empêcher les Canadiens de prendre part à la Guerre! Les unionistes mènent une « campagne de dénigrement 12» contre le Canada-Est et bien sûr, Laurier ne parvient pas à réunir assez de libéraux. Au final, il perd à 82 sièges contre 153 en décembre 1917. Ce nouvel échec et sa santé fragile obligent Laurier à se reposer, mais, en janvier 1918, il reprend la tâche de calmer les esprits et de remettre le parti libéral en place. Il opte pour une attitude modérée, sachant que les Canadiens, anglais comme français, ne se sont pas encore remis des derniers évènements. Les mois qui suivent seront pour Laurier synonymes de reconstruction et de réorganisation. Pour l’année 1919, Laurier veut organiser un congrès national pour rassembler les troupes autour d’un nouveau programme plus solide. Il désire faire réintégrer les libéraux unionistes à son parti et il tente de convaincre l’Ontario de le suivre. Laurier désire rassembler ses libéraux le 17 février 1919, malheureusement, il ne pourra se rendre jusque-là. Au matin du 17 février, après deux attaques cardiaques qui l’obligent à rester couché sous le chevet d’un docteur, Sir Wilfrid Laurier succombe à une troisième attaque et meurt à 78 ans, à l’aube de son congrès national. 11 12 Ibid. Page 405 Ibid. Page 407. Parution no.1 Son caractère Toute sa vie, Wilfrid Laurier s’appuie sur « la défense des valeurs libérales traditionnelles, telles la sauvegarde de la liberté individuelle et la résistance à l’oppression 13». Il combat le prix excessif de la vie et la tendance protectionniste exagérée. Ses oppositions sur la guerre se concentrent autour du « refus de la conscription, [la] poursuite du volontariat, [le] référendum et [la] soumission à la volonté des Canadiens14 ». Malgré toutes les tensions que Laurier ait pu vivre depuis qu’il était entré comme député provincial en 1871, Laurier ne désirait pas l’indépendance du Québec. Il fut même choqué le 17 janvier 1918 lorsque le député libéral Joseph-Napoléon Francoeur (18801965) proposa une motion dans laquelle il affirmait que le Québec serait prêt à quitter la Confédération : « Que cette Chambre est d’avis que la province de Québec serait disposée à accepter la rupture du pacte fédératif de 1867 si, dans les autres provinces, on croit qu’elle est un obstacle à l’union, au progrès et au développement du Canada. » Tout au long de son discours, Wilfrid Laurier tentera toujours de « ramener l’union et la concorde 15» entre les Canadiens, ayant comme rêve la formation d’une réelle identité canadienne, et il fonda sa politique sur « la liberté, la tolérance, le libre-échange, le respect des minorités 16». Son atout principal dans ses démarches sera l’éloquence qu’il utilisera « pour faire triompher la raison […] command[er] les passions, dirig[er] les esprits […] [et] frapp[er] l’opinion17 », tout en prenant garde d’y mettre toute la franchise qu’il possédait. Laurier était un homme d’honneur, de raison, cherchant l’habilité, la solidité et la pure réflexion dans ses discours. On affirme dès ses débuts qu’il s’agit de « l’orateur parlementaire le plus remarquable que possède […] le Bas-Canada 18». Son objectif, et il tenta de 13 Ibid. Page 405. 14 Ibid. 15 Ibid. Page 412. 16 Ibid. Page 420. 17 Moreau, Henri. « Sir Wilfrid Laurier – Premier ministre du Canada – Troisième édition » Paris, Librairie Plon, 1902. Page 242. 18 David. L.O « Courrier de Montréal. » 14 octobre 1874. « Wilfrid Laurier à la tribune » Recueil des principaux discours prononcés au parlement ou devant le peuple et compilés par Ulric Parution no.1 Le Prométhée P. 45 l’obtenir tout au long de sa carrière, était de contenter Anglais comme Français : « tout en flattant l’élément anglo-saxon, il a donné satisfaction à l’instinct patriote de sa race, et […] resserré son unité19 ». Il favorisa les traditions, la langue et l’importance du passé national des francophones, tout en développant un anglais remarquable. Devant ses auditoires, on le dit toujours impassible, élégant, clair, persuasif et noble. Il tenta toujours de réconcilier les deux « peuples fondateurs », en constante haine l’une contre l’autre, et désirait la création d’une identité nationale. Il transforma le courant libéral, pour y intégrer le catholicisme, qu’il considérait comme élément clé de l’identité canadienne, et pour y soustraire toutes influences radicales indépendantistes. Lors de la Première Guerre mondiale, il fut le chef de l’opposition, et prit parti avec de grands personnages du nationalisme canadien, dont l’un des La renaissance du nationalisme au début du XXe plus honorables est Henri Bourassa. siècle était le résultat d’une rencontre entre les libéraux plus anciens de Wilfrid Laurier, et les nouvelles idées Toutefois, Laurier n’est pas parvenu à offrir plus jeunes et plus rêveuses de liberté qu’apportaient au Canada l’héritage qu’il aurait voulu. « Il a amorHenri Bourassa, Olivar Asselin ou Armand Lavergne. cé sa carrière politique […] dans le but avoué de faire Mais cette alliance d’idées n’a pas duré longtemps, naître la ¨concorde¨ entre les […] Canadiens anglais et puisque Laurier se retrouvera confronté à Bourassa de les Canadiens français. Quand sa carrière politique a nombreuses fois, celui-ci critiquant gravement les idées pris fin, [ils] se battaient encore 21», c’est ce qu’affirme trop « impériales » de Wilfrid. Ce n’est qu’au cours du Laurier L. LaPierre, historien, enseignant, journaliste XXe siècle, alors que ce dernier confronte le gouver- et animateur. Selon lui22, Wilfrid Laurier n’aurait pas nement fédéral et appui les Canadiens français dans échoué dans sa mission, il aurait plutôt permis de rel’opposition, que Bourassa et Laurier se réconcilient, pousser les conséquences des actions extrémistes qui le premier voyant maintenant dans le second un appui auraient bouleversé le Canada et il a permis à ce pays dont on ne peut se passer. Le nationalisme de Laurier de ne pas « éclat[er] en fragments irréconciliables. 23» n’avait par contre rien à voir avec celui de Bourassa. De plus, Laurier a aussi donné un élan et une mission Laurier optait pour un « libéralisme modéré, sans anti- au Patri Libéral et, sans lui, ce parti n’existerait probacléricalisme et sans revendication ¨nationalitaire¨ […] blement plus aujourd’hui. Finalement, il empêcha que [qui] trouv[ait] son expression programmatique dans le Québec devienne une prison, car s’il n’avait combat[son] discours 20». Très souvent, la politique de Laurier tu certaines idées radicales de Bourassa et de d’autres, était tout ce qui empêchait les Canadiens français d’être c’est peut-être ce que serait devenu le Québec pour les pris d’assaut par le gouvernement de Borden et par les Canadiens français. Canadiens anglais. Malgré la tendance plus impérialiste que Laurier portait, il prit tout de même la décision, alors qu’il était Premier ministre du Canada, d’empêcher Londres de prendre parti sur la scène internationale lorsqu’il était question du Canada. Il demande d’ailleurs à ce que ce soit le Canada qui s’occupe de tout ce qui touchait le territoire canadien. En somme, même s’il aimait la mère patrie, son cœur appartenait au Canada. En conclusion, on peut donc résumer Wilfrid Laurier comme un libéral aux tendances nationalitaires, qui mena l’opposition contre la conscription de 1917. Bibliographie Barthe. Québec, Des presses à Vapeur de Turcotte & Menard, 1890. Page III. 19 Moreau, Henri. Op. Cit. Page 256. 20 Lamonde, Yvan. « Histoire sociale des idées au Québec. 1896-1929. Volume II. » S.L, Les Éditions Fides, 2004. Page 195. 21 LaPierre, Laurier L. Op. Cit. Page 385. 22 Se référer au chapitre final « Les vestiges d’un beau roman d’amour » dans l’ouvrage de Laurier L. LaPierre Page 385 à 388. 23 Ibid. Page 385. P. 46 Le Prométhée Armstrong, Elizabeth H. Le Québec et la crise de la conscription – 1917-1918. Montréal, VLB Éditeur, 1998 (1937). 290 pages. Barthe, Ulric. Wilfrid Laurier à la tribune. Recueil des principaux discours prononcés au parlement ou devant le peuple. Québec, Des presses à Vapeur de Turcotte & Menard, 1890. 617 pages. Bélanger, Réal « 1896. Une première : un Canadien français dirige le Canada » Cap-aux-Diamants : la revue d’histoire du Québec, n.73, 2003, p.24-28. Bélanger, Réal, Wilfrid Laurier – Quand la politique devient passion. Saint-Nicolas (Québec), Les Presses de l’Université Laval, 2007. 450 pages. Charland, Jean-Pierre. Une histoire du Canada contemporain de 1850 à nos jours. Saint-Laurent (Québec), Septentrion, 2007. 324 pages. Filteau, Gérard. Le Québec, le Canada et la guerre 1914-1918. Québec, Éditions de l’Aurore, 1977. 231 pages. Lamonde, Yvan. Histoire sociale des idées au Québec. 1896-1929. Volume II. S.L, Les Éditions Fides, 2004. 323 pages. LaPierre, Laurier L. Sir Wilfrid Laurier – Portrait intime. S.L, Les Éditions de l’Homme, 1997. 400 pages. 450 pages. Moreau, Henri. Sir Wilfrid Laurier – Premier ministre du Canada – Troisième édition. Paris, Librairie Plon, 1902. 299 pages. Parution no.1 LA COLONISATION COMME MESURE D’AIDE AUX CHÔMEURS: TENTATIVE DE SORTIE DE CRISE OU STRATÉGIE DE L’ÉLITE? Par Julie Bérubé Introduction Les conséquences internationales engendrées par l’effondrement de la bourse de New York en octobre 1929 ont forcé les États à repenser leur rôle en matière d’économie. Auparavant adeptes du laisser-aller et de la «main invisible» du marché, ces derniers ont dû élaborer de nouvelles stratégies pour atténuer les effets des taux de chômage astronomiques. Pour régler cette crise sociale, deux avenues s’observent. Certains pays, tels que l’Allemagne et l’Italie, privilégient une centralisation des pouvoirs jumelée à une militarisation rapide afin de relancer l’économie, alors que d’autres, comme les États-Unis, optent plutôt pour une série de politiques interventionnistes visant à réduire la pauvreté. Au Québec, un plan d’action calqué sur le New Deal américain est progressivement mis sur pied à partir de 1931. Les mesures d’aide aux chômeurs prennent d’abord la forme de travaux publics et, ensuite, de secours directs. Cela dit, les gouvernements fédéraux et provinciaux innovent par rapport à leur voisin du sud en ayant recours à la colonisation dirigée pour améliorer le sort de certains nécessiteux. Ceux-ci étaient envoyés, avec le soutien financier de l’État, occuper de nouvelles terres dans le but de leur permettre d’assurer leur subsistance sans dépendre des secours publics. Cette initiative a principalement été employée pour remédier à la crise, mais elle a également servi les intérêts de l’élite cléricale, économique et politique. L’analyse du contexte socio-économique des années 1930 au Québec et des tenants des principaux plans de colonisation permettra de constater que les bourgeois, le clergé ainsi que les membres du gouvernement Taschereau bénéfi1 1 Ensemble de programmes mis en place aux États-Unis de 1933 à 1938 par le président Roosevelt dans le but d’atténuer les conséquences de la crise économique. Julian E., Zelizer, «The Forgotten Legacy of the New Deal: Fiscal Conservatism and the Roosevelt Administration, 1933-1938», Presidential Studies Quarterly, Vol. 30, No. 2 (Jun., 2000), p. 331, [En ligne] http:// www.jstor.org/ stable/27552097. Parution no.1 Le Prométhée P. 47 ciaient, eux aussi, de divers avantages liés à la coloni- raître cette plaie d’une dépression économique sans sation dirigée. précédent6». Les plans de colonisation fédéraux et provinLe chômage, la pauvreté et la mendicité continuent d’augmenter dans les villes, et ce, même après ciaux la mise sur pied de travaux publics ou l’élaboration de programmes de secours directs municipaux. En 1934, la ville de Montréal compte 62 000 chômeurs et 240 000 bénéficiaires de l’assistance publique sur une population totale de 818 577 habitants7. Selon une étude menée à l’époque auprès de familles montréalaises dans le besoin, environ 20% d’entre elles vivent dans l’insalubrité et souffrent de malnutrition8. De plus, plusieurs individus quittent les campagnes durant la crise afin de s’établir en ville dans l’espoir de pouvoir y bénéficier Les conditions sociales et économiques au début des d’une assistance financière ou matérielle à laquelle ils années 1930 n’avaient pas accès en région9. La Grande Dépression commence à se faire senL’accélération de l’urbanisation, observée detir au Canada dès 1930 alors que les familles ont de plus en plus de difficulté à subvenir à leurs besoins. Se- puis les deux dernières décennies en raison de la croislon le ministère fédéral du Travail, il faut entre 800$ et sance industrielle, permit l’augmentation de la popu1000$ par année à une famille pour défrayer les coûts lation ouvrière10 et l’arrivée de nouveaux nécessiteux de nourriture et de logement. Cependant, environ 60% dans cette ville. La situation de cette dernière, déjà prodes salariés gagnent annuellement moins de 1000$ en fondément touchée par la crise, rend la situation inquié19302. Les salaires diminuent également au début de la tante pour les élus municipaux. Le montant de l’aide crise, passant d’une moyenne de 1045$ en 1929, à 957$ publique octroyée à un chômeur, chef de famille, coren 1931 et à 785$ en 19333. Au Québec, la situation respond environ à 670$ par an, ce qui représente près de est semblable. Le taux de chômage commence aussi à la moitié du salaire annuel d’un ouvrier11. Au début des grimper et atteint un sommet en 1933 alors qu’il s’élève années 1930, des dépenses supplémentaires de 5 milà 27%4 et que plus de 400 000 chômeurs dépendent de lions de dollars sont assumées chaque année conjoinl’aide financière du gouvernement pour survivre5. Les tement par le gouvernement provincial et certaines autorités québécoises ne s’empressent toutefois pas de municipalités12. Les villes arrivent donc à un point où réagir à la suite de ce déclin économique. Un article elles ne peuvent plus se permettre de faire vivre tous paru dans le Devoir le 29 avril 1931 affirme par ailleurs ces indigents puisque cela leur coûte trop cher13. La coque « [l]a foule anonyme des gagne-petit ou des gagne- lonisation dirigée est alors envisagée afin de libérer les rien ne peut qu’attendre avec patience le redressement régions urbaines de cette surpopulation de chômeurs. de la situation et demander à Dieu qu’il fasse dispaLa misère sociale était endémique au Québec dans les années 1930 en raison du chômage mais aussi à cause de l’urbanisation rapide de la province. Ces conditions ont poussé les gouvernements à appliquer successivement plusieurs plans d’aide à la colonisation dont les plus notables sont le plan Gordon et le plan Vautrin. Afin de bien saisir dans quelle mesure les élites ont pu tirer profit de ces politiques, il importe d’abord d’en examiner les caractéristiques. 2 Simon Tremblay, La crise économique au Québec et la colonisation de l’Abitibi, Travail de recherche, Département d’histoire et de géographie, Collège de l’Abitibi-Témiscamingue, 1984, p.13. 3 Ibid., p.13 4 Stéphanie Benoit et Jean-Herman Guay (dir.), «Le krach boursier de 1929 et la crise économique, Québec, 1929-1939», Bilan du siècle, [En ligne] http://bilan.usherbrooke.ca/bilan/pages/ collaborations/1083.html, mise à jour le 10 août 2002, page consultée le 9 avril 2013. 5 Normand Paquin, Histoire de l’Abitibi-Témiscamingue, Rouyn, Cahiers du Département d’histoire et de géographie du Collège Nord-Ouest, 1981, p.54. Le plan Gordon (1932-1934) 6 Tremblay, op. cit., p.23. 7 Ibid., p.19. 8 Ibid., p.14. 9 Ibid., p.20. 10 Le pourcentage de population rurale au Québec était de 53,8% en 1911 et de 36,9% en 1931. Roger Barette, Le plan de colonisation Vautrin. Mémoire de maîtrise, Histoire, Université d’Ottawa, 1972, p.32. 11 Ibid., p.29. 12 Paquin, op. cit, p.55. 13 Barette, op. cit., p.32. P. 48 Le Prométhée Parution no.1 Le nouveau souffle donné au mouvement de retour à la terre lors de la crise économique est d’abord une initiative du gouvernement fédéral qui sanctionne la «loi de secours» en 1932 ce qui permet au ministère du Travail de créer le plan Gordon. Bien qu’elle soit mise sur pied par le fédéral, cette initiative implique aussi les instances provinciales et municipales. En fait, les deux paliers de gouvernement ainsi que les municipalités s’engagent à débourser chacun 200$ pour fournir un octroi total de 600$ à 1000 colons qui iront s’établir sur de nouvelles terres avec leur famille afin de défrayer, notamment, les coûts du transport, de l’achat d’équipement agricole et de la construction de la maison14. Les gouvernements promettent aussi de mandater des inspecteurs pour soutenir la colonisation, de vendre cent acres de terres publiques à 3¢ l’unité aux nouveaux colons et de leur offrir du travail avec les chantiers routiers financés par l’État15. Bien qu’il ait été très populaire auprès des chômeurs québécois, le plan Gordon possède néanmoins des lacunes importantes. 573 des 976 chefs de famille choisis proviennent de Montréal et ont, pour la plupart, très peu d’expérience agricole. 50% d’entre eux reviennent en ville après seulement une année lorsque leur octroi est épuisé. Par conséquent, les fonds publics investis sont dépensés à peu près inutilement puisqu’ils ne règlent pas les problèmes de chômage urbain20. À ce sujet, Esdras Minville affirmait que: «le titre de chômeur n’est pas le signe d’une vocation à la colonisation21». D’autres intellectuels critiquent le fait que les célibataires, les individus qui ont encore un emploi ainsi que ceux provenant de municipalités n’étant pas en mesure de débourser les 200$ nécessaires ne pouvaient pas bénéficier du programme. L’efficacité limitée du plan Gordon à entrainer un établissement durable encourage d’ailleurs le gouvernement du Québec à adopter un plan de colonisation provincial plus accessible et Les candidats sont choisis par les comités de mieux adapté à la réalité des colons22. sélection municipaux qui doivent ensuite faire parvenir les dossiers au «Service du Retour à la Terre» du Le plan Vautrin (1934-1937) et les autres plans après gouvernement du Québec qui se charge du choix fi- 1936 nal16. Pour être admissible, l’aspirant-colon doit être Après avoir consulté les élites cléricales lors chômeur et bénéficier de secours directs. Il doit aussi d’un congrès sur la colonisation, le ministre québécois être un chef de famille, être en bonne condition phy- Irénée Vautrin annonce, en octobre 1934, l’adoption sique, être débrouillard, avoir une épouse travaillante, prochaine d’une loi allouant 10$ millions, sur trois ans, disposer de biens nécessaires à la vie hivernale en fo- servant à l’établissement de nouveaux colons sur les rêt et ne jamais avoir eu de liens avec une organisation fronts pionniers. Le ministère de la Colonisation, de la communiste17. Le futur colon doit également s’engager Chasse et des Pêcheries du Québec prépare une série à «s’efforcer en toute chose de modifier sa mentalité de de lois qui sont sanctionnées en 1935 et qui forment le citadin18» et à économiser autant que possible le mon- plan Vautrin23. Ces dispositions sont d’ailleurs moins tant de départ en travaillant avec ardeur pour assurer sélectives que celles du plan Gordon et favorisent la sa subsistance. Le programme connait un vif succès au réussite des nouveaux colons. Les hommes non mariés Québec, car environ 10 000 demandes sont formulées sont désormais éligibles, les aspirants-colons ne sont entre 1932 et 1935. Or, seulement 976 familles sont sé- pas tenus d’être des chômeurs issus de milieux urbains lectionnées et, de ce nombre, 903 s’établissent en Abiti- et les sociétés de colonisation, mandatées par l’État et bi-Témiscamingue puisqu’il s’agit d’une région encore administrées par le clergé, apportent un soutien consipeu peuplée dans laquelle on encourage la création de dérable au sein des colonies24. De plus, les individus nouvelles paroisses19. ment PDF] http://www.parcoursat.com/fichiers/sae/ 14 Les colons reçoivent 500$ au cours de la première année et un 100$ supplémentaire la deuxième année. Municipalité de Lejeune, «Service du retour à la terre: Plan Gordon», La belle histoire de Lejeune, 2007, p.51. 15 Ibid., p.53. 16 Ibid. 17 Ibid., p.52. 18 Ibid., p.53. 19 Valorisation Abitibi‐Témiscamingue, «Situation d’apprentissage et d’évaluation: Les vagues de colonisation». [Docu- SAE_3.8.1.pdf, 2008, p.7. 20 Barette, op cit., p.28. 21 Auteur inconnu, «La colonisation du Québec», La renaissance catholique, [En ligne] http://www.crc-canada.net/983-la-colonisation-du-quebec.html, publié en 1996, page consultée le 9 avril 2013. 22 Paquin, op cit, p.59. 23 Barette, op cit., p.99. 