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L’Encéphale (2010) 36, 147—154 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com journal homepage: www.em-consulte.com/produit/ENCEP PSYCHOPHYSIOLOGIE Approche neuroéconomique de la prise de risque à l’adolescence Risk-taking in adolescence: A neuroeconomics approach G. Barbalat a,b,∗, P. Domenech c, M. Vernet b, P. Fourneret a,b a Service hospitalo-universitaire de pédopsychiatrie, groupement hospitalier Est, Bron, France Équipe apprentissage et communication, laboratoire sur le langage, le cerveau et la cognition, institut des sciences cognitives, UMR 5230, CNRS, université de Lyon, 67, boulevard Pinel, 69675 Bron cedex, France c Centre de neurosciences cognitives, UMR 5229, CNRS, université Lyon-1, Bron, France b Reçu le 8 janvier 2009 ; accepté le 5 juin 2009 Disponible sur Internet le 22 septembre 2009 MOTS CLÉS Adolescence ; Prise de risque ; Neuroéconomie ; Système motivationnel ; Cortex préfrontal KEYWORDS Adolescence; Risk-taking; Neuroeconomics; Motivational system; Prefrontal cortex ∗ Résumé Les comportements à risque représentent la principale source de morbimortalité à l’adolescence. Nous proposons ici une revue des apports de l’approche neuroéconomique à la compréhension des bases physiopathologiques des comportements à risque dans cette tranche d’âge. Les outils de la neuroéconomie suggèrent en effet que les conduites à risque résultent d’un certain nombre de biais affectant le processus de prise de décision des individus — processus guidant la sélection d’un comportement adapté parmi plusieurs alternatives en fonction de leur évaluation subjective. Il a ainsi été montré que les adolescents tendent à choisir les options les plus risquées car ils ressentiraient moins d’aversion au risque et à la perte que les adultes, et parce qu’ils dévalueraient de manière particulièrement importante les conséquences futures de leurs choix. Nous présentons également dans cette revue des résultats suggérant que la fréquence élevée des comportements à risque à l’adolescence peut être reliée aux processus de maturation de deux systèmes neuronaux majeurs : les régions cérébrales du système motivationnel et celles du cortex préfrontal. © L’Encéphale, Paris, 2009. Summary Objective. — Risk-taking behaviors represent the main cause of morbi-mortality in adolescence. Here, we analyze their neural correlates, based on a neuroeconomics approach. This approach postulates that risk-taking behaviors result from multiple decision-making biases that impair the selection of the most appropriate action among alternatives based on their subjective evaluation. Specifically, we investigate three important domains in value-based decision-making: risk aversion, loss aversion and intertemporal choice. Literature findings. — First, when people have to make a decision between two rewarding options, they will usually prefer the more certain, even possibly lower, option — a phenomenon Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] (G. Barbalat). 0013-7006/$ — see front matter © L’Encéphale, Paris, 2009. doi:10.1016/j.encep.2009.06.004 148 G. Barbalat et al. called ‘‘risk aversion’’. Yet adolescent people have been found to be less averse to risk than adults. This observation was linked to hypoactivation in (1) the anterior insula, involved in negative emotion such as fear and disgust and (2) the anterior cingular and the posterior ventromedial prefrontal cortices, involved in the monitoring of conflict and error detection. Second, people are generally described as being more sensitive to the possibility of losing objects than to that of gaining the same objects — ‘‘loss aversion’’. Here, we suggest that adolescents may be less averse to losses than adults when estimating the prospects of gaining and losing objects. Indeed, adolescent people have been found to be more affected by reward (e.g. euphoria or social integration consecutive to drug absorption) and less affected by punishment (e.g. malaise after drug consumption) than adults. Whereas the former process is subserved by hyperactivations in regions involved in reward evaluation such as the nucleus accumbens, the latter has been proposed to be subserved by hypoactivations in regions involved in negative emotions such as the amygdala or the insular cortex. This lower sensitivity to losses compared to gains in adolescents could