Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les

Transcription

Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les
Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968).
Directeurs : Claude Morgan (1942-1953), Louis Aragon (1953-1972), Jean Ristat.
Paul Valéry,
DR
par Francis Combes et Benoît Peeters
Josef Sudek, par Franck Delorieux
Ouverture du Festival d’Avignon, par Jean-Pierre Han
Les Lettres françaises du 14 juillet 2016. Nouvelle série n°139
www.les-lettres-francaises.fr
Lettres
Redécouvrir Paul Valéry
Paul Valéry, Cahiers (1894-1914),
tome XIII, édition établie sous la responsabilité de Nicole
Celeyrette-Pietri et William Marx, préface de Michel Deguy.
Gallimard, 2016.
M
ort le 20 juillet 1945, Paul Valéry est entré dans
le domaine public le 1er janvier 2016. Plusieurs
publications majeures sont survenues en ce début
d’année : les trois gros volumes de la parfaite édition chronologique des Œuvres réalisée par Michel Jarrety dans la
Pochothèque et le dernier tome de l’édition scientifique des
Cahiers (1894-1914), entamée par Gallimard il y a trente ans.
Sait-on encore combien les débuts de Paul Valéry ont été
éblouissants ? Il n’a que dix-huit ans lorsque ses premiers
poèmes font l’admiration de Pierre Louÿs et André Gide, et
bientôt de Mallarmé. Tout bascule avec la « nuit de Gênes » :
le 4 octobre 1892, au cours d’un violent orage, Valéry passe la
nuit entière assis sur le bord de son lit, avec le sentiment que
tout son sort se joue dans sa tête. Il décide de « répudier les
idoles », méprisant ce qu’il ne peut maîtriser, à commencer
par l’amour. S’il lui arrive encore d’écrire des vers, il ne leur
attache plus que peu d’importance. « J’avais 20 ans. J’ai
résolu et tenu de mesurer mes pouvoirs dans le silence et de
me borner à cet exercice secret. »
En mars 1894, Valéry quitte Montpellier pour s’installer
à Paris. Il habite à l’Hôtel Henri IV, rue Gay-Lussac, à deux
pas du Luxembourg. Dans sa petite chambre sévère et nue, le
tableau noir et la craie crissante viennent retourner la plume
et le vide papier que célébrait Mallarmé. Levé à cinq heures
du matin, Valéry se prépare un premier café, se roule une
première cigarette et commence à travailler
à cette œuvre sans limites et sans nom qui
deviendra les Cahiers. « Il n’est pas de sujet
que je n’aie agité dans ce petit endroit, il n’est
pas de rôle que je n’y aie joué, de choses que je
ne m’y sois figuré savoir. Tout s’est passé là. »
Les premières années, les notations sont
elliptiques à l’extrême, hantées par la rigueur
des mathématiques, parfois opaques pour
tout autre que lui. Mais ses réflexions sur l’attention, le rêve, la mémoire, le langage et le
fonctionnement de l’esprit anticipent souvent
les recherches de Wittgenstein, la phénoménologie de Husserl et celle de Merleau-Ponty. En
se forgeant sa propre méthode, Valéry tente
de refaire à son seul usage « tout ce qu’on
a, depuis des siècles, fabriqué sous les noms
vagues de philosophie et de psychologie ». S’il
refuse de se tenir « tout entier dans quelque
objet ou sujet », c’est que rien ne lui semble
digne « d’absorber quelqu’un à soi seul ».
Après la mort de Mallarmé, en 1898, Valéry s’isole plus encore et cesse pour longtemps
de publier. Il entre au ministère de la Guerre
comme petit employé, se tient du mauvais
côté pendant l’affaire Dreyfus, se marie, et devient le secrétaire d’un vieux financier atteint
de Parkinson. Les Cahiers se poursuivent
dans l’ombre, comme une négation d’un
réel jugé triste ou médiocre. « J’ai travaillé à
ma façon à un travail sans nom et sans objet
de 1892 à 1912… (et après, mais non plus
exclusivement) sans encouragement aucun,
sans fin, sans œuvre visée – sans autre objet
que de faire ma vision parfaitement accordée
avec mes vraies questions, mes vraies forces. »
Ces années-là, Gide et Louÿs publient en
abondance et se désolent de voir leur ami se
détourner des lettres ; ils attendaient mieux de
lui, ou autre chose. Le nom de Valéry‚ pourtant‚ n’a pas tout à fait disparu. Quelques-uns
de ses textes – certains poèmes de jeunesse, Introduction à la méthode de Léonard de Vinci,
la Soirée avec monsieur Teste – sont réédités
dans des revues ou des anthologies. Comme
naguère celui de Mallarmé‚ le mythe Valéry
se forme dans la tête de quelques jeunes gens.
II . Le
s
Lettres
f r a n ç a i s e s
En 1912, Alexis Leger – futur Saint-John Perse – vient rendre
visite à Valéry. Deux ans plus tard‚ André Breton le rencontre
pour la première fois et fait de lui le lecteur privilégié de ses
premiers vers. Craignant de déchoir à ses yeux, Valéry se
garde bien de lui dire qu’il s’est remis à écrire, et travaille
à un long poème qui, en 1917, deviendra la Jeune Parque.
Si difficile soit-elle, l’œuvre s’impose d’emblée dans les
cénacles : « Son obscurité me mit en lumière », notera Valéry.
Dès le début des années 1920‚ les rééditions et les nouvelles
publications se multiplient. Et la gloire s’empare du nom
de Paul Valéry, une gloire immense qu’on peut à peine se
représenter aujourd’hui. Renonçant à l’ambition la plus
haute, celle de 1892, il embrasse « la détestable profession
d’homme de lettres » sans l’avoir vraiment souhaité. Il faut
prendre au sérieux sa réponse au « pourquoi écrivez-vous ? »
des surréalistes : son laconique « par faiblesse » est bien plus
qu’un mot d’esprit.
Couvert d’honneurs, de l’Académie française au Collège
de France, Valéry devient une figure, une conscience, une sorte
d’ambassadeur culturel. Malgré des textes majeurs comme
Variété, Degas, danse, dessin et l’Idée fixe – remarquablement
mis en perspective par Michel Jarrety dans la nouvelle édition
de la Pochothèque –, il arrive que l’œuvre en souffre, à force
de dispersion et d’officialité. La constitution du mythe des
Cahiers, pendant les années 1920 et 1930, apparaît à cet égard
comme une nécessité : il est essentiel pour Valéry d’entretenir l’idée d’une vaste recherche, encore inaccessible, dont
les publications abondantes – préfaces, discours, écrits de
circonstance – ne seraient que les à-côtés, presque les résidus.
Valéry voudrait organiser la masse immense des Cahiers,
mais il mesure la quasi-impossibilité de transformer ces milliers de fragments en un livre, sinon en y puisant la matière de
ces superbes recueils de réflexions morales et littéraires que
sont Tel quel et Mauvaises pensées et autres. Le contenu de
la plupart des Cahiers est plus divers et plus austère : Valéry
se sent perdu devant ce matériau « inutilisable, et devant être
utilisé » : « L’œuvre y est en puissance, mais mon œil seul peut
l’y découvrir. Ce n’est qu’un chaos de matière. » Chaque fois
qu’il les feuillette, il y retrouve les mêmes énigmes, les mêmes
solutions « sans cesse reprises, réobscurcies, redégagées, seul
fil de ma vie, seul culte, seule morale, seul luxe, seul capital
et sans doute placement à fonds perdu ». Il les fait dactylographier, les annote, les classe dans des chemises de couleur,
se décourage… et commence un nouveau cahier.
Paul Valéry ne parviendra jamais à donner à son Grand
Œuvre la forme dont il rêve. Il ne lui reste qu’à s’en remettre
à la postérité, tout en sachant combien la tâche sera difficile.
En 1944, il explique encore à Jean Voilier : « Je ne sais si jamais
quelqu’un saura reconstituer cette vie mentale entretenue si
semblable à elle-même – non d’après mes publications, mais
d’après tous ces cahiers de reprises incessantes sans limites
et sans but-œuvre. Ce fut une manière de vivre – ou plutôt
de ne pas vivre… »
Depuis la mort de Valéry, les Cahiers ont connu trois
éditions très différentes. Il y eut d’abord le fac-similé en
vingt-neuf volumes de près de mille pages, publiés par le
CNRS entre 1957 et 1961 et depuis longtemps introuvables ;
si cette édition, ponctuée de dessins et aquarelles, a tous les
charmes du manuscrit, elle reproduit les cahiers originaux de
façon moins fidèle et moins exhaustive qu’on ne pourrait le
croire. La deuxième édition, la plus connue et la plus commode, est l’anthologie thématique en deux volumes parue
dans « la Pléiade » en 1973 et 1974 ; mais elle ne reprend
qu’un dixième de l’immense matériau laissé par Valéry, et
brise le mouvement d’une pensée dont l’une des forces est de
glisser sans arrêt d’un sujet à un autre. C’est à ces difficultés
que répond la troisième édition, transcription intégrale des
Cahiers des vingt premières années, scrupuleusement annotée
par une équipe de spécialistes sous la direction de Nicole Celeyrette-Pietri et William
Marx. L’entreprise vient de s’achever chez
Gallimard ; elle mérite d’être saluée.
Ce treizième et dernier volume couvre la
période qui va de mars 1914 à janvier 1915.
Mais la Première Guerre mondiale n’y est
présente qu’en filigrane, à travers de rares
allusions. Les notations littéraires sont à
peine plus nombreuses : la Jeune Parque
n’en est qu’à ses balbutiements et Valéry
n’y travaille guère cette année-là. Il ne se
sent pour l’heure ni écrivain ni écriveur : « Il
ne m’importe pas et il m’excède d’écrire ce
que j’ai vu, ou senti ou saisi. Cela est fini
pour moi. Je prends la plume pour l’avenir
de ma pensée, non pour son passé. J’écris
pour voir, pour faire, pour prolonger – non
pour doubler ce qui a été. » L’ambition reste
considérable : « Ici, la marche fait la route.
Se heurter à ce qu’on vient de créer. Voir ce
qu’on forme et qu’on n’avait jamais vu. »
Si passionnants soient-ils, les Cahiers
sont d’une utilisation malaisée. « Ce que
j’ai trouvé d’important – je suis sûr de cette
valeur – ne sera pas facile à déchiffrer de
mes notes », admettait Valéry à la fin de sa
vie. Cela n’enlève rien au plaisir que peut
procurer une lecture nonchalante, voire le
simple feuilletage des Cahiers (1). Comme
l’écrit joliment Jean Louis Schefer, Valéry
a eu « la constance, la patience et l’humilité
d’être tous les jours, tous les matins, dès la
première tasse de café, un adolescent qui
avait su préserver l’imprévisibilité d’une
œuvre, c’est-à-dire en commencer chaque
matin le projet ». (2) C’est avec la même
fraîcheur qu’il faudrait aujourd’hui aborder
ce massif démesuré.
Benoît Peeters
DR
Paul Valéry, Œuvres,
trois volumes, édition établie et présentée
par Michel Jarrety. La Pochothèque, 2016.
. Ju
i ll e t
2016 (
s u p p l é m e n t
à
l
’Humanité
(1) Une quatrième édition a été entamée par
Gallica, la bibliothèque en ligne de la BNF.
Un grand nombre des Cahiers ont déjà été
numérisés et sont librement accessibles.
(2) Jean Louis Schefer, Monsieur Teste
à l’école, P.O.L, 2013.
d u
14
j u i ll e t
2016 ) .
Lettres
Paul Valéry, la couronne d’amour
Corona & Coronilla, poèmes à Jean Voilier,
de Paul Valéry. éditions de Fallois, postface de Bernard
de Fallois, Paris, 2008, 22 euros.
DR
V
oici un livre qui modifie profondément l’image que
l’on pouvait se faire de Paul Valéry.
Corona & Coronilla sont deux recueils, à l’origine
non destinés à la publication, dans lesquels Valéry a rassemblé
les quelque cent cinquante poèmes écrits pour Jean Voilier,
nom de plume de Jeanne Loviton, le grand amour secret qui
éclaira la fin de sa vie, de 1938 à 1945.
Soudain, Valéry livre à son lecteur (car il devait bien imaginer qu’un jour ces poèmes lui seraient révélés) un tout autre
visage. Nous sommes là aux antipodes de l’académicien, de
l’homme public couvert de gloire, de l’intellectuel brillant
et froid qui met la pensée critique au-dessus de tout, celui
qui se disait l’ennemi du Tendre et qui avait officiellement
donné congé à l’amour et à la poésie.
Rien à voir avec le calme, l’impavide et marmoréen poète
de la Jeune Parque ou du Cimetière marin… Même si on
retrouve dans ces poèmes tout l’art de celui qui fut l’émule
de Mallarmé.
Déjà, ce qui frappe, c’est l’abondance de la veine poétique.
Alors que Valéry tire sa gloire d’une œuvre en vers longuement
mûrie et délibérément rare, voici qu’il manifeste une exceptionnelle verve. Cet amour l’inspire. Cette femme brillante
et beaucoup plus jeune (ils ont trente-deux ans d’écart) est
à la fois son amante et la muse qui va réveiller chez lui des
ardeurs non seulement priapiques mais lyriques. La poésie
qui semblait être en lui une source tarie soudain à nouveau
coule à flots, avec facilité apparemment, et de la plus belle eau.
Disons-le sans réserve, cet ensemble de poèmes secrets
constitue l’un des sommets de la poésie amoureuse, dans une
poésie française qui ne manque pourtant pas de chefs-d’œuvre
dans ce domaine. Les poèmes de Corona (la couronne) sont
plus concertés, ceux de Coronilla (la couronnette) sont plus
nombreux et plus libres, parfois plus spontanés, plus intimes
et plus audacieux aussi.
L’amour vécu au jour le jour y est retranscrit dans tous
ses émois, ses doutes, ses élans, ses moments heureux ou
tristes, ses angoisses et ses enthousiasmes. « Les moments
forts, les moments doux / Les moments purs, les moments
fous », avec une sincérité qui touche juste.
Le froid Valéry s’y révèle un lyrique non pas éthéré mais
tout à fait sensuel. On me dira que la sensualité était déjà
tout à fait perceptible dans ses poèmes « publics », comme la
Grenade. C’est vrai. Mais elle était très tenue et contenue…
Ici, elle se libère. Les poèmes qui chantent la joie de la chair ne
manquent pas. De manière parfois très classique et sublimée
(« Sombre et profonde rose, antre d’ombre odorante, / Ô
Rose de plaisir, dont le plaisir est pleur », p. 49). Parfois, de
façon plus crue : « Les nus bien joints ; leurs sources mieux
que jointes, / L’amour en force, à huit membres ramant, »
(p. 53). L’amour n’est pas que platonique… et quand l’amante
ne vient pas, l’amant se gendarme : « Et toi, ma main / ne va
pas, par le bas chemin / Manœuvrer à tromper l’attente…
Une amante n’est pas un poing » (p. 63) (Je ne crois pas que
ce thème ait été si souvent évoqué dans la poésie française
auparavant…)
L’intellectuel brillant, d’ordinaire si fier de sa raison, qui
a rempli des milliers de pages de carnets sur les sujets les plus
divers, rend les armes devant le cadeau de cet amour tardif que
lui a fait la vie. « Je laisse évanouir mes volontés savantes »
(p. 13) ou « Il n’est pas d’idées que tu n’extermines » (p. 33).
« Ce sont des vers qui rêvent que tu m’aimes / Des vers
sans plus, bêtes comme des pleurs »… Des vers « si vite faits »
(p. 50) et il n’y a pas de raison de ne pas lui accorder crédit.
Ces vers sont sans doute vite faits, mais ils sont en général
plus que bien venus. Nombreux sont les poèmes nés d’un
« vers donné ». (Valéry, qui n’aimait pas l’idée d’inspiration,
pensait quand même qu’il y avait des « vers donnés »…
Tout ensuite est question d’art, de métier. Et
le métier ici ne fait pas défaut. Ce double livre
fournit à cet égard un vrai régal de formes
(nombreux sonnets, poèmes sur des mètres
divers, et même deux ou trois poèmes en vers
libres…).
Il entre dans leur écriture une grande part
de jeu. Le jeu de la séduction, bien sûr (car ces
poèmes visaient à en entretenir le feu), mais
aussi le jeu sérieux de l’art. Car c’est en fait
une cathédrale qu’il bâtit pour rendre grâces
à cet amour qu’il veut exceptionnel, « au plus
haut d’amour » en ce qu’il unit le corps, le
cœur et l’esprit.
L’un des traits les plus attachants de la personnalité de Valéry qu’expriment ces poèmes
est en même temps que son art consommé,
une fantaisie, un sens de l’humour que l’on
ne soupçonne pas toujours.
L’humour d’un poète évidemment très
cultivé, comme dans ce petit poème où il imite
Ronsard jusque dans l’orthographe : « Je n’ay
soucy que de vostre fontaine » (p. 90).
Ou dans celui où il fait rimer le daimôn
(socratique) avec « le tendre mont » (de Vénus) (p. 60).
L’intelligence, dont Valéry ne peut pas se
départir, est évidemment toujours aux aguets.
« La bêtise n’est pas mon fort », écrivait-il
déjà en tête de Monsieur Teste.
Valéry, qui vit avec bonheur et visiblement
aussi pleinement qu’il lui est possible sa passion, n’est pas dupe de lui-même et des sentiments. Même s’il le refuse, et s’il veut croire
que l’amour suspende le temps (tout se passe
d’ailleurs de manière surprenante comme en
dehors du temps et des circonstances pourtant
tragiques de l’époque), il sait que le temps
poursuit son œuvre de destruction. « Ah !
l’affreux trop tard… » dit-il à celle qui fut
pour lui « Fleur de mon Soir et miel de mon
dernier breuvage » (p. 58).
« Je croyais que tu étais entre la mort et moi
/ Je ne savais pas que j’étais entre la vie et toi », lui écrira-t-il
à la fin de leur relation.
Quand Jeanne lui annonce qu’elle rompt pour épouser
Robert Denoël, c’est la vie elle-même qui l’abandonne. Il
meurt d’ailleurs quelques mois plus tard… « Et si tu n’es
pas là, tout près de moi, la mort / me devient familière et
sourdement me mord. / Je suis entr’elle et toi ; je le sens à
toute heure. / Il dépend de ton cœur que je vive ou je meure »,
écrit-il dans le dernier poème du cycle, Longueur d’un jour.
Et aussi : « Car tu fis de mon âme une feuille qui tremble /
Comme celle du saule, hélas, qu’hier ensemble / Nous regardions flotter devant nos jeux d’amour, / Dans la tendresse
d’or de la chute du jour… »
Francis Combes
Retrouvez dans la collection
« Les Lettres françaises » aux éditions Le Temps des cerises :
Ils,
de Franck Delorieux
(préface de Marie-Noël Rio) ;
Le Musée Grévin,
de Louis Aragon
(préface de Jean Ristat) ;
Une saison en enfer,
d’Arthur Rimbaud
Les Lettres
f r a n ç a i s e s
(préface inédite de Louis Aragon) ;
Larrons,
de François Esperet
(préface de Jean Ristat) ;
Paradis argousins,
de Victor Blanc (préface
de Franck Delorieux) ;
Vers et Proses, de Maïakovski
. Ju
i ll e t
2016 (s
u p p l é m e n t
à
l
(choix, présentation et traduction
d’Elsa Triolet) ;
Gagneuses,
de François Esperet (préface
de Christophe Mercier).