24 Marc Riopel, «Crise économique et colonisation dirigée Parution no.1 Le Prométhée n’ayant pas d’expérience agricole sont placés dans des colonies dites «groupées» pour permettre l’entraide communautaire tandis que ceux qui ont de l’expérience, notamment les fils de cultivateurs, sont dirigés vers des établissements «non groupés25». Le gouvernement québécois est le seul à assumer le coût des octrois de départ, qui s’élèvent maintenant à 400$. Cependant, les investissements plus substantiels26 dans l’organisation générale de retour à la terre, notamment par la présence des sociétés de colonisation et par les modes de regroupement, diminuent les fonds individuels nécessaires pour un nouveau colon. Le fait que le gouvernement provincial fournisse seul le montant nécessaire met aussi fin à l’injustice subie par certains candidats qui ne pouvaient pas être sélectionnés puisque leur municipalité ne disposait pas des moyens financiers pour participer au plan Gordon27. Le plan Vautrin demeure très coûteux et le Québec y investit environ huit millions par année en 1935-1936 et en 1936-193728. En fait, «les écoles, les routes, les travaux de voirie, les octrois et les primes29» nécessaires sont entièrement financés par l’État. 7419 colons et 29 411 personnes au total ont bénéficié de ce programme de colonisation dirigée. Ces derniers se sont majoritairement installés en Abitibi-Témiscamingue, mais 8 000 individus ont plutôt opté pour l’Est-du-Québec30. Toutefois, environ 25,5%31 des colons établis en groupes sous le plan Vautrin n’ont pas persévéré et ont quitté leur terre. En ce sens, deux nouveaux plans sont proposés en 1936 dans le but de consolider les avancées pionnières réalisées dans la dernière décennie et d’éviter un dépeuplement progressif des nouvelles paroisses. Le plan fédéral-provincial Rogers-Augers reprend les points principaux du plan Gordon. Pour sa part, le plan provincial d’établissement s’inscrit dans la continuité au Témiscamingue, 1930-1950», Encyclobec, [En ligne] http:// www.encyclobec.ca/main.php?docid=514, publié le 25 novembre 2003, page consultée le 21 mars 2013. 25 Barette, op. cit., p.107. 26 Ces montants ne font pas partie du 10 000 000$ voté initialement, il s’agit de fonds supplémentaires. Ibid., p.106. 27 Ibid., p.107. 28 Ibid., p.137. 29 Ibid., p.111. 30 Oleg Stanek, «Crise et colonisation dans l’Est-du-Québec». Recherches sociographiques, vol. 29, n° 2-3, 1988, p.213. 31 Tremblay, op. cit., p.45. P. 49 du plan Vautrin, mais il est de moindre ampleur que ce dernier. Ces programmes innovent toutefois en choisissant les futurs colons au sein de la population vivant déjà dans la région où la nouvelle colonie sera mise en place. Les candidats ne proviennent pas des grands centres urbains afin d’éviter que l’inexpérience ne les force à abandonner leur nouvelle vocation32. Vers la fin des années 1930, la colonisation sert encore à endiguer le chômage. Aussi devient-elle peu à peu axée sur la prise de possession du territoire, particulièrement dans le nord-ouest du Québec. Les intérêts de l’élite L’adoption de mesures visant à encourager la colonisation a permis à plusieurs familles de fuir la misère qui sévissait en ville à cause de la crise économique. L’intervention de l’État dans ce domaine a aussi apporté de nombreux avantages à divers groupes de l’élite. Les bourgeois et les industriels ont profité de la création d’une conjoncture plus propice à la production, le clergé a mis de l’avant son idéologie agriculturiste et le gouvernement de Louis Alexandre Taschereau s’en est servie pour satisfaire une partie de l’électorat. Les intérêts socio-économiques des bourgeois Lors de la Grande Dépression, plusieurs individus estiment que les troubles vécus illustrent l’échec du capitalisme en tant que modèle économique et proposent des alternatives33. L’élite économique québécoise appuie la colonisation puisqu’elle croit que cette initiative permettra de réduire l’agitation populaire et de soutenir le capitalisme. Un article paru dans Le Devoir le 18 avril 1933 montre, qu’à l’époque, le communisme est considéré comme une «idée subversive» dont il faut se méfier et que la ville est un «milieu favorable à [son] incubation34». Pour les bourgeois, le fait d’envoyer un certain nombre de chômeurs urbains dans les colonies protège ces derniers de l’influence de ces idées et constitue un excellent moyen de freiner la propagation d’idéologies anticapitalistes. Ceci dit, même si plusieurs avaient confiance en cette stratégie, il s’avère difficile d’évaluer la réelle efficacité de la colonisation à enrayer l’expansion du communisme et à améliorer le climat social. Si les avantages de ces programmes restent 32 33 34 Stanek, op. cit., p.214. Tremblay, op. cit., p.50. Ibid., p.48. P. 50 Le Prométhée minimes pour les industriels urbains, les compagnies minières et forestières de l’Abitibi-Témiscamingue bénéficient énormément de l’arrivée des colons dans la région. Au début de la crise, l’immigration dans le nord-ouest du Québec diminue alors que l’émigration augmente, ce qui pose des problèmes de main d’œuvre pour certaines industries locales. La colonisation règle partiellement ces ennuis puisque des milliers d’individus profitent des plans Gordon et Vautrin pour s’y établir35. Les compagnies forestières, encore peu touchées par la crise, peuvent désormais compter sur le travail des colons dans la mesure où la plupart d’entre eux coupent du bois sur leur terre ou s’engagent dans les chantiers afin de gagner un salaire d’appoint durant la saison froide. Les mines de cuivre et d’or poursuivent aussi leurs activités sans grande entrave et l’augmentation de la population dans la région leur fourni des travailleurs36. Par ailleurs, les secteurs miniers et forestiers sont considérés comme ceux d’où la relance émergera. Il est donc primordial pour les hommes d’affaires que la main d’œuvre nécessaire à la reprise économique demeure près de ces industries37. En définitive, la colonisation financée par l’État fournit une réserve de main d’œuvre considérable aux compagnies de l’Abitibi-Témiscamingue, et ce, sans qu’elles n’aient eu à investir pour le déplacement de ces ouvriers. Les intérêts du clergé et des partisans de l’agriculturisme Dans les années 1930, le clergé québécois estime que l’urbanisation rapide ainsi que le développement industriel excessif sont à l’origine des difficultés économiques et que la colonisation constitue la seule solution à cette crise38. L’idéologie agriculturiste connait alors un vif regain de popularité chez l’élite cléricale et se diffuse chez les catholiques. Un certain nombre de religieux croient que les villes sont des «mangeuses d’âmes» et que «c’est [de] travailler à la moralité du peuple que de l’éloigner des grands centres où il s’étiole, pour le fixer sur des terres où il conserve Parution no.1 les traditions de sa race39». Certains invitaient même à la vie rurale en disant: «Venez sous ce dôme rustique, vous que les affaires font blanchir et que les soucis de la fortune rongent vivant40». En plus d’être une excellente façon de préserver les mœurs, la colonisation était aussi une «œuvre nationale et patriotique41» puisque «la Providence a assigné aux Canadiens français la mission de conquérir le Nord qu’elle leur a réservé pour qu’ils y survivent et s’y renforcent». En revanche, le clergé ne s’oppose pas unilatéralement à l’industrialisation, mais il considère que le travail de la terre est garant d’un équilibre économique et que la migration de plusieurs individus vers les campagnes est bénéfique pour l’ordre social42. L’État et l’Église collaborent étroitement à la mise en place du plan Vautrin. À vrai dire, la colonisation était déjà en partie gérée par l’Église avant la crise économique, mais cette dernière occupe aussi un rôle de premier plan lorsque le gouvernement en finance les activités à partir de 1934. Pour une rare fois, le clergé accepte de s’impliquer dans un projet dirigé par l’État et ne réclame pas une entière autonomie puisqu’il constate que la gravité de la situation sociale nécessite un esprit de collaboration43. L’Église est tout de même satisfaite de se voir accorder d’importantes responsabilités. Les dix-neuf sociétés de colonisation, dont quinze sont fondées durant la crise, se chargent de la sélection des colons, assurent leur encadrement spirituel et accomplissent une foule de tâches administratives44. Ces sociétés dirigent 929 comités paroissiaux qui impliquent 6 000 personnes au total45. Ainsi, même si le gouvernement décide de quelle façon le budget de la colonisation est réparti, le clergé a une influence importante sur le terrain, ce qui lui permet de mieux faire valoir ses idées agriculturistes. Le tout lui donne l’occasion de poursuivre le mouvement pionnier amorcé en 1840 et qui s’était essoufflé depuis quelques décennies. Les intérêts du gouvernement Taschereau 35 Simon Tremblay, «La colonisation agricole et le développement du capitalisme en Abitibi de 1912 à 1950», Anthropologie et Sociétés, vol. 6, n° 1, 1982, p.238. 36 Certains colons ayant abandonné leur terre ne retournent pas d’où ils viennent et vont s’établir dans les villes minières en développement. Ibid. 37 Ibid. 38 Valorisation Abitibi‐Témiscamingue, op.cit, p.8. 39 Christian Morissonneau, La terre promise: le mythe du Nord québécois, Montréal, Hurtubise HMH, 1978, p.185. 40 Valorisation Abitibi‐Témiscamingue, op. cit, p.8. 41 Morissonneau, op. cit., p.30. 42 Auteur inconnu, «La colonisation du Québec», loc. cit. 43 Barette, op cit., p.187. 44 Ibid., p.113. 45 Auteur inconnu, «La colonisation du Québec», loc. cit. Parution no.1 Le Prométhée Dès 1934, les montants alloués au versement de secours directs pèsent de plus en plus lourd dans les finances du gouvernement provincial, ce qui le force à élaborer une nouvelle mesure d’aide aux chômeurs qui soit efficace, mais également rentable46. Le plan Vautrin voit le jour dans le but de remplacer le plan Gordon tout en corrigeant les lacunes de ce dernier, mais cache aussi des fins stratégiques. En effet, le clergé réitère depuis 1932 la nécessité d’un plan de colonisation mieux conçu et plus audacieux que le programme fédéral-provincial. Esdras Minville47, un de principaux défenseurs de cette position, conçoit lui-même une proposition qu’il expose lors de la Semaine sociale de 1933 qui avait pour thème principal48 la colonisation. L’année suivante, le ministre Irénée Vautrin organise un congrès sur la colonisation qui se tient les 17 et 18 octobre 1934 au terme duquel il annonce un plan d’action très similaire à celui de Minville49. Cette initiative est perçue comme une campagne de propagande préélectorale de la part des libéraux ayant pour objectif premier de s’assurer le vote des élites cléricales et des fervents catholiques lors des prochaines élections50. En effet, le gouvernement Taschereau sait qu’un scrutin est prévu en 1935. Or, il sait aussi que les Québécois ne sont pas tous satisfaits de son intervention pour remédier à la crise et que l’Action libérale nationale, le nouveau parti de Paul Gouin, accorde une place importante à la colonisation dans son programme politique51. L’adoption de plusieurs lois permettant l’établissement de colons est alors considérée comme une stratégie du parti libéral afin de devancer ses adversaires dans ce domaine et de s’assurer d’être réélu. Il est complexe de déterminer à quel point le tout a eu une réelle influence sur le vote, mais il n’en demeure pas moins que les libéraux sont sortis vainqueurs de l’élection du 25 novembre 193552. 46 Barette, op cit., p.187. 47 Esdras Minville est un économiste de l’École des hautes études commerciales. Il fait partie du comité de rédaction de l’Action Nationale et entretient des liens avec les membres de l’élite intellectuelle conservatrice. Pierre Harvey, «Esdras Minville», L’Encyclopédie canadienne, [En ligne] http://www.thecanadianencyclopedia.com/articles/fr/esdras-minville, mise à jour en 2012, page consultée le 14 avril 2013. 48 Barette, op. cit., p.37. 49 Ibid. 50 Auteur inconnu, «La colonisation du Québec», loc. cit. 51 Barette, op. cit., p.48. 52 Jean-Herman (dir.) Guay, «Réélection des libéraux de P. 51 Conclusion En définitive, la colonisation était un projet ayant pour but de venir en aide aux chômeurs, mais elle a été élaborée parce que les secours publics devenaient trop coûteux et que la présence d’un grand nombre de nécessiteux dans les régions urbaines menaçait l’ordre social. Bien qu’ils ne partageaient pas les mêmes idéologies et n’en retiraient pas les mêmes avantages, certains membres de l’élite économique, cléricale et politique du Québec ont bénéficié chacun à leur façon des programmes de colonisation financés par les gouvernements fédéraux et provinciaux dès 1932. Malgré les intentions louables de l’État, les divers plans de colonisation ont eu du mal à réduire la pauvreté lors de la crise. Environ 25% des colons installés grâce aux plans Gordon, Vautrin et Rogers-Augers ont abandonné au cours de la première année et un grand nombre de ceux qui ont persévéré ne sont pas parvenus à gagner convenablement leur vie sur la terre, et ce, même après plusieurs années53. À vrai dire, la reprise économique est avant tout permise par la Seconde Guerre mondiale qui éclate en septembre 1939. Le Canada s’implique activement dans ce conflit et mobilise une importante part de son industrie pour la guerre, si bien que 70% de la production canadienne est exportée entre 1939 et 1945. Le tout marque le début d’un déclin de la popularité de la colonisation puisque l’essor alors connu par les usines permet la création d’emplois, et donc, une diminution significative du taux de chômage ainsi que des problèmes sociaux qui en découlent54. Louis-Alexandre Taschereau à l’Assemblée législative du Québec», Bilan du siècle, [En ligne] http://bilan.usherbrooke.ca/bilan/ pages/ evenements/532.html, page consultée le 20 avril 2013. 53 Riopel, op.cit. 54 Tremblay, loc cit., p.244. P. 52 Le Prométhée Parution no.1 Bibliographie Auteur inconnu. «La colonisation du Québec», La renaissance catholique, [En ligne] http://www.crc-canada.net/983-la-colonisation-du-quebec.html, publié en 1996, page consultée le 9 avril 2013. VALORISATION ABITIBI-TÉMISCAMINGUE. «Situation d’apprentissage et d’évaluation: Les vagues de colonisation». [Document PDF] http://www.parcoursat.com / fichiers/sae/SAE_3.8.1.pdf, 2008, 15 p. BARETTE, Roger. Le plan de colonisation Vautrin. Mémoire de maîtrise, Histoire, Université d’Ottawa, 1972, 192 p. 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La crise économique au Québec et la colonisation de l’Abitibi, Travail de recherche, Département d’histoire et de géographie, Collège de l’Abitibi-Témiscamingue, 1984, 273 p. Parution no.1 Le Prométhée HITLER ET L’OEUVRE WAGNÉRIENNE Par Samuel Beauchemin Introduction Hitler et le parti nazi ont été influencés par divers courants culturels et intellectuels. Nous pouvons citer notamment Nietzsche, Bruckner, etc. Mais, un homme a influencé fortement Hitler tant culturellement qu’intellectuellement, il s’agit de Richard Wagner. L’intérêt d’Adolf envers Wagner est une quasi-obsession. Il est un admirateur invétéré bien avant son ascension politique. Il fréquente, dès les années 20, les cercles wagnériens. Plusieurs historiens avancent même que Wagner est à la base de l’idéologie nazie, tandis que d’autres minimisent l’ascendance du compositeur, ce dernier étant mort bien avant même la naissance d’Hitler. Le but de cette recherche n’est pas de spéculer, comme l’affirment certains, que Wagner est la cause d’Hitler. Ou encore, de critiquer l’œuvre du compositeur. Ce travail consiste plutôt à définir comment et pourquoi Adolf Hitler a utilisé l’œuvre et l’idéologie wagnérienne. Il est certain que pour accomplir cette tâche, il faudra soulever plusieurs détails qui sont sujets à la polémique, comme l’antisémitisme de Richard Wagner. Mais, nous tenterons de garder un œil objectif et de rester dans le sillage de l’influence. Pour ce faire, la première partie est une courte biographie de Wagner. Celle-ci sert à situer les lieux, l’entourage qui influence Wagner et les personnes qui feront perdurer son œuvre et sa pensée. La deuxième partie dévoile l’idéologie wagnérienne, présentée encore une fois d’un point de vue critique et non accusatoire. La dernière partie intitulée, Hitler héros wagnérien, tente de répondre aux questions posées plus tôt. C’est-à-dire, à quel point l’œuvre de Richard Wagner à put influencer Hitler et le Nazisme. P. 53 cide par la suite d’entrer à l’université de Leipzig pour y étudier la musique, nous sommes en 1831. Il compose ensuite plusieurs opéras dont Die Feen en 1833 et Das Liebesverbot en 1836. Le jeune compositeur se marie cette même année avec l’actrice Minna Planer. Après avoir voyagé entre Riga, Paris et Londres, Wagner s’installe à Dresde où il obtient un grand succès avec son œuvre intitulée Rienzi der Letzte der Tribunen. En 1849, il est forcé de partir pour Zurich. En effet, son positionnement contre le roi Frédéric-Auguste II de Saxe durant la révolte antimonarchique le menace d’arrestation. À Zurich, Richard Wagner écrit beaucoup. C’est à cette époque qu’il publie le fameux Das Judenthum in Der Musik que nous aborderons plus loin. En 1864, Ludwig II de Bavière devient son mécène. Ce dernier l’aidera jusqu’à sa mort malgré le fait que Wagner soit forcé de quitter le pays. La population se plaignait des importantes sommes que le souverain dépensait pour le compositeur. Celui-ci part s’installer à Bayreuth bientôt rejoint par Cosima, qu’il marie en 1870. Richard Wagner est séparé depuis quelques années de Minna quand il commence à fréquenter Cosima Von Bülow. Son père est l’illustre compositeur Franz Liszt, proche ami de Wagner. C’est elle, aidée de ses enfants, qui s’occupera de faire perdurer l’œuvre de son mari après sa mort. À Bayreuth, Wagner fait construire la villa Wahnfried. Il installe aussi le Palais des festivals, dans lequel il présente sa Tétralogie (Der ring das Nibelungen) ainsi que Parsifal son dernier opéra. Il meurt en voyage à Venise d’une crise cardiaque durant l’hiver 1883. Richard Wagner et son idéologie Il est important d’aborder la question du pangermanisme. Cette vision nationaliste est la base des idées intellectuelles et politiques concernant le nationalisme allemand. Le pangermanisme surgi au début du 19e siècle à peu près en même temps que les autres mouvements nationalistes (France, Italie, etc.). L’Allemagne était à l’époque sans cohésion politique ou linguistique. Mais surtout, elle était à la merci de Napoléon. Une John Ruciman, Richard Wagner : a Short Biography, Eb- volonté de regrouper tous les peuples germanophones Courte biographie de la vie de Richard Wagner1 Wilhelm Richard Wagner voit le jour à Leipzig en 1813. Il est le neuvième enfant de Carl Friedrich Wagner et Joahnn Rosine Paetz. Son enfance est marquée par la mort de son père qui survient lorsqu’il n’a que 6 ans. Son intérêt pour la musique vient en grandissant sous l’influence d’un oncle. Ce dernier est un intellectuel qui joue le rôle du père de substitution. Wagner dé1 ook, Andrews UK Ltd., 2010. P. 54 Le Prométhée émerge. L’ethnie devient alors plus importante que la nation. Adolf Hitler a un plan pour accomplir cette unification, l’Anschluss. C’est dans le même ordre qu’il annexe l’Autriche et une partie de la Tchécoslovaquie. Richard Wagner baigne dans ce nationalisme. Il porte un rêve, celui de la renaissance culturelle germanique. Les héros de ses opéras, Parsifal et Siegfried sont la personnification même de la virilité germanique.2 Le compositeur fait plusieurs publications à l’intérieur desquelles, il critique la société germanique. Dans une publication intitulée Erkenne Dich Selbst, il affirme que les Allemands doivent avoir conscience d’euxmêmes et de leur spécificité. La Nation doit se dissocier de ce qui est extérieur, notamment de tout ce qui est juif. Les opéras de Wagner servent donc à éveiller cette conscience germanique.3 Si les héros wagnériens représentent l’archétype mâle germanique, les personnages secondaires représentent quant à eux les indésirables dans la société.4 Il ne prend donc jamais de ténor, pour jouer leur rôle. De plus, il leur donne une allure efféminée et faible.5 Parution no.1 sont pas encore assez stables pour les assimiler.8 Il est intéressant de dire que malgré ce discours très antisémite, Wagner partageait amitié et travail avec plusieurs juifs : Carl Tausig, Anton Rubinstein, Angelo Neumann et Hermann Levi. Son souhait d’une révolution germanique à travers (son) l’art semble l’avoir aveuglé par moments. Ce nationalisme et cet antisémitisme créent tout de même un malaise aujourd’hui encore, sachant qu’il est toujours interdit en Israël d’interpréter l’œuvre de Wagner. Hitler, héros wagnérien C’est ici que Bayreuth et la villa Wahnfried viennent jouer un rôle déterminant dans la transmission des idées wagnériennes au jeune Adolf Hitler. Après la mort de Wagner en 1883, Cosima et son entourage,9 crée le « cercle de Bayreuth ». Ils s’occupent du festival wagnérien de Bayreuth. Ils reçoivent aussi des intellectuels, dont la majorité est antisémite et nationaliste. C’est dans cet univers qu’Adolf Hitler, jeune admirateur de l’œuvre wagnérienne, se rend à Wahnfried le premier octobre 1923.10 Les rapprochements se font rapidement. Chamberlain, époux d’Eva Wagner, est le « guru » de ce cercle intellectuel. Il prédit qu’Hitler sera le Parsifal du peuple germanique.11 Hitler devient très proche de la famille Wagner. Cette dernière aurait même songé à préparer un grand concert pour le 9 novembre 1923, voulant ainsi célébrer le putsch du futur dictateur.12 Mais avec l’échec du putsch, elle aurait renoncé. À la mort de Cosima en 1933, Hitler finance les concerts de Bayreuth jusqu’à la guerre et s’immisce même dans l’œuvre pour tenter de le moderniser. Richard Wagner est ouvertement antisémite et fait plusieurs publications de ce genre.6 L’antisémitisme de Wagner aurait commencé lorsqu’il était à Paris entre 1839 et 1842 ou peu après. En effet, Wagner n’a pas eu le succès escompté et accuse la presse française d’être donc pro-juive. Peu importe la raison de son antisémitisme, le fait est que Wagner attaque publiquement les Juifs. Dans son pamphlet Das Judenthum in Der Musik le compositeur critique les musiciens juifs comme Meyerbeer et Mendelssohn et les accuse du déclin de la culture germanique. Il va même jusqu’à suggérer Les liens entre Hitler et la famille Wagner sont leur expulsion.7 Dans une discussion retranscrite par un fait, regardons maintenant l’utilisation et l’approCosima en 1878, Wagner affirme ne rien avoir contre priation de l’œuvre. Hitler dit lui-même que Wagner est les Juifs, mais le problème reste que les Germains ne son seul et unique prédécesseur.13 Il le voit comme « a supreme prophetic figure. » Hitler utilise le composi2 Tim Pursell, «Queer Eyes and Wagnerian Guys: Homo eroticism in the Art of the Third Reich», Journal of the History of Sexuality, Vol. XVII n°1 (Janvier 2008) p. 122. 