be another important mechanism underlying risk-taking behaviors. A third dimension of adolescents’ decision-making biases is temporality. It has been shown that adolescents favor immediate over delayed prospects, reflecting how future consequences of their decisions are heavily discounted. For example, adolescents can fail in projecting the future benefits of having safe sex — and thereby avoiding the risk of sexually transmitted disease or pregnancy — being more interested in the immediate reward of having romantic uninterrupted sexual intercourse. This impairment in inhibiting the choice of the early alternative could be related to the hypofunctionality of the lateral prefrontal cortex. Importantly, these three biases in the evaluation of decisions by adolescents may be related to the maturation of two neuronal systems. On the one hand, the early reorganization of dopaminergic neurons in the motivational system, due to the brutal secretion of sex hormones (mostly estrogens, testosterone and oxytocin) at the beginning of puberty, impels adolescents toward thrill seeking. On the other hand, the slow maturation of the cognitive control system, mostly exerted by the prefrontal cortex, implies that these impulses cannot be appropriately regulated. Conclusions. — Two important neurodevelopmental mechanisms are thought to play a key role in the genesis of risk-taking behaviors in adolescence: the brutal secretion of sex hormones at the beginning of puberty and the delayed maturation of cognitive control. As such, these behaviors can be considered as inevitable, even if other factors, like sex, heredity and precariousness, can enhance their frequency. The implications of these conclusions for the prevention of risk-taking behaviors in adolescence are discussed. © L’Encéphale, Paris, 2009. Introduction Si l’adolescence — comprise ici comme s’étalant de dix à 24 ans — est généralement perçue comme une période de bonne santé physique, la morbimortalité toutes causes confondues dans cette tranche d’âge a moins diminué au cours des précédentes décennies que dans les autres catégories de population plus âgées (source : http://www.cdc.gov/). Ce fait résulte principalement de la forte incidence des conduites dites « à risque » chez les adolescents (tentatives de suicide, toxicomanie, rapports sexuels non protégés, conduite automobile imprudente, délinquance juvénile. . .) [1,6]. Or, les études récentes sur la physiopathologie de ces comportements ont souligné qu’ils n’étaient liés ni à la méconnaissance des risques, ni à un sentiment inconscient d’invulnérabilité, mais qu’à l’inverse, ils dépendaient de processus neurophysiologiques communs à tout individu en cours de développement [36]. Dans cette revue, nous chercherons à détailler ces processus, en nous basant sur une approche neuroéconomique de la prise de risque. Cette approche, qui combine exploration fonctionnelle de l’activité cérébrale et outils conceptuels dérivés de l’étude économique des choix motivés, propose que les conduites à risque résultent d’un certain nombre de biais dans le processus de prise de décision des individus, processus guidant la sélection d’un comportement adapté parmi plusieurs alternatives en fonction de leurs évaluations subjectives. Dans une première partie, nous décrirons ces biais en les associant aux activations cérébrales des régions en charge du processus de prise de décision. Puis nous relierons le fonctionnement de ces régions aux processus de maturation survenant durant la période de l’adolescence. Les biais décisionnels à l’adolescence D’une manière générale, les théories économiques postulent que les décisions d’un individu sont déterminées par l’évaluation subjective des différentes alternatives possibles [25]. Plus spécifiquement, cette évaluation dépendrait de multiples facteurs dont les plus pertinents ont été reliés : • au contexte d’incertitude du choix ; • aux propres attentes du sujet concernant les résultats attendus du choix ; Approche neuroéconomique de la prise de risque à l’adolescence 149 Figure 1 Principales régions cérébrales impliquées dans le processus de prise de décision. A, B, C. Principales régions du système motivationnel. D. Principale région impliquée dans le contrôle de l’action (cortex préfrontal latéral). • à l’instant de survenue des conséquences possibles du choix. Par ailleurs, cette évaluation est