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L’Encéphale (2010) 36, 147—154
Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com
journal homepage: www.em-consulte.com/produit/ENCEP
PSYCHOPHYSIOLOGIE
Approche neuroéconomique de la prise de risque à
l’adolescence
Risk-taking in adolescence: A neuroeconomics approach
G. Barbalat a,b,∗, P. Domenech c, M. Vernet b, P. Fourneret a,b
a
Service hospitalo-universitaire de pédopsychiatrie, groupement hospitalier Est, Bron, France
Équipe apprentissage et communication, laboratoire sur le langage, le cerveau et la cognition, institut des sciences cognitives,
UMR 5230, CNRS, université de Lyon, 67, boulevard Pinel, 69675 Bron cedex, France
c
Centre de neurosciences cognitives, UMR 5229, CNRS, université Lyon-1, Bron, France
b
Reçu le 8 janvier 2009 ; accepté le 5 juin 2009
Disponible sur Internet le 22 septembre 2009
MOTS CLÉS
Adolescence ;
Prise de risque ;
Neuroéconomie ;
Système
motivationnel ;
Cortex préfrontal
KEYWORDS
Adolescence;
Risk-taking;
Neuroeconomics;
Motivational system;
Prefrontal cortex
∗
Résumé Les comportements à risque représentent la principale source de morbimortalité
à l’adolescence. Nous proposons ici une revue des apports de l’approche neuroéconomique
à la compréhension des bases physiopathologiques des comportements à risque dans cette
tranche d’âge. Les outils de la neuroéconomie suggèrent en effet que les conduites à risque
résultent d’un certain nombre de biais affectant le processus de prise de décision des individus
— processus guidant la sélection d’un comportement adapté parmi plusieurs alternatives en
fonction de leur évaluation subjective. Il a ainsi été montré que les adolescents tendent à
choisir les options les plus risquées car ils ressentiraient moins d’aversion au risque et à la
perte que les adultes, et parce qu’ils dévalueraient de manière particulièrement importante les
conséquences futures de leurs choix. Nous présentons également dans cette revue des résultats
suggérant que la fréquence élevée des comportements à risque à l’adolescence peut être reliée
aux processus de maturation de deux systèmes neuronaux majeurs : les régions cérébrales du
système motivationnel et celles du cortex préfrontal.
© L’Encéphale, Paris, 2009.
Summary
Objective. — Risk-taking behaviors represent the main cause of morbi-mortality in adolescence.
Here, we analyze their neural correlates, based on a neuroeconomics approach. This approach
postulates that risk-taking behaviors result from multiple decision-making biases that impair
the selection of the most appropriate action among alternatives based on their subjective evaluation. Specifically, we investigate three important domains in value-based decision-making:
risk aversion, loss aversion and intertemporal choice.
Literature findings. — First, when people have to make a decision between two rewarding
options, they will usually prefer the more certain, even possibly lower, option — a phenomenon
Auteur correspondant.
Adresse e-mail : [email protected] (G. Barbalat).
0013-7006/$ — see front matter © L’Encéphale, Paris, 2009.
doi:10.1016/j.encep.2009.06.004
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G. Barbalat et al.
called ‘‘risk aversion’’. Yet adolescent people have been found to be less averse to risk than
adults. This observation was linked to hypoactivation in (1) the anterior insula, involved in
negative emotion such as fear and disgust and (2) the anterior cingular and the posterior ventromedial prefrontal cortices, involved in the monitoring of conflict and error detection. Second,
people are generally described as being more sensitive to the possibility of losing objects than
to that of gaining the same objects — ‘‘loss aversion’’. Here, we suggest that adolescents may
be less averse to losses than adults when estimating the prospects of gaining and losing objects.