3 Tim Pursell, «Queer Eyes and Wagnerian Guys: Homo eroticism in the Art of the Third Reich», Journal of the History of Sexuality, Vol. XVII n°1 (Janvier 2008) p. 123. 4 Ibid. 5 Ibid. 6 Hans R. Vaget, «Wagner’s Hitler : The prophet and is disciple», Journal Of The American Musicological Society, Vol. LIV, n°3 (2001) p. 672. 7 Ibid. 8 Ibid., p. 674. 9 Notamment ses enfants : Isolde, Eva qui épouse Houston Stewart Chamberlain, Siegfried qui épouse Winifried Williams, sont les plus influents. 10 Hans R. Vaget, «Wagner’s Hitler : The prophet and is disciple», Journal Of The American Musicological Society, Vol. LIV, n°3 (2001) p. 662. 11 Ibid., p. 668. 12 Hans R. Vaget, «Winifred Wagner or Hitlers Bayreuth», German Quaterly, Vol. LXXVI, n°2 (Spring 2003) p. 273. 13 R. L. Jacobs, «Wagner’s influence on Hitler», Music and letter, Vol. XXII, n°1 (January) p. 81. Parution no.1 Le Prométhée teur pour ses discours et ses écrits. Dans Mein Kampf, il attribue en partie la défaite de l’Allemagne à son alliance avec les Habsbourg.14 Il qualifie cette famille de racialement dégénérée dû à la présence d’ethnies nombreuses en son sein.15 Hitler fait un parallèle entre la Tétralogie16 et la défaite de l’Allemagne. Celle-ci est comparée à Wotan qui s’est allié avec le Nibelungen qui mène le dieu à sa défaite : « It was the fantastic idea of a Nibelungen alliance with the decomposed body of the Habsbourg state that brought about Germany ruin. »17 Dans l’œuvre wagnérienne, les Nibelungen sont des nains qui vivent sous les montagnes accumulant d’innombrables richesses. Nous pouvons lire plus loin, «Wotan destroyed himself by stealing and bartering the ill-gotten Nibelung hoard [...] »18. Hitler veut impressionner le peuple allemand ébranlé par le traité de Versailles et la crise économique. Devant une nation défaite, en dépression et en crise, Hitler crée un grand spectacle dans lequel la musique, la magie et la mythologie leur présentent une image glorieuse et guerrière de l’Allemagne. Les autres, les étrangers, sont les Nibelung. En 1918, les Juifs ont poignardé l’armée dans le dos tout comme Siegfried dans l’opéra. C’est dans ce « miroir »19 que le Führer demande au peuple allemand de se contempler. Hitler et ensuite tout le parti nazi s’approprient une œuvre wagnérienne poussée dans ses excès. Que ce soit pour l’antisémitisme, le pangermanisme et le néo-romantisme. L’idéal de l’homme allemand devient « healty and strong, ready for work or combat. »20 Les hommes doivent être à l’image de Parsifal et de Siegfried. Ils doivent être prêts à se sacrifier pour la patrie. Mais, il n’en va pas de même pour les races jugées inférieures : les non-Germaniques, les socialistes et les 14 La famille royale autrichienne 15 En effet, l’Autriche est composée notamment de slaves, de juifs, de serbes, de hongrois, de tchèques et de croates. R. L. Jacobs, «Wagner’s influence on Hitler», Music and letter, Vol. XXII, n°1 (January) p. 82. 16 Autre nom donné à l’opéra de Siegfried 17 Hans R. Vaget, «Wagner’s Hitler : The prophet and is disciple», Journal Of The American Musicological Society, Vol. LIV, n°3 (2001) p. 672. 18 Ibid. 19 R. L. Jacobs, «Wagner’s influence on Hitler», Music and letter, Vol. XXII, n°1 (January) p. 82. 20 Tim Pursell, «Queer Eyes and Wagnerian Guys: Homo eroticism in the Art of the Third Reich», Journal of the History of Sexuality, Vol. XVII n°1 (Janvier 2008) p. 127. P. 55 homosexuels.21 L’accent mis sur l’héroïsme dans la culture nazie a une place prédominante. C’est cet héroïsme qui rend la race germanique supérieure et qui permet sa sauvegarde. L’œuvre de Richard Wagner est présentée comme une référence mythologique à la race. Conclusion Accuser Wagner d’être responsable des crimes et atrocités causés par le troisième Reich serait simpliste, voire même exagéré. Wagner est mort six ans avant la naissance d’Adolf Hitler. Il existe tout de même un malaise autour du compositeur. Mais, la question principale reste l’utilisation de l’œuvre wagnérienne. Nous avons dû définir dans un premier temps l’origine et les endroits qui ont formé Wagner. Ensuite, nous avons eu une vue sur l’idéologie wagnérienne. Nous avons ensuite analysé les éléments wagnériens marquants dans l’idéologie nazie. Il est clair que l’œuvre et par la suite la famille de Richard Wagner ont influencé Hitler et le programme nazi. Mais, le dictateur a réinterprété l’œuvre pour pouvoir l’utiliser à sa manière. Il s’en est ensuite servi comme moyen de propagande pour promouvoir le nationalisme et le nazisme selon sa propre vision. Il serait possible, bien sûr, d’approfondir cette recherche. Il serait alors intéressant d’incorporer d’autres influences nazies, tels Nietzsche ou Bruckner. Bibliographie Adorno, T. W. «Wagner, Nietzsche and Hitler». The Kenyon Review, Vol. IX, n°1 (1947) : 155-162. Jacobs, R. L. «Wagner’s influence on Hitler». Music and letter, Vol. XXII, n°1 (January 1941) : 81-83. 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L’affiche fait partie des dix archives visuelles les plus demandées aux Archives nationales des États-Unis1. Plusieurs décennies après sa parution, Rosie the Riveter est vue comme une icône nationale américaine de l’affirmation féministe. Replaçons-la rapidement dans son contexte. L’affiche est une création d’Howard Miller, bien que plusieurs en aient accordé le crédit à Normand Rockwell2. Miller a produit cette affiche en 1942 pour la Westinghouse Electric Corporation3. Elle fait partie d’une série d’affiches qu’il a produites pour la compagnie durant la Deuxième Guerre mondiale. Les dimensions originales du poster sont de 22 pouces sur 17 pouces. On y voit Rosie, une employée de la Westinghouse, en uniforme de travail. On reconnaît même, sur le col de sa chemise, le badge de la compagnie dont les employés sont obligés de porter pour s’identifier. D’une main, elle remonte la manche de sa chemise tout en montrant son biceps. Elle donne l’impression d’être prête à se mettre au travail. Son bandeau rouge à pois blancs, ses cils d’une longueur interminable et son vernis à ongles lui confèrent beaucoup de féminité. Dans le haut de l’affiche se trouve le percutant slogan «We Can Do It!» (Voir figure 1). Le poster original est éclatant de couleurs qui attirent franchement le regard. Parution no.1 un appel aux femmes à venir travailler dans les usines durant la guerre et comme une affirmation de la capacité des femmes à faire le travail aussi bien que les hommes. Il est possible, toutefois, de prêter de fausses intentions à la représentation de Rosie the Riveter faite en 1942. Plusieurs fausses interprétations de cette affiche encouragent l’idée que les femmes blanches, mariées, de classes moyennes sont massivement entrées sur le marché du travail durant la Deuxième Guerre mondiale. Mais a t’elle eut un véritable impact? Est-ce que les affiches de propagande sur le travail féminin ont vraiment attiré plus de femmes sur le marché du travail? L’affiche «We Can Do It!» sera utilisée comme objet d’étude pour tenter de voir si les affiches de propagande sur le travail féminin ont vraiment attiré plus de femmes sur le marché du travail. Dans une brève étude de cet artéfact, nous tenterons de faire la lumière sur l’arrivée soi-disant massive des femmes sur le marché du travail durant la Deuxième Guerre mondiale et sur les raisons qui ont mené les femmes à travailler. Nous étudierons par le fait même les moyens de propagande utilisés par le gouvernement et les compagnies ainsi que leur efficacité. L’interprétation que nous faisons aujourd’hui du slogan «We Can Do It!» et sur Rosie the Riveter est biaisée par notre époque. Il est souvent perçu comme 1 Ellen Fried, «From Pearl Harbor to Elvis: Images That Endure», Prologue Magazine, Vol.36, no. 4, Hiver 2004, p. 40. 2 Normand Rockwell a realisé une affiche semblable à celle de Miller en 1943. Voir le Saturday Evening Post du 29 mai 1943. CURTIS LICENSING The Saturday Evening Post, Normand Rockwell 1940-1949, http://curtispublishing.com/artists/ Rockwell_1940.shtml, (page consultée le 12 octobre 2013). 3 NATIONAL MUSEUM OF AMERICAN HISTORY, Collections: objets: «We Can Do It! », http://americanhistory.si. edu/collections/search/object/nmah_538122, (page consultée le 12 octobre 2013). Figure 1. J.Howard Miller, «We Can Do It» [1943]. Affiche produite pour Westinghouse Electric Corporation. National Museum of American History, Smithsonian Institution Parution no.1 Le Prométhée P. 57 Les femmes au travail avant la Deuxième Guerre Le travail féminin durant la Deuxième Guerre mondiale mondiale L’idée que les femmes ont commencé à entrer sur le marché du travail durant la Deuxième Guerre mondiale est très répandue. Il ne faut toutefois pas accorder trop de crédit à l’entreprise de guerre en ce qui concerne ce phénomène. Il est vrai qu’elles ont pu trouver des emplois dans des domaines traditionnellement masculins, laissés vacants par les soldats partis au front. Cependant, beaucoup de femmes travaillaient déjà dans la période antebellum. Celles qui étaient déjà sur le marché du travail avant la grande dépression perdirent majoritairement leur emploi, tout comme les hommes. Les emplois qu’elles occupaient se trouvaient en grande partie dans les institutions religieuses ou dans le secteur des services4. Ce sont toutefois des secteurs qui ont rapidement repris de la vigueur. À cela s’ajoute l’expansion de la bureaucratie gouvernementale dans laquelle un bon nombre de femmes œuvreront5. Le nombre de travailleuses augmenta de 28% durant la décennie précédant l’entrée en guerre des États-Unis6. Lois Sharf explique cette augmentation par l’omniprésence de la société de consommation et le désir de consommer davantage, ce qui nécessite un salaire supplémentaire7. Les femmes qui travaillent avant la Deuxième Guerre mondiale, soit entre 1929 et 1940 environ, ne seront pas bien perçues par l’opinion publique. Elles sont généralement des femmes blanches mariées. Elles étaient vues comme «selfish and destructive for their families»8. La publicité pour le travail en temps de guerre s’efforcera de montrer le travail féminin sous un tout autre jour. Le constat est donc le suivant : les femmes étaient attirées par le monde du travail, même avant que la guerre offre des opportunités de travail en grande quantité. Les emplois que les femmes détenaient avant la guerre étaient ceux dont les hommes ne voulaient pas, souvent parce que la rémunération était très mauvaise. Lorsque les États-Unis entrent en guerre, non seulement les hommes sont appelés au front pour défendre leur patrie, mais il y a, au même moment, une forte demande pour la production industrielle et militaire. L’absence des hommes pour pallier à cette demande de production toujours croissante donne l’opportunité aux femmes d’accéder à des emplois mieux rémunérés et plus stimulants9. Il est donc plus attrayant pour un plus grand nombre d’entre elles d’aller travailler à l’usine. Au départ, les entreprises sont ambivalentes quant à l’embauche de femmes mariées avec des enfants. Les femmes plus âgées ou sans enfant sont privilégiées. En 1944, 64% des femmes embauchées ont entre 45 et 64 ans10. Le rôle de mère chez la femme est très important et les dirigeants d’entreprises trouvent ambigüe de se lancer dans cette voie, au commencement du moins. Toutefois, il est finalement devenu impossible de se passer d’une partie de la main-d’œuvre disponible, bien qu’il s’agisse de femmes mariées ou avec des enfants. Leur taux d’absentéisme était toutefois assez important car les dispositions pour les aider à concilier le travail et la famille étaient insuffisantes. En 1943, elles commencèrent à être plus nombreuses sur le marché du travail. Le gouvernement demanda donc aux entreprises et aux communautés d’augmenter les heures d’ouvertures des magasins, d’avoir des services de mets cuisinés et des services de garde pour les enfants11. Elles ne représenteront toutefois pas plus de 12,1% du personnel féminin en 194412. Peu importe leur statut matrimonial, il est possible de constater que les femmes sont plus nombreuses à travailler et qu’elles 4 Bilge Yesil, «Who Said this is a Man’s War?’: propagan- travaillent majoritairement dans les usines. À la fin de da, advertising discourse and the representation of war worker l’année 1943, les femmes représentaient 40% de tous women during the Second World War.» Media History, Vol. 10, les employés travaillant dans l’industrie aéronautique No. 2, 2004, p.104. et 34,2% de tous les employés travaillant à la produc5 Ibid. 6 Ibid. 7 Lois Scharf, To Work and to Wed: female employment, feminism, and the Great Depression, Westport, Greenwood Press, 1980, p.100. 8 Maureen Honey, «The Working-Class Woman and Recruitment Propaganda during World War II: Class Differences in the Portrayal of War Work», Signs, Vol. 8, No. 4, Été 1983, p. 678. 9 Maureen Honey, Creating Rosie the Riveter class, gender, and propaganda during World War II, Amherst, University of Massachusetts Press, 1984, p.21. 10 Yesil, loc.cit., p.105. 11 Ibid., p.106. 12 Ibid., p.105. P. 58 Le Prométhée Parution no.1 tion de munitions13. d’éviter autant que possible les grèves ouvrières. Nous pouvons d’ores et déjà douter de la signification de l’afL’étude du marché du travail antebellum et fiche de Rosie the Riveter et de son appartenance au postbellum a permis de constater qu’un certain nombre mouvement de recrutement des femmes pour l’indusde femmes travaillaient déjà avant la guerre. 29% des trie de guerre. travailleuses en temps de guerre avaient déjà travaillé durant plus de 10 ans avant l’entrée des États-Unis en On dénombre plusieurs organisations gouverneguerre et 19% durant plus de 5 ans14. Cela représente mentales créées pour produire des campagnes de recruun nombre considérable de femmes, mais laisse toute- tement massives de femmes pour augmenter la quantité fois un fort pourcentage d’entre elles qui ont introduit de travailleurs en temps de guerre. Ces organisations le marché du travail durant la guerre 1939-1945. Le ont travaillé conjointement avec les médias, notamment nombre de femmes travailleuses passa de 10,8 millions les journaux, et les compagnies. Les plus importantes en 1941 à 18 millions en 194415. Il faut donc s’interro- sont l’Office of War Information, le War Manpower ger sur les raisons de leur décision de prendre un em- Commission et le War Advertising Council19. La plus ploi. Dans son livre Out to Work: a history of wage-ear- grande campagne d’informations faite par l’OWI est ning women in the United States, Alice Kessler Harris celle qui visait le recrutement de femmes sur le marché répond à cette question en affirmant que les femmes du travail20. À première vue, nous pourrions être tentés ne sont pas entrées sur le marché du travail par patrio- de voir en Rosie the Riveter, un exemple de cette protisme et pour aider l’effort de guerre, mais simplement pagande de recrutement. Toutefois, quelques détails sur pour continuer sur la lancée des années 1920-193016. sa production et sa parution laissent un doute. L’affiche Serait-ce alors à dire que les campagnes de propagande «We Can Do It!» n’a été diffusée que dans les usines de du gouvernement pour amener les femmes sur le mar- la compagnie Westinghouse Electric21. C’était une comché du travail durant la guerre n’ont mené à rien? Pas mande de la compagnie pour promouvoir la productivinécessairement. Il faut toutefois relativiser leur impor- té au sein de l’entreprise22. De plus, le slogan lui-même tance. laisse dubitatif; il ne dit pas «Get a War Job», mais bien «We Can Do It!», qui fait probablement référence à une «Selling the War» : la propagande en temps de guerre tâche à accomplir connue des employés. Ces caractérisC’est là que Rosie the Riveter accompagnée de tiques permettent de douter de l’utilisation de l’affiche son slogan «We Can Do It!» entre en jeu. Il est souvent comme outil de propagande de recrutement. assumé que l’affiche a été produite par le gouvernement L’OWI avait une sous-organisation nommée américain. La présence du nom de la War Production le Magazine Bureau qui s’occupait de diffuser la proCo-ordinating Committee dans le bas de l’affiche donne pagande dans les journaux. En 1942, elle fait paraître certainement cette impression. James J. Kimble et Lesun guide nommé War Jobs for Women, qui expliquait ter C. Olson soutiennent que ce comité n’était pas géré aux éditeurs comment présenter le travail des femmes par le gouvernement, mais bien par la Westinghouse17. dans leur magazine23. Le mot d’ordre était d’attirer L’affiche est en effet une création d’Howard Miller les femmes sur le marché du travail, tout en rappelant pour la compagnie18. Son but était d’augmenter la prol’importance de leur rôle de mère et d’épouse. La poduction, de limiter le taux d’absence des employés et sition du gouvernement et des entreprises sur le travail des femmes est ambigüe. Ce n’est que par nécessité 13 Honey, loc.cit., p.21. 14 Yesil, loc.cit., p.105. qu’on tente de les attirer dans les usines, car on croit 15 Ibid. foncièrement que la place de la femme est à la mai16 Alice Kessler-Harris, Out to Work: a history of wage-earnson. Il sera toujours très clair pour le gouvernement ing women in the United States, New York, Oxford University que l’embauche des femmes dans les usines est tempoPress, 2003, p.278. 17 Ibid., p.544. 18 James J. Kimble et Lester C. Olson, «Visual rhetoric representing Rosie the Riveter: Myth and Misconceptions in J. Howard Miller’s «We Can Do It! » poster. » Rhetoric & Public Affairs, Vol. 9, No. 4, 2006, p. 543. 19 20 21 22 23 Yesil, loc.cit., p. 107. Honey, loc.cit., p.677. James J. Kimble et Lester C. Olson, loc.cit., p. 546. Ibid. Yesil, loc.cit., p. 107. Parution no.1 Le Prométhée raire et qu’elles devront retourner chez elles lorsque les hommes reviendront de la guerre. Le War Manpower Commission, appuyé par un rapport du Census Bureau, croit que les femmes mariées sans enfant âgé de moins de 10 ans seraient les candidates parfaites pour un travail temporaire24. Les femmes dans cette situation n’auraient plus besoin de travailler lorsque leur mari serait de retour de la guerre et retourneraient donc dans leur foyer. Il n’est pas possible de dire avec certitude que l’affiche «We Can Do It!» a servi à recruter des femmes mariées en grande partie parce que Rosie ne porte pas d’alliance. Cette représentation de la femme forte, quoique féminine, est une exception dans le travail de Miller. Ses autres affiches représentent la femme dans une version beaucoup plus proche de la mère et de l’épouse dévouée qui met le bien-être dans son foyer au premier rang plutôt qu’une ouvrière prête à se mettre au travail25. La majorité des affiches de propagande gouvernementale soutiennent le recrutement de femmes mariées. Rosie n’est pas une figure emblématique de la femme représentée dans la propagande de guerre en général. En plus de la peur de les éloigner de leur rôle de mère, le gouvernement a peur que les femmes perdent leur féminité en travaillant dans des emplois normalement réservés aux hommes26. Les femmes elles-mêmes peuvent redouter le caractère dur et masculin de la tâche à accomplir. Dans cette optique, l’OWI s’efforce de donner une représentation très féminine de la femme au travail. Il s’agit de trouver l’équilibre entre l’efficacité de la propagande de recrutement et le désir de ne pas trop changer l’ordre établi. En plus de promouvoir la beauté et l’attirance des femmes, l’OWI met de l’avant l’importance pour les femmes de pratiquer des activités spécifiquement féminines, telle que la danse, durant leurs temps de loisirs27. Même les compagnies de cosmétique se prêtent au jeu et voient une opportunité de promouvoir leurs produits. Par exemple, Revlon soutient avoir le seul vernis à ongles qui peut supporter «the punishment of running a home with one hand, doing war work with the other»28. Jergen’s présente aussi une série de publicités pour ses lotions hydratantes et montrant des mains faisant du travail ménager et d’autres 24 25 26 27 28 Honey, loc.cit., p.24 James J. Kimble et Lester C. Olson, loc.cit., p.555. Yesil, loc.cit., p. 112. Ibid. Ibid. P. 59 travaillant sur la chaîne de production29. Le rôle qu’a joué l’affiche «We Can Do It!» dans la propagation de la féminité est mitigé. Plusieurs opinions s’affrontent sur ce sujet. Pour Bilge Yesil, elle représente une figure qui défie les genres et les rôles préétablis30. James J. Kimble et Lester C. Olson, pour leur part, font la démonstration que l’affiche n’a rien de revendicateur ou de féministe31. Ils rappellent que l’affiche n’a été diffusée qu’à l’intérieur de l’usine et seulement durant deux semaines en février 1943. Ils soutiennent aussi qu’elle n’était qu’une affiche parmi une série produite par Miller qui était loin de toutes représenter des femmes. Ces auteurs s’entendent toutefois pour dire que Rosie n’est pas la représentation typique de la femme féminine que dépeignent les journaux et les affiches de propagande gouvernementale. Bref, Rosie the Riveter n’a probablement pas servi d’outil de propagande de recrutement. Cependant, plusieurs journaux ont tenté d’augmenter le recrutement d’une main-d’œuvre féminine durant la Deuxième Guerre mondiale en publiant des histoires romancées de femmes qui alliaient travail à l’usine et leur rôle de mère et d’épouse. Plusieurs affiches portant des slogans tels que «Sure we’re in the War too!» ont aussi été créées à cet effet. Est-ce que la propagande s’est avérée utile? Maureen Honey donne une réponse assez juste à cette question lorsqu’elle affirme: «We cannot measure the impact such a message would have had on any woman’s life plans, yet certainly it would have helped protect those who entered man’s sphere from self-doubt or the censure of friends, relatives, or male workers»32. Conclusion Au fil de cette brève étude sur l’affiche «We Can Do It!» de Howard Miller, il a été possible de constater que les objets du passé sont souvent interprétés pour qu’ils aient du sens dans la société moderne. En remettant l’affiche dans son contexte, il est difficile de croire qu’elle ait pu servir à inciter les femmes à investir le marché du travail en grand nombre. Entre autres, à cause de son contexte de parution, mais aussi par le contenu de l’affiche, qui lorsqu’on l’examine attenti29 30 31 32 Ibid. Ibid., p.103 James J. Kimble et Lester C. Olson, loc.cit., p.555. Honey, loc.cit., p.17. P. 60 Le Prométhée Parution no.1 vement, révèle beaucoup d’indices qui mènent à une Bibliographie interprétation plus juste. Il est aussi possible de douter de l’efficacité de la propagande gouvernementale CURTIS LICENSING. The Saturday Evening Post. Normand Rockwell 1940s, http://curtispublishing.com/ pour recruter des femmes pour l’industrie militaire. artists/Rockwell_1940.shtml, (page consultée le 12 Les femmes étaient déjà animées par une motivation octobre 2013). intrinsèque, elles n’avaient pas nécessairement besoin de sentir qu’elles rendaient un service à la patrie. Elles FRIED, Ellen. «From Pearl Harbor to Elvis: Images That Endure». Prologue Magazine, Vol.36, no. 4, Hiver 2004, se rendaient service à elles-mêmes. 