étroitement liée aux activations du système motivationnel — un réseau de structures cérébrales situées au niveau des régions limbiques (amygdale, nucleus accumbens. . .) et paralimbiques (cortex frontal médian, insula) — et du réseau contrôleur de l’action (cortex préfrontal, cortex pariétal postérieur) [25] (Fig. 1). Aversion au risque à l’adolescence. Dans le domaine de la prise de décision, la définition du risque est relativement différente de celle qui lui est couramment attribuée — i.e. celle d’un danger éventuel — recouvrant plutôt la notion d’incertitude sur les conséquences du choix. Dans ce cadre théorique, la plupart de nos décisions comportent donc un certain degré de risque. Par exemple, un individu désirant acheter un logement va prendre en compte l’incertitude de sa situation financière future (son revenu est-il fixe ou tributaire de ses propres performances professionnelles ?), l’incertitude de sa localisation géographique (sera-t-il muté demain à l’autre bout de la France ?), l’incertitude du marché immobilier (les prix vont-ils baisser ?), etc. : l’appréciation du risque est au cœur du processus de prise de décision. Dans la lignée des travaux du mathématicien suisse Daniel Bernouilli (1738), les économistes von Neumann et Mor- genstern ont démontré que les choix des individus étaient en général marqués par une aversion au risque lorsqu’ils concernent des perspectives de gains : à gains potentiels égaux, le choix s’effectue en faveur de l’option la moins risquée (i.e. la plus sûre — « Expected Utility Theory », [38]). Ce phénomène d’aversion au risque mettrait en jeu des régions cérébrales impliquées dans les processus émotionnels — en particulier les émotions de peur et de dégoût — comme l’amygdale et de l’insula [7,21]. Il a été montré dans plusieurs études comportementales que les adolescents ressentent significativement moins d’aversion au risque que les sujets adultes [3]. À notre connaissance, seules deux études de neuroimagerie en ont investigué les bases neurales. Deux ensembles d’aires cérébrales ont été incriminées : • le cortex cingulaire antérieur et le cortex préfrontal médial postérieur, dont la fonction serait d’optimiser les décisions en permettant normalement de tirer profit des issues antérieures défavorables et de gérer au mieux les conflits d’intérêt entre les différentes options possibles du choix [2,11] ; • le cortex insulaire, adjacent des régions ventrolatérales préfrontales, impliqué dans les émotions négatives telles que le dégoût et permettant au sujet d’inhiber la réalisation du choix risqué [11]. 150 Enfin, dans ces deux études, le dysfonctionnement de ces régions cérébrales était significativement corrélé aux mesures comportementales de la prise de risque lors de la tâche passée dans l’IRM. L’ensemble de ces observations suggère donc que la fréquence des comportements à risque à l’adolescence pourrait être reliée à une moindre aversion au risque par rapport au sujet adulte, tout au moins lorsque les choix concernent des perspectives de gain. Dans le prochain chapitre de cette partie, nous introduirons la notion de perte dans le processus de prise de décision et nous analyserons les comportements de l’adolescent lorsqu’un même choix peut mener à un gain ou à une perte. Aversion à la perte à l’adolescence Kahneman et Tversky (« Prospect Theory », 1979) ont démontré que notre évaluation des résultats attendus des choix (qu’ils soient positifs ou négatifs) peut être représentée par une fonction dite de valeur, ou « value function » (Fig. 2, courbe en trait plein, exemple du comportement de consommation d’alcool) [17]. Selon ces auteurs, alors que notre comportement est caractérisé par une tendance générale à l’évitement des situations risquées lorsque les choix portent sur des perspectives de gains (concavité de la courbe pour les gains, phénomène d’« aversion au risque », voir chapitre précédent), ce phénomène s’inverse lorsque les choix portent sur des pertes potentielles (convexité de la courbe pour les pertes). De manière cruciale, la convexité de la courbe étant plus grande que sa concavité, l’individu est généralement davantage sensible aux pertes qu’aux gains G. Barbalat et al. lorsqu’il prend une décision (phénomène d’« aversion à la perte »), ce qui freine son engagement dans les conduites à risque. Un certain nombre d’études suggèrent que les adolescents éprouveraient