à paraître :
Les Onze Mille Verges
d’Apollinaire (préface d’Aragon)
’Humanité
d u
14
j u i ll e t
2016 ) . III
Lettres
Les lettres persanes de Jean-Pierre Ferrini
Le Grand Poème de l’Iran,
de Jean-Pierre Ferrini. Le temps qu’il fait, 184 pages, 20 euros.
L
a mort récente d’Abbas Kiarostami, cinéaste dont l’œuvre
a soudain rappelé aux spectateurs que le cinéma pouvait
manifester le sacré, en une période où cet art est le plus
souvent un moyen d’information ou de divertissement, rend la
lecture du nouvel essai de Jean-Pierre Ferrini particulièrement
émouvante et nécessaire. Cet intellectuel curieux a jusqu’ici
consacré ses livres, tous originaux et intenses, à l’Italie, à Pavese, à Dante et Beckett, à Courbet. Peinture, poésie, paysages.
Guidé par une amie, puis par des étudiants, il entreprend
d’approfondir sa connaissance de la culture persane, à laquelle l’a
attaché le souvenir d’une miniature représentant, sur le modèle
de Suzanne et de Diane, une femme nue, surprise au bain. C’est
une scène mythique d’un long poème narratif de Nizami, qui
vécut au XIIe siècle, avant l’islamisation de la Perse. Cet épisode
joue un rôle clé dans le déroulement de la passion des deux
amants, épris l’un de l’autre à travers leurs portraits respectifs,
selon un principe qui a été repris dans de nombreuses légendes
amoureuses de plusieurs cultures. Mais, en l’occurrence, l’auteur
s’interroge sur son rapport à la poésie et à la peinture, tout en
décidant de découvrir les tombeaux des grands poètes iraniens.
Kiarostami étant le cinéaste qui a le mieux rendu hommage
à la topographie même de son pays et présentant souvent les
intrigues de ses films comme des voyages initiatiques dans un
pays d’ombres et de morts, on comprend que Jean-Pierre Ferrini
revienne à plusieurs reprises sur ses films et montre à quel point
ils l’ont frappé et poursuivi dans son propre voyage. Car c’est
une des qualités mystérieuses de ce beau récit que d’entremêler
lectures, commentaires, analyses littéraires et picturales et voyage
dans un pays que les hommes et la politique ont dénaturé, mais
pas assez pour en avoir détruit la beauté.
Certes, Jean-Pierre Ferrini a d’autres écrivains-voyageurs en
tête, dont l’incontournable Nicolas Bouvier. Sans pédantisme,
il s’arrête sur ses lectures, qu’il rend vivantes et vibrantes, liées
à une réflexion sur la présence de la poésie dans la modernité.
Le statut très particulier de la scène primitive dont il part donne
le ton. « Une miniature persane – ces corps, ces visages dialoguant dans un paysage édénique, un jardin ou de mathématiques
constructions architecturales – n’est pas qu’un tableau ; elle n’a pas
été conçue pour être accrochée aux murs d’une église, d’un palais,
d’un musée, d’un appartement ; elle était dissimulée, enchâssée
dans un livre, d’où peut-être son format miniature. Bien qu’indépendante, elle est une calligraphie indissociable de l’histoire qu’elle
raconte, s’écrivant dans un entre-deux, un espace intermédiaire
entre la fable et l’ineffable. » Cette belle entrée en matière fait
comprendre au lecteur qu’il va suivre un promeneur particulier
qui cherchera dans la mémoire de la poésie iranienne des indices
lui permettant de sonder non seulement une culture, mais une
présence plus générale de l’homme au monde. Sur quelle terre,
habitée de quels fantômes vivons-nous ? Et que nous disent les
autres cultures de notre habitation de la terre désertée des dieux
auxquels se sont substituées des marionnettes du pouvoir ?
Nizami, l’auteur de la première histoire, sera le premier poète
que Jean-Pierre Ferrini rencontre dans son voyage, tout comme
Dante, aux Enfers, rencontrera, après Virgile, Horace. Bien des
films de Kiarostami apparaissaient comme des réminiscences
du voyage de Dante et de Virgile dans l’Enfer (descente vers
des gouffres) ou au Purgatoire (ascension), car la géographie
même de l’Iran se prête à cette comparaison ; de même ce récit
présente les étapes d’une initiation progressive. Le voyage
commence d’ailleurs dans un autre pays, rattaché à la même
culture, qu’est l’Azerbaïdjan, occasion de réfléchir au massacre
opéré par le XXe siècle dans la carte du monde, et en particulier
aux limites de l’Europe et de l’Asie. Des communautés ont été
dispersées, d’autres, incompatibles, réunies politiquement. Des
pouvoirs idéologiques et économiques ont été imposés, selon
des principes accommodés au libéralisme, tout en se réclamant
de dogmes religieux.
Et parallèlement à l’histoire des gouvernants, se vit une autre
histoire que l’auteur tente de raconter, une histoire devenue
souterraine, celle de la poésie, des paysages, d’une humanité
rencontrée au détour d’une rue de mégapole ou d’un village
perdu dans un somptueux paysage, humanité encore proche de
la leçon poétique que nous donnent quelques chefs-d’œuvre.
Ferrini ne se contente pas de voyager et de lire les anciens
textes, mais il se plonge dans l’étude de la philosophie persane,
telle que l’a analysée Henry Corbin, à la recherche de ce Paradis
qui a tant inspiré Dante et qui vient d’un mot persan, « paridaiza », « qui signifie “enclos” ou “jardin”, un jardin paradisiaque
de fleurs, de fruits, d’arbres, de prés, de cours d’eau, d’oiseaux,
une encyclopédie vivante du règne végétal, minéral et animal ;
un paradis reflétant des images qui spiritualisent le corporel ».
Cette dernière expression dit assez ce qui sépare ce paradis-là
du paradis médiéval, constitué d’une rédemption, d’une purification du péché originel. Dante, du reste, n’est pas parvenu à
libérer sa vision paradisiaque de toutes les scories de haine et
d’aigreurs qui entachent tout son poème, encore tremblant de
haine contre les hommes qui se sont entre-tués de leur vivant,
ont massacré la culture antique en Italie et dénaturé, au Vatican,
l’enseignement évangélique.
Ferrini poursuit sa lecture de l’œuvre de Nizami (qui a été
traduite deux fois récemment, chez Fayard et à l’Imprimerie
nationale) en la rapprochant de celle de Nerval, auquel, du reste,
on pense aussi pour son Voyage en Orient. Mais il entrelace habilement ses incursions dans un passé lointain, ses observations
de la modernité et ses enquêtes sur des années plus proches de
nous. À Samarcande, par exemple, il retrouve les traces d’un
écrivain communiste que rencontra Aragon, Sadriddin Aini.
La figure de Nietzsche ne pouvait pas ne pas apparaître dans
ce voyage au pays des zoroastriens. Mais Ferrini va aller plus
près de nous dans l’histoire de cette culture jalonnée des poètes
qu’il lit. Il arrive à un autre philosophe qu’est Foucault, dont
l’enthousiasme pour la révolution islamique qui fit tomber le
shah a laissé une marque embarrassante dans l’œuvre politique
de ce fin observateur des pouvoirs. Ferrini est cependant assez
indulgent pour « l’erreur d’évaluation » que commit cet envoyé spécial improvisé du Corriere della Sera. Les philosophes
n’ont jamais beaucoup gagné à se transformer en reporters à
l’étranger. Les écrivains courent toujours un danger à mêler leur
voix à celles des politiques. Ce qui ne signifie pas qu’ils doivent
s’abstenir d’une réflexion politique, mais qu’ils ont besoin de
la garder pour eux longtemps avant de la rendre publique. Ce
que ne fit pas Foucault. Victime d’une illusion portée par ses
propres idéaux, Foucault a cru que Khomeiny échapperait
au schéma habituel de la prise de pouvoir politique, et qu’il
exprimait une « volonté collective ». Une sorte de rousseauisme
inattendu chez lui l’a piégé. Ferrini résume bien l’impasse dans
laquelle s’est retrouvé le philosophe : « Contre l’entêtement de
leur destin, s’interrogeait-il encore, les Iraniens recherchaient
“tout autre chose”, une utopie peut-être qui aurait su bénéficier
des enseignements de la démocratie libérale… Je n’arrive pas à
terminer ma phrase, l’adjectif “libérale” empêchant peut-être
l’émergence de tout autre chose ? »
Parmi les nombreux écrivains cités et commentés, Sadegh
Hedayat, lui beaucoup plus proche de nous, occupe une place
particulière, sorte de Rabindranath Tagore iranien. Mais c’est
bien sûr Ferdowsi, Omar Khayyâm et Hafez sur lesquels le
voyageur va s’attarder, tout en poursuivant sa visite de l’Iran
moderne, souffrant des plaies que lui a imposées l’islamisation
intégriste. Et l’oiseau Simorgh de la merveilleuse et triste Conférence des oiseaux de Farid Uddin Attar, qui a tant inspiré Borges,
Hector Bianciotti, Jean-Claude Carrière, le peintre Federica
Matta (qui vient de lui consacrer, au Chili, une belle version
modernisée et illustrée, sous forme de manuel de vie intérieure)
et Mohammed Dib, chacun d’eux voyant dans cette quête de soi
une métaphore de toute vie de créateur et sa défiance à l’égard
de tout pouvoir temporel et vanité humaine.
Saadi, l’auteur de Gulistan, qui inspira un ballet à Béjart, le
poète soufi Rumi et le grand Hafez, l’auteur du Diwan (récemment traduit merveilleusement par Charles-Henri de Fouchécour,
chez Verdier), sont les derniers accompagnateurs et destinataires
de ce récit-voyage, bouclant ce cercle des poètes auquel, au
terme d’une utile chronologie, s’ajoute une question inquiète :
« Renaissance iranienne ? »
René de Ceccatty
Le roman unique de Dorothy Bussy
Olivia,
de Dorothy Bussy, traduit de l’anglais
par Roger Martin du Gard et l’auteur.
Mercure de France, 133 pages, 14,50 euros.
D
orothy Bussy (1865-1960), proche
de Virginia Woolf et du groupe de
Bloomsbury, est connue comme une
amie d’André Gide (dont elle traduisit une
part de l’œuvre en anglais) et de Roger Martin
du Gard, dans la correspondance desquels elle
occupe une grande place. On sait moins qu’elle
est l’auteure d’un unique roman, Olivia, d’autant qu’il parut à l’origine sans nom d’auteur :
« Olivia, par Olivia », tout simplement. C’est
ainsi que les lecteurs français le découvrirent,
chez Stock, en 1949, et qu’ils l’accueillirent avec
suffisamment d’enthousiasme pour qu’il ne
tarde à être repris dans Le Livre de Poche (les
premiers livres de poche, qui sentent bon les
vieilles maisons de famille), sous le numéro 866 :
une couverture grenat, simplement ornée d’un
médaillon contenant le portrait d’une jeune
fille. Là encore, c’était Olivia par Olivia. Mais
le nom du traducteur, Roger Martin du Gard,
apparaissait sous le médaillon.
IV . L
e s
Lettres
Il le méritait, plus qu’aucun traducteur.
Car, sur ce livre qui ressort aujourd’hui sous
le véritable nom de son auteure, deux types
de « papiers » sont possibles : l’un qui serait
centré sur le roman lui-même, l’autre sur les
conditions de sa traduction française.
Esquissons-les tous les deux. Le roman,
d’abord : admiré par André Gide (malgré une
première lecture quelque peu négative), par
Martin du Gard, qui se donna un mal de chien
pour le mettre en français, et par Rosamond
Lehmann, qui préfaça la première édition
française, il s’agit d’un récit très classique,
d’une parfaite tenue, sur un sujet qui aurait pu
prêter à des dérives malsaines. Car s’il s’agit de
l’histoire du premier amour d’une jeune fille de
la grande bourgeoisie victorienne, cet amour
n’est pas de ceux dont, à l’époque, on pouvait
ouvertement parler : Olivia est amoureuse – et
réciproquement – de la directrice de la pension française dans laquelle l’ont envoyée ses
parents, et elle n’est pas la seule à éprouver
pour la belle Julie une véritable passion. En
fait, ce pensionnat ultrachic de jeunes filles
aisées semble un lieu brûlant de sentiments
d’autant plus violents qu’ils sont étouffés.
f r a n ç a i s e s
. Ju
i ll e t
2016 (s
Dans ce roman à huis clos sans personnage
masculin, Dorothy Bussy parle de passions
interdites avec une pudeur qui n’est pas de
la pudibonderie, et son œuvre est d’autant
plus incandescente qu’elle est plus secrète et
mesurée.
Certains lecteurs, sachant que Dorothy
Bussy était une proche de Gide, ont effectué un
rapprochement facile entre Olivia et les brefs
romans de Gide – un rapprochement facile,
mais qui n’est pas faux, sinon que Dorothy
Bussy est plus frémissante, plus à fleur de peau,
que l’auteur de l’Immoraliste. En 130 pages,
elle impose sa voix. Inutile d’écrire plus pour
laisser une œuvre.
La traduction, maintenant. Il s’agit d’un
véritable cas d’école : Roger Martin du Gard
ne lisait pas un mot d’anglais, et son texte
français est une « belle infidèle » parfaitement assumée, et même revendiquée comme
telle, écrite à partir d’un mot à mot effectué
par Dorothy Bussy elle-même. « Ce ne sera
peut-être pas une “bonne traduction”, mais
ce sera une “ingénieuse équivalence”. Si, en
anglais, c’est une “œuvre d’art”, j’espère que
c’en sera une, aussi, en français. Je me pénètre
u p p l é m e n t
à
l
’Humanité
du sens des phrases, je scrute les intentions de
l’auteur, d’après l’informe traduction littérale
que Dorothy m’a donnée, puis je me laisse
aller à rendre ce sens et ces intentions dans ma
langue à moi, que je m’efforce de rendre aussi
naturelle, aussi claire et fluide que possible »,
écrit-il à Maria Van Rysselberghe. Ailleurs, il
écrit (à Gide) qu’il « donne régulièrement à
Olivia huit heures par jour de laborieuse attention, et encore je n’en suis qu’au tiers ». Mais,
conclut-il, « je me console des imperfections
de ma traduction peu littérale, en songeant au
pathos qu’un traducteur de métier, plus fidèle,
nous aurait sans doute infligé ».
C’est toute une théorie de la traduction qui
est ici esquissée : l’esprit d’un texte contre sa
lettre, la traduction d’écrivain contre la traduction de spécialiste. Et quand on songe au
Moby Dick de Giono, au Clarisse Harlove de
l’abbé Prévost, à Kafka interprété par Vialatte
ou Shakespeare par Jean Anouilh, on ne peut
qu’applaudir des deux mains.
Comme quoi l’Olivia française de Dorothy
Bussy et Martin du Gard est un livre mince
sur lequel il y a beaucoup à dire.
Christophe Mercier
d u
14
j u i ll e t
2016 ) .
Lettres
Charlotte Dufrène, « paravent »
de Raymond Roussel
Vies de Charlotte Dufrène,
de Renaud De Putter et Guy Bordin.
Éditions Les Impressions nouvelles.
Les Lettres
f r a n ç a i s e s
. Ju
DR
L
e mois dernier, nous avons laissé Raymond Roussel dans
sa roulotte automobile, ou maison roulante (selon l’expression de la Revue du Touring Club de France). Il est si fier
de son invention (sans doute inspiré par la Maison à vapeur de
Jules Verne) qu’il en fit tirer une carte postale. François Caradec
nous apprend qu’elle « lui a coûté la somme d’un million-or ».
Il ne l’utilisera que deux années durant ; on ne sait ensuite ce
qu’elle est devenue. Le journal l’Œil de Paris pénètre partout,
peu de temps après la mort de Roussel en 1933, assure cependant
qu’« aujourd’hui, à peine protégé par une bâche, le curieux et
coûteux véhicule est en train de pourrir dans l’entrepôt d’un
marchand de charbon, à Courbevoie ». Quoi qu’il en soit, Roussel, dans les années qui vont suivre, peu à peu se ruinera par son
train de vie excessif et le coût exhorbitant des mises en scène et
représentations de ses pièces de théâtre. Par exemple, à propos de
la Poussière de Soleils, créée en 1926 et reprise en 1927 aux frais
de Roussel, la presse célèbre-t-elle les machinistes qui « opèrent
vingt changements de décors gentils et assez compliqués avec
une rapidité exemplaire » et fait remarquer que « pour galvaniser
leurs efforts » Raymond Roussel « leur avait promis une prime
de deux francs par seconde gagnée sur le minutage prévu. Il
paraît que l’équipe de la Porte-Saint-Martin a déjà gagné cinq
mille francs ». Nous connaissons 17 de ces tableaux (sur 21)
reproduits en couleur dans l’édition Lemerre de la Poussière de
Soleils. Les représentations des pièces de théâtre de Roussel sont
perturbées par des chahuts ou des batailles entre rousselliens et
anti-rousselliens, occasions de scandales qui font le bonheur de
la presse. Ainsi, pour la première de l’Étoile au Front, donnée
en mai 1924, au Théâtre du Vaudeville, les surréalistes – Breton,
Vitrac, Desnos – sont présents et font face à un public hostile et
bientôt déchaîné. On se bat, « une mêlée, comme au rugby »,
écrit Desnos. Roussel lui enverra son livre en avril 1925 avec
ces mots : « À Robert Desnos qui, à la première de l’Étoile au
Front, tandis qu’un de mes adversaires criait “Hardi la claque”,
a si spirituellement lancé la fameuse phrase “nous sommes la
claque et vous êtes la joue !” » Michel Leiris lui aussi est dans la
salle : « Je me rappelle lui avoir fait un vif plaisir en louant, par
hasard, l’extraordinaire brièveté (…) de chacune des anecdotes
dont l’enchaînement constitue l’Étoile au Front. » Le neveu de
Roussel, Michel Ney, partira avant la fin du spectacle… Charlotte
Dufrène était-elle présente ? Probablement puisqu’elle l’accompagnait toujours au théâtre, et Michel Leiris rapporte qu’« au
cours d’une représentation de la Poussière des Soleils, Roussel
s’en alla avec Mme Dufrène, disant qu’il ne pouvait plus supporter
les protestations. Il n’assista à aucune autre représentation ».
En 1928, Roussel se voit dans l’obligation de vendre sa maison de Neuilly et loue un appartement dans l’hôtel particulier
de sa sœur. Il est probable qu’il vit aussi « dans un hôtel garni
de la rue Pigalle avec des homosexuels et des drogués ». Mais
Charlotte habite toujours rue Pierre-Charron dans le 16e arrondissement, et Roussel va soutenir financièrement la mission
ethnographique Dakar-Djibouti de Marcel Griaule à laquelle
participe Michel Leiris.
Michel Leiris lui écrit « (…) Si les voyages ont tant d’attrait
pour moi, c’est qu’ils me semblent constituer le moyen le meilleur
de retrouver, à l’âge adulte, cette prodigieuse enfance. Le patronage matériel et moral accordé à un voyage que j’entreprends
par l’auteur de tant de livres qui m’enchantent depuis l’enfance
est donc pour moi un événement, dont ce que je viens de dire
vous permettra d’évaluer tout le prix. »
En 1928, Roussel séjourne huit mois dans une clinique de
Saint-Cloud pour une cure de désintoxication. Il y retrouve
Cocteau, selon le témoignage de Charlotte : « (…) j’allais chaque
jour passer la journée auprès de Raymond. Et Cocteau était d’un
grand secours pour lui moralement ». Cocteau raconte qu’« il
ressemblait un peu à Proust ; il avait la chevelure, la moustache, la
démarche et l’allure de Proust ». Roussel ne lui a-t-il pas demandé
alors pourquoi il n’était pas « célèbre comme Pierre Loti ? ».