Indeed, adolescent people have been found to be more affected by reward (e.g. euphoria or
social integration consecutive to drug absorption) and less affected by punishment (e.g. malaise
after drug consumption) than adults. Whereas the former process is subserved by hyperactivations in regions involved in reward evaluation such as the nucleus accumbens, the latter has
been proposed to be subserved by hypoactivations in regions involved in negative emotions
such as the amygdala or the insular cortex. This lower sensitivity to losses compared to gains
in adolescents could be another important mechanism underlying risk-taking behaviors. A third
dimension of adolescents’ decision-making biases is temporality. It has been shown that adolescents favor immediate over delayed prospects, reflecting how future consequences of their
decisions are heavily discounted. For example, adolescents can fail in projecting the future
benefits of having safe sex — and thereby avoiding the risk of sexually transmitted disease or
pregnancy — being more interested in the immediate reward of having romantic uninterrupted
sexual intercourse. This impairment in inhibiting the choice of the early alternative could be
related to the hypofunctionality of the lateral prefrontal cortex. Importantly, these three biases
in the evaluation of decisions by adolescents may be related to the maturation of two neuronal
systems. On the one hand, the early reorganization of dopaminergic neurons in the motivational system, due to the brutal secretion of sex hormones (mostly estrogens, testosterone and
oxytocin) at the beginning of puberty, impels adolescents toward thrill seeking. On the other
hand, the slow maturation of the cognitive control system, mostly exerted by the prefrontal
cortex, implies that these impulses cannot be appropriately regulated.
Conclusions. — Two important neurodevelopmental mechanisms are thought to play a key role in
the genesis of risk-taking behaviors in adolescence: the brutal secretion of sex hormones at the
beginning of puberty and the delayed maturation of cognitive control. As such, these behaviors
can be considered as inevitable, even if other factors, like sex, heredity and precariousness, can
enhance their frequency. The implications of these conclusions for the prevention of risk-taking
behaviors in adolescence are discussed.
© L’Encéphale, Paris, 2009.
Introduction
Si l’adolescence — comprise ici comme s’étalant de dix
à 24 ans — est généralement perçue comme une période
de bonne santé physique, la morbimortalité toutes causes
confondues dans cette tranche d’âge a moins diminué au cours des précédentes décennies que dans les
autres catégories de population plus âgées (source :
http://www.cdc.gov/). Ce fait résulte principalement de
la forte incidence des conduites dites « à risque » chez les
adolescents (tentatives de suicide, toxicomanie, rapports
sexuels non protégés, conduite automobile imprudente,
délinquance juvénile. . .) [1,6]. Or, les études récentes sur la
physiopathologie de ces comportements ont souligné qu’ils
n’étaient liés ni à la méconnaissance des risques, ni à un sentiment inconscient d’invulnérabilité, mais qu’à l’inverse, ils
dépendaient de processus neurophysiologiques communs à
tout individu en cours de développement [36].
Dans cette revue, nous chercherons à détailler ces
processus, en nous basant sur une approche neuroéconomique de la prise de risque. Cette approche, qui combine
exploration fonctionnelle de l’activité cérébrale et outils
conceptuels dérivés de l’étude économique des choix
motivés, propose que les conduites à risque résultent
d’un certain nombre de biais dans le processus de prise
de décision des individus, processus guidant la sélection
d’un comportement adapté parmi plusieurs alternatives en
fonction de leurs évaluations subjectives. Dans une première partie, nous décrirons ces biais en les associant aux
activations cérébrales des régions en charge du processus
de prise de décision. Puis nous relierons le fonctionnement
de ces régions aux processus de maturation survenant
durant la période de l’adolescence.
Les biais décisionnels à l’adolescence
D’une manière générale, les théories économiques postulent que les décisions d’un individu sont déterminées
par l’évaluation subjective des différentes alternatives
possibles [25]. Plus spécifiquement, cette évaluation dépendrait de multiples facteurs dont les plus pertinents ont été
reliés :
• au contexte d’incertitude du choix ;
• aux propres attentes du sujet concernant les résultats
attendus du choix ;
Approche neuroéconomique de la prise de risque à l’adolescence
149
Figure 1 Principales régions cérébrales impliquées dans le processus de prise de décision. A, B, C. Principales régions du système
motivationnel. D. Principale région impliquée dans le contrôle de l’action (cortex préfrontal latéral).
• à l’instant de survenue des conséquences possibles du
choix.
Par ailleurs, cette évaluation est étroitement liée aux
activations du système motivationnel — un réseau de structures cérébrales situées au niveau des régions limbiques
(amygdale, nucleus accumbens. . .) et paralimbiques (cortex
frontal médian, insula) — et du réseau contrôleur de l’action
(cortex préfrontal, cortex pariétal postérieur) [25] (Fig. 1).