moins d’aversion à la perte que les sujets adultes (Fig. 2, courbe en pointillés, exemple de la consommation d’alcool). Deux constatations viennent étayer cette hypothèse. Tout d’abord, la sensibilité aux récompenses pourrait être plus élevée chez l’adolescent que chez l’adulte [22]. Cette hypersensibilité aux effets positifs des comportements a été reliée à l’activation excessive du nucleus accumbens au moment de l’anticipation et de l’obtention d’une récompense de nature monétaire [10,12]. L’activité cérébrale dans cette région a de plus été corrélée à la sensation de plaisir ressenti au moment de l’obtention de la récompense [10], ainsi qu’à la propension à prendre des risques dans la vie quotidienne [13]. À cette surévaluation des récompenses par l’adolescent, s’ajoute une tendance à la dévaluation des punitions qu’il encourt [40]. Cette dévaluation des conséquences négatives des comportements serait le résultat d’une hypoactivation des régions cérébrales impliquées dans les émotions négatives d’anxiété et de dégoût — comme l’amygdale et l’insula [10] — et pourrait avoir pour effet de freiner l’inhibition du comportement risqué, donc de favoriser son adoption. Cependant, l’association entre hypoactivation des régions cérébrales impliquées dans les émotions négatives et mesures comportementales des conduites à risque n’a pas encore été démontrée. L’hyperactivation du système motivationnel observée pour les récompenses et l’hypoactivation pour les punitions suggèrent chez l’adolescent une sensibilité plus importante aux gains et moins importante aux pertes que chez l’adulte, i.e. une moindre aversion à la perte (Fig. 2). Cependant, à notre connaissance, une telle assertion n’a encore jamais été formellement vérifiée au moyen de paradigmes testant expérimentalement la sensibilité aux pertes par rapport aux gains. De plus, ces observations sembleraient être nuancées par les résultats de certaines recherches comme celles de Bjork et al., montrant que lorsque la perte potentielle est relativement importante, les adolescents présentent le même pattern de comportements que les adultes, à savoir une inhibition des conduites à risque [2]. En réalité, la dévalorisation des punitions à l’adolescence est souvent largement majorée par un autre facteur impliqué dans les fondements de nos décisions et qui n’était pas testé par ces paradigmes : la temporalité. L’adolescent face aux choix intertemporels Figure 2 Valeur subjective accordée aux effets positifs et négatifs d’un comportement (exemple de la consommation d’alcool). Courbe en trait plein : aversion à la perte. Chez l’adulte, les effets négatifs du comportement (malaise) sont surévalués par rapport aux effets positifs (euphorie) : Nadulte >> Padulte . Courbe en pointillés : moindre aversion à la perte à l’adolescence (Nado > Pado ). Généralement, nos choix ne sont pas uniquement dépendants du contexte d’incertitude dans lequel ils se déroulent ou de nos préférences absolues. En effet, nos décisions sont aussi déterminées par la prise en compte de l’instant de survenue de leur conséquence. Nous devons en effet souvent faire face à des choix dont les conséquences surviennent en des points temporels différents. Par exemple, vais-je déguster cet appétissant gâteau qu’on me propose à ce repas d’anniversaire ? Ou bien refuserai-je poliment pour éviter dans les prochains jours que ma silhouette soit moins attrayante ? Dans ces conditions, il a été démontré que la Approche neuroéconomique de la prise de risque à l’adolescence 151 Figure 3 Évolution temporelle de la valeur subjective attribuée aux conséquences d’un comportement (exemple du rapport sexuel non protégé). Partie gauche : chez l’adulte, la valeur attribuée à la récompense précoce (exacerbation des sensations) est inférieure à celle de la punition tardive (infection sexuellement transmise — IST) (Padulte < N’adulte ), malgré la dévaluation temporelle de cette dernière (N’adulte < Nadulte ). Partie droite : à l’adolescence, la très nette décroissance de la valeur attribuée aux conséquences tardives du comportement (N’ado << Nado ) implique que la valeur attribuée aux effets négatifs retardés est moins importante que celle de la récompense précoce (N’ado < Pado ). valeur accordée aux conséquences de nos comportements était d’autant plus faible qu’elles surviennent à distance du choix [25] : c’est parce que les conséquences