En 1928, il achève les Nouvelles Impressions d’Afrique, qui
ne paraîtront qu’en 1932. S’est-il arrêté d’écrire ? On sait qu’il
termine la rédaction de son livre posthume, Comment j’ai écrit
certains de mes livres, après juin 1932…
« Roussel écrit-il Comment j’ai écrit certains de mes livres
chez Charlotte Dufrène ou dans cet hôtel garni du 75 de la rue
Charlotte Dufrène et Raymond Roussel.
Pigalle (…) comme l’affirme Michel Leiris, qui a recueilli cette
information de Charlotte Dufrène elle-même ? »
« Vers la fin de sa vie, raconte Michel Ney, il m’a beaucoup
parlé des échecs… il était très fort aux échecs. » Roussel écrit
dans Comment j’ai écrit certains de mes livres : « En 1932, je
me suis mis à jouer aux échecs. Au bout de trois mois et demi,
j’avais trouvé la méthode concernant le mat si difficile avec Fou
et Cavalier. » Et son professeur, le célèbre Max Romih : « La
formule Raymond Roussel permet enfin, il me semble, d’établir
une méthode là où, jusqu’à présent, l’amateur exaspéré ne voyait
que des essais plus ou moins empiriques. » Roussel joue aux
échecs au café de la Régence, place du Palais-Royal. Marcel
Duchamp, qui l’a vu un jour en compagnie de son professeur,
lui trouve « un air très collet monté, faux col haut, habillé de noir,
très, très avenue du Bois (…) Une très grande simplicité ». C’est
à la fin de 1931 qu’il a acheté une concession au cimetière du
Père-Lachaise. Il rédige son testament et, en janvier 1933, y a
introduit une clause en recommandant à son héritier, Michel
Ney, « mademoiselle Fredez, dite Charlotte Dufrène (…), qui
est mon amie depuis 1910 ». Entre-temps, comme je l’ai déjà
signalé, il a remis à son éditeur, Lemerre, son dernier ouvrage,
Comment j’ai écrit certains de mes livres. Tout cela nous montre,
évidemment rétrospectivement, le pressentiment, ou le désir, de
sa fin prochaine. Il fait à Michel Leiris, qu’il n’a pas vu depuis
deux ans, une « réflexion mélancolique (avec sourire) sur la vie :
‘‘Ça passe de plus en plus vite !’’ »
Il part fin mai 1933 avec Charlotte pour l’Italie. Le voyage
s’effectue en automobile. Il a engagé un jeune chauffeur de taxi
parisien dont on ignore l’identité, un jeune marlou, dit Charlotte.
Ils passent deux jours à Rome, puis s’embarquent – voiture
comprise – à destination de Palerme. Roussel et Charlotte
occupent deux chambres communicantes au Grand Hôtel et
des palmes. Le chauffeur réside dans un hôtel voisin, le Savoia.
Ils sont arrivés le 4 juin à Palerme, et Roussel, chaque matin à
10 heures, rejoint son chauffeur pour une promenade, semblet-il toujours selon le même trajet. Charlotte déjeune avec lui
et dîne seule à l’hôtel (selon Leonardo Sciascia). Le 15 juin,
Roussel demande à Charlotte Dufrène « de retourner à Paris
i ll e t
2016 (s
u p p l é m e n t
à
l
afin de congédier ses domestiques, qu’il avait largement
rétribués, pour donner congé de l’appartement afin de
se débarrasser entièrement de tout ce qu’il avait à Paris.
Il avait l’intention de voyager et de ne plus y retourner
avant longtemps » (Michel Leiris). Mais la vérité est
aussi qu’il craignait de manquer de barbituriques
avec lesquels il s’intoxique au point que le 16 juin
on le retrouve inconscient sur son lit. Charlotte va
désormais tenir le journal des « spécialités qu’il avale
quotidiennement, journal qui lui permet d’alterner les
drogues » (Charlotte Dufrène).
« Coupez mes jambes et mes bras, mais donnez-moi
encore ma drogue. » Roussel recherchait l’euphorie
que lui procuraient les barbituriques, qu’il prend à
des doses considérables. Peut-être pensait-il retrouver
quelque chose de « la sensation de gloire universelle
d’une intensité extraordinaire » au moment où il écrivait la Doublure ?
Dès les premiers jours de juillet, la porte de communication entre sa chambre et celle de Charlotte est
fermée à clé. Il écrit au docteur Logre « qu’il couchait
sur son matelas à même le sol, de crainte de tomber du
lit étant drogué ». Le matelas était placé devant la porte
de communication des deux chambres. Il laissait, dit
Charlotte, ouverte celle qui donne dans le couloir.
Roussel meurt dans la nuit du 13 au 14 juillet 1933.
Au matin, Charlotte, « n’entendant pas de bruit (…),
frappe à la porte commune des deux pièces. N’obtenant pas de réponse, elle appelle le garçon » (à Michel
Leiris). Ils le découvrent mort, couché sur le dos, le
visage calme et reposé tourné vers la porte de communication avec la chambre de Charlotte : « On ne peut
s’empêcher de souligner que c’est au pied d’une porte
de communication (…) que Roussel a tenu à mourir
(à moins qu’avant la privation il n’ait voulu avec excès
l’euphorie que lui donnaient les somnifères) (…) Il est
mort de son propre chef sur le seuil même de cette
communication qu’il avait reconnue impossible, au
moins de son vivant, et les yeux tournés vers le lieu où
se trouvait la seule personne (semble-t-il) qui eût partagé
un peu, mais seulement un peu, de son intimité » (Michel Leiris).
La mort de Raymond Roussel n’est-elle due qu’à l’abus de
barbituriques ? Il semble bien que ce soit le cas malgré quelques
faits troublants auxquels aucune réponse n’a pu être apportée.
Par exemple le rôle du chauffeur « inconnu » qui, une fois rentré
à Paris – comment a-t-il appris la mort de Roussel ? –, « fait du
chantage » à Michel Ney. Mais, s’interroge François Caradec,
« que veut-il dire ? (…) Le chauffeur est (peut-être) venu faire
appel à sa générosité comme le demandait Roussel dans son
testament (…) ». Mais comment porter un crédit quelconque aux
propos de Michel Ney ? « Je vous garantis qu’il n’était pas parti
(en Italie) avec une gouvernante. » Naturellement, il ment. Autre
élément rapporté par Leonardo Sciascia : Orlando (le serveur de
Roussel à l’hôtel de Palerme) « se souvient, avec répugnance, que
le mort avait eu une éjaculation, élément non mentionné dans le
rapport du médecin légiste ». Quoi qu’il en soit, Roussel est, selon
la police, déclaré « mort de cause accidentelle par intoxication »
et son corps, embaumé, est ramené à Paris où il est enterré dans
le caveau familial, à Neuilly.
Ici commence la troisième vie de Charlotte, qui a repris, dès
la mort de Roussel, son nom Fredez, et n’emploiera plus jamais
son pseudonyme Dufrène. Il lui faut vendre tout ce qu’elle
possède et quitter son appartement de la rue Pierre-Charron.
Selon les dispositions du testament de Roussel, Michel Ney,
son héritier, se doit de lui verser une pension. Il se fait prier.
Rousel lui aurait déclaré : « Écoute, je suis navré, mais je ne
t’ai pas laissé un sou… ça a été l’une de mes grosses fautes et je
m’en excuse auprès de toi… » Il faudra l’aide de Michel Leiris
et la menace d’un procès pour qu’enfin Michel Ney consente à
lui verser une pension. Elle écrit en mars 1935 à Michel Leiris
que Michel Ney se refuse à toute transaction : « Mme Dufrène a
pris assez d’argent à M. Roussel. Le duc se refuse à donner quoi
que ce soit, du reste, il ne lui doit rien. » Puis, finalement, il finit
par demander à Charlotte « de fixer ce qu’il lui faut par mois.
‘‘J’ai répondu en indiquant une somme fort modeste’’. » Sept
cent cinquante francs par mois, « correspondant actuellement
à environ six cents euros », expliquent Renaud De Putter et
Guy Bordin. Ils formulent l’hypothèse – fort plausible – que l l l
’Humanité
d u
14
j u i ll e t
2016 ) . V
Lettres
lll
Michel Ney a demandé à Charlotte « la discrétion sur sa vie
avec Roussel » et peut-être même son éloignement de Paris.
« Le neveu, le neveu – heureux ceux qui ne traitent pas d’affaire
avec lui ! » confie-t-elle à Leiris Pingre, hypocrite et sans aucun
goût pour la littérature, il considérait Roussel, comme un fou
ou un malade – Jean-Jacques Pauvert, qui dans les années
1960 va publier les œuvres de Roussel, en revanche, le trouve
« charmant (…) ce n’était pas seulement le personnage ridicule
qui a été décrit par la suite ».
Elle va s’installer à Bruxelles, elle qui annonce à Leiris qu’elle
« regrette la France et n’aime pas beaucoup la Belgique et ses
habitants en général, et quel climat abominable ». Elle choisit la
Belgique, écrit-elle toujours à Leiris, « étant donné l’avantage du
change belge (presque le double). En francs belges, votre pension
équivaut alors à environ mille euros », traduisent Renaud De
Putter et Guy Bordin, qui vont, pour nous, la suivre de logement
en logement jusqu’à l’hospice de l’assistance publique de la
commune d’Ixelles et, en 1966, à l’institut Régina (établissement
médicalisé). Charlotte avait parié sur l’avantage du change mais,
évidemment, n’avait pas prévu les dévaluations successives du
franc français. Sa pension ne représente plus, en valeur actuelle,
que quatre cents euros en 1939, cent cinquante euros en 1945,
et dix euros en 1968… Vous êtes en fait réduite peu à peu à la
misère » (R. De Putter ).
Nos biographes vont attirer l’attention sur le rôle joué auprès
de Charlotte, à Bruxelles, par un couple, Pierre et Lily Wigny.
Pierre Wigny fut plusieurs fois ministre après la Deuxième
Guerre mondiale, Lily Wigny est une figure marquante du
féminisme en Belgique. C’est grâce à elle et à son influence,
nous apprennent-ils, que les femmes pourront « ouvrir dès
1965 un compte en banque à leur seul nom ». Elle ne pouvait
qu’être sensible à ce destin de femme « sacrifié aux intérêts des
hommes ». « Et des hommes riches et importants, vous en avez
côtoyé beaucoup, écrivent Renaud De Putter et Guy Bordin.
Ils ont recherché votre présence, ils vous ont répudiée, ils vous
ont employée, ils vous ont reléguée, ils ont essayé de vous faire
taire. » Elle déjeune chez les Wigny une fois par semaine. On lui
envoie un taxi. Sa mise est indigente mais digne et ses grands
pieds mal chaussés, racontent les enfants du couple.
Charlotte, pour des raisons financières, va quitter son appartement de la rue d’Arlon pour un autre, rue du Trône, où elle
habitera pendant dix-huit ans. Mise en relation par les Wigny
avec le couple Daloze qui tient au rez-de-chaussée un magasin
de fournitures pour artistes, les filles Daloze « lui montent un
bol de potage, du charbon ou votre cabas… » (R. De Putter).
À l’aînée, Paule Daloze, chanteuse, Charlotte offre pour son
premier récital « un manteau de soirée japonisant en soie rose
pâle (…). Il date des années 1920 et Paule Daloze le conserve
encore précieusement aujourd’hui. » Charlotte y vit au milieu
de quelques souvenirs de sa vie d’autrefois : « Il y a quelques
photos et des cartes postales anciennes de cette Côte d’Azur que
vous avez tant aimée (…). La table est encombrée de papiers car
vous continuez à écrire (…) ‘‘je n’ai conservé aucun lien avec
mes relations passées et c’est ici le grand silence’’ » (à Michel
Leiris, en 1937).
Viendra la guerre. Charlotte vieillit peu à peu : « Votre démarche est lente et lourde, mais vous conservez une allure et une
dignité qui frappent ceux qui vous croisent. (…) Vos manières un
peu raides, un peu distantes, et votre diction exquise… » Les travaux sur l’œuvre de Roussel vont se développer. Et le témoignage
de Charlotte sera souvent sollicité, par exemple par une jeune
universitaire, Louise Thonon, ou par le poète John Ashbery. Au
début, elle est réticente à parler, n’étant « pas libre de le faire » et
« pourquoi, mais pourquoi faire un travail sur Roussel ? » dit-elle
à Louise Thonon. Et Renaud De Putter et Guy Bordin de poser
encore une fois la question centrale de leur biographie : « Que
ressentez-vous pour Roussel ? De l’affection et de la tendresse
souvent, comme pour un enfant difficile et intelligent, à qui l’on
passe ses caprices sans vraiment les comprendre ? »
De cette fin de vie, nous ne dirons plus rien que la misère
et le cortège de la dégradation et des maux physiques qui vous
accablent. « Vos joues sont effondrées, au centre des lèvres un
doigt de rouge fend maladroitement ce masque. Vos yeux sont
larmoyants et vos cheveux sans couleur. Vous ressemblez à une
clocharde. »
Elle mourra en 1968, à l’âge de 88 ans.
Il aurait fallu parler du poète John Asbery, « ce fou d’Américain qui s’intéresse à Roussel » et a préfacé le livre de Renaud
De Putter et Guy Bordin. Mais à vous lecteur de vous en emparer et de les suivre dans leur recherche si précise, exigeante
et pleine de tendresse.
« Ce qui est poignant dans votre existence : le contraste entre
l’apparente futilité des débuts, la densité tragique des années
rousselliennes, et la dignité apaisée de votre fin. À travers tout
cela, vous passez un peu comme une funambule. »
Alexandre Dumas
Un cas de conscience,
d’Alexandre Dumas. éditions Phébus, 110 pages, 11 euros.
Critique dramatique 1836-1838, éditions Classiques
Garnier, 524 pages.
I
l y a maintenant une trentaine d’années, notre ami Claude
Schopp, ex-cinémateur dans ces pages, a réintroduit Dumas dans le panthéon des grands écrivains du XIXe siècle
(avant de l’introduire, une idée plus douteuse, dans le Panthéon de pierre de la rue Soufflot), et a fini par détacher de
lui cette étiquette d’« écrivain populaire » qui lui collait à
la peau depuis le début du XXe siècle, époque où les universitaires, Lanson et consorts, avaient entrepris de sarcler
et d’étiqueter le jardin sauvage de la littérature française
et avaient fermé à l’auteur du Vicomte de Bragelonne les
portes des manuels et des études universitaires. Au cours de
ces trente ans, l’œuvre de Dumas n’a cessé de s’épanouir, de
fructifier, de s’augmenter de titres nouveaux, qui rendent
aujourd’hui caduques les 300 volumes des Œuvres complètes
publiées naguère par Michel Lévy.
La moisson 2016 apporte pour l’instant – mais nous ne
sommes qu’en juin – deux volumes nouveaux : les Chroniques
théâtrales, publiées alors que Dumas, pas encore romancier,
était l’un des auteurs de théâtre les plus avant-gardistes de
son temps, un fer de lance de la révolution romantique, et
un bref roman, une « novela », datant de la fin de sa carrière
(1866) et restée confinée dans les colonnes des journaux où
elle avait paru, sous une forme expurgée.
Les critiques dramatiques sont du meilleur Dumas. Certaines avaient d’ailleurs déjà été réunies – parfois tronquées,
souvent réécrites – par Dumas lui-même dans ses Souvenirs
dramatiques. On peut ici les découvrir dans leur totalité,
chronologiquement, et dans leur texte d’origine. Dumas
styliste, on le sait, n’est jamais si bon que lorsqu’il s’adresse
à ses lecteurs, qu’il « cause » avec eux, qu’il écrit, au fil de
la plume, un français d’un naturel digne de Stendhal ou de
la comtesse de Ségur. Il parle, il s’écoute, il charme et n’importe quel sujet lui devient prétexte à digressions : Dumas
causeur est incapable de se tenir à un thème, d’obéir à un
plan. Ses articles de critique ne faillissent pas à la règle : il
théorise, de temps en temps (de la tragédie aristocratique,
de la comédie bourgeoise et du drame populaire), rend
hommage à ses amis (une longue série d’articles est consacrée au baron Taylor), raconte ses mésaventures de garde
national, donne des chroniques historiques sur l’histoire
romaine – et parfois, aussi, remplit son rôle de critique. À
propos de pièces aujourd’hui oubliées, il écrit des articles
brillants et toujours généreux : généreux avec les jeunes auteurs, généreux avec les anciens, balayés par les romantiques
(maintenant que la nouvelle vague l’a emporté, maintenant
que la messe est dite, il sait reconnaître les qualités d’un
théâtre plus traditionnel que, dix ans plus tôt, jeune lion,
il aurait sans doute trouvé poussiéreux).
De cette masse d’articles émerge une vision très juste –
toutes générations confondues – de ce qu’est une grande
pièce de théâtre. Shakespeare, Corneille, Racine, Molière
sont fêtés autant que Victor Hugo (à qui il ne ménage pas
une admiration qui n’est jamais béate et plus d’une fois
pimentée de critiques constructives). Tous, comme aurait
dit Jean Anouilh, « font partie de la ménagerie ».
Ses seules piques, tout compte fait, sont dirigées contre
Voltaire dramaturge et contre un tâcheron, monsieur Andrieux, coupable d’avoir en partie réécrit Nicomède pour
« moderniser » la langue de Corneille. Là, Dumas s’amuse
à une comparaison, vers à vers, avant de conclure : « Nous
arrêtons là nos citations. Nous sommes las de mettre en
face d’expressions larges et pittoresques des lieux communs
aussi plats et aussi mesquins. D’ailleurs, M. Andrieux est
mort. S’il y a une justice là-haut, il doit subir maintenant
la peine de ses fautes. Dieu ait pitié de son âme ! »
Ces Critiques dramatiques sont du tout meilleur Dumas
journaliste et leur intérêt dépasse, et de loin, les sujets qui
leur ont donné naissance.
Un cas de conscience, maintenant. Ce bref roman dont
Claude Schopp a déniché le manuscrit – ce qui lui permet
de restituer le texte original, avant censure – est étrange.
Il débute dans un salon napolitain comme une causerie
italienne à propos de Garibaldi, pour s’achever en roman
noir, une histoire de jalousie, de haine, de meurtre. Un
meurtre dont l’instrument – en même temps que la première
victime – est un chien, empoisonné par une inquiétante dévote, et dont la mort causera celle d’une mère et de son fils.
On est bluffé par la façon dont, en moins de cent pages,
Dumas parvient à enchâsser les récits-dans-le-récit, à
alterner les points de vue, sans jamais perdre le fil de sa
narration. Dumas vieillissant avait perdu une partie de
son imagination (ses derniers romans, que ce soit la SanFelice, le Comte de Moret ou Hector de Sainte-Hermine,
témoignent de cet essoufflement), mais sa virtuosité narrative est intacte, et le plaisir que l’on prend à la langue
et à l’écriture est d’autant plus grand qu’on est moins
distrait par l’intrigue.
Sa dévote criminelle et glaçante qui jette son ombre
mortifère dans une intrigue mélodramatique à souhait,
cette « Milady du bénitier », telle que l’appelle Claude
Schopp, pourrait sortir d’une des Diaboliques de Barbey
d’Aurevilly et rappelle, si besoin en était, que Dumas avait
bien des cordes à son arc romanesque et que, jusqu’au
bout, il était capable de surprendre. Ce qui surprend moins,
en revanche, c’est le chien Mustang, qui sert de fil rouge
à cette histoire compliquée : on sait que Dumas a été un
grand peintre animalier, et qu’un autre chien, Black, donne
son nom à l’un de ses romans les plus jubilatoires, et
injustement méconnu.