Aversion au risque à l’adolescence.
Dans le domaine de la prise de décision, la définition
du risque est relativement différente de celle qui lui est
couramment attribuée — i.e. celle d’un danger éventuel —
recouvrant plutôt la notion d’incertitude sur les conséquences du choix. Dans ce cadre théorique, la plupart de
nos décisions comportent donc un certain degré de risque.
Par exemple, un individu désirant acheter un logement va
prendre en compte l’incertitude de sa situation financière
future (son revenu est-il fixe ou tributaire de ses propres
performances professionnelles ?), l’incertitude de sa localisation géographique (sera-t-il muté demain à l’autre bout
de la France ?), l’incertitude du marché immobilier (les prix
vont-ils baisser ?), etc. : l’appréciation du risque est au cœur
du processus de prise de décision.
Dans la lignée des travaux du mathématicien suisse Daniel
Bernouilli (1738), les économistes von Neumann et Mor-
genstern ont démontré que les choix des individus étaient
en général marqués par une aversion au risque lorsqu’ils
concernent des perspectives de gains : à gains potentiels
égaux, le choix s’effectue en faveur de l’option la moins risquée (i.e. la plus sûre — « Expected Utility Theory », [38]).
Ce phénomène d’aversion au risque mettrait en jeu des
régions cérébrales impliquées dans les processus émotionnels — en particulier les émotions de peur et de dégoût —
comme l’amygdale et de l’insula [7,21].
Il a été montré dans plusieurs études comportementales que les adolescents ressentent significativement moins
d’aversion au risque que les sujets adultes [3]. À notre
connaissance, seules deux études de neuroimagerie en ont
investigué les bases neurales. Deux ensembles d’aires cérébrales ont été incriminées :
• le cortex cingulaire antérieur et le cortex préfrontal
médial postérieur, dont la fonction serait d’optimiser les
décisions en permettant normalement de tirer profit des
issues antérieures défavorables et de gérer au mieux les
conflits d’intérêt entre les différentes options possibles
du choix [2,11] ;
• le cortex insulaire, adjacent des régions ventrolatérales
préfrontales, impliqué dans les émotions négatives telles
que le dégoût et permettant au sujet d’inhiber la réalisation du choix risqué [11].
150
Enfin, dans ces deux études, le dysfonctionnement de
ces régions cérébrales était significativement corrélé aux
mesures comportementales de la prise de risque lors de la
tâche passée dans l’IRM.
L’ensemble de ces observations suggère donc que la fréquence des comportements à risque à l’adolescence pourrait
être reliée à une moindre aversion au risque par rapport au
sujet adulte, tout au moins lorsque les choix concernent des
perspectives de gain. Dans le prochain chapitre de cette partie, nous introduirons la notion de perte dans le processus
de prise de décision et nous analyserons les comportements
de l’adolescent lorsqu’un même choix peut mener à un gain
ou à une perte.
Aversion à la perte à l’adolescence
Kahneman et Tversky (« Prospect Theory », 1979) ont démontré que notre évaluation des résultats attendus des choix
(qu’ils soient positifs ou négatifs) peut être représentée par
une fonction dite de valeur, ou « value function » (Fig. 2,
courbe en trait plein, exemple du comportement de consommation d’alcool) [17]. Selon ces auteurs, alors que notre
comportement est caractérisé par une tendance générale
à l’évitement des situations risquées lorsque les choix
portent sur des perspectives de gains (concavité de la courbe
pour les gains, phénomène d’« aversion au risque », voir
chapitre précédent), ce phénomène s’inverse lorsque les
choix portent sur des pertes potentielles (convexité de la
courbe pour les pertes). De manière cruciale, la convexité de
la courbe étant plus grande que sa concavité, l’individu est
généralement davantage sensible aux pertes qu’aux gains
G. Barbalat et al.
lorsqu’il prend une décision (phénomène d’« aversion à la
perte »), ce qui freine son engagement dans les conduites à
risque.