négatives de l’ingestion du délicieux gâteau sur l’augmentation de mon poids n’apparaîtront pas immédiatement qu’elles seront d’autant dévaluées et que j’aurai tendance à accepter la part qui m’est proposée. À l’adolescence, une situation à risque caractéristique impliquant des conséquences dont la survenue est distribuée dans le temps est celle du rapport sexuel non protégé : alors que les récompenses (sensation de plaisir ininterrompu) sont immédiatement obtenues, les punitions (grossesse non désirée, maladie sexuellement transmissible) n’apparaissent qu’à plus long terme. L’adulte sain peut en général inhiber un tel comportement à risque parce que, même dépréciée par le temps, la valeur de la punition reste encore supérieure à celle de la récompense (Fig. 3, partie gauche). À l’inverse, des études comportementales ont démontré que les adolescents effectuaient leurs choix en dévaluant nettement plus les conséquences de leurs comportements dans le futur [14,26]. Autrement dit, la valeur d’une récompense précoce sera plus importante que celle d’une punition de valeur brute substantielle mais d’apparition retardée, favorisant ainsi l’adoption du comportement à risque (Fig. 3, partie droite). Les principales recherches concernant la modulation temporelle de la valeur attribuée aux conséquences d’un comportement à l’adolescence ont relié cette « myopie » pour les conséquences futures des choix à de plus faibles scores dans les habiletés exécutives des sujets [26]. Les fonctions exécutives, également appelées fonctions préfrontales, permettent d’assurer l’adaptation de l’individu à son environnement en favorisant la flexibilité et le contrôle des comportements. L’évitement d’un risque majeur mais d’apparition retardée par rapport à l’adoption d’un comportement immédiatement récompensé pourrait donc faire intervenir des mécanismes d’inhibition et de contrôle des comportements immédiats, nécessitant la mise en oeuvre des structures cérébrales préfrontales, structures les plus évoluées de l’espèce humaine [25] (Fig. 1D). Les biais dans l’évaluation des conséquences tardives des comportements chez l’adolescent pourraient donc dépendre plus généralement de l’inefficience de fonctions non émotionnelles assurant le contrôle cognitif des comportements [25]. Malheureusement, si l’on peut raisonnablement établir l’hypothèse que cette nette dévaluation des conséquences d’un choix dans le futur chez l’adolescent est reliée à un hypofonctionnement des régions préfrontales latérales (voir ci-dessous), aucune étude n’a encore précisément étudié le fonctionnement de ces régions cérébrales au moyen de paradigmes testant le contrôle des choix intertemporels. Au total, les comportements à risque à l’adolescence semblent reliés au fonctionnement altéré de deux systèmes décisionnels : le système motivationnel et le système en charge du contrôle cognitif des comportements. Nous décrirons dans la prochaine partie de ce travail les principaux mécanismes neurodéveloppementaux à l’origine de ces perturbations. Réorganisation des systèmes décisionnels à l’adolescence Réorganisation du système motivationnel Le fonctionnement du système motivationnel est étroitement dépendant de l’action de la dopamine, neuromédiateur notamment produit par l’aire tegmentale ventrale située au sein du tronc cérébral. L’activité dopaminer- 152 gique phasique détermine la valeur motivationnelle d’un stimulus, ce qui permettra ultérieurement de guider la sélection du comportement spécifique voué à son acquisition. Or, dès le début de l’adolescence, les neurones dopaminergiques du système motivationnel subissent une profonde réorganisation. Des études montrent ainsi que les agents prodopaminergiques ont moins d’incidence sur les comportements d’exploration des animaux adolescents que sur ceux des adultes, alors que le blocage des récepteurs dopaminergiques a davantage d’effets inhibiteurs de ces comportements à l’adolescence [34]. De telles observations suggèrent que la sécrétion dopaminergique s’effectue à un niveau de base élevé à l’adolescence, et que des stimulations habituelles ne peuvent la modifier notablement. En revanche, une stimulation présentant un caractère inattendu a pour propriété d’augmenter de manière bien plus importante la sécrétion de dopamine chez l’adolescent que chez l’adulte [34], favorisant d’autant l’adoption des comportements de recherche