38–45, p. 40. Il est intéressant de constater à quel point le poster «We Can Do It!» est populaire de nos jours, alors qu’il l’était à peine au moment de sa création. Aucune des affiches créées par Miller n’a été diffusée nationalement. Elles ont toutes servi uniquement à de la propagande dans les usines de Westinghouse. De plus, l’œuvre de Normand Rockwell parue en couverture du magazine The Saturday Evening Post a mis la création de Miller dans l’ombre. La Rosie de Rockwell était inspirée d’une chanson qui avait connu un succès national à la radio en 1942 et qui était nommée «Rosie the Riveter»33. Si l’affiche de Miller avait été diffusée largement, elle aurait probablement eu autant de succès que celle de Rockwell. Depuis les années 1980, elle a un véritable regain de notoriété34. Elle fait maintenant partie intégrante de la culture nationale américaine. Un mythe a été créé autour de son image. Rosie est maintenant un symbole bien connu même des enfants qui la hissent au rang de Batman et Wonder Woman. Son image est devenue «a cultural touchstone, evoked by politicians, advertisers, profiteers, and feminists» et à tort ou à raison, une figure légendaire du travail des femmes durant la Deuxième Guerre mondiale et de la défense du féminisme35. 33 34 35 James J. Kimble et Lester C. Olson, loc.cit., p.536. Ibid., p. 537. Ibid., p.536. HONEY, Maureen. «The Working-Class Woman and Recruitment Propaganda during World War II: Class Differences in the Portrayal of War Work». Signs, Vol. 8, No. 4, Été 1983, p. 672-687. HONEY, Maureen. Creating Rosie the Riveter class, gender, and propaganda during World War II. Amherst, University of Massachusetts Press, 1984, 251p. KESSLER-HARRIS, Alice. Out to Work: a history of wage-earning women in the United States. New York, Oxford University Press, 2003, 414p. KIMBLE, J. James et Lester C. Olson. «Visual rhetoric representing Rosie the Riveter: Myth and Misconceptions in J. Howard Miller’s «We Can Do It! » poster. » Rhetoric & Public Affairs, Vol. 9, No. 4, 2006, p. 533570. NATIONAL MUSEUM OF AMERICAN HISTORY. Collections: objets: «We Can Do It! ». http://americanhistory. si.edu/collections/search/object/nmah_538122, (page consultée le 12 octobre 2013). SCHARF, Lois. To Work and to Wed: female employment, feminism, and the Great Depression. Westport, Greenwood Press, 1980, 240p. YESIL, Bilge. «Who Said this is a Man’s War? : propaganda, advertising discourse and the representation of war worker women during the Second World War.». Media History, Vol. 10, No. 2, 2004, p.103-117. Parution no.1 Le Prométhée REGARD ÉCONOMIQUE SUR L’INDUSTRIE MUSICALE QUÉBÉCOISE Par Jean-François Chapdelaine, Olivier Miclette et Jean-FrançoisVeilleux. Avant 1880, le contact avec la musique était beaucoup moins fréquent que depuis le développement des différents supports et technologies reliées à notre perception de cette forme d’art invisible. Dans les anciennes civilisations, les traditions culturelles (artistiques, religieuses, musicales) reposaient sur la mémoire humaine et l’oralité. Après la révolution de la notation qui se fixa entre le IXe et le XVIIe siècle, c’est l’apparition d’un support matériel pour le son à la fin du XIXe siècle qui va redéfinir complètement notre relation avec les œuvres musicales, une mutation encore perceptible de nos jours. Nous proposons d’établir un portrait général de l’industrie musicale québécoise1 pour la période historique de 1867 à nos jours : ses principales caractéristiques et les particularités de son dynamisme. Nous tenterons de déterminer quels sont les facteurs qui ont le plus favorisé son développement et comment elle a pu traverser les différentes crises auxquelles elle a dû faire face depuis sa création. Notre hypothèse repose sur l’idée que Radio-Canada a été un acteur clé et que grâce à son aspect identitaire, l’industrie québécoise a pu mieux traverser les crises (radio, télé, numérique) que le Canada et les États-Unis. Notre démarche a trois axes : un premier point en deux temps, soit l’évolution du développement des technologies du son (supports, moyens de diffusion) et leurs conditions d’émergence dans la société québécoise puis le portait économique d’un artiste contemporain. Ensuite, un survol de l’influence majeure de Radio-Canada, puis l’impact de la culture et de l’économie sur les politiques qui touchent l’industrie musicale canadienne. 1 En fait, il n’y a pas qu’une seule industrie de la musique, mais bien plusieurs : formation, production, concerts, diffusion, milieu religieux, évènements récréatifs, publicité, trame sonore pour le cinéma/télévision, musicothérapie, etc. Nous retiendrons ici surtout l’industrie du disque et les institutions culturelles majeures. P. 61 1- L’évolution de l’industrie musicale du disque au Québec. C’est à Thomas Edison qu’on doit l’exploit, dès 1877, d’avoir fixé sur support l’empreinte du son, sa substance, sur le cylindre joué par le phonographe, « le premier objet intermédiaire entre le musicien et l’auditeur.»2 Commercialement disparu en 1927, il sera supplanté par le gramophone, conçu en 1889 par Emile Berliner. Cet appareil donnera naissance à l’industrie de la diffusion de la musique par le disque. En s’inscrivant dans la matière, le son peut être non seulement reproductible, mais il se métamorphose en produit. Le Québec, par sa proximité avec l’Europe et les États-Unis, est souvent à l’avant-garde du progrès technologique qui se développe avec l’époque industrielle. Selon Jacques Lacoursière, c’est au Québec, en 1919, qu’est apparue la première station radiophonique au monde : XWA, qui va ensuite devenir CFCF3. En 1922, dans un contexte d’effervescence artistique, le quotidien La Presse ouvre sa propre station ; CKAC. En 1923, il y a environ entre 2000 et 3000 appareils-radio au Québec, un chiffre à la hausse à cause des appareils clandestins, car il fallait payer 2$ par an au fédéral pour avoir le droit d’en avoir une! Au programme : nouvelles, sketchs, théâtre, musique. La radio a été un outil formidable pour partager l’art musical, car elle permettait de l’écouter de son salon, mais cela a eu des effets sur l’industrie phonographique qui a vécu sa première crise. « Les ventes de disques avaient déjà commencé à chuter dramatiquement avec l’arrivée de la radio. »4 Selon Filteau, l’année 1929 – celle de la grande crise – est l’année où les ventes de disques atteignent un record, devenant par la suite un simple produit de luxe, jusqu’à l’arrivée du rock. Le premier élément fondateur d’une industrie de la musique au Québec est la veillée traditionnelle. La noce est aussi un évènement fort important de la vie culturelle, car elle est toujours animée musicalement. À cela s’ajoutent le folklore des chansons de bûcherons et la musique de chantier. Dès les années 1930, et jusqu’à tout récemment, le pop français n’a jamais cessé de 2 Pierre Filteau. « Un historique des formats de reproduction ». Circuit, vol.16, no.3, 2006, p.18. 3 Jacques Lacoursière, Épopée en Amérique, Épisode 10 - Modernité et prospérité (1892-1929), 1997. 4 Filteau, op. cit. p.20 P. 62 Le Prométhée Parution no.1 susciter l’intérêt du public québécois, toujours avide de chansons françaises. Les compagnies enregistrent les chansons populaires entendues dans les films et l’industrie de l’enregistrement se concentre sur les titres et artistes à succès. québécois que de chauffe-eau à la fin des années 1950! Loin d’être un frein, la télévision permet les premiers succès de jeunes vedettes comme Michel Louvain en 1958. L’heure de concert à la télé popularise aussi le ballet, la musique classique et l’opéra. Toutefois, certains métiers radiophoniques disparaissent (bruiteurs, Selon Filteau, on estime que les enregistrements réalisateurs, radio-roman). de musique de danse par les orchestres d’hôtels célèbres représentent 75% de la production discographique au Après le disque 88 tours (1925) et le disque 33 cours de cette période. Puis, dans les années 1940, on tours (1931) de RCA, c’est le disque 45 tours (1949) invente le « jukebox » pour les lieux publics. Mis à part qui va devenir le format privilégié pour la musique poles salles de concert, les autres lieux pour entendre de pulaire, et ce jusqu’à la fin des années 1960. À cette la musique étaient peu nombreux : les bars, les hôtels époque, les groupes musicaux se scindent en deux et la salle de danse où l’on n’impose aucune restriction parties : chansonnier et yé-yé, jusqu’à ce que Robert quant à l’âge et où les clients peuvent apporter leur al- Charlebois réconcilie les deux genres par sa révolution cool. Puis, après 1945, vont émerger plusieurs « boîtes artistique en 1968. Riches en groupes yé-yé vocaux, à chanson » (Le Faisan Doré à Montréal, Chez Gérard les années 1960, et surtout 1970, seront considérées à Québec) où vont s’épanouir les premiers chanson- comme le deuxième âge d’or de la musique au Québec, niers du Québec. car l’industrie musicale atteindra un sommet historique. « La part de marché de la musique québécoise passe de Vers la fin des années 1940, 50% des ventes 10% en 1970 à 25% puis retourne à 10% à la fin de la d’enregistrements dans le monde sont faites aux décennie. »8 États-Unis5. La culture « américaine » est énorme et va influencer toute la production québécoise dès cette En 1979, Sony commercialise son Walkman époque. Les premiers enregistrements de western qué- avec un succès phénoménal. L’invention du disque bécois datent de la période 1945-1950, avec le soldat compact (1982) et du MIDI (1983) va aussi modifier Roland Lebrun, qui va par la suite inspirer les vedettes le marché, mais l’entrée de l’occident dans une crise des années 1950, dont Paul Brunelle, Willie Lamothe et économique va détruire plusieurs initiatives d’ici. SeMarcel Martel. Il faut attendre après la Seconde Guerre lon une étude de Françoise Davoine, qui a répertorié les mondiale pour voir s’intégrer la basse, la batterie et la ventes de disques entre 1980 et 19909, on peut vraiment guitare électrique dans la « musique canadienne » qui dresser un portrait sombre de cette période où l’on proprévalait jusqu’alors, et voir les premiers pas d’une duisait à peine une dizaine de disques par année et dans chanson populaire française de création locale, c’est- des conditions de plus en plus difficiles. Après la marà-dire à caractère musical québécois. Rappelons aussi chandisation de la radio, la deuxième crise du disque que Félix Leclerc est « l’auteur le plus vendu au Qué- est donc causée par une « récession économique qui bec dans les années 40 »6, avant même de triompher à diminua sérieusement le volume des ventes et conduisit Paris en décembre 1950. les maisons de disques à revoir leurs stratégies de production et de distribution. »10 Ce fut un succès, car le Ensuite, l’émergence de la télévision dans les foyers québécois en 1952-54, comparativement à 1949- 8 Christopher JONES, La musique populaire au Québec, Presses Universitaires de Montréal, chapitre 15. 50 pour les États-Unis, se fait à un rythme rapide. Dès 9 Françoise Davoine. « L’aventure du disque de musique 1953, 1 foyer sur 10 possède une télévision, un chiffre québécoise : bilan d’une décennie et perspectives d’avenir » dans qui passe à 9 sur 10 à la fin de la décennie.7 Selon LaCircuit : musiques contemporaines, vol. 1, n° 2, 1990, p. 88. 1980 coursière, il y avait davantage de télés dans les foyers (10), 1981 (10), 1982 (11), 1983 (12), 1984 (12), 1985 (9), 1986 (14), 5 Filteau, op. cit. p.23 6 Richard Baillargeon et Christian Côté. Une histoire de la musique populaire au Québec - Destination Ragou. Montréal, Éditions Tryptique, 1991. p. 18 7 Épopée en Amérique, op. cit. Épisode 11 - Enfin la guerre (1929-1945) et 12 - Le temps de Duplessis (1945-1959). 1987 (9), 1988 (19), 1989 (7), 1990 (5). « Sur les 118 disques dénom- brés, on compte sur les doigts d’une main ceux qui se sont bien vendus. » 10 Line Grenier. « Crise » dans les industries de la musique au Québec ». Recherches sociographiques, Volume 52, Numéro 1, 2011, Pages 27-48 Parution no.1 Le Prométhée P. 63 Québec a atteint un record en 1995 avec 18,1 millions dans notre société. »13 Heureusement, les récents prod’unités vendues, un sommet toujours inégalé selon grès technologiques permettent au studio d’être davanLine Grenier (voir Annexe no.1). tage abordable pour tous. De plus, il est de moins en moins rare de voir de l’autoproduction chez les jeunes De nos jours, il est clair que l’industrie musicale artistes qui vont également multiplier les partenaires, du disque à repris le dessus entre autres grâce à aux par exemple, le quatrième et dernier album de Loco Lomultiples organisations et mesures gouvernementales cass – Le Québec est mort, vive le Québec! (2012)14. pour soutenir le milieu (voir Annexe no.2). Mais la production d’un album coûte encore très cher : un studio En conclusion, l’industrie musicale du disque, pour enregistrer (entre 20$ et 100$/h), le réalisateur, le qui va complètement dominer le marché de 1930 à technicien, le graphiste, l’agent de booking, le photo- 2000, a toujours été fragile au Québec face au marché graphe, etc. Tout cela sans parler du 20 à 30% pour le anglophone. Nous constatons également deux phases gérant ou l’équipe nécessaire pour une tournée de spec- de crises pour le disque (1925-1945, 1980-1990) et tacles! Sur un disque de 24$, taxes en sus, « plus de la que le milieu a pris deux fois moins de temps pour moitié du prix du disque sert à payer la distribution. »11 s’en sortir la deuxième fois. Ce premier niveau d’anaLe reste va à la maison de disque alors que l’artiste ré- lyse permet aussi de comprendre que l’unité au sein de colte à peine 2$ ou 3$ par unité vendue. l’industrie musicale québécoise est assez faible, voire très chaotique, et que s’il y a une crise dans l’indusAinsi s’annonce le sombre portrait économique trie du disque, il n’y en a pas dans l’industrie musidu musicien d’aujourd’hui, carrément sous-payé pour cale elle-même, malgré l’émergence du conflit face au faire un disque. Le concert est d’ailleurs de plus en plus numérique. Née aux premiers soubresauts de la Révoenvisagé comme la meilleure source de revenus poslution tranquille, il y a 50 ans, l’innovation de la musible pour les artistes, sans oublier la vente des nomsique québécoise continue plus que jamais à rayonner breux produits dérivés (vêtements, affiches, DVD, au Canada (depuis la création du prix Polaris en 2006, accessoires). Pour l’instant, ce qui règne est plutôt le la moitié des lauréats du « meilleur album canadien de bénévolat et l’investissement financier personnel. Sel’année » sont d’origine montréalaise) et partout dans lon les chiffres de 2011, l’artiste québécois possède un le reste du monde. Afin de déterminer à quel point elle revenu moyen de 24 600 $ – un retard de 25 % sur le s’est démarquée dans le contexte nord-américain que revenu moyen de la population active totale – et ce sanous venons de décrire, penchons-nous sur les facteurs laire a baissé de 11 % en 15 ans. « La situation est pire institutionnels qui la favorisent. si l’on s’intéresse seulement aux musiciens et aux chanteurs, dont plus de la moitié (53 %) sont des travail- 2- Radio-Canada et le développement de l’industrie leurs autonomes sans aucune sécurité d’emploi ou de musicale au Québec. revenu: leur revenu moyen n’atteint pas 14 500 $ et est La Société Radio-Canada a été une pierre aninférieur de près de 30 % au seuil de pauvreté [21 772$ gulaire dans la création d’une industrie musicale au en 2010]. De plus, leur salaire réel (qui tient compte de la hausse du coût de la vie) a même diminué de 20 Québec. En plus d’agir comme un centre de diffusion % depuis 2000. »12 Déjà en 1990, Françoise Davoine important pour les artisans de cette industrie, elle a pour réclamait l’établissement d’une « véritable politique de mandat de favoriser la création locale15. Cependant, soutien aux efforts considérables de nos compositeurs, l’origine de la société d’État s’inscrit dans une contrade nos interprètes, de nos gens de radio et de nos pro- diction politique. Elle se veut la création d’une unité ducteurs afin d’assumer la responsabilité de la création 13 Françoise Davoine, Op Cit. p.91 11 Jean-Marc Lalonde. « Comment faire un disque? », Liaison, no.126, 2005, p.14-15. 12 Journal Le Devoir, Actualité culturelle http://www.ledevoir.com/culture/actualites-culturelles/237323/revenu-des-artistes-les-quebecois-sont-les-mieux-payes-au-pays [en français]. Mise en ligne le 5 mars 2009, consulté le 22 novembre 2013. 14 Partenaires : 1- Loco Locass 2- Le gouvernement du Canada – Patrimoine canadien. 3- Le gouvernement du Québec – Société de développement des entreprises culturelles. 4- Distribution Sélect 5-La compagnie de disque Audioram 15 Jean Boivin, « Les musiques classique, moderne et contemporaine larguées par la radio publique : le cas d’Espace musique », Circuit : musiques contemporaines, vol. 16, n° 3, 2006, p. 103. P. 64 Le Prométhée nationale par la radiodiffusion, mais représente l’affirmation de deux cultures et d’une double nationalité par la séparation de la société d’État en deux réseaux autonomes. À partir des années 1930, l’encadrement de la radiodiffusion au Canada s’applique à la fois comme un projet politique et économique pour l’État fédéral canadien. En principe, la loi sur la radiodiffusion de 1932 et la création de la Commission canadienne de la radiodiffusion devait se consacrer à la « canadianisation » des ondes16. La CCR, précurseur de la Société Radio-Canada, voyait la radio comme un monopole naturel et non comme un marché concurrentiel. Selon la Ligue de la radiodiffusion, seul le gouvernement canadien était capable de contrer l’influence des groupes commerciaux américains17. En effet, à cette époque, la radio était perçue comme un important facteur du changement socioculturel, mais également comme un secteur économique à développer dans le marché canadien18. La création de la Société RadioCanada et de la Canadian Broadcasting Corporation en 1936 s’inscrit ainsi dans la continuité de la CCR. Ces sociétés d’État se veulent des régulateurs de la radiodiffusion par la règlementation de la diffusion et par l’émission de licences19. Parution no.1 reproduction ou la légitimation de la «binationalité» et son importance plus générale sur le plan culturel ou sur le plan des savoirs »21. En 1945, Radio-Canada est le principal diffuseur au Québec et en 1947 elle rejoint 88 % des foyers québécois22. Le rôle qu’a joué le diffuseur public sur l’industrie culturelle ne peut être sous-estimé. Par exemple, sur le plan du savoir, elle s’est donné une mission d’éducation de la jeunesse. En 1951, son premier camp des Jeunesses musicales du Canada fait fureur23. Au début de son histoire, le réseau francophone de la société d’État rend accessibles, pour un nouveau groupe, des activités culturelles en développant le réseau de radiodiffusion et en l’étendant aux régions à la suite de l’électrification des campagnes du Québec24. De plus, Radio-Canada offre également aux créateurs musicaux un réseau élargi et une source de revenus appréciables25. Cet investissement aura permis l’éclosion, le développement et le rayonnement de la culture musicale québécoise, voire canadienne-française. Par exemple, une émission comme Jeunnesse d’aujourd’hui, qui voit le jour en 1962, sera : « le moteur de toute la musique pop québécoise pour une décennie »26. La séparation du diffuseur public en deux entités linguistiques est une représentation de l’idéologie de la « politique de reconnaissance » élaborée par le philosophe canadien Charles Taylor. En effet, la nationalisation de la radio au Canada est d’abord motivée par la recherche d’autonomie du Canada face aux ÉtatsUnis, mais également la recherche de l’autonomie du Québec face au Canada20. C’est pour cela que la Société Radio-Canada est porteuse de plusieurs mandats qui visent à structurer la radiodiffusion au Canada. On peut définir ces mandats en trois éléments fondamentaux : « ses rôles politiques et organisationnels; son rôle dans la Depuis 1969, la Loi sur la radio diffusion donne comme mandat à la société d’État d’engager des artistes canadiens et de « servir équitablement les deux groupes linguistiques par la diffusion d›émissions de qualité égale »27. Sous Lester B. Pearson et durant l’ère Trudeau, le financement de la société d’État augmenta considérablement : le budget global de l’ensemble du réseau passe de 70 millions en 1956 à près d’un milliard de dollars en 1990. En 1995, le réseau français de Radio-Canada bénéficie d’un budget total d’environ 222 millions de dollars pour la télévision et de 101 millions pour la radio, comparativement au réseau anglais qui dispose de 332 millions pour la télévision et de 161 16 Michel Fillion, « L’évolution des politiques publiques et des pratiques culturelles en matière de radiodiffusion canadienne. L’utopie et la réalité », Globe : revue internationale d’études québécoises, vol. 9, n° 2, 2006, p.80. 