Et voilà qu’on annonce pour l’automne la suite de la
Correspondance générale. Article à suivre, donc…
Christophe Mercier
à lire
Chansons du peuple,
de Jean-Baptiste Clément, préfacé par Roger Bordier. Éditions Le Temps des cerises, 134 pages, 11 euros.
L
e 28 mai 1871, Jean-Baptiste Clément se tient sur la barricade de la rue de la Fontaine-aux-Rois, la dernière
barricade de la Commune. Il regarde une ambulancière soigner les blessés. Elle s’appelle Louise, c’est tout
ce qu’on sait d’elle. Clément lui dédiera une chanson, composée cinq ans plus tôt : « Mais il est bien court le
temps des cerises / Où l’on s’en va cueillir en rêvant / Des pendants d’oreilles, / Cerises d’amour aux robes pareilles, /
Tombant sur la feuille en gouttes de sang. »
C’est ainsi que cette pastorale, mise en musique par Antoine Renard, est devenue l’hymne de la Commune, et le
titre le plus sûr de Clément à la postérité. Cent cinquante ans plus tard, à chaque grève, à chaque mois de mai, ces
quatre couplets parfaits se font encore entendre, la plaie du souvenir se rouvre une fois de plus, les gouttes toujours
rouges se remettent à tomber. L’éclat de ce succès mérité a éclipsé le reste de l’œuvre de Clément, à travers lequel court
cette mélancolie commune à d’autres révolutionnaires, cette perception aiguë de l’écoulement du temps, tour à tour
regret (« Les Français d’autrefois / Pour défendre leurs droits, Faisaient des barricades / Mais ce bon temps a fui ») et
promesse (« Les mauvais jours finiront / Et gare à la revanche / Quand tous les pauvres s’y mettront »).
« Ce n’est pas un hasard », note Roger Bordier dans la préface d’un recueil qui paraît – évidemment – aux éditions
du Temps des cerises, « si Jean-Baptiste Clément, engagé dans le combat politique en faveur des déshérités, l’est tout
autant dans l’onirisme des évocations amoureuses. Ne s’agit-il pas, ici et là, d’amour ? »
Sébastien Banse
Jean Ristat
VI . L
e s
Lettres
f r a n ç a i s e s
. Ju
i ll e t
2016 (s
u p p l é m e n t
à
l
’Humanité
d u
14
j u i ll e t
2016 ) .
Lettres
CHRONIQUE POÉSIE DE FRANÇOISE HÀN
Passage en revues
L
es revues littéraires sur papier continuent de paraître,
dans des conditions économiques qui ne leur facilitent
pas l’existence, entre autres le surcoût grandissant des
tarifs postaux. Certaines vont même jusqu’à se doubler d’une
collection de livres, eux aussi sur papier.
Europe, il y a longtemps – c’était avant Internet – a publié
des cahiers de poésie. Ce n’est plus le cas et la revue s’en tient
à sa riche formule intrinsèque. La livraison d’avril 2016 a pour
dossiers principaux H.P. Lovecraft d’une part, J.R.R. Tolkien
d’autre part. La place de la poésie revient à Raúl Zurita, né à
Santiago du Chili en 1950. « Si la poésie disparaissait, l’humanité mourrait dans les cinq minutes », dit-il lors de sa rencontre
avec Benoît Santini. L’entretien est suivi d’une anthologie de
ses poèmes, traduits par Laetitia Boussard et Benoît Santini.
Le « Cahier de création » débute par une prose, le Panthéon des oubliés, extraite d’un ouvrage en cours de Dominique Grandmont. Il se poursuit par plusieurs nouvelles et
des poèmes, dont celui du Thé à la sauge de Fady Joudah,
traduit de l’anglais par Jean Migrenne.
Dans la chronique de poésie, Olivier Barbarant s’attache à
ce que représente Alfred de Musset aujourd’hui, à propos du
livre de Gisèle Séginger Un lyrisme de la finitude. Musset et la
poésie. Il rappelle un admirable article d’Aragon sur Musset
paru dans les Lettres françaises du 18 avril 1957.
La livraison de mai 2016 comporte deux dossiers, l’un
concernant Ghérasim Luca, l’autre les écrivains roumains
contemporains. Ils ne sont pas totalement étrangers l’un à
l’autre, puisque Ghérasim Luca est issu de l’important mouvement surréaliste roumain. Né à Bucarest en 1913, il s’installe
à Paris, qu’il connaît déjà, en 1952, après un séjour en Israël.
Il se dit l’« étranjuif ». Il se suicidera en se jetant dans la Seine
en 1994.
C’était « un corps-langage en activité incessante », dit Serge
Martin. Ce dernier, à qui l’on doit également les repères biobibliographiques, introduit à de nombreuses contributions.
Elles incluent la reprise des premiers articles à avoir attiré
l’attention sur Luca, rédigés par Pierre Dhainaut à l’instigation
de Maurice Nadeau et publiés dans la Quinzaine littéraire
en 1974 et 1977. De Luca lui-même sont donnés tout d’abord
les poèmes le Peintre Micheline Catti et Faute d’acquis à qui la
faute ?, plus loin la version intégrale et première de Je m’oralise
et une de ses Cubomanies présentée par Jean-Jacques Lebel.
Dans le dossier « écrivains roumains », la poésie est présente
dans le texte de Norman Manea sur les poèmes de Nabokov,
dans l’entretien de Gabrielle Napoli avec le poète Marius
Daniel Popescu, dans les poèmes de Nora Juga.
La rubrique « les 4 Vents de la poésie » comporte deux chroniques. Olivier Barbarant parle de l’anthologie de vingt poètes
grecs contemporains, Ce que signifient les Ithaques (cf. les Lettres
françaises de février 2014), et des poèmes retrouvés de Pablo
Neruda, Tes pieds je les touche dans l’ombre (Seghers), traduits
par Jacques Ancet, en édition bilingue. Ginette Michaud fait,
sous le titre « Convocations du poème », une lecture croisée de
Demande, de Jean-Luc Nancy (Galilée), et de l’Élargissement
du poème, de Jean-Christophe Bailly (Christian Bourgois).
Neige d’août est sortie d’un long silence à la fin de l’automne
2015. Il n’est pas trop tard pour en parler car cette « revue de
littérature et d’Extrême-Orient » peut se taire de nouveau pour
une durée imprécisée, à laquelle, là aussi, les pressions économiques ne sont pas étrangères. Au sommaire de ce numéro dédié
à l’humour, après l’éditorial de Camille Loivier : Marbrerie de
moulin rouge, de Laurent Grisel, Autres poèmes sur le même
sujet, d’Henri Droguet, Solitudes d’Évelyne Morin, Galapagos
de Takako Arai, bilingue, traduction du japonais par Armelle Leclercq et Miwa Seki, Des poèmes et leurs manques, de Matthieu
Gosztola, Œufs à la neige et mara des bois, d’Alexia Morinaux,
Je ne te parle pas, de Wu Sheng, bilingue, traduction du chinois
(Taïwan) par Gwennaël Gaffric, Poèmes, de Stéphane Casenobe.
Les gravures parsemant la livraison sont de Nélida Medina.
Parallèlement, Neige d’août lance une collection de poésie
chinoise taïwanaise dont les deux premiers titres ont paru : La
montagne rêve, de Walis Norgan, et Dialogue des oreilles, de
Liao Mei-hsuan. Les volumes sont bilingues, à l’exception
près de quelques poèmes, français et chinois se faisant face.
Gwennaël Gaffric et Camille Loivier assurent la traduction,
non pas conjointement mais en se partageant les poèmes. Il y
a quelques cas intéressants où deux traductions sont données
d’un même texte chinois, chacune ayant sa résonance.
Walis Norgan, né en 1961, est un poète aborigène de Taïwan, de
l’ethnie des Atayal. Il est engagé dans la revendication d’une reconnaissance des terres et des identités autochtones austronésiennes. Si
ses poèmes s’inspirent majoritairement de ces thèmes, il les élargit
aux drames de la planète, guerres, dangers pour l’environnement.
Les distiques qui ouvrent La montagne rêve proposent une série
de méditations telles que celle-ci, intitulée Les feuilles tombent :
« Attendre toute une vie, seulement pour / Le bruit de leur envol. »
Liao Mei-hsuan, née en 1978 à Taïwan, est diplômée d’histoire et de langue étrangère. Dialogue des oreilles, très marqué
par la mort du père, étend au monde entier un regard à la
recherche d’amour pour contrer la guerre et les larmes : « Au
loin, épaule contre épaule / Nous observons le bombardement
/ Je me cache derrière ton voile. »
Le numéro printemps 2016 de Phœnix a pour invité Sylvestre
Clancier. Le dossier est coordonné et présenté par Jeanine
Baude : poèmes divers, plus Poème du rapaillement, poème
du rapatriement pour commémorer la disparition de Gaston
Miron il y a vingt ans, entretien Baude-Clancier, contributions
de Christine Bini, Jean-Luc Despax, Christophe Lamiot, Hélène
Dorion, Philippe Pujas.
La section « Partage des voix » fait entendre celles de onze
poètes. En voici quelques-unes. Marc Durain : « Nous avons
déjà vécu tant de matins / Nous avons des dizaines de milliers de
matins au compteur. » Yori Afrigan : « Mains sans bruit prêtes à
bondir et guettant, à l’affût des soleils terrestres, une proie dans le
futur. » Mario Urbanet : « Patients les charognards planent / En
cercles concentriques / Tels l’effigie des dollars verts / ils guettent
l’Afrique comme une proie soumise. » Cédric Le Penven : « Je
trouve toujours / Une pierre trouée qui me ressemble plus que
mon propre visage. » Marie-Christine Masset : « Ce qui ne se
voit pas / T’apprendra à parler. » Section suivante, « la Voix
d’ailleurs » est celle de Mario Benedetti, introduite par Joëlle
Gardes, avec onze poèmes intitulés Couleurs, en bilingue. Au
chapitre « Mémoire », Alain Paire évoque le traducteur Louis
Martinez, son amitié avec Philippe Jaccottet.
Dans la section « Sporades », la Grèce inspire les Grecs
du XXIe siècle, de Michel Volkovitch, un article de Jean Biot
sur la Grèce toujours et aujourd’hui de Yannis Kiourtsakis,
De l’empreinte chez Séféris, de Guilaume Decourt.
Annuellement, le prix Léon-Gabriel Gros couronne un manuscrit et consiste en sa publication sous forme d’un numéro
spécial de Phœnix, de fait un véritable ouvrage.
Europe n° 1044, avril 2016. 348 pages – n° 1045, mai 2016, 316 pages.
Le numéro, 20 euros. http://www.europe-revue.net
Neige d’août n° 22, automne 2015. 76 pages, 12 euros.
La montagne rêve, de Walis Norgan. Neige d’août, 2015. 64 pages,
10 euros.
Dialogue des oreilles, de Liao Mei-hsuan.
Neige d’août, 2015. 64 pages, 10 euros.
Neige d’août – 58210 Champlemy
Phœnix n° 21, printemps 2016. 158 pages, 12 euros.
www.revuephoenix.com
L’inachevé fini de Paul Fournel
Avant le polar : 99 notes préparatoires
à l’écriture d’un roman policier,
de Paul Fournel. Éditions Dialogues, 2016,
75 pages, 15 euros.
«P
aul Fournel est né à Saint-Étienne.
Il parcourt le monde pour gagner sa
vie et les formes littéraires pour lui
donner son sens. Romancier, nouvelliste, poète
et dramaturge, il est le troisième président de
l’OuliPo. Le dimanche, il est également cycliste. »
À cette biographie succincte que l’on peut
lire sur la quatrième de couverture de son dernier ouvrage intitulé Avant le polar : 99 notes
préparatoires à l’écriture d’un roman policier, l’on pourrait ajouter que Paul Fournel
est l’auteur d’une cinquantaine d’ouvrages.
Qu’il a reçu entre autres prix littéraires le prix
Goncourt de la nouvelle, en 1989, pour son
recueil les Athlètes dans leur tête, et le prix
Renaudot des lycéens, dix ans plus tard, pour
son roman Foraine. Que son essai Besoin de
vélo, « fragment d’une autobiographie sur
routes buissonnières », a été récompensé par
les prix Sport-Scriptum en 2001 et Louis-Nucéra, en 2002.
On pourrait souligner également qu’il fut
pendant plus de dix ans éditeur, en particulier
aux éditions Ramsay et Seghers, qu’il a présidé
la Société des gens de lettres et assumé deux
postes diplomatiques et culturels à l’étranger.
Les Lettres
Il faudrait dire surtout que son œuvre, riche,
tonique, diverse, drôle et tendre, est, à l’image
de son auteur, pleine de fantaisie, de finesse et
d’énergie. Et que la sortie de son dernier titre nous
offre l’occasion de partager avec les lecteurs des
Lettres françaises, reprenant le titre d’un de ses
ouvrages poétiques publié en 2015, le Bel Appétit.
Avec Avant le polar, Paul Fournel annonce
la couleur et donne le ton. Nous ne sommes
pas dans le temps du récit mais dans celui de sa
conception. Nous ne sommes pas encore dans
la rédaction, mais plutôt comme le photographe
dans la chambre noire, dans le temps d’avant
la révélation. Non dans le texte encore, sinon à
son estuaire et dans son intuition. Et, comme il
s’agit d’un polar, c’est-à-dire, pour peu que l’on
souscrive à la définition qu’en donnait en 1929
un certain Régis Messac, de la description d’« un
crime mystérieux graduellement éclairci par les
raisonnements et les recherches d’un policier »,
il faut bien en définir le cadre. La narration policière obéit à des lois qu’un Jorge Luis Borges,
par exemple, avait pris la peine, dans un article
de 1933, de rappeler.
Mais ne nous y trompons pas. Il ne s’agit
évidemment pas pour Fournel d’écrire un essai
sur le polar mais plutôt d’exprimer à partir de
quelles règles l’auteur va construire son roman,
sur quels indices il va s’appuyer. Ses 99 notes
exposées de manière aussi précises que subtiles
traduisent la création en marche, le roman po-
f r a n ç a i s e s
. Ju
i ll e t
2016 (s
licier à l’œuvre. Il s’agit tout d’abord de ne pas
oublier, nous dit l’auteur, de mettre au début
quelque chose comme « Si les lieux sont bien
réels et reconnaissables sur la carte ou sur le
terrain, les personnages de cette histoire sont de
pure fiction ». Et les lieux cités ici existent bien.
Paul Fournel prenant soin d’illustrer son ouvrage
d’une quinzaine de prises de vue bien réelles.
Mais commençons par le commencement.
Il faut tout d’abord « Placer le crime » et pour
ce faire « Trouver une entame ». « Fixer le héros » aussi. Le rayon d’action du polar. Scruter
le voisinage. Décider si le curé doit être noir, le
commissaire handicapé… Le lieutenant, c’est
Emmanuel Maussade. La morte, Clémentine,
une toute jeune fille, dont « le cou porte des traces
sombres, sans doute de strangulation », dont
« le visage est tourmenté. On dirait un ange qui
souffre ». Le lieu est le parc Montsouris comme
dans la chanson d’Higelin que le lieutenant fredonne : « Le parc Montsouris c’est le domaine /
Où je promène mes anomalies… / Où j’me décrasse les antennes / Des mesquineries de la vie. »
Dans ce présent de la narration, les dialogues s’installent et les personnages se dessinent.
Avec la mère de la victime, Marie Chaumet, qui
« pleure sans sangloter ». Avec la petite copine
interviewée. Avec le père, « simplement parti ».
Des annotations, des conseils, des réflexions se
glissent parfois dans le texte non sans quelque
ironie tel : « Il faut savoir parfois se conformer
u p p l é m e n t
à
l
’Humanité
d u
14
aux idées reçues, aux idées chères aux auteurs de
romans policiers » (note 18) ou bien « il semble
essentiel, aux moments cruciaux de l’action ou
au moment où tout piétine, d’avoir une ou deux
formules chocs en réserve… » (note 38). Ou
encore : « Il ne faut pas oublier ces moments
méditatifs, un rien dépressifs pendant lesquels
le héros fait le point sur son enquête, permettant
au lecteur de se souvenir des péripéties passées et
de se projeter dans l’avenir du récit » (note 51)…
« On peut, on peut », écrit l’auteur. Et les possibles se multiplient. S’égrainent. S’égrènent. En
négatif entre les lignes. Dans le blanc des pages
comme des suppositions. Comme des ponctuations. Avec juste ce qu’il faut d’ombre « pour
protéger de la trop forte lumière du monde ».
Et les lignes de fuite se dessinent comme des
intuitions.
Paul Fournel apprécie la contrainte. Des
mots, il aime l’alchimie et s’en amuse. On lit
ce manuel qui n’en est pas vraiment un comme
le roman policier qu’il n’est pas plus. Si on découvre avec autant de bonheur et d’une traite
« cet inachevé fini » – et l’auteur réussit l’exploit
de faire que l’on termine le livre sans même la
frustration de ne pas connaître la fin de l’histoire
sur ces mots « Après ce sera façon d’écrire »
– c’est que celui-ci fait justement, depuis la première phrase, acte d’écriture. Facétieux Paul
Fournel. Évidemment. Mais quel brio !
Marc Sagaert
j u i ll e t
2016 ) . VII
Lettres
Fernand Iveton, héros d’aujourd’hui
De nos frères blessés,
de Joseph Andras. Actes Sud, 140 pages,
2016.
DR
L
e 11 février 1957. Élu Goncourt du
premier roman 2016, De nos frères
blessés, de Joseph Andras, tend vers
cette date oubliée de l’histoire française. Celle
de l’exécution pendant la guerre d’Algérie
de l’ouvrier communiste Fernand Iveton
par la justice de son pays d’origine. Dans ce
court récit – 140 pages à peine – le romancier
reconstitue les derniers jours du condamné,
depuis sa tentative de bombarder une partie
désaffectée de son usine jusqu’à sa mort.
Autrement dit, Joseph Andras met des mots
sur un silence honteux. Il pose des phrases
brèves et teintées d’une oralité subtile sur un
meurtre d’État dénoncé en son temps par
Sartre dans les Temps modernes et évoqué
par l’avocat et résistant Joë Nordmann dans
ses Mémoires (Aux vents de l’histoire, Actes
Sud, 1999), mais très peu rappelé depuis.
Le battage médiatique autour du roman
de Joseph Andras ne doit pas faire oublier
l’injustice qui y est contée. Ni la force avec
laquelle il le fait.
L’attribution du prix Goncourt à De nos
frères blessés fut une surprise : absent de la
liste de quatre titres donnée par le jury le
6 avril 2016, ce roman d’un auteur inconnu
n’était pas encore en librairies. Mais c’est en
refusant sa récompense que Joseph Andras
Fernand Iveton, par Mustapha Boutadjine. Graphisme-collage. Paris 1996.
a déclenché de violentes réactions dans les
médias et le milieu littéraire. Sur son site
La République des livres, Pierre Assouline
allait jusqu’à nier l’existence d’Andras. « Un
pseudonyme : Joseph comme le charpentier
ou comme le petit père des peuples, ainsi qu’il
est écrit à propos d’un personnage dans le
roman, et Andras qui signifie ‘’l’homme’’ en
grec ancien », affabulait l’écrivain. Se déclarant contre « la compétition, la concurrence
et la rivalité », Joseph Andras était pourtant
en parfaite cohérence avec sa poésie brute,
dans laquelle il s’efface derrière les mots d’un
homme mort pour ses convictions. Pour la
liberté de l’Algérie.