Un certain nombre d’études suggèrent que les adolescents éprouveraient moins d’aversion à la perte que les
sujets adultes (Fig. 2, courbe en pointillés, exemple de
la consommation d’alcool). Deux constatations viennent
étayer cette hypothèse. Tout d’abord, la sensibilité aux
récompenses pourrait être plus élevée chez l’adolescent que
chez l’adulte [22]. Cette hypersensibilité aux effets positifs des comportements a été reliée à l’activation excessive
du nucleus accumbens au moment de l’anticipation et de
l’obtention d’une récompense de nature monétaire [10,12].
L’activité cérébrale dans cette région a de plus été corrélée
à la sensation de plaisir ressenti au moment de l’obtention
de la récompense [10], ainsi qu’à la propension à prendre
des risques dans la vie quotidienne [13].
À cette surévaluation des récompenses par l’adolescent,
s’ajoute une tendance à la dévaluation des punitions qu’il
encourt [40]. Cette dévaluation des conséquences négatives
des comportements serait le résultat d’une hypoactivation des régions cérébrales impliquées dans les émotions
négatives d’anxiété et de dégoût — comme l’amygdale
et l’insula [10] — et pourrait avoir pour effet de freiner
l’inhibition du comportement risqué, donc de favoriser son
adoption. Cependant, l’association entre hypoactivation des
régions cérébrales impliquées dans les émotions négatives et
mesures comportementales des conduites à risque n’a pas
encore été démontrée.
L’hyperactivation du système motivationnel observée
pour les récompenses et l’hypoactivation pour les punitions
suggèrent chez l’adolescent une sensibilité plus importante
aux gains et moins importante aux pertes que chez l’adulte,
i.e. une moindre aversion à la perte (Fig. 2). Cependant, à
notre connaissance, une telle assertion n’a encore jamais
été formellement vérifiée au moyen de paradigmes testant
expérimentalement la sensibilité aux pertes par rapport aux
gains. De plus, ces observations sembleraient être nuancées par les résultats de certaines recherches comme celles
de Bjork et al., montrant que lorsque la perte potentielle
est relativement importante, les adolescents présentent le
même pattern de comportements que les adultes, à savoir
une inhibition des conduites à risque [2]. En réalité, la
dévalorisation des punitions à l’adolescence est souvent largement majorée par un autre facteur impliqué dans les
fondements de nos décisions et qui n’était pas testé par ces
paradigmes : la temporalité.
L’adolescent face aux choix intertemporels
Figure 2 Valeur subjective accordée aux effets positifs
et négatifs d’un comportement (exemple de la consommation d’alcool). Courbe en trait plein : aversion à la perte.
Chez l’adulte, les effets négatifs du comportement (malaise)
sont surévalués par rapport aux effets positifs (euphorie) : Nadulte >> Padulte . Courbe en pointillés : moindre aversion
à la perte à l’adolescence (Nado > Pado ).
Généralement, nos choix ne sont pas uniquement dépendants du contexte d’incertitude dans lequel ils se déroulent
ou de nos préférences absolues. En effet, nos décisions sont
aussi déterminées par la prise en compte de l’instant de survenue de leur conséquence. Nous devons en effet souvent
faire face à des choix dont les conséquences surviennent
en des points temporels différents. Par exemple, vais-je
déguster cet appétissant gâteau qu’on me propose à ce
repas d’anniversaire ? Ou bien refuserai-je poliment pour
éviter dans les prochains jours que ma silhouette soit moins
attrayante ? Dans ces conditions, il a été démontré que la
Approche neuroéconomique de la prise de risque à l’adolescence
151
Figure 3 Évolution temporelle de la valeur subjective attribuée aux conséquences d’un comportement (exemple du rapport sexuel
non protégé). Partie gauche : chez l’adulte, la valeur attribuée à la récompense précoce (exacerbation des sensations) est inférieure
à celle de la punition tardive (infection sexuellement transmise — IST) (Padulte < N’adulte ), malgré la dévaluation temporelle de cette
dernière (N’adulte < Nadulte ). Partie droite : à l’adolescence, la très nette décroissance de la valeur attribuée aux conséquences
tardives du comportement (N’ado << Nado ) implique que la valeur attribuée aux effets négatifs retardés est moins importante que
celle de la récompense précoce (N’ado < Pado ).
valeur accordée aux conséquences de nos comportements
était d’autant plus faible qu’elles surviennent à distance du
choix [25] : c’est parce que les conséquences négatives de
l’ingestion du délicieux gâteau sur l’augmentation de mon
poids n’apparaîtront pas immédiatement qu’elles seront
d’autant dévaluées et que j’aurai tendance à accepter la
part qui m’est proposée.