17 Marc Raboy, « L’État ou les États-Unis : l’influence américaine sur le développement d’un modèle canadien de radioffusion ». Culture française d’Amérique, 1999, p.12. 18 Ibid, p12. 19 Michel Fillion, Op. Cit. p.80. 20 Greg M. Nielsen, « L’impasse Canada-Québec et le sort de Radio-Canada : l’autonomie culturelle ou la mort! », Cahiers de recherche sociologique, n° 25, 1995, p.187. 21 Ibid, p.192. 22 Paul-André Linteau, René Durocher, Jean-Claude Robert et François Ricard, Histoire du Québec contemporain. Tome II : Le Québec depuis 1930. Montréal, Boréal, 1989, p.160. 23 Épopée en Amérique, Op. Cit. Épisode 12 - Le temps de Duplessis (1945-1959), 1997, 27 min. 24 Elzéar, Lavoie, « L’évolution de la radio au Canada français avant 1940 », Recherches sociographiques, vol. 12, n° 1, 1971, p. 48. 25 Ibid, p.160. 26 Richard Baillargeon, Op.Cit. p.48 27 Greg M. Nielsen, Op. Cit. p.194. Parution no.1 Le Prométhée P. 65 millions pour la radio28. Il faut donc souligner l’impact direct et indirect que peut avoir un tel investissement pour le développement d’une industrie musicale au Québec et de la culture en général. séparation culturelle du Québec face au Canada. De ce fait, elle a permis la création d’une industrie musicale québécoise qui se démarque et s’affirme dans une entité canadienne. Cet investissement majeur dans la production francophone s’explique par le mandat dont s’est investi le réseau de Radio-Canada, mais aussi par le taux d’audience que la société d’État en retire. Effectivement, en 1994, la CBC atteignait fréquemment une moyenne de cotes d’écoute de 12 % en comparaison d’une moyenne de 23 % à 26 % pour la société francophone29. C’est effectivement une constante dans la production francophone au Québec. Dans la production télévisuelle, le même phénomène s’observe avec des cotes d’écoute spectaculaires comme celles de 3 664 000 de téléspectateurs en 1991 pour Les filles de Caleb et de 4 098 000 en 1995 pour La Petite Vie30. Des émissions dédiées entièrement à la musique ont également connu du succès comme La fureur (1998-2007), ou des émissions plus récentes telles Un air de famille et le Choc des générations. 3- L’action des gouvernements dans l’industrie musicale québécoise et canadienne : orientations, influences et modernité. Finalement, le soutien de Radio-Canada pour la création musicale est un fait reconnu par les historiens. En effet, dans plusieurs pays, on analyse que l’intervention de la radio publique a entrainé le développement d’un type d’œuvre musicale, la musique spécifiquement radiophonique31. Même si la radio occupe une place moins importante après les années 1960, elle continue à jouer un rôle dans le développement du langage musical au Québec et à favoriser l’évolution d’une industrie musicale québécoise qui s’affirmera de plus en plus dans l’espace canadien. Le tournant qu’a pris Radio-Canada à l’automne 2004, par la création d’Espace Musique dans son « virage internet », est la preuve de la continuité du mandat de Radio-Canada de favoriser la diffusion des créateurs locaux et de mettre de l’avant l’industrie musicale québécoise32. En résumé, l’institution Radio-Canada doit être considérée comme un des plus importants mécènes de l’industrie musicale francophone au Canada par son investissement direct et indirect. Cette société d’État, tout d’abord mise en place par des penseurs fédéralistes, a plutôt favorisé la 28 29 30 31 32 Ibid, p.109. Ibid p.182. Michel Fillion, Op. Cit. p.88. Jean Boivin, Op. Cit. p. 103. Ibid. p. 104. L’industrie musicale au Québec a toujours bénéficié de politiques et de législations pour créer et protéger, d’une part, une culture québécoise, et, d’autre part, un marché pour les produits de la musique. Depuis les années 1930, toutes les législations, tant fédérales que provinciales, ont été créées avec cet objectif en tête. Cependant, ces différentes politiques ont toujours été influencées par les différents courants et idéologies économiques. Du même souffle, l’aspect culturel canadien, mais principalement québécois, a également influencé l’élaboration de ces politiques. Selon Jean-Guy Lacroix33, on peut distinguer trois grandes périodes dans l’élaboration des différentes politiques. D’abord, la prédominance de la notion de service public et la crainte de l’envahissement américain (1932-1957); cette période verra les grandes enquêtes comme la Commission Aird et la Commission Massey-Lévesque ou encore la création de la Société Radio-Canada. Ensuite, du service public aux industries culturelles (1957-1980); cette longue période peut se diviser en deux sous-périodes: une première, de 1958 à 1967, durant laquelle s’opère le virage politique en faveur de la privatisation et une seconde, de 1968 à 1980, durant laquelle les provinces, surtout le Québec, tentent de se donner une «politique de développement culturel» au moment où le concept d’industries culturelles s’impose. Troisièmement, le privé et les ÉtatsUnis depuis 1980; durant cette période, les influences néolibérales, notamment avec l’impact du Rapport Applebaum-Hebert et de la Commission Macdonald, ont grandement contribué au mouvement de privatisation amorcé dans les années 1980, et qui s’est transformé dans les années 1990 en un mouvement de fusion des entreprises privées. 33 Jean-Guy Lacroix et Benoit Lévesque. « Les industries culturelles au Québec : un enjeu vital! ». Cahiers de recherche sociologique, Volume 4, Numéro 2, 1986, Pages 129-168 P. 66 Le Prométhée Sutherland34, pour sa part, identifie trois politiques fondamentales depuis les années 1970 qui ont permis la création et la solidification d’un marché musical fort au Québec. Les quotas de contenu canadien, les programmes d’aide à l’enregistrement sonore et les modifications au régime des droits d’auteurs. Ces trois politiques sont essentielles pour expliquer une transition entre un État sans économie musicale en 1970 à une économie musicale bien implantée à la fin des années 1990. Dans cette dynamique, l’industrie musicale québécoise évolua distinctement du reste du pays et du continent. Les politiques canadiennes, qui ont cherché principalement à protéger le marché intérieur de l’envahissement américain, ont bien souvent été inspirées par des considérations économiques. Quant à l’industrie québécoise, elle cherchait plutôt à mettre en place les conditions permettant de soutenir un marché de la culture francophone dans un pays majoritairement anglophone. C’est cet aspect culturel qui a permis au Québec de faire naître une industrie musicale forte : c’est l’exception québécoise. Nous constatons d’abord, comme le mentionne Pierre Trudel, que les politiques canadiennes présentent une contradiction importante35. Le système juridico-légal canadien en matière d’industrie musicale est fondamentalement calqué sur le système américain. Des organismes comme le CRTC sont des outils de contrôle et de gestion qui fonctionnent sur un style américain. Mais alors que le Québec copie leur manière de faire, cela crée une multitude de politiques qui viennent protéger de la culture américaine. C’est le choc de la culture et de l’économie. D’un côté, une logique économique pro-américaine, de l’autre une logique culturelle anti-américaine. Cependant, comme le mentionne Michel Filion, l’idée que des politiques du gouvernement canadien puissent protéger une économie culturelle relève de l’utopie36. Il faut impérativement considérer l’auditeur qui, au final, par ses goûts et besoins, définit la programmation qui lui est présentée. Le Canada, qu’on 34 Richard Francis Sutherland. Making Canadian music industry policy 1970-1998. Thèse de doctorat (Communication), McGill University, 2008. 374 p. 35 Pierre Trudel. « L’influence des modèles américains dans la réglementation des industries culturelles : quelques intuitions ». Florian Sauvageau dir. Variations sur l’influence culturelle américaine. Les Presses de l’Université Laval, 1999, Pages 17-31 (Collection Culture française d’Amérique) 36 Michel Fillion. Op. Cit. p. 75-89 Parution no.1 le veuille ou non, fait partie d’une culture nord-américaine et il est normal que les Canadiens demandent des produits américains. On remarque ainsi la particularité du Québec, qui est le seul vrai paradis pour la culture purement canadienne, pour des raisons culturelles évidentes. Comme nous l’avons vu précédemment, la répartition du budget de Radio-Canada / CBC démontre une telle disparité. L’investissement en contenu francophone est largement supérieur en proportion au poids démographique du Québec dans le Canada. Également, Line Grenier, dans un ouvrage sur la « crise » dans l’industrie de la musique, citait les chiffres de l’ADISQ qui, en 2009, affirmaient que les parts de marché des disques québécois étaient de 52%, en hausse de 6% par rapport à l’année précédente (53% pour les CD, 35% et 7% respectivement pour les albums et les pistes numériques)37. Des chiffres que sont loin d’atteindre ceux du Canada anglais ou encore des pays comme la France. Par ailleurs, les albums jugés à la fois artistiquement et industriellement québécois, représentant moins du quart des ventes en 2002, comptent en 2010 pour plus du tiers (près de 40% en 2004). Si l’on ajoute qu’en 2009, les ventes de produits québécois ont connu des diminutions moins importantes que leurs concurrents sur le marché local et que les albums francophones accaparaient 40% des ventes globales et 75% des albums québécois, force est de constater l’efficacité d’un milieu industriel propre au Québec qui se démarque positivement des autres marchés. Ces derniers chiffres ne démontrent pas seulement le caractère distinct du marché québécois en rapport aux autres, mais sa capacité à franchir les nouvelles problématiques reliées à cette industrie. Ainsi, alors que l’industrie traverse une crise de la dématérialisation de la musique, on constate que l’industrie musicale, dans son ensemble, continue de prospérer. Comme le mentionne Grenier : « Sont au nombre des signes de cette efficacité – évoquant la solidité des assises en dépit de la fragilité qui perdure – le système de vedettariat local, mentionné plus haut, qui contribue à créer des liens étroits (tant affectifs que financiers) entre les artistes et leurs fans [sic] ainsi que le rayonnement international d’un nombre croissant d’ar37 Line Grenier. Op. Cit. p. 41. Le Prométhée Parution no.1 tistes œuvrant dans une variété de genres et styles, qui sont appuyés par des entreprises sous contrôle québécois. »38 Conclusion À la suite de notre analyse, nous pouvons affirmer que l’industrie musicale québécoise, qui s’est développée à partir des années 1960, s’est s’implantée définitivement, au-delà des différentes crises. De plus, la création de Radio-Canada est un facteur qui a favorisé l’épanouissement de l’industrie musicale québécoise par des moyens comme la diffusion ou le financement des artistes. Les différentes politiques culturelles et économiques (par exemple sur le droit d’auteur) ont aussi permis la sauvegarde d’une industrie musicale en constante évolution. Depuis les années 2000, on constate un maintien de l’industrie musicale québécoise sur le marché malgré les crises des différents supports. Au final, le domaine de l’industrie musicale qué38 Line Grenier, Op. Cit. p.43 P. 67 bécoise est un vaste sujet d’étude. Pourtant, plutôt rares sont les études historiques et économiques sur les conditions et les critères de l’évolution du marché musical au Québec, et encore moins dans tout le Canada, sur une longue période. Cela est aberrant considérant toutes les sommes investies par les gouvernements dans la sphère musicale. Considérant la renommée internationale de la compétence actuelle du milieu musical québécois, et ce, dans toute sa diversité, nous constatons pourtant la précarité de ces carrières. Plusieurs autres facteurs d’influence sur le développement de l’industrie musicale seraient intéressants à développer. Nous pensons particulièrement à la prohibition de l’alcool (1915-1921) lorsque les bars et spectacles ont été interdits. Plus actuellement, il faudrait analyser l’écrasante domination d’empires médiatiques comme Québecor grâce à des émissions comme « Star Académie » ou encore l’implication des artistes québécois sur la scène politique, tant fédérale que provinciale, en ce qui concerne la défense des droits d’auteurs, notamment sur les supports numériques. Annexe no.1 – Tableau des ventes mondiales d’enregistrements sonores P. 68 Le Prométhée Annexe no.2 – Institutions ou organismes liés au développement de la musique au Québec1 12 septembre 1897 : Fondation de la Guilde des musiciens et musiciennes par Elward Hardy. L’association reçoit peu de temps après la charte la confirmant en tant que section locale 62 (la première au Canada) de l’«American Federation of musicians» (AFM). 17 décembre 1917 : L’Association des musiciens du Québec reçoit sa propre charte de l’AFM et devient un syndicat en 1955. 9 juin 1922 : Fondation de l’École de musique de l’Université Laval (Faculté de musique depuis 1997). La même année, à Montréal, Jean-Noël Charbonneau fonde l’Institut musical du Canada. 1936 : Fondation par un gouvernement libéral de l’Office national du film (ONF). L’institution va déplacer ses bureaux d’Ottawa à Montréal en 1956, permettant une riche collaboration. 1937 : L’Union des artistes (UDA) est un syndicat professionnel dont la tâche principale consiste à représenter les artistes francophones ou de toute autre langue sauf l’anglais à l’intérieur du Canada. L’association a pour mission « l’identification, l’étude, la défense et le développement des intérêts économiques, sociaux et moraux des artistes ». Son statut est officiellement reconnu en vertu d’une loi québécoise depuis décembre 1987 et d’une loi canadienne depuis juin 1992. 1943 : Les Jeunesses musicales du Canada sont créées par la trifluvienne Anaïs Allard-Rousseau et trois autres musiciens dont l’abbé J.H. Lemieux et Laurette Desruisseaux-Boisvert, réunis à Saint-Hyacinthe à l’instigation de Gilles Lefebvre, afin de stimuler la qualité et l’intérêt des musiciens à perfectionner leur art. 18 septembre 1950 : Fondation de la Faculté de musique de l’Université de Montréal. 1956 : Le Conseil des Arts de Montréal voit le jour à l’initiative du maire Jean Drapeau. 1957 : Création du Conseil des Arts du Canada par le premier ministre Louis St-Laurent faisant suite aux recommandations du rapport Massey. Le Conseil va notamment contribuer aux JMC. 1959 : Le Prix de musique Calixa-Lavallée est créé par la Société St-Jean-Baptiste de Montréal. 1961 : Création du Ministère des Affaires culturelles du Québec 1 Références tirées de Marie-Thérèse Lefebvre et JeanPierre Pinson. Chronologie musicale du Québec 1535-2004 : musique de concert et musique religieuse. Québec, Éditions Septentrion, 2009. 366 pages. Parution no.1 par Jean Lesage sous l’influence de George-Émile Lapalme qui en devient le premier titulaire (1961-64), avec Guy Frégault comme sous-ministre, et qui va participer financièrement à son expansion à travers le pays. 1961 : Création de Télé-Métropole, une chaîne aussi connue sous le nom de « canal 10 ». 1965 : Fondation de l’Association canadienne des écoles universitaires de musique (ACEUM) qui devient en 1981 la Société de musique des universités canadiennes (SMUC). 1966 : Création de la Fédération des associations de musiciens éducateurs du Québec (FAMEQ) En réalité, il faudra attendre les années 1960 pour que l’État intègre l’enseignement musical aux programmes scolaires primaires et secondaires. En ce qui concerne Trois-Rivières, c’est finalement en 1964 que la ville va enfin obtenir son Conservatoire de musique. Le Cégep aura quant à lui son département de musique en 1969, la même année que l’ouverture de l’UQTR. 1969 : Fondation du Module de musique à l’Université du Québec à Montréal et publication du rapport Rioux de la Commission d’enquête sur l’enseignement des arts au Québec. Depuis 1969, toute parution sur disque doit être légalement déposée à la Bibliothèque nationale du Canada. 1973 : Ouverture du Centre de musique canadienne à Montréal. Celui de Toronto date de 1959. 1978 : Publication du livre blanc sur la culture du ministre Camille Laurin. De plus, André Perry fonde à Montréal l’Association québécoise de l’industrie du disque, du spectacle et de la vidéo (l’ADISQ), anciennement Association des producteurs de disque. Ceci vient ajouter une nouvelle dynamique prometteuse, car on va désormais récompenser nos artistes d’ici avec des prix, nommés « Félix » depuis 1999. 1980 : Création de l’Association pour l’avancement de la recherche en musique du Québec (ARMuQ), renommée en 1997 Société québécoise de recherche en musique (SQRM). « Au Québec, l’essor de la recherche en musique date seulement des années 1970-1980. […] La création en 1980 de l’Association pour l’avancement de la recherche en musique du Québec [qui change de nom en 1997 pour la Société québécoise de recherche en musique] et les travaux amorcés, vers les mêmes années, en vue de la rédaction de l’Encyclopédie de la musique au Canada ont aussi contribué à stimuler l’intérêt des chercheurs pour le patrimoine musical.»2 1981 : Création de la Revue de musique des universités canadiennes 2 Amélie MAINVILLE, La vie musicale à Trois-Rivières (1920-1960), 2009, p.8 Parution no.1 Le Prométhée P. 69 puis fondation en mai 1981 de la Société professionnelle des auteurs et compositeurs du Québec (SPACQ) par Luc Plamondon, Diane Juster et Lise Aubut avec d’autres collaborateurs dont Gilles Vigneault, Stéphane Venne et François Cousineau. Elle regroupe aujourd’hui plus de 400 membres. 1994 : Le Conseil des arts et des lettres du Québec est créé par le gouvernement du Québec. 1983 : La Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC) est une société gouvernementale québécoise fondée sous le nom de Société générale du cinéma du Québec (SGCQ) et relevant du ministère de la Culture et des Communications du Québec. La SODEC est destinée à la promotion et au soutien de la culture québécoise et apporte une aide financière publique aux industries québécoises du livre, du disque et du spectacle de variété, du cinéma et de la production télévisuelle et des métiers d’art. 1996 : Fondation de l’entreprise Distribution Plages, dont les bureaux sont situés à Caraquet, au Nouveau-Brunswick. C’est le seul distributeur francophone à l’est du Québec. On y retrouve plus de 200 titres, surtout acadiens, mais aussi du Québec et d’ailleurs au pays. 1983 : Publication de l’édition française de l’Encyclopédie de la musique au Canada chez Fides. Une seconde édition paraît en 1993. Puis, la revue YÉ-YÉ est publiée d’octobre 1983 à décembre 1989 (48 numéros) et se prolonge sous les traits de la SARMA (Société pour l’avancement de la recherche en musique d’agrément) qui publie un numéro annuel intitulé « Rendez-vous 91 ». 2004 : Abolition de la radio culturelle francophone de Radio-Canada et création du nouveau concept Espace Musique. 1985 : Fondation de la Société du Droit de Reproduction des Auteurs, Compositeurs et Éditeurs au Canada (SODRAC) par la SPACQ de pair avec la SACEM (Société des Auteurs, Compositeurs et Éditeurs de Musique - en France) afin de percevoir les redevances découlant du droit de reproduction des œuvres musicales. 1987 : Création de l’Association des organismes musicaux du Québec, qui devient en 1993 le Conseil québécois de la musique. 1 novembre 1988 : La Guilde des musiciens du Québec naît de la fusion de la Guilde des musiciens de Montréal, section locale 406 de l’AFM, et de l’Association des musiciens du Québec, section locale 119. En 2003, la Guilde des musiciens du Québec (GMQ) change de nom pour devenir la Guilde des musiciens et musiciennes du Québec (GMMQ) et fait partie du réseau de la Fédération internationale des musiciens qui compte plus de 250 000 membres. er 1991 : Publication du rapport Arpin sur la culture et les arts. Fondation de la revue Circuit, musiques contemporaines et de la revue La Scena Musicale. 