Loin de se limiter à sa précision documentaire, l’intérêt de De nos frères blessés
vient aussi de ce que l’auteur a imaginé entre
les certitudes historiques. Les peurs et les
espoirs de Joseph Andras tout au long de sa
captivité. Son amour pour une femme aussi,
qui permet à l’auteur une remontée dans
le temps et un changement de lieu. Loin de
faire basculer la narration dans l’anecdotique, l’idylle née à Paris donne en effet à
Fernand Iveton une vraie densité tragique
tout en éclairant le développement de son
engagement pour l’indépendance algérienne.
L’intime de De nos frères blessés est éminemment politique. Il participe aussi à la
construction d’un héroïsme de notre temps.
D’une grandeur du quotidien, qui coexiste
avec de la tendresse et même une forme de
lâcheté. L’Iveton de Joseph Andras est un
héros au langage hybride. Entre la parole
ouvrière brute et le discours politique élaboré
au contact du Parti communiste et du FLN.
C’est là la grande réussite de Joseph Andras :
il échappe au risque de l’idéalisation et, grâce
à la fiction, compose un récit labyrinthique
dont les différentes strates forment une œuvre
puissante. Et touchante d’humilité.
Anaïs Heluin
Jean Genet au Mucem
Jean Genet, l’échappée belle,
sous la direction d’Emmanuelle Lambert. Gallimard,
Mucem, 2016, 124 pages, 32 euros.
L
e musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée, Mucem, consacre depuis quelques mois une exposition à Jean Genet, « Jean Genet, l’échappée belle », qui
s’inscrit dans une double commémoration : le 30e anniversaire
de la mort de l’écrivain, survenue dans la nuit du 14 au 15 avril
1986. Et le 50e anniversaire de « la bataille des Paravents ».
L’exposition a été réalisée avec le concours de l’Institut
Mémoires de l’édition contemporaine, Imec. Le commissariat
général a été assuré par Albert Dichy, directeur littéraire de
l’Imec, créateur du fonds Genet, et aujourd’hui spécialiste
majeur de son œuvre dont il a fait publier l’œuvre posthume
aux éditions « l’Arbalète » Gallimard, et à qui l’on doit entre
autres l’édition du Théâtre complet, qu’il a codirigée avec
Michel Corvin, dans « la Bibliothèque de la Pléiade ». Ainsi
que par la romancière Emmanuelle Lambert, auteur d’une
thèse de doctorat sur l’œuvre théâtrale de Genet.
À cette occasion, un ouvrage catalogue tout à fait passionnant est publié par Gallimard en coédition avec le Mucem. Richement illustré, il regroupe en particulier des images
d’archives inédites, comme des extraits du dossier de Genet
aux renseignements généraux, des photographies, des correspondances et des extraits de ses manuscrits. Il réunit par
ailleurs des essais de l’historien et écrivain Philippe Artières, du
médecin et anthropologue Patrick Autréaux, de la romancière
Arno Bertina, de la poétesse Sonia Chiambretto, du metteur
en scène de théâtre Emmanuel Pinto, du romancier Olivier
Rohe et d’Albert Dichy.
Au cœur de l’homme et de l’œuvre, mêlant le biographique
et le fictionnel, l’exposition retrace un parcours méditerranéen,
une « échappée belle » qui, des premières expériences à la fin
de la vie, se révèle être non seulement un intéressant fil rouge
mais encore un lumineux point d’articulation.
Cette terre méditerranéenne, Jean Genet n’a, en effet, pas
cessé de la parcourir, en soldat, en déserteur, en voleur et en
vagabond, comme écrivain et comme témoin. D’un pays et
d’un ciel à l’autre, en Syrie, au Maroc, au Liban. À Barcelone
et à Marseille encore. Puis à Larache enfin, sur le littoral
marocain, dernier voyage, dernier repos.
Une terre méditerranéenne où la lumière d’un territoire qui,
comme l’écrit Emmanuelle Lambert, « traverse une large part
VIII . Le
s
Lettres
f r a n ç a i s e s
des récits, pièces et entretiens de Genet, auxquels elle fournit
prétexte thématique, sujet politique et puissance poétique ».
Trois œuvres majeures, trois époques et trois genres littéraires
sont les moments clés de ce parcours. Histoire et géographies.
L’Espagne des premières années, l’Algérie du théâtre et le MoyenOrient de l’engagement politique.
Juillet 1949, Genet a 35 ans, il est sorti de prison, définitivement
gracié par le président Vincent Auriol, à la suite d’une pétition
lancée par Sartre et Cocteau. Journal du voleur est publié par
Gallimard dans la collection « Blanche » avec une quatrième de
couverture signée par Sartre. L’œuvre autobiographique débute
en 1932 à Barcelone. L’auteur y raconte des années de vie difficiles,
faites de solitude, de misère et de violence, qui le conduiront du
Barrio Chino de la ville catalane aux prisons yougoslaves. « Ma
vie de misère en Espagne était une sorte de dégradation, de chute
avec honte, écrit Genet. J’étais déchu. Non que durant mon
séjour dans l’armée, j’eusse été un pur soldat, commandé par les
rigoureuses vertus qui créent les castes (la pédérastie eût suffi à
me faire réprouver), mais encore se continuait dans mon âme un
travail secret qui perça un jour. C’est peut-être leur solitude morale
– à quoi j’aspire – qui me fait admirer les traîtres et les aimer… »
1966, Roger Blin crée les Paravents à l’Odéon, la dernière
grande œuvre dramatique de Genet : le scandale éclate. « Poème
métaphysique » sur fond de guerre d’Algérie ou « fable symbolique
mêlant indigènes et colons, légionnaires et rebelles, petites gens et
traîtres, vivants et morts ». Le grand poème scénique de Genet,
divisé en dix-sept tableaux et joué par une quarantaine de comédiens interprétant une centaine de rôles, est, selon un critique de
l’époque, « une célébration du mal ». La pièce offre sans ambages
une réflexion sur la mort. Comme l’écrivent les responsables de
l’ouvrage, « ce que l’auteur regarde de la façon la plus nette qui
soit, c’est bien la mort elle-même (…). La mort n’est pas la fin
de la pièce mais bien sa finalité. Principe dynamique, ferment et
moteur, elle est dédramatisée, peinte sans détour, sans pathos et
même – est-ce là le plus grand scandale ? – joyeusement. Elle est
abordée avec la même simplicité littérale que celle de la toute
dernière didascalie, phrase étonnante et presque naïve : “c’est
fini” ». Fin du cycle théâtral.
1986. Vingt ans se sont écoulés depuis les Paravents. Un captif
amoureux est terminé lorsque Genet meurt et l’œuvre sera publiée
de manière posthume quelques mois plus tard. L’œuvre de la dernière époque de la vie est une œuvre hybride, inclassable, qui tient
à la fois du récit autobiographique, du témoignage politique et de
l’engagement. Même ce dernier mot doit être formulé avec une
. Ju
i ll e t
2016 (s
u p p l é m e n t
à
l
certaine prudence. Car, comme l’écrit Olivier Rohe, « composant
pour personne le poème grandiose des vagabonds, de leur beauté
dans la lutte et dans la défaite, Genet n’était pas pour autant le
poète des Palestiniens. Il se savait, parmi eux, transfuge passager ».
Ce qui est en revanche certain, c’est qu’« Un captif amoureux est
le chant d’un poète qui va mourir, et qui, souverain, embarque
avec lui dans l’espace-temps des pages du livre, tout ce qui lui fut
cher, amis, amants, feddayin, Black Panthers, religion, musique,
sculpture, histoire et géographie, tous rassemblés, collés, montés,
et au milieu desquels le vieil homme, porté par l’accélération
du temps qui lui intime l’ordre d’en finir, revient au tout début,
c’est-à-dire à la mère ».
Trois œuvres, donc, et trois espaces d’une exposition singulière
autour d’un homme et d’un écrivain qui toujours dérange et fascine. « On l’adule encore. On le hait posthume. » Trois espaces où
on a plaisir à découvrir les œuvres manuscrites – j’ai revu ainsi avec
émotion le manuscrit de Journal du voleur que j’avais présenté à
l’Institut français de Barcelone, avec la dactylographie corrigée,
il y a près de vingt ans déjà, grâce à Albert Dichy. De nombreux
documents d’archives, judiciaires, policières, psychiatriques ou
pénitentiaires. Des correspondances originales aussi, comme celle
dans laquelle la mère de l’écrivain dit être obligée d’abandonner son fils « malgré tout (son) chagrin et les sacrifices imposés
jusqu’ici » le 28 juillet 1911, alors que celui-ci n’a que quelques
mois. Également l’intégralité des entretiens filmés de l’auteur.
L’art est présent dans ce parcours, avec une œuvre fameuse
d’Ernest Pignon-Ernest. Mais surtout avec celles d’Alberto
Giacometti. Ce que Dichy appelle « le moment Giacometti »
n’est en effet pas anodin dans la relation des deux créateurs.
Il s’agit de trois années au cours desquelles, « avec une vitesse
foudroyante et une lenteur infinie », Giacometti va réaliser pas
moins de neufs portraits de l’écrivain et celui-ci rédigera un texte
sur l’artiste intitulé l’Atelier d’Alberto Giacometti. Rencontre
importante qui a priori n’allait pas de soi et qui marquera les
deux hommes. « Il n’est pas sûr que le meilleur motif d’une
rencontre soit la proximité, écrit Albert Dichy. Pour qu’elle se
produise, pour qu’elle “prenne”, il faut peut-être autre chose : de
l’altérité, de la distance et cet ingrédient mystérieux contenu dans
la formation même de l’étrange mot de “rencontre”. Car celui-ci
n’évoque pas seulement la convergence, l’accueil ou l’accord, il
appelle également l’idée de surprise, de heurt, d’accident, voire
d’opposition. Peut-être ne rencontre-t-on vraiment que ce qui vient
à notre encontre et ce qui contrevient à ce que nous sommes »…
’Humanité
Marc Sagaert
d u
14
j u i ll e t
2016 ) .
savoirs
L’autre XIXe siècle
La lecture du nouvel ouvrage de Michèle Riot-Sarcey permet une redécouverte et une réhabilitation
des expériences ouvrières et sociales ayant traversé, parfois au grand jour, parfois plus clandestinement,
tout le XIXe siècle français.
Le Procès de la liberté – Une histoire souterraine
du XIXe siècle en France,
de Michèle Riot-Sarcey, éditions La Découverte,
353 pages, 24 euros.
«N
on, la mort n’est pas égale pour tous. Il y a encore
des riches et des pauvres dans ce domaine : je ne
parle pas des sépultures de marbre ; je parle de
cette sépulture qu’on appelle la mémoire. Les dominateurs ont
beau mourir, ils dominent encore dans la pensée des hommes,
ceux qu’ils ont foulés sous leurs pieds sont ensevelis dans
l’oubli. » Ainsi écrivait le socialiste français Pierre Leroux
dans un long poème philosophique, la Grève de Samarez,
au soir de sa vie, en 1863. La mémoire du XIXe siècle a trop
souvent été celle des dominants, qu’ils fussent monarchistes,
bonapartistes ou républicains conservateurs. Même le mouvement ouvrier majoritaire a souvent affiché une forme
de condescendance envers les militants d’une république
démocratique et sociale, dont on saluait le courage et le dévouement, mais dont on critiquait le verbalisme humaniste,
les références au christianisme voire, du côté des communistes,
les illusions sur la « forme république ». L’historienne Michèle
Riot-Sarcey a depuis des années œuvré à la réhabilitation de
ces figures, souvent totalement oubliées comme la militante
féministe et socialiste Eugénie Niboyet ou le communiste et
fouriériste Constantin Pecqueur. Son récent ouvrage, le Procès
de la liberté, est une fresque plus générale retraçant ce tissu
de luttes, d’écrits et d’espoirs déployés avant, pendant mais
aussi après l’expérience de la IIe République.
Refuser la tyrannie
de la postérité
Il s’agit pour elle de s’affranchir de la « tyrannie de la postérité » : la signification d’un événement est bien trop souvent
« écrasée » par les événements ultérieurs de telle sorte que sa
polysémie historique est généralement escamotée au profit du
discours des vainqueurs. Il faut donc pour Riot-Sarcey redonner
la parole aux acteurs minoritaires et vaincus, chercher quelle
était leur vision de ces événements qu’ils ont vécus et animés
souvent en première ligne du front des luttes ouvrières. Cette
démarche implique de retranscrire et de présenter des écrits
généralement oubliés et l’abondance des citations ici pourra
parfois lasser. Et ce d’autant plus qu’il n’est pas faire injure à
la mémoire d’un Constantin Pecqueur ou d’un Pierre Leroux
que de dire que ce ne sont assurément pas des grands penseurs,
même si nombreux de leurs textes méritent une (re)lecture.
Rétrospectivement leurs invocations de la figure du Christ
comme premier socialiste, leurs appels aux valeurs de la
Liberté, de l’Égalité et de la Fraternité contre l’égoïsme des
possédants, leur foi républicaine peuvent sembler désuètes ou
pis impuissantes face aux casemates de la classe dominante.
Un des nombreux intérêts du livre est de montrer qu’elles
participaient en fait d’une pratique ouvrière qui constitua
bien une vraie « Peur du siècle » au sein de la bourgeoisie.
Les ouvriers en lutte pour leur droit à la vie et la République
sociale étaient considérés comme de « Nouveaux barbares »
et non comme de doux humanistes. D’où la brutalité de la
répression subie par les ouvriers parisiens lors des journées
de juin 1848, une brutalité qui est connue et dénoncée depuis
longtemps, même par les tenants de l’ordre dominant. L’auteur signale toutefois qu’il y a aussi à prendre en compte, en
plus de la répression menée par Cavaignac, une occultation.
Cette occultation est celle de la séquence historique menant
de février à juin 1848 et elle se manifeste par exemple par le
silence des registres des comptes rendus de la Chambre des
Pairs sur le contenu des activités de la Commission du Luxembourg qui se devait de résoudre la « question sociale ». Il faut
attendre juillet 1848 pour que les comptes rendus reprennent,
comme si les propositions esquissées par la Commission du
Luxembourg devraient être tues une fois pour toutes.
La force propulsive
de la revendication de liberté
Le beau livre de Michèle Riot-Sarcey embrasse, lui, un
siècle de luttes populaires, des souvenirs encore vifs de l’An II,
en passant par la Révolution de Juillet, la IIe République
jusqu’à la Commune de Paris qu’elle envisage dans le temps
long des combats populaires, construits à partir des souvenirs
et des expériences antérieures mais aussi dans sa capacité
propulsive et sa force d’invention. À la différence d’une
certaine doxa historiographique qui insiste sur les tendances
et leurs luttes au sein du conseil de la Commune de Paris
(proudhoniens, blanquistes, néojacobins, etc.), elle montre
que les étiquettes politiques cloisonnantes sont incapables
de saisir la dynamique de l’événement.
Ce dernier tient autant de la continuité des luttes populaires depuis la Révolution française que des innovations
telles que cette perspective d’autogouvernement communale
fondée sur le principe de la révocabilité des élus. Le proudhonisme d’un tel ou le blanquisme d’un autre ne permet pas
de comprendre la créativité communarde. À la différence
d’un Robert Tombs, elle est donc beaucoup plus sensible à
l’audace et à l’imagination qu’affichaient les communards
qu’à leur prétendue pusillanimité.
Le Procès de la liberté n’est pas un livre facile d’accès car
il refuse généralement de mettre au premier plan les figures
classiques de l’histoire politique et intellectuelle – sauf lors
de deux chapitres consacrés à Hugo et à Saint-Simon – et
fait la part belle à des personnalités a priori de second plan.
Son style n’est pas non plus toujours facile d’accès à certains
moments et pourra même agacer. Mais l’ouvrage amène
opportunément à reconsidérer tout un pan de l’histoire du
XIXe siècle français et réhabilite la force propulsive de la
revendication de la liberté en rien désuète mais plus actuelle
que jamais.
Baptiste Eychart
La parabole de la truie…
La Limite de l’utile,
de Georges Bataille. éditions Ligne.
Soleil pourri…
Dans la revue Documents, au tout
début des années 1930, Bataille avait
signé un texte intitulé Soleil pourri, où
il disait du soleil qu’il est la conception
la plus haute, mais aussi la chose la plus
abstraite, puisqu’il est impossible de le
regarder fixement… Dans la Limite de
Les Lettres
DR
L
a Limite de l’utile est un texte de
Georges Bataille qu’on trouvait
jusqu’à présent dans le tome VII de
ses Œuvres complètes, une édition quasi
inutilisable que Michel Surya, directeur
des Éditions Lignes, s’emploie en tout cas
à démonter, à vider de son tombeau, et
c’est « un pur bonheur », pour reprendre
l’expression que Bataille lui-même, à la
fin de sa vie, envisageait de retenir pour
rassembler textes, livres et fragments sous
ce titre générique du « Pur Bonheur »…
La Limite de l‘utile est la version primitive
de la Part maudite, c’est-à-dire cet ensemble – ce massif – qui devait rassembler
aussi la Souveraineté et l’érotisme pour
dire l’approbation de la vie jusque dans
la mort… Bataille a beaucoup écrit et
beaucoup abandonné : « Ce que j’écris
m’engage à ne plus écrire », disait-il, et il a
ainsi laissé en plan ce livre, en 1945, quand
il fallait en effet retrouver l’univers…
l’utile, la galaxie, le soleil et l’homme
forment la trinité de la science, cette
science qui retrouve la naïveté sans la
contredire, dit-il, et « c’est à ce prix
que l’homme ne se tourne pas le dos
à lui-même ». C’est bien le rêve du
plus petit bourgeois d’égaler le soleil.
Georges Bataille entend parler de ce
monde bourgeois mû par l’horreur du
gaspillage, par l’horreur des fêtes et du
sacrifice. C’est la parabole de la truie,
dit-il, en se souvenant de l’Américain
Benjamin Franklin, écrivant au milieu
du XVIIIe siècle l’irréductible antino-
f r a n ç a i s e s
. Ju
i ll e t
2016 (s
mie : Qui gaspille « assassine », tue la
truie et tue la descendance jusqu’au
millier… Max Weber dira qu’il exprimait là l’esprit du capitalisme… Mais
le capitalisme de nos jours est « un ensemble d’entreprises d’où la conception
personnelle et la nostalgie morale sont
absentes, dit Bataille. Le capital essentiellement n’a qu’un besoin : d’être un
projet de développement qui réponde
au possible ». Ce que Bataille décrit
ici, c’est la dépense, et même la perte
de conscience du sens des dépenses.
Des cathédrales aux maisons de couture, les dépenses improductives ont
perdu le sens glorieux qu’elles avaient :
« Elles sont ridicules, comme les robes
des dames, comme la fumée », dit-il.
Et c’est aussi l’impasse des dépenses
individuelles : « Si j’achète une riche
cravate, dit-il encore, il est vrai que j’emploie en pure perte l’excédent dont je
disposais – que j’ai produit pour mon
compte et dont j’ai reçu la valeur sous
forme de monnaie. » Georges Bataille
dit savoir qu’il donne de l’homme une
image inhumaine et qu’il rend l’air peu
respirable. Mais il dit surtout que la vie
veut le don de soi et que le don amène
à l’angoisse mortelle : « Je suis de ceux
qui vouent l’homme à d’autres choses
qu’à la production sans cesse accrue, qui
les provoquent à l’horreur sacrée »…
à lire
Putain de mort,
de Michael Herr, traduit de l’américain par Pierre
Allen. Albin Michel, 2010, 265 pages, 19,30 euros.