À l’adolescence, une situation à risque caractéristique
impliquant des conséquences dont la survenue est distribuée
dans le temps est celle du rapport sexuel non protégé : alors
que les récompenses (sensation de plaisir ininterrompu) sont
immédiatement obtenues, les punitions (grossesse non désirée, maladie sexuellement transmissible) n’apparaissent
qu’à plus long terme. L’adulte sain peut en général inhiber
un tel comportement à risque parce que, même dépréciée
par le temps, la valeur de la punition reste encore supérieure à celle de la récompense (Fig. 3, partie gauche). À
l’inverse, des études comportementales ont démontré que
les adolescents effectuaient leurs choix en dévaluant nettement plus les conséquences de leurs comportements dans
le futur [14,26]. Autrement dit, la valeur d’une récompense
précoce sera plus importante que celle d’une punition de
valeur brute substantielle mais d’apparition retardée, favorisant ainsi l’adoption du comportement à risque (Fig. 3,
partie droite).
Les principales recherches concernant la modulation
temporelle de la valeur attribuée aux conséquences d’un
comportement à l’adolescence ont relié cette « myopie »
pour les conséquences futures des choix à de plus faibles
scores dans les habiletés exécutives des sujets [26]. Les
fonctions exécutives, également appelées fonctions préfrontales, permettent d’assurer l’adaptation de l’individu
à son environnement en favorisant la flexibilité et le
contrôle des comportements. L’évitement d’un risque
majeur mais d’apparition retardée par rapport à l’adoption
d’un comportement immédiatement récompensé pourrait
donc faire intervenir des mécanismes d’inhibition et de
contrôle des comportements immédiats, nécessitant la
mise en oeuvre des structures cérébrales préfrontales,
structures les plus évoluées de l’espèce humaine [25]
(Fig. 1D). Les biais dans l’évaluation des conséquences
tardives des comportements chez l’adolescent pourraient
donc dépendre plus généralement de l’inefficience de fonctions non émotionnelles assurant le contrôle cognitif des
comportements [25]. Malheureusement, si l’on peut raisonnablement établir l’hypothèse que cette nette dévaluation
des conséquences d’un choix dans le futur chez l’adolescent
est reliée à un hypofonctionnement des régions préfrontales latérales (voir ci-dessous), aucune étude n’a encore
précisément étudié le fonctionnement de ces régions cérébrales au moyen de paradigmes testant le contrôle des choix
intertemporels.
Au total, les comportements à risque à l’adolescence
semblent reliés au fonctionnement altéré de deux systèmes
décisionnels : le système motivationnel et le système en
charge du contrôle cognitif des comportements. Nous décrirons dans la prochaine partie de ce travail les principaux
mécanismes neurodéveloppementaux à l’origine de ces perturbations.
Réorganisation des systèmes décisionnels à
l’adolescence
Réorganisation du système motivationnel
Le fonctionnement du système motivationnel est étroitement dépendant de l’action de la dopamine, neuromédiateur notamment produit par l’aire tegmentale ventrale
située au sein du tronc cérébral. L’activité dopaminer-
152
gique phasique détermine la valeur motivationnelle d’un
stimulus, ce qui permettra ultérieurement de guider la
sélection du comportement spécifique voué à son acquisition. Or, dès le début de l’adolescence, les neurones
dopaminergiques du système motivationnel subissent une
profonde réorganisation. Des études montrent ainsi que
les agents prodopaminergiques ont moins d’incidence sur
les comportements d’exploration des animaux adolescents
que sur ceux des adultes, alors que le blocage des récepteurs dopaminergiques a davantage d’effets inhibiteurs de
ces comportements à l’adolescence [34]. De telles observations suggèrent que la sécrétion dopaminergique s’effectue
à un niveau de base élevé à l’adolescence, et que des
stimulations habituelles ne peuvent la modifier notablement. En revanche, une stimulation présentant un caractère
inattendu a pour propriété d’augmenter de manière bien
plus importante la sécrétion de dopamine chez l’adolescent
que chez l’adulte [34], favorisant d’autant l’adoption des
comportements de recherche de nouveauté [5].