1992 : Fondation de la Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique. Fondée à Toronto, c’est l’organisation canadienne de gestion collective des droits d’auteur qui administre la communication et l’exécution des œuvres musicales. Elle a 100 000 membres. 1996 : Le Conseil québécois de la musique fonde les Prix Opus visant à souligner l’excellence du milieu de la musique de concert au Québec. 1999 : La Société pour la promotion de la relève musicale de l’espace francophone (SOPREF). Elle fermera ses portes en août 2009, malgré ses 600 membres, par une décision du C.A. Mars 2006 : Le Gala Alternatif de la Musique Indépendante du Québec (GAMIQ) est créé par Patrice Caron, ancien rédacteur en chef du magazine musical Bang Bang, pour récompenser les artistes émergents de la scène musicale québécoise. L’organisation grossit chaque année. Printemps 2010 : Disque Amerik, le principal fabricant de CD et de DVD au Québec se place sous protection judiciaire en espérant éviter la faillite. Décembre 2010 : Une quarantaine d’artistes québécois vont à Ottawa pour dénoncer le projet de loi C-32 et défendre les droits d’auteurs. « M. Harper, quand on appauvrit les artistes, on appauvrit notre culture. » - Carole Lavallée. 2013 : L’Institut d’analyse de l’industrie de la musique (IAIM) semble proposer une étude actualisée, mais le projet n’est encore qu’embryonnaire. À l’échelle fédérale, l’Alliance nationale de l’industrie musicale (ANIM), à titre de porte-parole de l’industrie musicale des communautés francophones et acadiennes, a comme mission de contribuer à la consolidation et à la croissance de l’industrie du disque et du spectacle musical de la francophonie canadienne en appuyant les efforts de ses membres dans l’atteinte de leurs objectifs individuels et collectifs. Juillet 2013 : Une cinquantaine de petites salles montréalaises créent une association, le Réseau des salles alternatives du Québec (RSAQ), pour que ces diffuseurs puissent parler d’une seule voix, et surtout se faire entendre auprès des gouvernements, dont ils se plaignent de ne recevoir aucune aide financière. Le RSAQ regroupe quelques joueurs clés de la scène du champ gauche, comme le Cabaret du Mile End, le Divan Orange, L’Escogriffe, l’Il Motore et la Sala Rossa.3 Après avoir été flouées par ses récents acheteurs, qui se sont sauvés en laissant une dette 3 Le Devoir, 7 décembre 2013, article de Philippe Papineau. P. 70 Le Prométhée de 375 000 $, les Productions de l’onde (1994) tentent de se sortir de l’embarras en lançant une campagne de financement. Le cofondateur de la maison de disques, le vétéran musicien Edgar Bori, a repris les rênes de l’entreprise en octobre après que Nicolas Asselin et Steve Desgagné l’aient abandonnée sans payer plusieurs artistes et partenaires impliqués dans la production d’albums et dans le projet du RIME, le Regroupement indépendant de la musique émergente. En novembre 2013, l’ADISQ et l’Association canadienne des radiodiffuseurs (ACR) ont publié un guide numérique dédié aux producteurs et maisons de disques afin de les aider à commercialiser efficacement la musique québécoise. Ce guide est le résultat d’une étude effectuée par téléphone auprès de 5000 Québécois sur leurs habitudes de consommation de musique. L’une des particularités des résultats, explique Solange Drouin, directrice générale de l’ADISQ, est qu’ils sont déclinés par style musical, par âge et par région, de manière à offrir à l’industrie une idée très précise «d’où logent les Québécois en matière de musique francophone québécoise».4 12-13 novembre 2013 : Forum des musiques émergentes et indépendantes du Québec (FDMEIQ) organisé par le GAMIQ. Les conclusions du rapport sont en ligne au www. fdmeiq.com 3 décembre 2013 : Annonce de l’entente entre les deux grands joueurs de l’industrie du spectacle. Cette entente (dont le montant est secret) entre le Groupe CH et sa filiale spectacle Evenko qui ont uni leurs forces avec celles de l’Équipe Spectra inquiète plusieurs personnes, malgré certains acteurs importants encore indépendants comme le Club Soda à Montréal. Désormais, c’est la domination d’Evenko — la branche spectacle du Groupe CH — et Spectra qui possèdent le Centre Bell, le Métropolis, L’Astral, la future Place Bell (une salle de 10 000 places à Laval), et gèrent le Corona. Côté festival, Heavy Montreal, Osheaga, les FrancoFolies de Montréal, le Festival international de jazz et Montréal en lumière existeront sous le même chapeau. « Beaucoup de petits ou de moyens joueurs — artistes et entreprises — ont l’impression de ne plus avoir de levier pour négocier les cachets et les conditions de travail. »5 Parution no.1 Bibliographie Monographies : BAILLARGEON, Richard et Christian Côté. Une histoire de la musique populaire au Québec - Destination Ragou. Montréal, Éditions Tryptique, 1991. 179 pages. DE SURMONT, Jean-Nicolas. La poésie vocale et la chanson québécoise. Québec, Éditions de L’instant même, collection connaître, 2010. 159 pages. LEFEBVRE, Marie-Thérèse et Jean-Pierre Pinson. Chronologie musicale du Québec 1535-2004 : musique de concert et musique religieuse. Collaborateurs : Mireille Barrière, Paul Cadrin, Élisabeth Gallat-Morin, Bertrand Guay et Micheline Vézina, Québec, Éditions Septentrion, 2009. 366 pages. LINTEAU, Paul-André, René DUROCHER, Jean-Claude ROBERT et François RICARD. Histoire du Québec contemporain. Tome II : Le Québec depuis 1930. Montréal, Boréal, 1989. p.153-183. MAINVILLE, Amélie. La vie musicale à Trois-Rivières (19201960), Éditions Septentrion, Québec, 2009. 130 pages. PIRENNE, Christophe. Une histoire musicale du rock, Paris, Éditions Fayard, 2011. 797 p. Articles : AUGER, Claudine, LAPIERRE, Laurent. Note sur l’industrie du disque au Canada, HEC Montréal, 2002, 52 pages. [En ligne, consulté le 7 octobre] : http ://www.espace-economique.francophonie.org/IMG/pdf/ Note_sur_industrie_du_disque_au_Canada.pdf BOIVIN, Jean. « Les musiques classique, moderne et contemporaine larguées par la radio publique: le cas d’Espace musique ». Circuit : musiques contemporaines, vol. 16, n° 3, 2006. p. 95-105. DAVOINE, Françoise. « L’aventure du disque de musique québécoise : bilan d’une décennie et perspectives d’avenir » dans Circuit : musiques contemporaines, vol. 1, n° 2, 1990, p. 81-92. FILLION, Michel. « L’évolution des politiques publiques et des pratiques culturelles en matière de radiodiffusion canadienne. L’utopie et la réalité ». Globe: revue internationale d’études québécoises, vol. 9, n° 2, 2006. p. 75-89. 4 La Presse Canadienne, « Mise en marché de la musique », 16 novembre 2013. 5 Le Devoir, « Groupe CH-Spectra - De nouvelles règles pour la scène musicale? », 7 décembre 2013, article de Philippe Papineau. 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Bibliographie d’études et de travaux sur la musique au Québec depuis vingt ans: http://sqrm.qc.ca/?page_id=1089 P. 72 Le Prométhée Parution no.1 ÊTRE TIBÉTAIN DEPUIS 1950, LES CONSÉQUENCES CULTURELLES DE L’ANNEXION funt renaît dans le corps d’un nouveau-né, choisi parmi ceux issus des familles proches du pouvoir.1 Cette tradition s’effectue selon les souhaits du défunt et à partir de rituels traditionnels. Par Caroline Motais Pendant que la Chine et le Japon se disputent la paternité des îles Diaoyu / Senkaku, une zone riche en médiatisation, l’aspiration à la paix pour la population tibétaine demeure. Le Tibet, « toit du monde », origine de l’imaginaire dans la pensée populaire, fait aujourd’hui partie intégrante de la Chine. Mais cela n’a pas toujours été le cas. Le Tibet, qui aspire depuis toujours à un idéal religieux, une paix intérieure et l’harmonie, est devenu en quelques années le théâtre mondial de la disparition d’une culture traditionnelle et d’un conditionnement aux rites chinois. En définitive, cette entité, autrefois indépendante, est aujourd’hui un territoire où une guerre non-violente et la haine ont pris place. Tenzin Gyatso, le 14e Dalaï-Lama, est le chef spirituel et politique du Tibet. Né le 6 juillet 1935, exilé en Inde depuis l’invasion chinoise, il ne cesse de se battre spirituellement dans le but de redonner au Tibet son indépendance autrefois connue. En effet, après l’invasion de 1950, alors que la Chine est en pleine révolution agraire, le Tibet devient officiellement un « protectorat chinois »2 le 12 mars 1955. « Le toit du monde » sera de nouveau envahi en 1959, trois ans après être redevenu une région autonome. Le peuple tibétain, depuis plus de cinquante ans, attend ainsi le retour de leur maître spirituel, qui reçut en 1989 le prix Nobel de la paix dans sa lutte non-violente pour la libération du Tibet. Considéré comme un ennemi et une menace, les autorités chinoises mettent tout en place afin que les nouvelles générations tibétaines oublient d’où elles viennent et qui est le cœur de leur spiritualité. Sous leurs airs dociles, la prière ne permit pas aux tibétains de se sauver de l’invasion chinoise. Futelle un signe de soumission ? Ces gens, aspirant à tant de paix et de sagesse, furent des proies faciles. Le gouvernement chinois prit donc en charge de « réformer » le Tibet en s’attaquant à la religion et de ce fait aux monastères et à l’éducation. Déjà en octobre 1955, la religion était synonyme de poison3 et il fallait éliminer toute forme de résistance. Dès lors, dans tout le Tibet, la Chine encouragea la délation, effet qui entraina la disparition d’un tibétain sur cinq dans des camps de travail ou bien en prison. L’opinion politique fut et est encore une raison d’emprisonnement arbitraire sans jugement. Le plus jeune prisonnier politique du monde fut Panchen-Lama, déporté à Pékin en 1995 âgé alors de six ans.4 Dans la hiérarchie tibétaine, il est le second Le monde occidental, trop occupé à suivre de près ce qui est médiatisé, préfèrerait-t-il oublier les origines d’un conflit qui ont mené à la sinisation et à l’acculturation du Tibet au rythme des invasions chinoises ? Les raisons politiques et géographiques de ce désir de rattacher le Tibet à la Chine ne sont plus au cœur de débats qui s’orientent davantage sur la probabilité d’un conflit émergent entre la Chine et le Japon. La République populaire de Chine, deuxième puissance mondiale, fait-elle peur au monde occidental ou ce dernier préfère-t-il fermer les yeux sur une situation qui, au premier abord, ne conscientise pas les esprits au point de s’y attarder ? À quoi bon se préoccuper de ce dont on n’entend pas parler ? Pourtant le Dalaï-Lama ne cesse de discourir de paix, prône la non-violence et encourage son peuple à continuer de croire qu’ils seront, un jour, à nouveau, libres. Que signifie donc être tibétain à notre époque? Que restera-t-il de cette civilisation si prospère autrefois, une fois que le Dalaï-Lama ne sera plus et que la Chine aura abouti à ses fins en réduisant à Le Sénat, Relations interparlementaires France-Tibet, néant ce qui reste encore du Tibet et de son peuple? La 1 Le Tibet en exil : à l’école de la démocratie, 2005, p. 14. http:// réponse à ces questions est l’objectif fixé de cet article. www.senat.fr/ga/ga67/ga67_mono.html. Afin de comprendre ce qui pousse un peuple à rester à la fois pacifiste et activiste, il est important de comprendre qui est leur chef et quel est son rôle. Ne devient pas Dalaï-Lama qui veut. C’est un statut qui ne se transmet pas de génération en génération mais grâce à la réincarnation, principe même du bouddhisme. Le dé- 2 Rémi Pérès, Chronologie de la Chine au XXe siècle : histoire des faits économiques, politiques et sociaux, Paris, Vuibert, 2001, p.64. 3 Michel Peissel, Les cavaliers du Kham, guerre secrète au Tibet, Paris, Robert Laffont, 1972, p.82. 4 Fabienn Jagou, « La politique religieuse de la Chine au Tibet », Revue d’étude comparative Est-Ouest, vol.32, no.1 (2001), p. 49. Parution no.1 Le Prométhée après le Dalaï-Lama. Malgré une politique chinoise qui se veut répressive, le bouddhisme reste encore le cœur de la religion et de la spiritualité. L’enseignement religieux est transmis dans les monastères, sous supervision et haute surveillance chinoise. Les besoins en enseignants Lamas sont sous la tutelle des autorités. Voyant les monastères comme une possibilité de rassemblement prônant la libération du Tibet, le gouvernement chinois a déjà massacré et détruit un grand nombre de moines et de monastères. Depuis la fin du XXe siècle, il a néanmoins subventionné la restauration des plus grands, devenus aujourd’hui davantage des lieux touristiques que des lieux d’enseignement et de recueillement. Les plus petits monastères furent reconstruits par les moines eux-mêmes. Un document, publié le 22 novembre 2000 par le bureau d’information du Conseil d’État de la République populaire de Chine, contient une série de lois en lien direct avec l’exercice de la religion sur le sol tibétain qui met à « l’évidence une volonté d’anéantissement de la religion bouddhique au Tibet car le nationalisme tibétain s’exprime à travers elle »5. Dans l’optique de sa révolution agraire de 1950, la Chine priva les monastères de leurs terres pour les transmettre aux paysans qui les cultivaient. Ils furent ainsi privés de revenus ce qui affaiblissait considérablement leur fonctionnement. Les révoltes qui éclatèrent dans le dernier quart du XXe siècle, notamment celle de 1989, année au cours de laquelle le Dalaï-Lama reçut le prix Nobel de la paix, laissent un souvenir amer dans la mémoire populaire concernant les monastères. L’année 1989 est une période importante dans l’histoire tibétaine. Elle correspond à la mort du Panchen-Lama, à des émeutes à Lhassa, et c’est aussi l’année où la loi martiale fut imposée par le premier ministre chinois Li Peng au Tibet, encourageant les informateurs grâce aux « boîtes de délation »6 après les soulèvements réprimés sur la place Tian’anmen. Outre l’encouragement à la délation, cette loi martiale eut des impacts considérables sur les règles de fonctionnement des monastères et l’armée chinoise en eut la responsabilité : l’âge, l’enseignement, la vie intérieure furent 5 Ibid., p.35. 6 Lydie Koch-Miramond, La Chine et les droits de l’homme, Paris, L’Harmattan, 1991, p.145. P. 73 sous le contrôle du Bureau des affaires religieuses de Lhassa. La sélection des futurs moines était la plus rigoureuse car il faut démontrer ne pas être un sympathisant nationaliste et l’ordination est contingentée depuis 19947. Outre les changements apportés par la Chine sur les ordres monastiques, l’acculturation s’est prolongée autrement. Dénoncée dans un appel du Dalaï-Lama le 24 novembre 1950, la stérilisation forcée des hommes et des femmes dans le but d’exterminer le peuple tibétain fut pratiquée.8 À Lhassa, aujourd’hui, les tibétains sont minoritaires. Détruire la culture tibétaine fut une priorité et cela peu importe les moyens utilisés. Toutefois, il est important de rappeler que la Chine agissait de façon libératrice pour le Tibet et il était de son devoir d’intervenir dans ce pays. Toutefois, des opposants pacifistes et des réfugiés politiques luttent toujours afin de retrouver un Tibet autonome et sont la preuve que le « pays peut se poursuivre en dehors de son territoire »9. L’impact du message du Dalaï-Lama porté aux tibétains par Kalsang Dolma, réfugiée tibétaine, prouve à quel point ce peuple est attaché à leur chef spirituel. Il est leur libérateur et leur apporte espoir, joie et mélancolie. En réalité, les nouvelles générations tibétaines perdent peu à peu leur identité, perdent de vue leurs cultures, leur sentiment d’appartenance. Les noms de rues et de quartiers sont assimilés au même titre que la population elle-même. Malgré cela, les nomades, les prêtres tibétains, les gens qui ont connus le Tibet avant 1950 se souviennent de la profondeur spirituelle de leur pays. Le Dalaï-Lama appelle à la lutte non-violente, à un retour à la culture et la survie du patrimoine. Sans lui, les tibétains n’ont plus de repères pour s’unir. Des évènements comme celui du 27 avril 1998 à New Dehli où un tibétain s’est immolé par le feu après quarante-sept jours de grève de la faim restée sans réponse, témoigne d’une lutte quotidienne de nombreux tibétains. « Le monde est-il trop occupé à d’autres urgences? »10. En novembre 2012, alors que se tenait le 7 Jagou, loc.cit., p. 40. 8 François Prévost et Hugo Latulippe, Ce qu’il reste de nous, Montréal, Office national du film du Canada, 2008, DVD Vidéo de 76mn. 9 Idem 10 Idem P. 74 Le Prométhée Parution no.1 18e congrès du parti Communiste chinois, vingt-huit personnes se sont immolées par le feu11, preuve que la crise identitaire est plus que présente à l’extérieur du Tibet, marquant ainsi le centième anniversaire de la déclaration d’indépendance du Tibet. LA MONTÉE DU FRONT NATIONAL EN FRANCE Par Vincent Cheval et Julien Turminel (collaboration spéciale) En conclusion, la question du Tibet, pays riche en ressources naturelles, demeure toujours dans l’esprit tibétain que ce soit ou non sur le territoire. Malgré cela, la situation ne semble pas perturber les occidentaux qui s’attardent davantage à des questions d’ordre politiques concernant les Îles Diaoyu / Senkaku ou encore la situation critique au cœur des discussions actuelles mettant en avant la Russie, la Chine et l’Otan concernant l’Ukraine. Quels débats jailliraient si un soulèvement révolutionnaire se produisait et que le peuple tibétain n’était plus aussi pacifiste et disait « NON » à la tyrannie chinoise ? Bien que l’annexion fût condamnée par l’ONU en 1961 et 1965, « le Tibet reste aujourd’hui un pays occupé, opprimé et qui subit la force, la peur et la souffrance. »12. En juin 2014, la France voyait, pour la première fois de son histoire démocratique moderne, un parti classé à l’extrême droite de son spectre politique arriver en tête d’une élection d’ampleur nationale. Ce scrutin visant à renouveler la représentation française au parlement européen à vue pas moins de 5 circonscriptions, sur les 7 qui divisaient l’Hexagone pour le vote, remportées majoritairement par des représentants du Front National, parti incarné par la famille Le Pen à sa tête depuis sa création. Tout cela presque deux mois après une percée significative du Front aux élections municipales quand, le 30 mars 2014, 14 villes sont gagnées par l’extrême-droite, dont 11 par le parti dirigé actuellement par Marine Le Pen. Bibliographie HIACE, Isaure. « Chine : un 100e Tibétain s’immole pour protester contre Pékin », L’Express, Février 2013, http://www.lexpress.fr/actualite/monde/ asie/chine-un-100e-tibetain-s-immole-pour-protestercontre pekin_1220094.html#XbUcu3yQvXaJPLuX.99 JAGOU, Fabienne. « La politique religieuse de la Chine au Tibet ». Revue d’étude comparative Est-Ouest, vol.32, no.1 (2001) : 29-54. KOCH-MIRAMOND, Lydie. La Chine et les droits de l’homme. Paris, L’Harmattan, 1991, 266p. Le Sénat, Relations interparlementaires France-Tibet. Le Tibet en exil : à l’école de la démocratie, 2005. 60p. http://www. senat.fr/ga/ga67/ga67_mono.html. PEISSEL, Michel. Les cavaliers du Kham, guerre secrète au Tibet. Paris, Robert Laffont, 1972, 303p. PÉRÈS, Rémi. Chronologie de la Chine au XXe siècle : histoire des faits économiques, politiques et sociaux, Paris, Vuibert, 2001, 141p. PRÉVOST, François et Hugo Latulippe. Ce qu’il reste de nous, Montréal, Office nationale du film du Canada, 2008, DVD Vidéo de 76mn. 11 Isaure Hiace, « Chine : un 100e Tibétain s’immole pour protester contre Pékin », L’Express, Février 2013, http://www.lexpress.fr/actualite/monde/asie/chine-un-100e-tibetain-s-immolepour-protester-contre-pekin_1220094.html#XbUcu3yQvXaJPLuX.99 (Page consultée le 12 janvier 2014). 12 Le Sénat, Le tibet en exil : à l’école de la démocratie, p.54. Le Front National est l’union hétéroclite de divers mouvements d’extrême-droite, puisant ses racines jusque dans l’idéologie de Charles Maurras et de l’Action Française à la fin du XIXème siècle. Ces idées ont, après bien des péripéties, évolué et ont donné le parti actuel, qui se distingue de ses prédécesseurs par sa capacité à renouveler ses forces sociales et ses grandes ambitions1. Il est fondé le 5 octobre 1972, par des responsables du parti néo-fasciste Ordre Nouveau, dans le but de former une organisation plus large, regroupant « nationalistes » et « nationaux »2 dans une « vitrine politique » plus présentable dans une société démocratique. C’est alors un parti marginal présidé par Jean-Marie Le Pen, ancien député d’un mouvement populiste appelé poujadiste ayant démissionné pour s’engager dans le corps des parachutistes après que l’Assemblée Nationale aie votée l’envoie de l’armée dans une Algérie en pleine révolte face au pouvoir colonial (période durant laquelle il est accusé d’avoir pratiqué plusieurs séances de tortures sur des prisonniers algériens), mais qui va se faire une place progressivement sur l’échiquier politique français. Nous, qui vivions alors pleinement et paisiblement notre aventure québécoise au sein de l’UQTR, 1 Michel Winock (dir.), Histoire de l’extrême droite en France, Paris, Éditions du Seuil, 1993, p. 232. 