de nouveauté [5]. La sérotonine, par son action sur des régions comme le cortex préfrontal, l’amygdale, l’hippocampe, le nucleus accumbens et l’aire tegmentale ventrale, tient aussi un rôle primordial dans la mise en jeu d’un comportement, en favorisant le contrôle voire l’inhibition de l’action [39]. C’est donc davantage la quantité relative de dopamine par rapport à celle de sérotonine qu’il convient de mesurer afin d’apprécier précisément les mécanismes neuraux à l’origine de l’émergence des conduites à risque. Or, chez l’adolescent, il a été démontré que le ratio dopamine/sérotonine était largement à l’avantage de la dopamine, ce qui favoriserait la mise en jeu de ces conduites par rapport à leur inhibition [37]. Le profond remodelage des récepteurs dopaminergiques du système motivationnel est principalement assuré par la sécrétion des hormones sexuelles dès le début de l’adolescence (principalement œstrogènes, testostérone et ocytocine), phénomène biologique caractéristique de la puberté [32]. Des taux élevés de ces hormones ont été associés à la fois à un hyperfonctionnement des régions cérébrales impliquées dans la sensibilité aux stimulations hédoniques (cortex orbitofrontal, nucleus accumbens) et à un hypofonctionnement des régions impliquées dans les émotions négatives (amygdale) [8,18,28,41]. La sécrétion de ces hormones a aussi été plus directement rattachée aux comportements de prise de risque. Les concentrations salivaires en oestradiol et en testostérone ont ainsi été reliées aux comportements de dominance et d’agressivité, à la fois chez les femmes et chez les hommes [31,35]. Enfin, l’ocytocine a été récemment impliquée dans les comportements à risque via le surcroît de confiance en l’autre qu’elle promeut [20]. Cette hormone pourrait donc jouer un rôle primordial dans les comportements à risque reliés à l’influence des pairs chez l’adolescent. Au total, la flambée des hormones sexuelles dès le début de la puberté impliquerait une réorganisation fonctionnelle précoce et brutale des neurones dopaminergiques du système motivationnel, qui tendrait à expliquer la surévaluation des récompenses, la dévaluation des dangers et la mauvaise appréciation des risques à l’adolescence. De fait, elle pourrait constituer un facteur explicatif majeur des conduites à risque dans cette tranche d’âge. G. Barbalat et al. Architecture du contrôle cognitif à l’adolescence Le fonctionnement des régions cérébrales assurant le contrôle de l’action à l’adolescence a pu être étudié par des recherches en neuroimagerie fonctionnelle utilisant des paradigmes de mémoire de travail et de contrôle cognitif. En outre, certaines régions cérébrales qui ne sont classiquement pas impliquées dans l’exercice des fonctions exécutives (thalamus, noyau caudé, insula antérieure) ont été retrouvées plus actives chez l’adolescent que chez l’adulte [9,29,30]. Cependant, ces activations n’étaient pas directement corrélées aux performances cognitives. Le fonctionnement de ces régions a donc été interprété tantôt comme inutile pour la réalisation de la tâche, tantôt comme témoignant de la nécessité, pour l’adolescent, de recruter des aires cérébrales supplémentaires pour l’effectuer correctement. En revanche, d’autres régions cérébrales, cette fois spécifiques du réseau contrôleur de l’action (cortex dorsolatéral préfrontal, cortex cingulaire antérieur et cortex pariétal postérieur) ont été retrouvées plus actives chez l’adulte que chez l’adolescent [9,29,30]. L’activité de ces régions fut cette fois spécifiquement corrélée aux performances à la tâche et leur recrutement était de plus en plus important avec l’âge du sujet. L’ensemble de ces observations suggère donc que le développement des fonctions exécutives passe par la sélection progressive de régions cérébrales préfrontales spécialisées, parallèlement au désengagement d’autres régions aspécifiques. Chez l’adulte, le contrôle optimal de l’action est en effet principalement rendu possible par la spécialisation des régions cérébrales, notamment préfrontales, et leur organisation fonctionnelle en réseaux hiérarchiques [19]. Or, chez l’enfant, la densité synaptique au sein du cortex préfrontal augmente jusqu’à l’âge de 15 ans, ayant certes un effet stimulant sur ses capacités d’apprentissage, mais au prix d’un défaut d’optimisation des fonctions permettant le contrôle de l’action. La maturation des