Michael Herr est mort jeudi 23 juin. Il avait 77 ans. Sa
réputation repose essentiellement sur un livre, publié en
1977, intitulé Dispatches. « Dispatches », en anglais, ce
sont les dépêches transmises par les correspondants de
presse, comme celles que Herr et ses confrères journalistes
faisaient parvenir à leurs rédactions depuis les champs
de bataille du Vietnam. D’ailleurs, le titre anglais est un
peu trompeur. En France, il a été publié par Albin Michel
sous le titre Putain de mort – un choix qui laisse rêveur –
devrait-on rebaptiser Moby Dick, en français, Putain de
baleine ? Bien que la matière du livre soit essentiellement
documentaire – Herr a couvert la guerre du Vietnam pour
le magazine Esquire entre 1967 et 1969 –, son ouvrage se
présente comme une fiction, irriguée par des faits réels. Il
a pourtant été salué, dès sa parution, comme le livre qui
retraçait le plus fidèlement l’expérience américaine au
Vietnam, l’abrutissement moral, l’embourbement dans
la paranoïa et la dépression d’une génération de jeunes
hommes. On trouve encore chez Herr les traces d’un style
typique de la contre-culture des années 1960, une écriture
vive et rythmée, un esprit libre, défiant devant l’autorité.
Mais tout est perverti, l’innocence est quotidiennement
massacrée ; avec les drogues, on ne crée plus, on ne rêve
plus, on atténue la peur de mourir. Herr lui-même n’a
pas émergé indemne de ce voyage. Il lui a fallu dix ans
pour achever son livre, témoignage intime d’une blessure
commune à la jeunesse d’une époque.
Sébastien Banse
Didier Pinaud
u p p l é m e n t
à
l
’Humanité
d u
14
j u i ll e t
2016 ) . IX
arts
Josef Sudek l’enchanteur
L
a Dernière Rose est le titre d’une photographie de Josef
Sudek prise en 1956. Sur le rebord d’une fenêtre sont
posés un coquillage et un verre d’eau avec trois roses.
On peut distinguer des livres sur le côté droit. La vitre est
pleine de buée et laisse à peine deviner les branches noires
d’un arbre. Nous avons là réunis, dans un cadrage parfait et
des contrastes élégants, des éléments de ce qui peut constituer
une poétique de Sudek : l’eau, la buée, le verre, les fleurs…
Rien que de très simple, à portée de main mais qui deviennent
comme enchantés par l’art d’un photographe qui a poussé la
beauté à un très haut point d’intensité. Sudek est un maître
aussi bien dans la nature morte, la représentation de l’architecture, le portrait, les paysages urbains ou bucoliques. Il a
laissé une œuvre majeure dans l’histoire de la photographie
et de l’art en général.
Qui était Josef Sudek ? Il est né le 17 mars 1896 dans la
région de Prague, dans une famille modeste. Très tôt orphelin
de père, il fit des études à l’École royale des métiers de Bohême
avant de devenir apprenti chez un relieur. Sudek découvre
la photographie en 1911. Pendant quelques années, il prend
des portraits de sa sœur Božena, des paysages ou des vues
de Prague et de son fameux pont Charles. En 1913, il obtient
un poste de relieur tandis que, l’année suivante, Božena reçoit un certificat d’apprentie photographe. Incorporé dans
l’armée austro-hongroise en 1915, il rejoint l’année suivante
le front italien où il continue de prendre des clichés. Blessé,
il est amputé d’un bras et reçoit une pension d’invalide de
guerre. Les vues de Prague s’accumulent et, en 1920, Sudek
abandonne la reliure pour se consacrer à la photographie.
Il reçoit une bourse du Club des photographes amateurs
tchèques qui organise une exposition au cours de laquelle il
reçoit le premier prix pour un paysage. Il quittera ce groupe
pour un autre plus novateur, influencé par le pictorialisme.
En 1924 paraît son premier portfolio : Dix Photographies
d’ambiance. Exclu du Club photographique, il contribue à
fonder la Société tchèque de photographie. Il participe alors
à de nombreuses expositions à l’étranger et commence à
effectuer des travaux publicitaires dans une optique moderniste. En 1927, il s’installe dans un atelier de bois à Prague.
Il collectionne des œuvres de ses amis peintres, souvent pour
les aider financièrement et réalise des portraits. Il se professionnalise. Un nouveau portfolio est édité avec des vues des
travaux de restauration de la cathédrale Saint-Guy, mais
c’est en 1929 que paraît Prague, son premier livre. Il rejoint
l’avant-garde dans l’exposition « Nouvelle Photographie ».
Sa première exposition personnelle arrive en 1932. Quatre ans
plus tard, Sudek contribue à l’organisation de « l’Exposition
de photographie internationale » dans laquelle il présente des
œuvres aux côtés de Man Ray, Laszlo Moholy-Nagy, John
Heartfield ou Alexandre Rodtchenko.
1939 : Prague est occupée par les nazis. Sudek photographie
encore et toujours la ville. Il se lance aussi dans des projets
plus personnels : « Son travail de maturité commence avec
la série la Fenêtre de mon atelier (1940-1954), à laquelle
s’ajouteront des photographies plus tardives. Il crée des
natures mortes intimistes en rassemblant des objets hétéroclites. Les photographies qu’il prend lors de ses promenades
dans les parcs et jardins de Prague acquièrent une saveur
onirique (1). » Ses œuvres figurent dans divers livres ou
portfolios collectifs consacrés à la capitale, notamment aux
monuments endommagés ou ruinés lors de la Libération. Il
se lance également dans la prise de paysages de la campagne
environnante. En 1948, la découverte du jardin d’un ami
architecte le lancera dans la série Une promenade dans le
jardin enchanté, qu’il poursuivra jusqu’en 1964. Le jeune
régime communiste maintient son statut de photographe
indépendant. Son atelier n’est pas nationalisé. Il prépare le
livre Prague avec le grand poète Nezval. Mais sa situation
financière se détériore. 1955 le voit couronné du prix du
Comité central de la ville de Prague. L’année suivante paraît la première monographie qui lui est consacrée : Sudek
a sélectionné 232 photographies dont les plus anciennes
datent de 1915. Il se fait le témoin des ravages de l’industrie
en Bohême du Nord : un ouvrage est prévu qui, trop critique
aux yeux du pouvoir, paraîtra plus de dix ans après la chute
du communisme. En 1960, 32 artistes exposent 114 portraits
de Sudek dans une galerie. À 65 ans, il reçoit la distinction
d’« artiste émérite » puis l’ordre du Travail. Publications et
expositions se succèdent, tant en Tchécoslovaquie que dans
le monde entier, par exemple à New York. Josef Sudek meurt
le 15 septembre 1976.
Les vues des travaux de la cathédrale Saint-Guy, les images
nocturnes ou diurnes de Prague sont faites de pierre certes,
mais surtout de lumière et de nuit car, en photographiant la
nuit, Sudek s’empare de la lumière. On pourrait nous faire
remarquer que la photographie porte en elle-même, jusque
dans son nom, la lumière mais, plus que chez bon nombre d’artistes, chez Sudek elle devient un élément central de l’œuvre,
qu’elle organise, unifie et magnifie. Nous l’avons dit, les objets
qui composent les natures mortes de Sudek sont simples, de
ceux que l’on a facilement sous la main : coquillages, verres,
œufs, feuilles, fleurs, fruits, papiers froissés… Un art savant
de la composition les métamorphose en éléments graphiques
tenus, liés par une qualité de lumière, douce et claire, parfois
tranchante, toujours profonde. Les jeux avec le verre et l’eau
en sont comme le point culminant. Ann Thomas écrit ainsi :
« Dans la série de natures mortes intitulée Labyrinthes de
verre qu’il a réalisée après la Seconde Guerre mondiale, Sudek
explore encore d’autres facettes de la photographie, cette fois
par le biais de la réfraction de la lumière, qui fragmente les
objets et les espaces en compositions abstraites. Il travaille avec
soin, plaçant et déplaçant inlassablement des objets en verre
de différents degrés de transparence afin de réaliser des images
étincelantes, d’une richesse et d’une complexité inouïes. »
Deux Poires et un verre de 1951 en est un parfait exemple :
le verre, rempli d’une eau qui laisse échapper quelques fines
bulles, est au centre de l’image ; une poire obscure est au
premier plan et le fruit de l’arrière-plan se démultiplie dans
les facettes du verre comme si c’était la lumière elle-même
qui décomposait la vision. Nature morte dans l’atelier (1965)
ou Labyrinthe de verre (1968) sont deux œuvres où les jeux
de transparence, d’opacité, de réverbération s’orchestrent si
savamment (et bellement) qu’ils font oublier le vase, la plaque
translucide, le verre à boire ou la balle de verre tandis que
le fond (un carton, un mur, un cadre vide) pousse la lumière
vers celui qui regarde.
Enfermé dans son atelier, Sudek a créé un monde de beauté
pure. Il a su s’appuyer sur une technique parfaite, aussi bien
dans la prise de vue que dans les tirages des clichés (parfois
mis en scène dans des cadres avec des papiers qui font ressortir
l’image). La série Fenêtre de mon atelier nous plonge dans
un univers où le réel se mêle à un onirisme qui vient d’un
jeu entre les ombres, l’eau et bien sûr, encore, la lumière. Les
vitres sont couvertes d’une buée qui laisse deviner le tronc et
les branches d’un arbre, parfois des feuilles, des buissons, un
pan de mur. Le flou oblige l’œil à recomposer le réel mais ce
réel n’est-il pas avant tout et peut-être uniquement la brillance
des gouttes et l’imagination de ce qu’elles voilent ? Dans une
autre magnifique série, celle du Jardin enchanté, ce n’est
toujours pas la représentation d’un endroit extraordinaire qui
est recherchée, mais bien une transfiguration, par exemple de
cette chaise moderne qui se découpe en tiges d’une blancheur
très nette, lumineuse donc, sur un fond d’arbres très sombre.
C’est Sudek qui a enchanté le jardin, comme tout ce qu’il a
représenté ; Sudek était un enchanteur.
Franck Delorieux
(1) Les citations sont extraites de Josef Sudek.
Le monde à ma fenêtre. Éditions musée des Beaux-Arts
du Canada-Institut canadien de la photographie-Musée
du Jeu de paume, 272 pages, 40 euros.
Faites vos jeux
Francis Bacon, Monaco et la culture française, jusqu’au 4 septembre, Grimaldi Forum, Monaco.
L
a roulette s’arrête à Monaco. Un des
artistes les plus célèbres du XXe siècle,
et un de ceux qui fascinent les foules,
est exposé au Grimaldi Forum. Ce n’est que
justice, car non seulement Bacon a séjourné
fréquemment dans la principauté – il s’y installe pour quelques années et, en 1946, il y
peint le premier tableau de la fameuse série
des papes, une version dramatique de Portrait
d’Innocent X de Velázquez –, mais encore
il ne déteste pas les jeux de hasard. Mais ce
passe-temps ne fait que contribuer à l’image
d’Épinal, dans la plus pure tradition postromantique de l’artiste. Jugeons plutôt : Britannique, donc excentrique, né en Irlande, donc
d’un tempérament fougueux, homosexuel,
alcoolique, habitué des boîtes de nuit de Soho,
autodidacte, ayant détruit toute une partie de
son œuvre, souvent représenté sur fond d’un
atelier où règne un chaos indescriptible… rien
n’y manque.
Oublions toutefois la réputation sulfureuse
que traîne l’artiste ; Bacon est avant tout un
X . L
e s
Lettres
immense créateur. Son univers, qui est comme
une réactualisation de celui de Bosch, mais dénué de toute référence au sacré, est un théâtre
de la cruauté où des êtres sont confrontés,
malgré eux, à l’insoutenable. Les personnages
déformés, les visages distendus, les couples unis
et désunis, les formes organiques qui perdent
leurs contours, les voluptueux empâtements
d’un pinceau lourdement chargé forment un
espace où la matière picturale se confond avec
les amas de chair. Ces figures isolées les unes
des autres, prostrées en silence ou lançant un
cri déchirant, semblent enserrées dans des
huis clos virtuels, que rien ne les empêche de
quitter. Parfois, un pied posé à terre, un coude
ou un genou torsadé, qui débordent l’espace
de ce réduit transparent, semblent désigner
impitoyablement le vrai piège, celui auquel on
ne peut échapper : son propre corps.
Partout, la chair s’ouvre et s’exhibe, dévoile
sa fondamentale vulnérabilité. Utilisée comme
matériau malléable, comme une couche de
pigment, elle est molle, tordue à l’extrême,
f r a n ç a i s e s
. Ju
i ll e t
2016 (s
jusqu’aux limites de l’informe. Attirante et
laide à la fois, provoquant alternativement
fascination et dégoût, sujette à toutes sortes
de déformations, la chair déborde et envahit
l’univers baconien. L’enveloppe corporelle
n’est plus imperméable, la chair dénudée
est menacée de blessures et de déchirures, la
peau se transforme en une membrane trouée,
l’épiderme se confond avec les viscères. Les
taches blanches d’une peinture granuleuse, les
incrustations à la surface de la toile, marques
d’un irrationnel où jeux de peinture se mêlent
aux éclaboussures de sang d’un rouge cinglé
de blanc et de tons violacés. Le spectateur est
frappé par le contraste entre ces corps gesticulants, aux contours imprécis, tracés dans la
matière, et la rigueur des zones chromatiques
nettement découpées et cadencées, des aplats
orange ou roses.
Morcelé, retourné sur lui-même, montrant
ses entrailles, le corps est ici un « corps sans
organes », où les détails n’existent qu’en fonction de l’ensemble et sans qu’une limite précise
u p p l é m e n t
à
l
’Humanité
le sépare de l’espace environnant. Des figures
brouillées, de couleur chair, qui se heurtent à
des fonds abstraits et unis. Prisonniers d’un
univers carcéral inhumain qui les condamne à
l’impuissance, les individus sont isolés, exposés
à la douleur, à la cruauté et à l’abjection.
« J’espère être capable de faire des figures
surgissant de leur propre chair », dit Bacon.
Adulées ou abhorrées, ces images ne peuvent
laisser indifférent.
Itzhak Goldberg
Profitez de votre séjour dans le Midi pour voir une
autre exposition, dans un endroit magique. Trois
artistes, Daphné Corregan, Stéphanie Ferrat et
Rochegaussen, y présentent des travaux tout en
subtilité, dont les titres - Terres mêlées, Chroniques
du chuchotement, Sarabandes - font rêver. Galerie
Sabine Pouget, jusqu’au 18 septembre, château
Barras, 83670 Fox-Ampoux, jeudi-dimanche
16 heures- 19 h 30 et sur rendez-vous.
Tél. : 06 16 01 54 58,
www.galeriesabinepuget.com
d u
14
j u i ll e t
2016 ) .
CINÉMA
CHrONiQUe CiNÉMA De lUC CHATel
Portraits de femmes
I
Dans un bar de Montreuil, un dragueur de bas étage propose
un boulot à une jeune femme, Agathe, à condition que cette
dernière se montre « open », et se fait sèchement rembarrer par
cette dernière. Posé dans un coin, samir tombe sous le charme
de celle dont il apprend qu’elle est maître-nageuse à la piscine
Maurice-thorez. Il décide de la revoir. L’effet aquatique est la
dernière réalisation de solveig Anspach, décédée en août 2015, à
56 ans, alors qu’elle en était aux deux tiers du montage du film.
s’il laisse apparaître de temps à autre quelques accents de gravité
– la vie d’Agathe a été traversée d’un événement dramatique,
à peine évoqué –, ce film est avant tout porteur d’une poésie et
d’une légèreté remarquables. Il repose de bout en bout sur le
jeu formidable des deux comédiens principaux, Florence LoiretCaille et samir Guesmi, que la réalisatrice a visiblement pris un
plaisir fou à regarder jouer et à filmer. Ils occupent l’espace avec
une présence incroyable et un naturel fascinant.
très différents dans leur apparence physique et leur gestuelle
– lui est grand, massif et dégingandé, elle est petite, sèche et vive
–, et dans leur rapport à la parole et à la vérité – elle est franche
et ne supporte pas le mensonge, lui a du mal à exprimer ses
sentiments et a tendance à affabuler –, Agathe et samir créent
une forme de ballet amoureux improbable, qui a pour cadre
deux endroits eux aussi parfaitement inattendus : une piscine
de Montreuil et l’Islande (pays dont solveig Anspach était en
partie originaire). Ce qui va rapprocher ces deux-là, c’est la quête
d’une forme de tendresse et de confiance radicale, et leur rapport
maladroit et malaisé au monde et aux autres. Les personnages
qui gravitent autour d’eux, de Montreuil à reykjavik, semblent
eux aussi parfois tombés d’une autre planète : des employés de
la piscine Maurice-thorez (où l’on croise une maître-nageuse
nymphomane, un guichetier lunaire, un directeur dragueur un
peu crétin) aux conseillers municipaux islandais fans de rock
accoutrés comme des post-adolescents. Il se dégage de cette
brochette humaine une forme de bienveillance, voire de douceur,
qui évite l’écueil de la mièvrerie grâce aux nombreuses péripéties et scènes d’humour qui rythment le film et qui donnent un
certain recul au propos.
Par ailleurs, solveig Anspach a choisi de décliner la thématique de l’eau, qu’elle filme superbement dans ses états
les plus divers : que les scènes se situent dans le bassin d’une
piscine, parenthèse urbaine où les corps prennent soudain une
autre importance, une autre consistance, un autre rapport au
déplacement et à la vitesse, ou dans les paysages sauvages de
l’Islande, partagés entre la roche volcanique et les lacs naturels
d’eau chaude. Un film très réussi où se marient à merveille la
légèreté et la densité, la mise à distance et le rapport fusionnel,
physique, charnel, avec le monde et les autres. Une œuvre
posthume qui se révèle être un très bel hymne à la vie.
L’Effet aquatique, film de solveig Anspach, avec Florence LoiretCaille, samir Guesmi, 1 h 23, en salle.
II
Ancienne employée d’agence immobilière, Constance, jeune
quadragénaire, se retrouve en fin de droits, interdite bancaire et
sans logement. La dernière piste qui lui reste avant de sombrer,
c’est l’agence où elle travailla avant de monter à Paris, dans
une petite ville de province, où un poste vient justement de se
libérer. Dans Irréprochable, sébastien Marnier, dont c’est la
première réalisation de long métrage, filme la double descente
aux enfers, sociale et psychologique, d’une jeune femme à la
fois banale et singulière. Banale dans sa quête d’un travail,
sans lequel elle sait qu’elle risque de tout perdre, doublée
d’une quête sentimentale d’autant plus éperdue qu’elle perd
pied socialement. singulière dans la forme de folie qui l’habite
secrètement et peut se réveiller à tout moment, notamment
sous forme de mythomanie. Le personnage de Constance,
omniprésent à l’écran, est parfaitement interprété par Marina
Foïs, notamment dans son mélange de naturel et grande folie,
qui aurait aisément pu l’inciter à tomber dans des facilités de
jeu. Or Marina Foïs semble totalement habitée par son rôle,
qu’elle joue avec une grande justesse. Ce qui s’avère d’autant
plus crucial que c’est bien autour d’elle, et de sa plongée dans
l’abîme, que se tisse le récit de plus en plus tendu de ce thriller.
L’autre réussite du film est d’avoir choisi comme cadre
une modeste agence immobilière d’une petite ville de province, dont la tranquillité et la simplicité tranchent habilement
avec le drame terrible et complexe qui se joue dans l’esprit de
Constance. Le monde du travail semble d’ailleurs être devenu
une obsession pour ce jeune réalisateur puisqu’il a créé une
série animée composée d’épisodes de trois minutes, diffusée
sur Arte en mars-avril 2016, dont le titre est éloquent : salaire
net et Monde de brutes.