2 Ibid., p. 243. Parution no.1 Le Prométhée recevions les nouvelles des succès électoraux du Front National moins avec une réelle surprise qu’avec une tristesse tangible. En effet, comment expliquer l’émergence massive d’un parti d’extrême droite, issu des groupuscules les plus marginaux et les plus extrêmes, sur la scène politique hexagonale actuelle, où il semble s’ériger en parti d’opposition « normal » ? Comment expliquer cet attrait, même chez certains de nos proches, pour une formation politique qui, il y a dix ans encore, provoquait une réelle indignation à la moindre de ses manifestations ? Notre présence au Québec nous a permis de poser une réflexion la moins passionnée possible sur le sujet au vue de nos opinions et affects personnels, de nous fonder avant tout sur une méthodologie d’historien, d’extirper des rayonnages de la bibliothèque et des archives de journaux les explications nous permettant d’éclairer notre regard sur cette actualité brûlante d’une lumière nouvelle. Car transmettre l’Histoire, c’est aussi cela. I - De la marginalité aux grands succès électoraux et idéologiques Les années 1970 ne sont pas très glorieuses pour le Front National, qui ne parvient pas à s’imposer dans les urnes. En effet, moins de 30 ans après la Seconde Guerre Mondiale, les partisans des idéaux nationalistes et racistes se font encore discrets. Toutefois, les idées d’extrême-droite font leur chemin, notamment avec le GRECE (Groupement de Recherche et d’Étude pour la Civilisation Européenne). Créé en 1969, cette organisation s’est fixé comme but la création d’une « nouvelle culture de droite »3 de tendance néo-païenne. Ainsi, un contre-feu idéologique fut établi afin de parer la Gauche conquérante du début des années 1980. P. 75 National commence une percée électorale. Il est mal représenté au niveau national avec 0,1% des suffrages aux élections municipales de mars 1983, mais localement certains résultats ne sont pas négligeables : la liste de Jean-Marie Le Pen réalise ainsi un score de 11,3% dans le XXe arrondissement de Paris5. Il faudra attendre 1984 pour que le leader du FN soit reconnu comme un homme politique à part entière, avec son entrée en janvier dans le baromètre Figaro-SOFRES, et une invitation le 13 février à l’émission télévisé « L’heure de vérité »6, émission qui aurait été expressément commandée par l’Élysée. Au niveau des élections européennes, la liste « Front d’opposition nationale pour l’Europe des patries », conduite par Jean-Marie Le Pen, réalise le 17 juin 11,2% des suffrages avec plus de deux millions d’électeurs. Un tel score n’avait plus été réalisé par une liste d’extrême-droite depuis 1956, où les listes Poujade avaient rassemblé 11,6% des suffrages aux législatives du 2 janvier 19567. Cependant, malgré la ressemblance du score, l’implantation géographique est complètement différente : le poujadisme touchait la « France du passé » représentée par les régions rurales, alors que le FN touche la « France urbaine et moderne », correspondant surtout aux grandes métropoles urbaines et aux villes où sont présentes d’importantes concentrations de population immigrée. Dans ces agglomérations, le FN rassemble en moyenne un électeur sur cinq8. L’extrême-droite devient alors une force avec laquelle il faut compter en milieu urbain. Mais on constate avec les élections de mars 1985, que les suffrages du FN sont davantage un moyen d’empêcher ou de favoriser l’élection des candidats de la droite traditionnelle, qu’un moyen de faire élire ses propres canIl faut aussi prendre en compte le contexte écodidats9. nomique et social, car la France est entrée dans une proPuis, un événement heureux pour le FN va se fonde crise depuis le milieu des années 1970. Avec son aggravement au début des années 1980, on voit appa- produire : le mode de scrutin pour les élections législaraître une France à deux vitesses, où s’opposent « d’un tives est modifié le 3 avril 1985. D’après le président de côté, ceux qui participent à la vie moderne, à l’emploi, la République en place, François Mitterrand, il s’agis10 à la consommation, dont les enfants accèdent à l’éduca- sait juste d’« instiller la proportionnelle » pour un vote tion dans des conditions convenables ; de l’autre, ceux Seuil, 1992. qui oscillent entre le chômage et le travail précaire, des 5 Winock, op. cit., p. 252. 6 Ibid., p. 253. familles déstructurées, des enfants mal ou sous-édu7 Ibid., p. 254. 4 qués, le surendettement et la misère ». Puis, le Front 3 4 Ibid., p. 247. Michel Wieviorka, La France raciste, Paris, Edition du 8 9 10 Ibid., p. 255. Ibid., p. 258. Ibid. Le Prométhée P. 76 plus juste. Mais la substitution de la proportionnelle au scrutin majoritaire permet surtout au FN de monter, et donc de contrecarrer en partie la droite classique au profit du parti socialiste. Parution no.1 exprimés16. Au second tour, la défaite de la droite permet au leader du FN de se présenter en seul et unique recours face à François Mitterrand. Mais comme le mode de scrutin majoritaire à deux tours est réintroduit pour les élections législatives, combiné avec la stratégie de candidature unique adoptée par le RPR et l’UDF, cela va entraîner un recul du FN. En automne 1989, un débat national inattendu éclate autour du foulard islamique et permet au FN de retrouver une certaine dynamique avec l’accent sur les thèmes de l’immigration et de l’intégration17. Par la suite, le FN connaît des hauts et des bas, mais sans jamais faire mieux. Ainsi, en 1994, le FN obtient 10,9% des suffrages exprimés aux élections européennes. Ce qui était perçu en 1984 comme une percée fulgurante (11,2%) devient dix ans plus tard la marque d’un essoufflement18. Ce « coup de pouce » mitterrandien entraîne alors des changements au FN, où l’on passe à une stratégie de « notabilisation » qui entraîne une perte de militants, mais qui est compensée par l’arrivée de nouveaux électeurs. Le 16 mars 1986, avec plus de 2,5 millions d’électeurs et près de 10% des suffrages exprimés, le Front National entre massivement à l’Assemblée nationale (où il constitue un groupe parlementaire avec 35 députés) et dans les conseils régionaux (avec 137 conseillers régionaux)11. Il revendique aussi cette année-là une force de 65 000 adhérents12. Le FN développe alors une contre-société national-frontiste avec toute une série de réseaux, constitués de nombreuses orAux élections présidentielles de 1995, le FN réganisations satellites et d’une presse « amie »13 comme alise un score de 15%. Jacques Chirac remporte la vicle journal « Minute ». toire, mais cette alternance n’apporte pas les résultats espérés par les électeurs. Ainsi, les déceptions sur les Néanmoins, le FN va connaître certaines turquestions économiques et les politiques d’intégration, bulences internes, notamment avec quelques dérapages notamment à la suite des attentats islamistes qui vont de Jean-Marie Le Pen. Par exemple, en septembre secouer Paris, vont permettre d’augmenter la popularité 1987, il est interrogé à RTL sur les thèses des historiens du FN. « révisionnistes » et répond : « Je me pose un certain nombre de questions ; je ne dis pas que les chambres à En 2002, le fractionnement de la Gauche aux gaz n’ont pas existé. Je n’ai pas pu moi-même en voir. élections présidentielles avec pas moins de 16 candidats Je n’ai pas étudié spécialement la question. Mais je et le bilan industriel décevant des années Chirac-Jospin crois que c’est un point de détail de l’histoire de la Se- dans une campagne électorale marquée par l’affaire conde Guerre mondiale »14. Malgré tout, le FN continue Paul Voise, permettent au FN d’arriver au second tour son chemin et réussit peu à peu à confisquer la fonction avec 16,86% des voix. Le choc est tellement fort que d’opposition de la droite classique à son profit. les électeurs votent massivement pour Jacques Chirac au second tour. Pendant ce temps, la Gauche est en pleine crise d’identité et cherche à combler son vide idéologique. Pour les élections présidentielles de 2007, le FN Elle utilise le FN comme ferment de division des part alors confiant, mais il se prend finalement un redroites. Elle dénonce les alliances pratiquées en pro- vers, dû au phénomène Nicolas Sarkozy. Celui-ci a révince et participe à la campagne antiraciste, notamment cupéré une partie des thèmes alors monopolisé par l’exavec SOS Racisme incarné par le slogan « touche pas trême droite, et s’est forgé une stature de « Monsieur à mon pote » qui joue un rôle central et donne le la15. sécurité » lors de son passage au ministère de l’IntéPuis, vient l’élection présidentielle de 1988, qui rieur, notamment lors des émeutes en banlieues de 2005 permet à Jean-Marie Le Pen d’établir un record histo- et a, par conséquent, regroupé un électorat plus large. rique avec plus de 4 300 000 voix et 14,4% des suffrages Ces élections sont donc une défaite électorale pour le FN, mais c’est une victoire idéologique : la présidence 11 Ibid., p. 259. Sarkozy étant marquée par la création d’un ministère 12 Ibid., p. 274. 13 14 15 Ibid. Ibid., p. 276. Ibid., p. 277. 16 17 18 Ibid., p. 278. Ibid., p. 287. Ibid., p. 296. Parution no.1 Le Prométhée P. 77 de « l’immigration et de l’identité nationale » ou encore A) Des bouleversements « récents » et « extérieurs » avec le vote de la loi sur l’interdiction du hijab. Ancienne grande puissance internationale et coLe 16 janvier 2011 survient un tournant au sein loniale, la France de la seconde partie du XXième siècle du parti, avec l’élection de Marine Le Pen à la prési- a vu se développer un esprit de déclassement favorable dence du FN. Elle reprend les idéologies de son père, aux tenants des idéologies conservatrices voire réacmais en les rendant politiquement plus correctes, en- tionnaires chez un nombre croissant de Français. Cette tame alors une entreprise de dédiabolisation. Le prin- tendance s’est cristallisée autour des problématiques de cipe n’est pas nouveau est a été entrepris dès 1995 par l’immigration (1), surtout extra-européenne, et de l’inBruno Megret, alors n°2 du parti avant sa tentative de sécurité présentée assez hâtivement comme l’une de rébellion face à la mainmise des Le Pen sur le parti, ses conséquences et des impacts de la mondialisation qui arrive à conquérir la ville de Vitrolles où il met en économique (2) rendue seule responsable des difficulavant un discours avant tout social. La nouvelle cheffe tés économiques et sociales du pays. donne une image de femme moderne, présente une véritable volonté de faire du FN un parti de pouvoir, passe 1) Insécurité et « déchéance », la faute de l’autre. de l’anticommunisme à l’anti-mondialisme, rencontre L’immigration est aujourd’hui perçue négativecertaines associations juives inquiètes des actes antiment par près de 70% des Français19, accusée d’être la sémites perpétrés par de jeunes musulmans et se rend source de violence (a) et un facteur de transformation à Lampedusa en Italie, où chaque année des centaines négatif du pays notamment par l’implantation de l’isd’immigrés meurent noyés en tentant de rejoindre l’Eulam (b). rope, dénonçant la politique migratoire européenne. a) L’immigré criminel Aux dernières élections présidentielles, Marine Le Pen arrive ainsi troisième le 21 avril 2012 avec Alors que la dernière campagne présidentielle 17,9% des voix. Depuis ce temps, elle continue sa stra- battait son plein, la ville de Toulouse vivait dans un tégie de dédiabolisation en vue des futures élections de état de psychose après le meurtre de trois militaires 2017. d’origine arabe et africaine ainsi que d’un professeur et de deux élèves d’une école juive de la ville. Après II - Le FN, catalyseur des peurs une chasse à l’homme et le siège de l’appartement du de la France contemporaine suspect par les commandos de la police, ce dernier est Depuis sa création, la formation politique incar- abattu par les forces de l’ordre. L’assassin s’appelait née par la famille Le Pen a toujours tenté d’apporter Mohamed Merah, jeune français musulman radicalisé une réponse aux angoisses des Français touchés par les par son aîné, et va devenir pour la candidate Le Pen le bouleversements du siècle devenant souvent, si ce n’est symbole même de la corrélation entre immigration et tout le temps, le cri de ralliement des mécontents. Or, si criminalité : « Combien de Mohamed Merah dans les la dynamique actuelle de ce parti s’explique certes par bateaux, les avions, qui chaque jour arrivent en France ses métamorphoses et par le jeu politicien de ces der- remplis d’immigrés ? » s’époumona-t-elle lors d’un nières décennies, on ne peut passer à côté des facteurs meeting trois jours seulement après la mort de Merah20. travaillant la société française en profondeur. Ces fac- Une décennie auparavant, son père passait au second teurs peuvent être catégorisés entre les métamorphoses tour des présidentielles à la surprise générale dans une récentes, souvent perçues à tort ou à raison comme ré- campagne marquée par l’affaire Paul Voise21 où, là ensultant de l’extérieur de l’Hexagone (A), et les tensions 19 http://leplus.nouvelobs.com/contribution/767933-pourtypiques de la culture et de la société française (B). 70-des-francais-il-y-a-trop-d-etrangers-en-france-le-sondage-quitue.html (Page consultée le 7 mai 2014) 20 http://tempsreel.nouvelobs.com/election-presidentielle-2012/20120325.OBS4544/le-pen-combien-de-merah-dansles-bateaux-qui-arrivent-en-france.html (Page consultée le 7 mai 2014) 21 http://www.larevuedesressources.org/dix-ans-apres-l-affaire-paul-voise-pendant-les-presidentielles-en-france,2292.html P. 78 Le Prométhée Parution no.1 core, étaient mis en cause par les médias des jeunes populations immigrées ou issues de l’immigration qui d’origine nord-africaine, bien que l’instruction ne per- y sont confrontées directement et parfois dramatiquemit l’identification d’aucun suspect. ment, ni la part d’immigrés ou de Français d’origine étrangère dans ces actes. Situation d’autant plus source Ces affaires s’inscrivent dans l’esprit collectif de colère que le thème de la sécurité a glissé dans une comme symptomatique de la hausse supposée de la crisorte de tabou pendant un laps de temps chez les grands minalité liée là aussi dans l’imaginaire collectif marqué partis politiques du fait de l’« OPA » du FN sur ce sujet. par les médias, à la figure de la « racaille » de banlieue Mais, de fait, il semble exister une surreprésentation d’origine africaine dont l’imagerie est devenue quamédiatique de certains faits divers, déjà dénoncés après siment traumatique après les émeutes de banlieue de l’affaire Paul Voise, et venant conforter une vision né2005. Or, étrangement, jamais le nombre de meurtres gative des populations extra-européennes. Une vision n’a été aussi bas en France avec une baisse de moitié négative qui vire à une certaine paranoïa quand la quesentre 1997 et 201222. Mais la petite délinquance et les tion religieuse s’en mêle. agressions aux personnes ont effectivement augmenté même si les manipulations statistiques des différents b) Islam et laïcité, une problématique ministres de l’Intérieur23 ne permettent pas de trouver source de tensions un chiffre fiable. Cependant, selon le ministère de la justice, seulement 12,7% des condamnations concernent « L’Occupation », voilà à quoi Marine Le Pen 24 des étrangers même s’ils restent surreprésentés, car ne compara les prières de rue illégales dans certains quarformant que 8% de la population. Globalement, nous tiers de Paris où se mêlent musulmans voulant protester pouvons affirmer que le « sentiment » d’insécurité, que contre le manque de mosquées et extrémistes religieux. 17% des Français disent ressentir quotidiennement25, Si une telle action est en effet critiquable selon le prinprévaut dans le vote FN plutôt que l’expérience réelle cipe français de laïcité, la remarque de madame Le Pen de l’insécurité. ne manque pas de sel en regard des nombreuses « sorties » de son père sur le génocide juif. À cela s’ajoute En effet, un rapide comparatif de la carte de la le fait que ce dernier a dirigé une maison d’édition disdélinquance26 et du vote Le Pen lors des élections de tribuant des chants militaires du IIIième Reich, ou encore 201227 fait apparaitre des sortes « d’auréoles » de vote que parmi l’équipe fondatrice du parti on rencontrait FN autour des régions touchées par le phénomène de des anciens membres de la Milice collaborationniste ou délinquance massif mais qui sont elles-mêmes épar- même des SS Charlemagne comme André Dufraisse, fignées par le phénomène. Il ne s’agit pas de nier la réali- dèle de Jean-Marie Lepen et membre fondateur du parti té de la délinquance et de la criminalité qui touche une appelé affectueusement par certains adhérents « tonton part importante de la population, et prioritairement les Panzer ». (Page consultée le 7 mai 2014) 22 http://www.planetoscope.com/mortalite/1200-nombre-demeurtres-homicides-commis-dans-le-monde.html (Page consultée le 7 mai 2014) 23 http://delinquance.blog.lemonde.fr/2013/09/10/la-delinquance-explose-ou-pas/ (Page consultée le 7 mai 2014) 24 h t t p : / / c h r i s t o p h e v i e r e n . o v e r- b l o g . c o m / c a t e g o rie-12494098.html (Page consultée le 7 mai 2014) 25 http://www.20minutes.fr/societe/1265267-20131219-17-francais-sentiment-insecurite-selon-enquete (Page consultée le 7 mai 2014) 26 http://www.lefigaro.fr/actualitefrance/2009/04/16/01016-20090416ARTFIG00601-la-nouvellecarte-de-france-de-l-insecurite-.php (Page consultée le 7 mai 2014) 27 http://www.ladepeche.fr/article/2012/04/23/1337199-levote-fn-plus-homogene-en-progression-dans-l-ouest-et-les-zonesrurales.html (Page consultée le 7 mai 2014) Mais tout cela ne saurait cacher la réalité de l’échec actuel de l’intégration des populations musulmanes de France dans la société française. En effet, celles-ci sont arrivées en provenance des colonies d’Afrique du Nord majoritairement dans les années 1950-1960, dans une France en reconstruction et en manque de main d’œuvre. La cohabitation fut marquée par certaines difficultés, notamment sous le sceau de la guerre d’Algérie et des conditions socio-économiques difficiles des arabes de France, mais celles relevant de la question religieuse ne furent qu’anecdotique, le respect des principes laïcs se conciliant par exemple avec les pauses pour la prière vers la Mecque sur les chaines de montages de Renault. Parution no.1 Le Prométhée Cependant, les politiques de la ville menèrent au pays de l’assimilation à une certaine ghettoïsation des grands ensembles HLM (Habitations Loyers Modérés). Ces quartiers marqués par le chômage, par un certain retrait des services publics et un urbanisme déficient entrainant un certain isolement, faisant de ces espaces des « territoires perdus de la République » où une jeunesse désœuvrée commençait à faire peur aux classes moyennes vivant autour. L’islam, parfois dans sa vision radicale, prit alors une dynamique nouvelle, soutenue par certains mouvements étrangers profitant du manque de structure du clergé musulman français. Cette vision radicale et simpliste de l’Islam déboula sur la scène médiatique en octobre 1989 avec l’affaire des « voilées de Creil »28 où de jeunes collégiennes arrivaient en cours vêtues de leur foulard islamique malgré le principe de laïcité des établissements publics. L’affaire provoqua une levée massive de boucliers à gauche comme à droite, réunissant des politiques, des syndicats et des médias aux tendances très diverses. La laïcité est alors perçue comme une valeur commune et les voix discordantes se font rares. Mais au fil des années, la multiplication des affaires vont faire de la défense de la laïcité face aux extrémistes musulmans un domaine de l’extrême droite. P. 79 « d’ethnicisions » de certains établissements du fait du maintien des vieilles cartes scolaires, répartissant les élèves dans les établissements selon leur lieu de résidence afin de créer une mixité sociale mais qui, avec la ghettoïsation des quartiers, a l’effet inverse, et de religiosité précoce des élèves qui sont de moins en moins ouverts aux dialogues avec leurs professeurs souvent blancs et qui sont réduits à leurs yeux à la même figure d’autorité et de rejet que le policier29. En effet, dès 1981, avec la victoire socialiste à la présidentielle, les partis de droite classique ont durci le ton sur la question de l’immigration, c’est le fameux discours sur « le bruit et les odeurs » de Jacques Chirac dans lequel est mis en scène un travailleur français imaginaire confronté à ses voisins africains bruyants, déversant toutes sortes d’odeurs dans la cage d’escalier de l’immeuble tandis que le mari polygame fait vivre sa petite « tribu » grâce aux diverses aides d’État (le même Chirac sera ironiquement celui qui instaurera la règle de non alliance avec le FN et deviendra une figure appréciée au sein des banlieues après son refus de la guerre en Irak). Cette situation inquiète d’autant plus qu’elle est fréquemment illustrée par de nombreux faits divers, parfois par de simples rumeurs. Dans tel endroit, les rues sont occupées pendant les prières du vendredi. En 2006, un jeune homme, Ilan Halimi, se fait enlever et torturer par un gang de banlieue majoritairement musulman, car il était juif. Des professeurs s’abstiennent de discuter religion, des cours d’histoire parlant des relations de l’Occident avec l’Orient ou encore de la Shoah. On aurait interdit le porc dans telles cantines scolaires (rumeur complètement fausse mais ayant la vie dure et aujourd’hui devenue emblématique suite à l’interdiction du porc dans les cantines par les mairies FN) ou encore la fameuse histoire du pain au chocolat, volé à un enfant sous prétexte de respect du Ramadan, colportée par un ténor de la droite sans que nul ne sache d’où sort cette affaire qui aurait déjà eu plusieurs vies. Dernièrement, c’est le cas de Mohamed Merah, le débat houleux sur l’interdiction du voile intégral, l’incendie des bureaux d’un journal satirique après la diffusion d’une caricature de Mahomet, ou encore le départ de centaines de Français pour la Syrie qui inquiète l’Hexagone. Ces cas particuliers, mais trop nombreux, ont servi une vision faussée des Français musulmans par leurs concitoyens qui sont réduits à une caricature d’intégriste et les tentatives maladroites des partis de droites de récupérer ces inquiétudes n’ont fait que légitimer les discours de l’extrême droite en général et du FN en particulier. Le milieu des années 1990 fut marqué par des attentats islamistes dirigés par Khaled Kelkal, né et ayant grandi en France, symbolisant la dérive de certains jeunes de banlieue. Au début des années 2000, les actes antisémites se multiplient à la suite de l’Intifada palestinienne. Dans le milieu scolaire, les problématiques se multiplient face au double phénomène Ce dernier a réussi, sous la direction de Marine Le Pen, le tour de force de se présenter comme le défenseur de la laïcité alors qu’il compte parmi ses rangs la crème de l’intégrisme catholique et que sa grande manifestation annuelle du 1er mai se fait sous le patronage de Jeanne d’Arc. La laïcité est perçue comme une partie intégrante de l’identité française mais comme sorte 28 http://www.revue-des-sciences-sociales.com/pdf/ rss35-lamine.pdf (Page consultée le 7 mai 2014) 29 http://www.revue-des-sciences-sociales.com/pdf/ rss35-lamine.pdf (Page consultée le 7 mai 2014) Le Prométhée P. 80 de catho-laïcité, c’est-à-dire une laïcité venant faire taire ce qui ne correspond pas à l’héritage chrétien du pays. En effet, les discours sur l’interdiction du voile et même de la kippa dans les lieux publics sont légions au sein du parti, mais aucune référence aux manifestations de moins en moins rares et de plus en plus bruyantes des catholiques traditionalistes. Le musulman est perçu comme une sorte de cinquième colonne, le programme officiel préconisait d’ailleurs pendant longtemps d’interdire l’accès de l’armée aux musulmans, visant même pour les frontistes plus extrêmes à un plan de colonisation à l’envers, un « changement de peuple » ourdis par des puissances obscures30. Ce fantasme délirant s’appuie cependant sur un système idéologique solide et touffu faisant de l’immigration et du multiculturalisme le cheval de Troie de la mondialisation. 