La sérotonine, par son action sur des régions comme
le cortex préfrontal, l’amygdale, l’hippocampe, le nucleus
accumbens et l’aire tegmentale ventrale, tient aussi un
rôle primordial dans la mise en jeu d’un comportement,
en favorisant le contrôle voire l’inhibition de l’action
[39]. C’est donc davantage la quantité relative de dopamine par rapport à celle de sérotonine qu’il convient de
mesurer afin d’apprécier précisément les mécanismes neuraux à l’origine de l’émergence des conduites à risque.
Or, chez l’adolescent, il a été démontré que le ratio
dopamine/sérotonine était largement à l’avantage de la
dopamine, ce qui favoriserait la mise en jeu de ces conduites
par rapport à leur inhibition [37].
Le profond remodelage des récepteurs dopaminergiques
du système motivationnel est principalement assuré par
la sécrétion des hormones sexuelles dès le début de
l’adolescence (principalement œstrogènes, testostérone et
ocytocine), phénomène biologique caractéristique de la
puberté [32]. Des taux élevés de ces hormones ont été
associés à la fois à un hyperfonctionnement des régions
cérébrales impliquées dans la sensibilité aux stimulations
hédoniques (cortex orbitofrontal, nucleus accumbens) et
à un hypofonctionnement des régions impliquées dans les
émotions négatives (amygdale) [8,18,28,41]. La sécrétion
de ces hormones a aussi été plus directement rattachée
aux comportements de prise de risque. Les concentrations
salivaires en oestradiol et en testostérone ont ainsi été
reliées aux comportements de dominance et d’agressivité,
à la fois chez les femmes et chez les hommes [31,35].
Enfin, l’ocytocine a été récemment impliquée dans les
comportements à risque via le surcroît de confiance en
l’autre qu’elle promeut [20]. Cette hormone pourrait donc
jouer un rôle primordial dans les comportements à risque
reliés à l’influence des pairs chez l’adolescent.
Au total, la flambée des hormones sexuelles dès le début
de la puberté impliquerait une réorganisation fonctionnelle précoce et brutale des neurones dopaminergiques du
système motivationnel, qui tendrait à expliquer la surévaluation des récompenses, la dévaluation des dangers et la
mauvaise appréciation des risques à l’adolescence. De fait,
elle pourrait constituer un facteur explicatif majeur des
conduites à risque dans cette tranche d’âge.
G. Barbalat et al.
Architecture du contrôle cognitif à l’adolescence
Le fonctionnement des régions cérébrales assurant le
contrôle de l’action à l’adolescence a pu être étudié par
des recherches en neuroimagerie fonctionnelle utilisant des
paradigmes de mémoire de travail et de contrôle cognitif.
En outre, certaines régions cérébrales qui ne sont classiquement pas impliquées dans l’exercice des fonctions
exécutives (thalamus, noyau caudé, insula antérieure) ont
été retrouvées plus actives chez l’adolescent que chez
l’adulte [9,29,30]. Cependant, ces activations n’étaient
pas directement corrélées aux performances cognitives.
Le fonctionnement de ces régions a donc été interprété
tantôt comme inutile pour la réalisation de la tâche, tantôt comme témoignant de la nécessité, pour l’adolescent,
de recruter des aires cérébrales supplémentaires pour
l’effectuer correctement. En revanche, d’autres régions
cérébrales, cette fois spécifiques du réseau contrôleur de
l’action (cortex dorsolatéral préfrontal, cortex cingulaire
antérieur et cortex pariétal postérieur) ont été retrouvées
plus actives chez l’adulte que chez l’adolescent [9,29,30].
L’activité de ces régions fut cette fois spécifiquement
corrélée aux performances à la tâche et leur recrutement était de plus en plus important avec l’âge du sujet.
L’ensemble de ces observations suggère donc que le développement des fonctions exécutives passe par la sélection
progressive de régions cérébrales préfrontales spécialisées,
parallèlement au désengagement d’autres régions aspécifiques.