Irréprochable, film de sébastien Marnier, avec Marina Foïs,
Jérémie elkaim, Joséphine Japy, 1 h 43, en salle.
L’homme-orchestre d’une culture disparue
Dans l’ombre où les regards se nouent,
Écrits sur le cinéma, l’art, la politique
1926-1963,
de Jacques-B. Brunius.
éditions du Sandre, 540 pages, 28 euros.
D
’une façon générale, ce sont les auteurs
qui créent les éditeurs et leur légende :
pas de Gallimard sans Proust, Céline,
Giono ou Aragon. Pas de Grasset sans Mauriac
ou Giono (car lui a profité aux deux grands
noms de l’entre-deux guerres), ou Morand. et si
Bernard Grasset a laissé quelques textes, Gaston
Gallimard, à ma connaissance, n’a rien écrit.
et, sans œuvre, on n’existe pas. Les éditeurs,
il faut le dire, sont avant tout des marchands,
des restaurateurs, et leur nom ne survivrait pas
sans la qualité des mets qu’ils mettent en vente.
Il est cependant des cas, plus rares, voire rarissimes, où un éditeur créée un écrivain (et je ne
parle pas des « coups » publicitaires, façon Julliard/Minou Drouet), ou, mieux encore, l’invente,
comme un spéléologue invente une grotte. C’est le
cas des excellentes Éditions du sandre qui, dans
un superbe et fort volume, du format d’un Petit
Larousse, viennent de nous révéler un écrivain
important, disparu en 1967, qui n’a pas laissé un
véritable livre (hormis un recueil d’articles, depuis
longtemps épuisé, publié au terrain vague, chez
feu Éric Losfeld, qui savait ce qu’était la littérature), mais a pourtant fait un œuvre divers (articles
de critique qui, sous sa plume, deviennent des
essais lumineux et passionnants ; lettres ; poèmes)
enfin rassemblé et mis en lumière.
Cet écrivain, qui restera, c’est Jacques
Brunius. Les cinéphiles connaissent sa petite
moustache et sa silhouette dégingandée qui,
affublée d’un maillot moulant à rayures façon
Maupassant pagayant sur la seine, jouait au
faune autour d’une Jane Marken mafflue et
émoustillée dans le sublime Partie de campagne,
de Jean renoir (un brouillon inachevé dont
les trente-cinq minutes ont donné naissance
à l’œuvre la plus importante du dernier demi-siècle du cinéma français, celle de Jacques
Les Lettres
rozier). On sait aussi que, proche de Prévert et
du groupe Octobre, il a joué un petit rôle (mais
lequel ? sans copie sous les yeux, je n’en ai pas
le souvenir) dans le Crime de monsieur Lange,
du même renoir, le seul cinéaste qui ait réussi
à digérer une scénario de Prévert sans donner
l’impression de s’étrangler sur des mots d’auteur tellement voyants qu’ils semblent écrits par
un Gotlib déchaîné en plein dix-huitième degré.
Jacques Brunius (de son vrai nom JacquesHenri Cottance) était un proche de Breton, un
ami des frères Prévert, un compagnon de route
des surréalistes, qui, jusqu’au bout, restera fidèle
à la « doctrine » des manifestes. à qui voudrait
connaître sa vie étonnante, ponctuée de virages imprévisibles, mais constamment fidèle
à une ligne morale d’une inflexible exigence,
on conseillera de lire l’abondante et précise
préface du volume publié au sandre.
J’y ai appris – entre autres – que Brunius
avait lui-même réalisé des films semi-documentaires, traduit Lewis Carroll et publié Vathek,
de Beckford, participé à la résistance en Angleterre (tout en étant farouchement anti-gaulliste), été l’assistant de Buñuel pour Un chien
andalou, et joué sous la direction du grand
raoul Walsh, dans sea Devils, improbable et
assez géniale adaptation des travailleurs de
la mer, dans laquelle, malgré moult visions,
je ne l’avais jamais remarqué dans le rôle de
Fouché. Il est mort en Angleterre, où il s’était
installé après- guerre : son charme ironique
et distingué, distant, façon gentleman à la
Wodehouse, ne pouvait que faire du pays des
Beatles sa patrie d’adoption.
Mais, au-delà des péripéties d’une vie semée d’inattendus, l’important, c’est l’œuvre.
L’essentiel des textes réunis aujourd’hui
consiste en articles sur le cinéma, en poèmes
et en lettres à Breton, dans lesquelles, depuis Londres, il lui conseille des lectures et
lui fait part de ses réflexions. Au hasard des
pages – car Dans l’ombre où les regards se
nouent est de ces livres qui ne se lisent pas
d’une traite et restent longtemps sur les tables
f r a n ç a i s e s
. Ju
i L L e t
2016 (s
de chevet –, on tombera sur une exécution
sans appel de Pierre Brossolette, résistant
icônifié à qui Breton avait eu le malheur de
consacrer, dans Arcane 17, quelques pages
louangeuses. « Mon seul regret, c’est votre
allusion à l’ignoble Pierre Brossolette, que
la Merde ait son âme. Non que je n’adhère
pas à ce que vous dites généralement autour
de son nom. Ne l’ayant pas rencontré, il est
normal que sa personne vous soit apparue
comme symbolique. Le danger des hommes
symboliques, c’est que d’autres les ont
connus. (...) Cette petite canaille fut un de
ceux qui ont systématiquement organisé la
mise en tutelle financière et idéologique d’un
parti ouvrier français représentant une fraction importante des forces révolutionnaires
françaises. » Dont acte.
Cette virulence, cette intransigeance, se
retrouvent dans les textes critiques. Lorsque
Brunius évoque – en direct, avant que le film
ne soit canonisé – le Metropolis de Lang, il
sait en dire la grandeur sans en dissimuler les
faiblesses, un aspect grand-guignolesque que
personne, aujourd’hui, n’oserait souligner.
Mais, lorsqu’il exprime son admiration, c’est
avec la même conviction, et il est sans doute
le seul, à l’époque, à avoir mis à la juste place
qu’il occupe aujourd’hui le très beau Ox-bow
Incident, le western anti-lynchage de William
Wellman, dont il analyse de façon extrêmement précise, technique, l’élégance, et la sobre
efficacité de la mise en scène. Brunius est sans
doute le plus grand critique de cinéma de son
époque (moins verbeux, plus précis que Bazin),
et chacun des articles repris ici est en soi un
traité d’esthétique cinématographique en même
temps qu’un texte dont chaque ligne suinte
la littérature (superbe article sur la Chienne,
analyse lumineuse de Monsieur Verdoux, qui est
sans doute le texte le plus pertinent et sensible
jamais écrit à propos de Chaplin).
Il décortique Lewis Carroll et les jeux de
mots de Jabberwocky, rédige une longue vie de
William Beckford, répond surréalistiquement à
u p p L é m e n t
à
L
’Humanité
d u
14
une enquête sur le savoir-vivre : il est l’hommeorchestre d’une culture disparue.
enfin, pour la bonne bouche, un dernier
exemple de son humour, de son honnêteté, de
sa rectitude morale : une réponse sous forme
de neuf questions qu’il adresse à une jeune
journaliste incompétente qui le sollicite avant
d’écrire un livre sur Buñuel : « Ne croyez-vous
pas que, si le monde va de plus en plus mal,
c’est précisément parce que n’importe qui se
mêle d’écrire ou de parler de n’importe quoi, de
préférence de ce qu’il ne connaît pas ? »
Brunius, à travers ces 500 pages, donne toujours l’impression de savoir de quoi il parlait
et comment en parler.
Christophe Mercier
eXPOSiTiON
à la section du PCF de Villejuif
du 17 juin au 4 septembre 2016
La section du PCF de Villejuif et les Éditions Helvétius
présentent des œuvres inédites
du plasticien Mustapha Boutadjine
INSURGÉ(E)S et REBELLES
le vendredi 17 juin 2016 à partir de 18 h 30
à la Maison des Communistes de Villejuif
21 rue Jean-Jaurès
94800 Villejuif
À cette occasion l'artiste dédicacera la monographie de ses œuvres,
Collage Résistant(s), 152 tableaux, 116 auteurs
J u i L L e t
2016 ) . XI
Cinéma
«F
ront populaire et cinéma français », tel était le
thème du colloque organisé par le Centre national du cinéma et l’Institut de recherche sur le
cinéma et l’audiovisuel de l’université Sorbonne nouvelle
(Paris-III). Il s’est tenu le 8 juin dernier, dans les locaux
de l’Assemblée nationale, tandis qu’en parallèle le cinéma
l’Arlequin à Paris programmait, du 7 au 10 juin, plusieurs
œuvres emblématiques de la seconde moitié des années
1930. Tout cela, bien sûr, était suscité par la célébration
du quatre-vingtième anniversaire du gouvernement de
Front populaire, instauré en France à l’issue des élections
de mai 1936.
Associer Front populaire et cinéma conduit à deux grands
cadrages : l’un, chronologique, en se restreignant à la période
durant laquelle le gouvernement de Front populaire a marqué
la vie publique française de son empreinte directe, de 1936
à 1938 ; l’autre, idéologique, politique et social, en étudiant
dans la forme, le contenu et les conditions de production
ce qui a influencé les œuvres réalisées durant cette période
et, réciproquement, la contribution de la cinématographie
de l’époque à l’air du temps. Le bouleversement dans les
institutions (étatiques, professionnelles, économiques…),
mais aussi dans les composantes de la société cherchant à se
projeter vers l’émancipation rencontre ainsi la constitution
d’un corpus aux accents bien spécifiques, ainsi que l’émergence puis la consécration de nouvelles figures.
Le colloque a été articulé en deux temps : une matinée
consacrée aux initiatives du gouvernement de Front populaire ayant pour objectif de restructurer un secteur sinistré
par la crise des années 1930, puis un après-midi dédié à la
présence de l’esprit de ce même Front populaire dans les
œuvres que l’on situe dans sa mouvance. Une première
mi-temps matérialiste et une seconde mi-temps idéaliste
pour fixer à grands traits l’enjeu de cette dichotomie. Ce
sont donc les conditions de production, d’une part, et les
grandes figures, réelles ou fictives, d’autre part, qui furent
les objets successifs des exposés des intervenants. Malgré
les compléments apportés au travers des questions posées
par l’auditoire, on peut regretter que ces deux approches
aient chacune été traitées avec des biais et des omissions.
Il n’aurait pas été inutile d’insister, par exemple, sur le
fait que le corpus soit constitué d’une poignée de films,
documentaires ou de fiction, aux accents militants plus ou
moins explicites, alors même que la production de l’époque
est globalement commerciale et réactionnaire, et qu’elle ne
reflète que très peu la situation sociale alors en ébullition. Si
le cinéma est populaire, c’est peu de dire qu’il n’en constitue
pas pour autant un miroir des luttes en cours. Derrière cet
apparent paradoxe, il y a toute la question des réseaux de
DR
Les fantômes de 1936
Maurice Thorez en meeting en 1936.
distribution, et plus particulièrement de leur inféodation
aux nécessités du capital et de sa valorisation.
Autre point simplement évoqué en passant : la présence
lacunaire des étrangers dans la production cinématographique
française, alors même que nombreux furent les techniciens
et les artistes de ce secteur ayant trouvé refuge en France,
pour fuir notamment l’Allemagne et l’Europe de l’Est. Il a
bien été rappelé que peu d’entre eux purent bénéficier des
autorisations nécessaires pour travailler et que cela découlait
d’une xénophobie rampante, doublée d’une méfiance quant
aux orientations politiques prêtées à ces populations en exil.
Mais il aurait été utile d’ajouter que la notion administrative
d’indésirables comme catégorie d’action publique n’a malheureusement pas été mise entre parenthèses par l’expérience
du Front populaire.
Enfin, alors même qu’une mise en contexte international fut proposée par un des intervenants, aucune référence
ne fut faite à l’autre grande expérience de Front populaire
qui se déroulait sur la même période en Espagne. C’est un
oubli d’autant plus criant que l’affiche annonçant la tenue
du colloque reprenait – de façon inconsciente ? – les codes
graphiques de l’anarcho-syndicalisme, acteur initialement
majeur mais finalement marginalisé de cette expérience.
L’histoire et les actions du Sindicato de la Industria del
Espectáculo Films à Barcelone auraient pu être comparées
à celles, en France, du Syndicat général des travailleurs de
l’industrie du film, aujourd’hui intégré à la Fédération du
spectacle (CGT) – représentée lors du colloque par son secrétaire général.
On voit bien que, en prenant en compte ces quelques
points éludés, tout l’enjeu du colloque aurait pu résonner
plus explicitement avec l’actualité sociale et politique. Les
contributeurs en mesure de rendre compte de cette résonance
n’ont pourtant pas été écartés puisque certains ont parfois
évoqué en filigrane cet aspect et que l’on connaît par ailleurs
leurs travaux. Mais le cadre solennel aura certainement bridé
les développements de la pensée et son exposition publique,
au profit d’une dimension commémorative dont l’institution
hôte du colloque a bien besoin pour se redonner une légitimité.
Eric Arrivé
Le phénomène de la projection
Sur le film,
de Philippe-Alain Michaud. éditions Macula,
464 page, 38 euros.
V
oici des films qui ne furent jamais projetés à Cannes ni même sur un écran de
cinéma (ou si peu que cela revient au
même). Les films expérimentaux des années
1960-1970 de Jack Smith, Jonas Mekas, Ken
Jacobs ; un film comme The Flicker, de Tony
Conrad, qui fut réalisé sans caméra, sans table
de montage, qui, de surcroît, peut se voir les
yeux fermés… Voici surtout Sur le film, gros
livre de Philippe-Alain Michaud, philosophe
et historien de l’art, qui rappelle que cinéma
est un mot grec qui signifie « mouvement »…
Philosophe, il a besoin de Kant (sur les
formes a priori de la sensibilité), de MerleauPonty (sur le visible et l’invisible), de Platon,
Aristote, Plotin… Le mythe d’Er, dans le
dixième livre de la République de Platon, c’est
le film – c’est sur le film : Er le Pamphylien ressuscité dix jours après sa mort et décrivant alors
la structure de l’univers depuis son séjour dans
l’au-delà, soit une lumière tombant du firmament qui traversait le ciel… Chez le même Platon, c’est aussi la chôra, le réceptacle du Timée,
dans lequel vient se configurer le monde (khôra
XII . Le
s
Lettres
qui signifie couramment en grec le « pays », la
« région », la « contrée »). Plotin parlerait de
vision et décrirait « la beauté de là-bas », c’està-dire le pays des âmes et des dieux…
En fait, il faudrait réfléchir à la possibilité
de réaliser un film qui ne fût que film, disait le
cinéaste McCall. Car ce n’est plus l’image projetée sur l’écran qui sert à définir le cinéma, mais
le phénomène de la projection. C’est ce qu’il
avait fait avec son film Line, qui est un film de
lumière solide, où il se concentre sur le faisceau
lumineux même, au lieu de considérer celui-ci
comme un moyen, explique Philippe-Alain
Michaud. Avec le film de McCall, « l’espace du
cinéma conventionnel fondé sur la séparation
de la salle et de la scène se disloque ». À l’espace
perspectif se substitue un espace projectif…
Il n’y a rien à voir ?
Si : l’apparaître. Mais c’est vrai que c’est
un peu démiurgique, comme chez Méliès qui
utilise le cinéma non pour observer la réalité
« mais pour la recréer » ; et puis finalement
pour avoir un effet visuel et uniquement visuel,
comme aussi chez Lazlo Moholy-Nagy dans
son film Dynamique de la grande ville… Mais
c’est mal vu (mal vu mal dit). Même Robert
Flaherty, avec son célèbre l’Homme d’Aran,
en 1934, a eu droit à ce reproche de ne pas
f r a n ç a i s e s
. Ju
i ll e t
2016 (s
présenter dans son film la vie d’Aran sous un
jour plus réaliste (au Festival de Venise, il se
fera traiter de fasciste).
En vérité, le cheminement adopté par le
cinéaste n’allait pas de la mer au cinéma, mais
du cinéma à la mer : « il ne cherchait pas à transposer la mer en images, mais à l’inverse, au terme
d’une opération empathique, à traiter l’image de
cinéma comme un milieu », dit Philippe-Alain
Michaud. Car le véritable travail de cinéma,
pour Flaherty, ne se situait pas au tournage,
ni même à la table de montage, « mais dans la
salle de projection », dit-il.
Un peu plus tard, on retrouvera ça chez
Guy Debord, avec l’expérience de la projection comme expérience physique, dans ses
propres films iconoclastes et avec sa critique
du spectacle, où c’est la négation de la vie qui
est devenue visible, rien d’autre (« Tout ce qui
était directement vécu s’est éloigné dans une
représentation »).
Il y a une star dans le livre de Philippe-Alain
Michaud : c’est Maria Montez, qui a eu très
tôt la réputation d’une actrice catastrophique
(on disait qu’elle jouait les rôles de danseuses
avec la distinction d’une entraîneuse de nightclub fatiguée). Mais Jack Smith jubilait, au
contraire, en la voyant jouer : admettre son
u p p l é m e n t
à
l
’Humanité
talent, disait-il, « c’est s’ouvrir à un univers de
plasticité, d’emportement glamour, de jouissance schizophrène, de naïveté abyssale dans
un éblouissement de Technicolor trash » ! En
fait, Smith s’est surtout inspiré de la peinture
de Véronèse : « Pour se faire une idée de mes
films, que l’on imagine un Véronèse qui se met
à respirer et à palpiter dans un lent mouvement
hallucinatoire », déclarait-il en 1987.
Mais pourquoi le cinéma débouche-t-il sur
des phénomènes relevant de la picturalité ? Parce
qu’il ne reproduit pas le monde, justement, mais
lui-même à travers les images qu’il en retient…
Même si c’est moins leur beauté que leur efficacité qu’il met en évidence ; comme dans une
histoire de l’art sans texte, celle d’un Aby Warburg, par exemple, sur laquelle Philippe-Alain
Michaud avait commencé par travailler, dans
Aby Warburg et l’image en mouvement, chez
le même éditeur, Macula, en 1998, livre où l’histoire était celle aussi du précinéma, avec William
Kennedy Laurie Dickson, l’assistant d’Edison,
dans son studio de la Black Maria… Du cinéma
naissant, vers 1895, aux films expérimentaux des
années 1970, c’est la vie des images qui compte,
pas leur seule signification, la vie, la mort, la
survie : la survivance des images…
Didier Pinaud
d u
14
j u i ll e t
2016 ) .
Musique / Théâtre
J
e ne suis nulle part chez moi comme dans un bric-à-brac.
Cela tient du caprice, du hasard, des poses étonnantes dans
lesquelles on surprend les choses. Un bilboquet, appuyé
contre une armoire antique, médite un crime contre la société ;
et monte en moi un sentiment grave qui me rend triste, voluptueux, simple et joyeux : l’émerveillement. Je me sens alors relié
au monde par la fibre lumineuse de la mélancolie. La poussière
étincelante de la mémoire. C’est dans un musée bien particulier
que s’est produit récemment pour moi ce brusque rajeunissement
des sens. À Dollon, dans la Sarthe, je me suis senti redevenir un
vrai petit garçon.
On entre dans ce qui semble être au premier abord un bar assez
banal. Erreur d’appréciation ; car lorsque l’on franchit la porte,
c’est le temps tout entier qui se retourne. Un bar, oui, mais le bar
d’une France que je n’ai pas connue. Les années 1950 ont pris
refuge dans la Grande-Rue de Dollon. Qu’on ne s’y méprenne
pas : c’est un sas vers des âges plus obscurs encore. Affiches et
plaques de métal arborent sur les murs des publicités à la retraite,
des slogans vétérans, comme ces réclames désaffectées pour un
verre de Dubonnet, ce vermouth aromatisé au quinquina mis
au point par le chimiste Joseph Dubonnet (1818-1897) : « Dubo,
Dubon, Dubonnet », « le P’tit quinquin ! ». Le dosage des aromates
de ce breuvage est un secret de la débonnaire famille Dubonnet.