fonctions exécutives suppose donc l’élagage des connexions synaptiques superflues [15], ainsi que la consolidation des connexions synaptiques les plus appropriées. En outre, elle s’effectue au moyen d’un renforcement de la myélinisation axonale, permettant l’accélération de la transmission de l’information entre les régions cérébrales [24]. Or, élagage synaptique et myélinisation axonale sont deux phénomènes étroitement tributaires de l’expérience du sujet [23]. Ce n’est ainsi qu’à partir de l’âge de 15 ans que le volume de la substance grise préfrontale commence sa décroissance, n’atteignant sa taille définitive qu’au début de l’âge adulte, c’est-à-dire vers 20—25 ans. Autrement dit, les régions cérébrales du cortex préfrontal n’entament leur maturation que lorsque les autres aires cérébrales, notamment sous-corticales, ont déjà terminé la leur [4]. L’apprentissage des comportements adaptés au contexte est donc d’installation très progressive [23] et fonction de l’âge de l’individu [13]. Du fait de ce délai nécessaire à la maturation des régions préfrontales, il sera difficile pour l’adolescent d’inhiber ses comportements impulsifs, ce qui l’engagera d’autant plus facilement dans des conduites à risque. Approche neuroéconomique de la prise de risque à l’adolescence Conclusion L’approche neuroéconomique de la prise de risque à l’adolescence postule que la fréquence importante des conduites à risque dans cette tranche d’âge est reliée à un certain nombre de biais dans le processus de prise de décision : la faible aversion aux risques et aux pertes, ainsi que la nette décroissance de la valeur attribuée aux conséquences tardives d’un comportement. De tels biais seraient associés à deux principaux mécanismes neurodéveloppementaux : la sécrétion précoce et brutale des hormones sexuelles à la puberté et la maturation tardive des fonctions exécutives. D’une certaine manière, la prise de risque à l’adolescence présente donc un caractère ubiquitaire et relativement naturel, même si d’autres facteurs peuvent augmenter son occurrence (conditions de vie précaires, hérédité) ou la singulariser (tentatives de suicide plus fréquentes chez les filles, conduites toxicomaniaques plus fréquentes chez les garçons). Se pose alors l’épineux problème de la prévention des conduites à risque à l’adolescence. Selon le psychologue américain Laurence Steinberg, il n’est pas nécessaire de trop multiplier les interventions à visée éducative, les adolescents étant le plus souvent bien conscients a priori des risques qu’ils encourent [36]. À l’inverse, puisque la prise de risque à l’adolescence présente un caractère obligatoire, seules des mesures restrictives et répressives (interdiction de la vente d’alcool aux mineurs, augmentation des prix du tabac, contrôle plus important de la diffusion de messages à caractères violents dans les médias, sanctions plus sévères à l’encontre des consommateurs de drogue. . .) pourraient permettre de diminuer significativement la morbimortalité inhérente aux prises de risque [36]. Cependant, l’offre dispensée par notre société est tellement pléthorique qu’il semble illusoire, voire nuisible, de vouloir protéger efficacement les jeunes par de simples mesures coercitives. Des solutions peut-être plus adaptées pourraient plutôt découler de l’utilisation de certaines des caractéristiques psychologiques observées chez l’adolescent, que nous avons décrites dans ce travail. En particulier, sa sensibilité à l’influence des pairs pourrait permettre de réduire ces comportements de prise de risque grâce à l’intervention motivationnelle et thérapeutique de pairs plus âgés. De telles interventions ont déjà permis, sur des échantillons de population, de diminuer significativement le taux de tabagisme, la contamination par le VIH ou encore le nombre de grossesses non désirées chez les jeunes filles [16,27,33]. Références [1] Alvin P, Marcelli D. Médecine de l’adolescent. Paris: Masson; 2005. [2] Bjork JM, Smith AR, Danube CL, et al. Developmental differences in posterior mesofrontal cortex recruitment by risky rewards. J Neurosci 2007;27(18):4839—49. [3] Boyer TW. The development of risk-taking: a multi-perspective review. Developmental Review 2006;26:291—345. [4] Casey BJ, Getz S, Galvan A. The adolescent brain. Dev Rev 2008;28(1):62—77. [5] Chambers RA, Taylor JR, Potenza MN. 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