Chez l’adulte, le contrôle optimal de l’action est
en effet principalement rendu possible par la spécialisation des régions cérébrales, notamment préfrontales,
et leur organisation fonctionnelle en réseaux hiérarchiques [19]. Or, chez l’enfant, la densité synaptique
au sein du cortex préfrontal augmente jusqu’à l’âge de
15 ans, ayant certes un effet stimulant sur ses capacités
d’apprentissage, mais au prix d’un défaut d’optimisation
des fonctions permettant le contrôle de l’action. La maturation des fonctions exécutives suppose donc l’élagage des
connexions synaptiques superflues [15], ainsi que la consolidation des connexions synaptiques les plus appropriées.
En outre, elle s’effectue au moyen d’un renforcement de
la myélinisation axonale, permettant l’accélération de la
transmission de l’information entre les régions cérébrales
[24].
Or, élagage synaptique et myélinisation axonale sont
deux phénomènes étroitement tributaires de l’expérience
du sujet [23]. Ce n’est ainsi qu’à partir de l’âge de 15 ans
que le volume de la substance grise préfrontale commence
sa décroissance, n’atteignant sa taille définitive qu’au début
de l’âge adulte, c’est-à-dire vers 20—25 ans. Autrement
dit, les régions cérébrales du cortex préfrontal n’entament
leur maturation que lorsque les autres aires cérébrales,
notamment sous-corticales, ont déjà terminé la leur [4].
L’apprentissage des comportements adaptés au contexte
est donc d’installation très progressive [23] et fonction de
l’âge de l’individu [13]. Du fait de ce délai nécessaire à la
maturation des régions préfrontales, il sera difficile pour
l’adolescent d’inhiber ses comportements impulsifs, ce qui
l’engagera d’autant plus facilement dans des conduites à
risque.
Approche neuroéconomique de la prise de risque à l’adolescence
Conclusion
L’approche neuroéconomique de la prise de risque à
l’adolescence postule que la fréquence importante des
conduites à risque dans cette tranche d’âge est reliée à un
certain nombre de biais dans le processus de prise de décision : la faible aversion aux risques et aux pertes, ainsi que la
nette décroissance de la valeur attribuée aux conséquences
tardives d’un comportement. De tels biais seraient associés
à deux principaux mécanismes neurodéveloppementaux : la
sécrétion précoce et brutale des hormones sexuelles à la
puberté et la maturation tardive des fonctions exécutives.
D’une certaine manière, la prise de risque à l’adolescence
présente donc un caractère ubiquitaire et relativement
naturel, même si d’autres facteurs peuvent augmenter son
occurrence (conditions de vie précaires, hérédité) ou la singulariser (tentatives de suicide plus fréquentes chez les
filles, conduites toxicomaniaques plus fréquentes chez les
garçons).
Se pose alors l’épineux problème de la prévention des
conduites à risque à l’adolescence. Selon le psychologue
américain Laurence Steinberg, il n’est pas nécessaire de
trop multiplier les interventions à visée éducative, les adolescents étant le plus souvent bien conscients a priori
des risques qu’ils encourent [36]. À l’inverse, puisque
la prise de risque à l’adolescence présente un caractère
obligatoire, seules des mesures restrictives et répressives
(interdiction de la vente d’alcool aux mineurs, augmentation des prix du tabac, contrôle plus important de la
diffusion de messages à caractères violents dans les médias,
sanctions plus sévères à l’encontre des consommateurs de
drogue. . .) pourraient permettre de diminuer significativement la morbimortalité inhérente aux prises de risque [36].
Cependant, l’offre dispensée par notre société est tellement
pléthorique qu’il semble illusoire, voire nuisible, de vouloir
protéger efficacement les jeunes par de simples mesures
coercitives.
Des solutions peut-être plus adaptées pourraient plutôt
découler de l’utilisation de certaines des caractéristiques
psychologiques observées chez l’adolescent, que nous avons
décrites dans ce travail. En particulier, sa sensibilité à
l’influence des pairs pourrait permettre de réduire ces
comportements de prise de risque grâce à l’intervention
motivationnelle et thérapeutique de pairs plus âgés. De
telles interventions ont déjà permis, sur des échantillons de
population, de diminuer significativement le taux de tabagisme, la contamination par le VIH ou encore le nombre de
grossesses non désirées chez les jeunes filles [16,27,33].
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