Toute la poésie des prospectus est échouée dans ce petit coin de
Sarthe. Des brocanteurs inspirés ont sauvé du désastre les affiches
mélodieuses d’Apollinaire. Si l’on cherchait, on y trouverait
peut-être la carte des consommations du café Certa, passage
de l’Opéra, qui promettait jadis aux promeneurs hâtifs un Kiss
me quick pour 3,50 F. Mais les affiches ne sont pas les seules à
chanter, si l’on en croit Phiphi, le maître d’œuvre du musée, qui
se détache des boiseries et nous entraîne vers les arrière-salles où
demeure le merveilleux.
Dans un décor enchanté, Phiphi a rassemblé tout l’art des
hommes à faire du bruit. Il n’est pas question ici de vulgaires
castagnettes espagnoles, ou des vuvuzelas des supporters sudafricains. Le génie humain a d’autres sophistications. Ce n’est
rien moins qu’une large collection d’instruments mécaniques, de
boîtes à musique, d’orchestres automatiques, d’horloges à coucou,
de phonographes rusés qui jouent à perdre la raison. Gepetto,
le père de Pinocchio, s’est fait cambrioler. Tous ces automates
sont pleins d’une vie étrange. Une larme de bonheur leur coule
éternellement des yeux. Ces personnages de bois sont peints de
la couleur du temps. Les plus vieilles pièces datent de la fin du
XVIIIe siècle. Les plus récentes, des années 1960. Le sentiment
de la beauté. La grandeur de tout ce qui, disparaissant, perdure.
Les airs de musique que j’y ai entendus me parviennent au travers
d’une brume, comme le son d’un songe. Phiphi actionne un à
un les spectacles de sa collection. Un accordéon s’ouvre comme
un éventail sous mes yeux incrédules et va de lui-même jouer
l’Internationale aux badauds qui se pressent dans les rues de
O
Dollon pour aller à la messe. Je me grise doucement aux fêtes
foraines du passé. Mon cerveau malade des comparaisons se livre
aux rapprochements les plus divers. Ce sentiment de mythologie
morte, de fidélité à la beauté passée… Je l’ai ressenti lisant Tolkien,
l’Aragon du Fou d’Elsa, ou le Grand Meaulnes ; c’est le même
qui me fait tressaillir à l’histoire de la Llorona mexicaine, qui me
berce quand je regarde Grand Budapest Hotel, de Wes Anderson,
ou quand je joue à un jeu vidéo, par exemple Syberia, de Benoît
Sokal, dans lequel une vieille cantatrice emprisonnée interprète
les Yeux noirs, accompagnée par un automate organiste…
Je tente de me raccrocher aux données positives de l’Histoire :
ce pianola qui joue devant moi pour la millième fois sa rengaine
a été construit par Edwin Scott Votey, en 1895, dans sa fabrique
de Detroit. Mais qu’y faire ? Le manège continue. Je songe un
instant aux rouleaux de musique perforés que Phiphi nous escamote bientôt. Quelle métaphore trouver… Calligramme, grenier
troué, nids-de-poule de chansons, morse énigmatique tombé dans
l’oreille d’un androïde qui tourne la manivelle, l’air entendu…
Plus tard, j’énumérerai les objets merveilleux découverts dans le
musée. Et leur nom prolongera le rêve que j’y fais : bastringue,
phonographe Pathé Diffusor, pianola, orgue de barbarie, piano
pneumatique, gasparini (du nom du compositeur italien qui ne l’a
pas inventé), Decap, magic organa (l’accordéon internationaliste
de tout à l’heure, dont les versions les plus récentes accordent
la belle mécanique d’antan aux technologies contemporaines),
juke-box pareil aux lueurs kitsch des cocktails, Scopitone terrible
qui ravissait les yeux et les oreilles des jeunes gens d’alors… Et
surtout, objet poétique par excellence, une chaise musicale. Qui
vient à s’y asseoir, ses fesses se mettent à chanter. Je regrette qu’on
ait oublié d’adjoindre à cette collection un Minitel, saxophone
rudimentaire, qui jouait, je m’en rappelle encore, un jazz de
numérotations.
C’est par un tour au cinématographe que la visite prend fin.
Laurel et Hardy semblent repousser pour vous le voyage de
retour. Il faut pourtant revenir de l’Île aux enfants. Un Chronos
accordéoniste vous avait trimbalé, au gré des soufflets, dans les
profondeurs du temps. Le voilà qui s’arrête. Et l’on ressort dans
la rue, sous le soleil de juillet, aveugle au jour qui est, les yeux
pleins de clartés anachroniques. Nulle nostalgie n’a la force de
l’avenir, mais elle coule quelquefois des jours heureux.
Victor Blanc
Musée de la Musique mécanique de la ville de Dollon (72), ouvert tous
les dimanches de 14 h 30 à 18 heures (sauf décembre, janvier, février)
et tous les jours de l’année sur rendez-vous. http://laureallanot.free.fr/
pages/accueil.htm
Fragments autour du voile
lga était ukrainienne, Aziza tunisienne.
De religions et de générations différentes, ces deux femmes avaient a
priori peu en commun. Myriam Marzouki
les réunit pourtant en ouverture de son dernier
spectacle, créé au Théâtre Dijon-Bourgogne
dans le cadre du festival Théâtre en mai. Projetées sur le mur du fond, des photos d’archives
les montrent l’une après l’autre, tandis qu’en
voix off, la metteure en scène nous apprend
leur identité. Respectivement arrière-grandmère et grand-mère de Myriam Marzouki,
elles apparaissent dans des poses similaires.
En famille, les cheveux recouverts d’un tissu.
L’ambition de Ce qui nous regarde est claire :
il s’agit de convoquer dans un même espace
différentes images liées au port du voile, et
d’interroger les réactions qu’elles suscitent.
Les crispations.
Après cette entrée en matière intime, on
change radicalement de registre. D’esthétique,
aussi. D’une forme documentaire, on passe
Les Lettres
DR
L’extraordinaire musée de la Musique
mécanique de la ville de Dollon
à un théâtre plus performatif, où une comédienne en burqa avec gants de boxe rouges
s’agite sur le son de l’électro mixée en direct
par le Franco-Libanais Wael Koudaih alias
Rayess Bek. Sans transition, elle s’aventure
ensuite du côté de la fiction. Tout comme
elle refuse de mettre sa pièce au service d’une
seule opinion, Myriam Marzouki ne s’installe
dans aucune apparence. Porté par trois interprètes – Louise Belmas, Rodolphe Congé et
Johanna Korthals Altès – et le musicien, le
caractère composite de Ce qui nous regarde
est pleinement assumé. Souligné, même, grâce
à différentes techniques de distanciation.
Pour la première fois, Myriam Marzouki
tente avec cette création autre chose qu’une
mise en scène de texte contemporain. Elle
poursuit dans sa veine politique en transposant avec son équipe des matériaux variés.
Documentaires, mais aussi cinématographiques avec un extrait du poème filmique
la Rage de Pasolini (1963) et littéraire avec
f r a n ç a i s e s
. Ju
i ll e t
2016 (s
des passages de Vernon Subutex (2015) de
Virginie Despentes et de Prendre dates de
Patrick Boucheron et Mathieu Riboulet. Elle
imagine à partir de cet ensemble hétérogène
une partition sonore et visuelle qui bénéficie
largement des talents de Rayess Bek, du créateur lumière Éric Soyer et de la scénographe
Bénédicte Jolys. Mais qui reste inégale.
Si la plupart des ingrédients documentaires
et fictifs de Ce qui nous regarde sont traités
avec énergie et subtilité, quelques passages de
discours alourdissent le tout. Celui que débite
Rodophe Congé sur les images de la Rage par
exemple, dont on peine à comprendre l’utilité.
Essai polémique et poétique sur l’Europe
d’après-guerre, ce film est trop éloigné du sujet
exploré par Myriam Marzouki pour nourrir
sa réflexion sur le regard. Car davantage que
les usages du voile, c’est la manière dont on
l’observe et l’interprète qui intéresse cette dernière. Autrement dit, le processus par lequel
un simple morceau de tissu est érigé en signe.
u p p l é m e n t
à
l
’Humanité
d u
14
Et surtout, le mélange de paresse et d’habitude qui mène à ne retenir qu’une seule des
multiples lectures possibles : celle qui fait du
voile le synonyme d’un extrémisme religieux
doublé d’un refus des traditions républicaines.
L’appel de Myriam Marzouki à une lecture
polysémique gagnerait à être resserré ; il est
néanmoins un appel à penser bien utile en
ces temps confus
Anaïs Heluin
Ce qui nous regarde, de Myriam Marzouki,
les 18 et 19 novembre à la Ferme
du Buisson à Noisiel (77), les 22 et
23 novembre à la Comédie de Valence (26), du 4
au 6 janvier 2017 à la Comédie de Saint-Étienne
(42), du 24 janvier
au 9 février à l’Échangeur (Bagnolet)
programmé par la MC93, le 11 février
au festival Reims Scènes d’Europe (51)
et du 15 au 17 février au TNG –
Centre dramatique national de Lyon (69).
j u i ll e t
2016 ) . XIII
tHÉâtre
Un terrifiant paradoxe
Le spectacle d’ouverture du 70e Festival d’Avignon, tant attendu, laisse un goût amer,
pour ne pas dire plus. Les Damnés, d’après le scénario de Luchino Visconti.
Mise en scène d’Ivo Van Hove. Cour d’Honneur du palais des Papes. Jusqu’au 16 juillet à 22 heures.
J
e ne sais si, pour reprendre le titre du livre de Marie-José
Mondzain, grande spécialiste de la question, l’image peut
tuer ou non (L’image peut-elle tuer ?), ce qui est sûr c’est que
dans le spectacle que vient de donner Ivo Van Hove dans la cour
d’Honneur du palais des Papes, à partir du film de Visconti, les
Damnés, elle mériterait d’être longuement analysée et réfléchie.
Ce qui n’est malheureusement pas le cas ; elle anéantit du coup
tout plaisir – toute intelligence, a-t-on envie d’ajouter – théâtral,
ou en tout cas elle le déplace de très étrange manière. Car enfin
la saga imaginée et filmée de manière somptueuse et impitoyable
par Luchino Visconti naguère (en 1969) qui narre la descente
aux enfers d’une grande famille d’industriels allemande qui gère
ses aciéries avec succès et suscite la convoitise des nazis, à partir
de 1933, année de l’incendie du reichstag et de l’annonce par
Himmler de la création du camp de Dachau tout juste après, cette
saga nous est restituée par Ivo Van Hove dans un déploiement
d’images qui ne nous autorise aucune respiration ni aucune
réflexion. Ne parlons même pas des images filmées par deux
cadreurs qui accompagnent pas à pas les comédiens, tournent de
temps à autre leurs caméras vers le public, histoire de bien lui faire
comprendre qu’il est le complice silencieux de ce qui se trame,
ne parlons pas de ces images projetées sur l’écran placé en plein
milieu du fond de scène, ne parlons pas non plus du travail vidéo
signé tal Yarden, un des quatre maîtres d’œuvre du spectacle
avec Jan Versweyveld (à la scénographie et à la lumière), Éric
sleichim (à la musique et au concept (!) sonore), et bien sûr Ivo
Van Hove (à la mise en scène). Mais parlons de celles fabriquées
sur le plateau : c’est peut-être d’ailleurs elles qui posent le plus
problème. elles sont léchées dans la violence qu’elles tentent
de déployer dans une scénographie pas franchement originale,
mais qui en jette comme on dit, avec des éléments très mode et
que l’on a déjà vus mille et une fois ici ou là : rampe de tables
de maquillage où les comédiens se préparent et attendent leur
tour de venir au centre de l’action, chaises où ils vont s’asseoir
lorsqu’ils deviennent spectateurs et attendent toujours avant
d’entrer en scène, costumes sur cintre car on s’habille et se déshabille à vue, etc., rien de bien original si ce n’est l’alignement
de cercueils dans lesquels viendront s’allonger les personnages
éliminés du jeu, car on aura compris que l’histoire racontée
est celle d’une série de petites et de grandes manœuvres, de
complots et d’assassinats perpétrés en bonne et due forme au
sein de la famille essenbeck saisie dans les rets du nazisme,
mais ce dernier dispositif scénographique ressortit plus d’une
simple idée de mise en scène répétée à satiété comme quelques
autres mouvements de scène. Une scène vidée de toute émotion : comment d’ailleurs pourrait-il être question d’émotion
(et de réflexion, j’insiste) dès lors qu’un accompagnement
sonore tonitruant par moments (est-ce le grondement de
la monstruosité politique qui s’annonce ?), qui parodie la
musique de films à d’autres, nous cloue sur nos sièges ? On
est bien loin des pensées concernant les relations entre les
images et le son émises par Jean-Luc Godard et Anne-Marie
Miéville dans leur film Ici et Ailleurs… surgit alors ce paradoxe terrifiant : cette histoire qui se veut exemplaire dans
son accomplissement de l’époque et aussi dans sa relation
avec ce qui est en train de se passer aujourd’hui dans notre
monde ne nous intéresse pas…
reste, puisque c’était le grand retour de la Comédie-Française au Festival d’Avignon après vingt-trois ans d’absence, le
travail accompli par la troupe. De Didier sandre, le patriarche
de la maison essenbeck, au tout jeune Martin von essenbeck,
Christophe Montenez, en passant par Éric Génovèse, Denis Podalydès, Guillaume Gallienne, elsa Lepoivre, edeline d’Hermy
et leurs camarades, ils sont tous parfaits. On aurait simplement
aimé les voir dans d’autres dispositions dramaturgiques.
Jean-Pierre Han
Une comédie-ballet noire et impitoyable
Monsieur de Pourceaugnac, comédie-ballet de Molière et Lully. Mise en scène de Clément Hervieu-Léger.
C
tout de même la partie purement théâtrale où le metteur en
scène et ses interprètes font feu de tout bois, comme pour
balayer ce que la pièce pourrait recéler de trop noir et de
trop angoissant. L’histoire se passe dans les années 1950
en France ; Clément Hervieu-Léger multiplie les trouvailles
comiques, fait faire des tours de vélo à l’un des acteurs,
fait surgir une petite voiture (une simca 5) sur scène d’où
sortiront comme d’une boîte à malices un matador et son
acolyte plutôt inquiétants… deux protagonistes déguisés
afin de mieux berner l’homme à abattre, un provincial
limougeaud monté à Paris pour épouser la fille d’un certain
Oronte, laquelle fille (Juliette Léger), bien évidemment,
est amoureuse d’un jeune homme, Éraste (Guillaume
ravoire). sous la houlette de sbrigani (virevoltant et incisif
Daniel san Pedro) vont se succéder stratagèmes et tours
pendables pour décourager et, au sens propre du terme,
rendre quasiment fou Pourceaugnac, traqué comme une
bête… Les séquences de traque se succèdent donc à un
rythme effréné (celle avec les médecins est particulièrement… terrifiante), rouages d’une mécanique bien huilée
et sans faille, tout comme dans George Dandin encore une
fois. C’est vif et drôle, impitoyable, mais parfois tout de
même un peu gratuit dans la réalisation. toutes les intrigues
sont savamment calculées et pour ainsi dire mises en scène
par sbrigani, grand organisateur des filouteries. Le sujet a
beau emprunter à la commedia dell’arte, le tout reste d’une
noirceur effroyable. Mais Clément Hervieu-Léger dans son
travail et sa direction d’acteur maintient un bel équilibre,
et il faut absolument voir l’interprétation extraordinaire de
drôlerie retenue de Gilles Privat en provincial égaré dans
un monde qui refuse d’être à sa mesure.
Les Lettres françaises, foliotées de I à XIV
dans l’Humanité du 14 juillet 2016.
Fondateurs : Jacques Decour, fusillé par les nazis,
et Jean Paulhan.
Directeurs : Claude Morgan, Louis Aragon puis Jean ristat.
Directeur : Jean ristat.
XIV . Le
s
Lettres
f r a n ç a i s e s
DR
omédie-ballet rarement représentée sous cette forme,
Monsieur de Pourceaugnac, à y regarder de près, est
d’une rare noirceur, tout comme cette autre comédie-ballet composée juste un an avant elle, en 1668, George
Dandin. Faut-il souligner la noirceur du trait ou au contraire
laisser filer l’intrigue dans son développement purement
comique ? à chaque metteur en scène d’apporter sa propre
réponse, bien sûr, mais l’on se souvient du Pourceaugnac
de Philippe Adrien saisi dans un angoissant (et néanmoins
très drôle) labyrinthe kafkaïen et plus lointainement encore
du Dandin de roger Planchon devenu un véritable Lehrstück brechtien… Clément Hervieu-Léger, qui connaît son
Molière sur le bout des doigts – il a déjà monté la Critique
de l’École des femmes et surtout plus récemment le Misanthrope, après avoir joué dans différentes pièces de l’auteur
–, opte délibérément pour une version « légère » (encore
que), appuyant plutôt sur le versant comique de la pièce, ce
qui, d’une certaine manière, sied plutôt bien au fait que les
musiciens des Arts florissants, dirigés alternativement par
Paolo zanzu et William Christie, sont présents sur scène
pour interpréter la partition de Lully et interviennent directement sur le déroulement de la pièce. Car c’est bien là
l’originalité de ce travail que de vouloir revenir à l’essence
du spectacle en prenant bien soin de ne pas séparer ce qui
est de l’ordre musical de ce qui est de l’ordre du jeu théâtral.
Ainsi les musiciens sont-ils sollicités par les comédiens, ainsi
retrouve-t-on dans la comédie les chanteurs erwin Aros
(haute-contre), Cyril Costanzo (basse), Mathieu Lécroart
(baryton-basse) et Claire Debono (soprano), qui ne se contentent pas de chanter mais jouent également, et plutôt bien, la
comédie… De ce point de vue, Clément Hervieu-Léger et
William Christie tiennent donc parfaitement leur pari. reste
Rédacteur en chef : Jean-Pierre Han.
Secrétaire de rédaction : François eychart.
Responsables de rubrique : Marc sagaert (arts),
Franck Delorieux (lettres), Claude Glayman (musique),
Jean-Pierre Han (spectacles), Nicolas Dutent
et Baptiste eychart (savoirs).
Conception graphique : Mustapha Boutadjine.
Correspondants : Franz Kaiser (Pays-Bas),
Fernando toledo † (Colombie), Gerhard Jacquet (Marseille),
Marco Filoni (Italie), rachid Mokhtari (Algérie).
Correcteurs et photograveurs : sNJH.
. Ju
i L L e t
2016 (s
u p p L é m e n t
à
L
Jean-Pierre Han
www.les-lettres-francaises.fr
Responsables du site : sébastien Banse et Philippe Berté.
5, rue Pleyel / Immeuble Calliope, 93528 saint-Denis Cedex.
téléphone : (33) 01 49 22 74 09. Fax : 01 49 22 72 51.
e-mail : [email protected].
Copyright les Lettres françaises, tous droits réservés. La rédaction
décline toute responsabilité quant aux manuscrits qui lui sont envoyés.
Retrouvez les Lettres françaises le deuxième jeudi de chaque
mois sur Internet. Prochain numéro le 8 septembre 2016.
’Humanité
d u
14
J u i L L e t
2016 ) .