2) La peur de l’espace mondialisé « L’immigration est utilisée par les puissances d’argents et le grand patronat pour peser à la baisse sur les salaires et les droits sociaux des travailleurs français. Voulue et sans cesse réclamée par le MEDEF (syndicat patronal), la Commission européenne et les grands groupes du CAC 40 (40 plus grosses entreprises française), l’immigration n’est pas un projet humaniste, mais une arme au service du grand capital31 ». Cet extrait du programme FN résume à lui seul le pilier idéologique actuel du parti. La source de tous les problèmes est ce vaste mouvement de mondialisation qui en relativisant les frontières met en péril la nation française elle-même. Loin de ces considérations de haut vol, les Français craignent cependant ce profond bouleversement économique ayant de dures conséquences sur l’emploi (a) et dont les effets les plus coercitifs sont perçus comme le fruit de l’Union Européenne (b). a) La cause de tous les malheurs Inconnu de la majorité des Français au début des années 1990, le terme de mondialisation évoque aujourd’hui la défiance parmi la population française. Ainsi, pour 50% d’entre eux, il s’agit avant tout d’une dynamique profitant aux grands pays en voie de déve30 http://www.lemonde.fr/politique/article/2014/01/23/ le-grand-boniment_4353499_823448.html (Page consultée le 7 mai 2014) 31 http://www.frontnational.com/le-projet-de-marine-lepen/autorite-de-letat/immigration/ (Page consultée le 7 mai 2014) Parution no.1 loppement et pour la grande majorité comme la première cause du chômage en France32. Il faut dire que la situation économique française des dernières décennies n’aide en rien à améliorer ce jugement. En effet, la fin des années 1990 connut une hausse du chômage au-dessus de 11% et ne connut de baisse significative que sous le gouvernement Jospin avec une baisse à 8%33. Cependant, c’est ce gouvernement socialiste qui va briser de nombreux espoirs en l’alternance politique lors du démantèlement d’une usine Michelin entrainant plus de 7500 licenciements. Sans possibilité de manœuvre, le Premier ministre sera réduit à un pathétique « l’État ne peut pas tout » sur les plateaux télés34. La France va subir dès la fin des années 1970 une désindustrialisation fulgurante. Près de deux millions d’emplois industriels auraient été ainsi détruit du fait, entre autres, du progrès technique mais de 30 à 39% auraient étaient directement victimes de la concurrence internationale35, et ces dernières années, 4,2% des entreprises non financières se sont délocalisées à l’étranger36. Même si les délocalisations ne concernent qu’une infime part des entreprises, cela concernerait 36 000 emplois par an37 et reste symboliquement dur. Récemment, le cas des sidérurgies de Florange fermées par décision du milliardaire indien Lakshmi Mittal est emblématique. Nicolas Sarkozy, dont les promesses furent symboliquement enterrées devant l’usine, comme François Hollande, s’y sont cassé les dents et n’ont pu que retarder l’échéance. Florange elle-même est située dans la région la plus sinistrée par la désindustrialisation, de la Picardie à la Moselle, qui est aussi l’une des deux zones où le vote FN est au-dessus de 21%. Le Front National séduit avec la mise en avant de l’idée d’un État fort face à une gouvernance actuelle vue comme 32 http://www.lexpress.fr/actualite/politique/les-francaiset-la-mondialisation-de-l-amour-a-la-defiance_1101139.html (Page consultée le 7 mai 2014) 33 http://www.lefigaro.fr/emploi/2012/09/06/0900520120906ARTFIG00405-le-taux-de-chomage-au-plus-haut-depuis-presque-13-ans.php (Page consultée le 7 mai 2014) 34 http://rue89.nouvelobs.com/2014/04/30/letat-peut-toutquinze-ans-malediction-jospin-251859 35 http://www.insee.fr/fr/ffc/docs_ffc/ES438S.pdf (Page consultée le 7 mai 2014) 36 http://www.insee.fr/fr/themes/document.asp?ref_ id=ip1451 (Page consultée le 7 mai 2014) 37 http://www.lefigaro.fr/emploi/2010/05/27/010102 0 1 0 0 5 2 7 A RT F I G 0 0 7 1 9 - l e s - d e l o c a l i s a t i o n s - d e truisent-36000-emplois-par-an.php (Page consultée le 7 mai 2014) Parution no.1 Le Prométhée P. 81 impuissante à conserver sa puissance industrielle mais tournent logiquement contre ce qui en est l’incarnation aussi son modèle social. légale et ce qui est devenue la bête noire du FN, l’Union Européenne. L’État français est marqué par un interventionnisme important lancé par le colbertisme. Ce mouveb) Le cheval de Troie européen ment a perduré et a trouvé un nouveau souffle au XXème siècle avec les gouvernements de Gauche dont la préL’Union européenne est perçue comme la cause sidence Mitterrand. Mais après les déboires écono- de cette entrée en force de la mondialisation dans la miques et l’arrivée d’un gouvernement de cohabitation vie des Français. Pire, pour 58% des Français, elle de droite en 1986, une dynamique de privatisation était représente une contrainte et 49% voient le projet eulancée. Paribas, Renault, Total, Pechiney, Air France, ropéen comme négatif39. En effet, ces dernières déFrance Télécom, EDF, parcs autoroutiers, au nom des cennies, l’UE s’est essentiellement concentrée sur un principes de la vague néolibérale, se sont allégés, en projet politique fondamentalement néolibéral faisant tout ou en partie, de la part de l’État. La sécurité sociale avancer certes des valeurs comme la démocratie mais est déficitaire de manière permanente ; depuis, la dette toujours en doublon avec des mesures visant la libépublique a atteint 82,9% du PIB, les budgets sont sans ralisation de l’économie. Ainsi, s’il serait faux de dire cesse en baisse. De nombreux Français critiques de ces que la commission ou le parlement européen peuvent politiques, rejetant ou étant déçus par l’alternance, re- obliger les États à privatiser, ils peuvent néanmoins cherchent un moyen de conserver un outil public effi- casser les monopoles étatiques et dans les cas de crises cace et protecteur. Le FN, de son côté, a entrepris sa ré- pousser vers des privatisations massives. C’est ce qui volution passant d’un Jean-Marie Le Pen autoproclamé s’est passé en Grèce après la crise de 2008 où de nomle « Reagan français », par anticommunisme primaire, à breuses infrastructures ont été privatisées dans le cadre une conception proche d’un « ethno socialisme » défen- d’un sévère plan d’austérité. C’est un fait que l’Europe du par sa fille38 et introduite au sein du parti notamment politique reste à construire alors que l’administration par des personnages aussi sulfureux qu’Alain Soral. européenne à Bruxelles semble déconnectée de la réalité des citoyens européens et plus proches des intérêts L’État ne faillit pas parce qu’il serait dysfonc- des lobbys40. En réalité, peu de Français sont capables tionnel, mais parce que victimes d’abus, par les im- de nommer les différents dirigeants de l’UE et encore migrés, et trahis par les élites imprégnées de concepts moins d’expliquer son fonctionnement. étrangers. Il faut donc resserrer le filet social sur les seuls « vrais » nationaux, ces derniers étant identifiés Bruxelles reste une image vague associée aux grâce à l’établissement d’un accès à la nationalité par décisions les moins populaires comme les réglemenle droit du sang et par la mise à l’épreuve des immigrés tations environnementales et autres quotas de pêche et de leurs descendants sur trois générations. Critique touchant des milliers de travailleurs français. L’Eude la mondialisation, le FN a brouillé de nombreuses rope, c’est bien évidemment l’euro dont la crise a érodé cartes idéologiques n’hésitant pas à citer Jaurès ou durablement la confiance envers les institutions euroDe Gaulle. Plus discrètement, le parti soutient la dic- péennes. Monnaie commune sans outil politique comtature d’Al Assad en Syrie comme il le fit avec l’Irak mun, perçue comme un outil favorable au maintien du de Saddam Hussein, ou encore un grand axe Paris-Ber- niveau de vie des retraités allemands au dépend du reste lin-Moscou comme contre-pouvoir à la puissance amé- de l’Europe et comme pesant sur la capacité de relance ricaine et à l’émergence de Beijing (projet très discret de la croissance française. L’Europe, c’est aussi l’esdepuis la crise ukrainienne). pace Schengen, formidable espace de liberté de circulation entre les peuples, qui est critiqué de par sa trop Les électeurs eux se contentent alors de consta- grande perméabilité. Le débat s’articule notamment ter les effets de cette libéralisation des marchés et se re38 http://www.lemonde.fr/politique/article/2011/11/01/lefn-de-l-admiration-pour-reagan-a-la-denonciation-de-la-toutepuissance-americaine_1596710_823448.html (Page consultée le 7 mai 2014) 39 http://www.lemonde.fr/europeennes-2014/article/2014/05/05/le-sentiment-ambigu-des-francais-pour-l-europe_4411422_4350146.html (Page consultée le 7 mai 2014) 40 Deloire, Christophe et Christophe Dubois. Circus Politicus. Paris, Éditions Albin Michel, 2012. 461 p. P. 82 Le Prométhée autour de l’immigration illégale qui serait facilitée par cette libre circulation, de la problématique des Roms, qui peuvent désormais circuler sans contraintes, ainsi de divers trafics en l’absence d’une autorité coordonnée de police et de douane européenne. Le cas le plus emblématique est peut être celui du trafic de Kalachnikovs en provenance des Balkans acheminés par simple bus jusque dans certaines banlieues françaises. De fait, les institutions européennes souffrent de leur inachèvement politique. En effet, le rejet de la constitution européenne par la France (2005) et les Pays-Bas, était dans l’Hexagone un débat ouvrant des fractures trans-partisanes. Ce qui fut rejeté n’était pas tant l’idée de constitution européenne que le projet de société proposé. Or, le « rattrapage » de cet échec à coup de traités plus ou moins obscurs n’ont pas permis la création d’un sentiment européen fort mais au contraire le sentiment pour nombre de citoyens de se faire avoir. Ce sentiment est l’un des facteurs de réussite électorale du FN qui est bien représenté lors des élections européennes malgré l’absentéisme avéré de ses élus lors des sessions du parlement européen. Ainsi la société française fut marquée par des bouleversements récents et perçus par certains comme extérieurs, l’immigré symbole du déclin français et de la mondialisation. Mais réduire le succès actuel du FN à ces facteurs se seraient justifier le point de vue des partisans de Le Pen. Ce serait oublier que la problématique de l’intégration des immigrés révèle avant tout un dysfonctionnement des politiques françaises en la matière, de la même façon que la désindustrialisation, et que les décisions honnies de Bruxelles sont le fruit d’un engagement au sein des institutions européennes moins ambitieuses qu’elles ne pourraient l’être. Ce serait aussi oublier que les résultats frontistes plongent leurs racines dans des dynamiques complexes et anciennes propre à la France. B) Des tendances « anciennes » et « internes » Parution no.1 1) L’opposition ancienne à l’État Jacobin Les politiques centralisatrices débutées sous l’Ancien Régime et qui ont abouti sous les différentes républiques à toujours trouver face à lui diverses formes de résistances. Celles-ci ont débouché sur des cultures contestataires diverses où le FN puise une partie de ses ressources actuelles (a), mais aussi sur une critique globale d’un centre hypertrophié (b). a)Une opposition traditionnelle au pouvoir central Comme nous l’avons vu précédemment une partie du succès actuel du FN vient de la reprise d’une terminologie économique et sociale proche de la gauche que d’aucuns nomment « gaucho-lepénisme ». Ce dernier est un facteur de vote important, notamment dans la partie nord du pays où se trouvent les anciens bassins industriels. À l’est par exemple, en Alsace-Moselle, le pays est plus empreint d’un certain conservatisme classique déçu par le sarkozysme et encore profondément marqué par l’héritage gaulliste voire boulangiste. Au sud, l’électeur FN est plus angoissé par la question migratoire et l’insécurité. Tous ont en héritage une culture de la contestation et de la rupture avec le pouvoir central. Le nord a été marqué par la longue domination du parti communiste qui dans les années 1960-1970 tenait un discours sur l’immigration comme outil du patronat assez proche du discours FN actuel, alors que dans le sud, certains analystes vont jusqu’à chercher l’héritage vichyste qui aurait laissé l’idéal du pays agraire face à la décadence de la capitale. Le FN endossa ainsi le rôle de parti de protestation qui opère actuellement sa mue vers un plus large vote d’adhésion. Cette tradition protestataire ressort des travaux d’Emmanuel Todd qui dans « Le mystère français » perçoit que le vote FN s’implante dans les régions les plus anciennement déchristianisés et historiquement lieu de début des révoltes radicales, hormis Paris. D’emblée, le Front National, s’il répond aux En fait, les régions les plus récemment déchrisangoisses contemporaines, est aussi le fruit d’une tra- tianisés sont paradoxalement aujourd’hui majoritairedition d’opposition ancienne (1) qui trouve aujourd’hui ment à Gauche, l’exemple le plus probant étant la réun écho dans une partie de la jeunesse (2). volte des « bonnets rouges » en Bretagne l’an passé où le mouvement de contestation contre des mesures fiscales écologistes imposés par la Capitale furent le point de départ d’importantes manifestations. Cependant, Parution no.1 Le Prométhée et malgré les tentatives de plusieurs groupuscules, le mouvement ne bascula pas du côté de l’extrême droite comme a pu le faire le « printemps français » ou le « comité de la manif pour tous » qui se sont opposés de manière virulente à la loi pour l’ouverture du mariage civil et de l’adoption aux couples homosexuels. P. 83 « bien-pensance » ou de la « pensée unique » critiquée de toute part de telle sorte qu’il en devient compliqué de la définir. Cette opposition face au symbole du pouvoir emporte l’adhésion d’une partie croissante de la jeunesse, laissant entrevoir une sorte de division généraAu contraire, les « bonnets rouges » ont fait en- tionnelle. tendre une voix d’opposition au gouvernement socialiste, mais ancrés à gauche, dans une tradition ancienne b) Une génération Marine Le Pen ? de contestation bretonne dans une région majoritaireEn 2012, on assiste à la rentrée à l’Assemblée ment pro-européenne. Mais davantage que le facteur régional, la critique de la capitale semble être égale- nationale, de la plus jeune députée française, Marion Maréchal Le Pen, 21 ans, nièce de Marine Le Pen. Cette ment un facteur de recrutement pour le FN. entrée aurait pu rester anecdotique, si elle n’était pas symbolique d’un changement profond dans l’électorat 2) La capitale, incarnation de la mauvaise France FN. Incarnation d’une vieille France conservatrice, le selon le FN FN semble se muer en un mouvement marqué par un La centralisation politique, culturelle et éco- fort militantisme jeune. En effet, entre 20 et 28% des nomique du pays a amené à un fort ressentiment de électeurs âgés de moins de 25 ans voteraient FN aux la « Province » envers la capitale. Paris est le lieu du prochaines élections et 49% n’auraient confiance ni en pouvoir, de la Défense (où sont réunies les grandes la gauche ni en la droite pour redresser le pays alors que entreprises) et des médias. C’est le lieu où se mêlent le chômage touche 22% d’entre eux. « bobos » parisiens, qui vivraient dans leur bulle loin Dans le même temps la majorité du vote des « vrais » problèmes, et habitants des banlieues. De plus, la proximité des banlieues avec la capitale a per- « jeune » aurait tendance à s’aligner sur celui de ses mis que les médias s’y intéressent suffisamment, par- ainés avec des revendications moins radicales en généfois plus pour en tirer des reportages à sensation que de rales, celui-ci semblant se réfugier en grand partie dans 42 véritables investigations, tandis que les régions les plus le vote FN . Ce serait à la fois le contrecoup de la crise et de la désindustrialisation qui ont touché les parents de pauvres se révèlent être les zones rurales délaissées41. ces jeunes électeurs mais aussi un effet d’adhésion chez En conséquence, la capitale regroupe à la fois une jeunesse qui ne se reconnait pas dans le combat de des populations pauvres mais ayant accès à certaines celle des banlieues, qui veut marquer sa différence face politiques publiques et un marché du travail certes pré- à la génération « touche pas à mon pote » qui consticaires mais dynamiques, ainsi que des populations ai- tue ses ainés, et qui veut faire fi de certaines valeurs sées et cosmopolites. C’est la France de Saint-Germain- de tolérance et de bien-pensance considérées comme des-Prés, conspuée pour son omniprésence médiatique naïve. Une jeunesse qui veut faire entendre sa voix dans où le copinage n’aurait d’égal que le népotisme. C’est un pays où les seniors du baby-boom vont devenir le aussi la France critiquée par les groupuscules antisé- centre de la vie publique après l’avoir été comme jeumites dont Marine Le Pen tente de se détacher non nesse turbulente. Une place que le FN leur laisse, moins sans mal et qui ont trouvé de nouveaux hérauts dans par goût de la jeunesse que par un manque flagrant de la figure, bien triste désormais, de Dieudonné et de personnel politique. Ce mouvement, s’il ne représente l’étrange Alain Soral. De fait, la présence de personna- qu’une minorité de la jeunesse est néanmoins symptolités juives en nombre dans le milieu médiatique, poli- matique d’une crise profonde au sein de la société frantique ou économique est plus le résultat de cette centra- çaise et d’un bouleversement de son paysage politique. lisation hypertrophiante que d’une quelconque obscure machination. Cette France, c’est aussi celle dite de la 41 http://resistanceinventerre.wordpress.com/2013/10/24/pauvrete-en-france-2/ (Page consultée le 7 mai 2014) 42 http://www.lefigaro.fr/politique/2011/12/29/0100220111229ARTFIG00466-les-jeunes-votent-toujours-a-gauchemais-le-fn-les-seduit.php (Page consultée le 7 mai 2014) P. 84 Le Prométhée En conclusion, le Front National est parvenu, en moins de 40 ans, à s’extraire de la marginalité politique pour s’imposer comme un parti incontournable de la scène politique française actuelle. Fruit des tribulations de la famille Le Pen et d’une situation socio-économique à laquelle les partis traditionnels de gouvernement ne trouvent pas de réponses satisfaisantes aux yeux d’un nombre croissant de citoyens français, le succès actuel du FN n’est peut-être pas tant le résultat du succès de ses dirigeants, que de l’échec de ses adversaires sur le plan national et européen. L’Europe qui, justement elle aussi, voit fleurir partout des mouvements populistes ou du moins l’introduction de discours proches dans le langage politique commun. De la Hongrie d’Orbàn à la Ligue du Nord italienne, du PVV de Geert Wilders aux Pays-Bas, aux ténors de l’Ukip ayant eux aussi connus leurs succès lors du scrutin britannique des élections européennes, il semble bien exister une vague de fond à l’échelle du continent qui se base sur des discours proches sinon identiques. Cette situation laisse penser que le cas français, s’il répond à sa logique propre, s’inscrit dans un contexte plus large. Celui de la difficile construction d’un espace européen fédéré qui faute d’avoir réussi à maintenir la flamme du projet politique européen s’est abaissé à des tentatives de passages en force des plus maladroites. Parution no.1 Bibliographie CAMUS, Jean-Yves. « Extrême droite ». 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