Le territoire des écrivains de la Grande Guerre
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Le territoire des écrivains de la Grande Guerre
44 Les Cahiers nouveaux N° 89 Septembre 2014 Joseph Duhamel Fédération Wallonie-Bruxelles Rédacteur en chef de la revue littéraire Le Carnet et les Instants Le territoire des écrivains de la Grande Guerre Max Deauville en lecture sur l’herbe. Collection privée maxdeauville.be 44-46 45 De gauche à droite : Couverture du livre de Max Deauville, Jusqu’à l’Yser (1917), publié aux éditions De Schorre en 2013. Couverture du livre La boue des Flandres et autres récits de la Grande Guerre de Max Deauville, édité dans la collection Espace Nord en 2012. Quand l’Allemagne envahit la Belgique, c’est au nom de la défense de l’intégrité du territoire que se lèvent les Belges. Le territoire apparaît comme l’expression concrète et tangible de l’idée abstraite de patrie. Les écrivains deviennent alors les chantres du nationalisme et leurs textes reprennent une rhétorique ronflante et ampoulée pour stigmatiser l’invasion allemande, bien loin de la réalité de la guerre. Un auteur fait d’emblée exception, Max Deauville, pseudonyme de Maurice Duwez. Médecin et écrivain, Deauville se porte volontaire dès le début de la guerre. Il soigne en première ligne, que ce soit durant le repli de l’armée ou lorsque le front se stabilise sur l’Yser. En 1917, il publie à Paris Jusqu’à l’Yser, suivi, en 1922, par La boue des Flandres. Deauville, s’il accepte la nécessité de défendre le pays, dénonce surtout l’absurdité de la guerre et son cortège d’horreurs. Par rapport à de nombreux textes écrits à cette époque, son écriture se caractérise par la sobriété : il se refuse à céder à la mode de ce qu’il appelle la littérature « au jus de cadavre, où l’outrance rivalise avec l’horreur ». Pour lui, le territoire est d’abord une étendue, un paysage, qu’il faut appréhender et maîtriser pour assurer les mouvements de la troupe. C’est alors l’occasion pour lui de décrire des types de lieux moins familiers et néanmoins reconnus comme typiques ou exemplaires d’une région ou d’un habitat. Ses textes expriment une empathie profonde pour la beauté et le charme des lieux qu’il traverse. La guerre, outre la monstruosité qu’elle représente pour les hommes, abîme aussi les paysages. L’écrivain craint ainsi que le pays ne reprenne « son aspect sauvage » quand tout sera détruit. En retraite devant l’ennemi, face à un décor paisible, il se dit « c’est ici le dernier coin de notre patrie », rendant ainsi sensible l’abstraction qu’est la notion de pays. À cette occasion d’ailleurs, Deauville a une des rares phrases où il exprime une certaine haine de l’envahisseur : à cause de lui « nous marchons vers la France, vagabonds à présent, sans patrie » (nous soulignons). Ce lien entre le vagabondage et l’absence de patrie est très significatif. Quand l’armée s’enterre pour défendre le dernier lambeau du pays, c’est la nostalgie d’un paysage intact qui s’empare de l’écrivain, le souvenir de ces moments passés où le bonheur de vivre se confondait avec celui de la beauté d’un coin de nature familier. Ce paysage est à ce point intriqué dans l’homme qui le voit et le vit, que le médecin qu’est Deauville ose cette métaphore : « La Flandre saigne par toutes ses veines. Mais qu’importe, les Allemands ne passeront pas ». Deauville n’est certes pas le seul à exprimer cette nostalgie d’un pays et d’un paysage ; mais il est peut-être le seul à le faire à la fois sans mièvrerie et sans outrance. Ce qui conforte son image d’un des meilleurs écrivains de la Grande Guerre. Depuis les années 1980, un très net regain d’intérêt se marque pour la Première Guerre mondiale. Les enfants et petits-enfants des combattants de 14 ont évidemment un tout autre rapport à l’idée de la guerre. Ils sont face à des paysages intacts qui ne portent plus la trace du conflit, à l’exception notable des cimetières qui parsèment les anciens champs de bataille. Ces nécropoles sont généralement émouvantes et belles. L’effort des écrivains contemporains va alors consister en un travail de mémoire : se souvenir, surtout ne pas oublier, et essayer de comprendre. Des lieux 46 De gauche à droite : Xavier HANOTTE, Les lieux communs, (2002), Espace Nord, 2013. Xavier HANOTTE, Derrière la colline, (2000) ; Espace Nord, 2008 ; Belfond, 2014 (édition revue). comme les cimetières deviennent des endroits quasi « magiques », dégageant une aura particulière qui rend sensibles, dans le paysage, des dimensions non visibles a priori, comme, par exemple, un raccourci dans le temps. C’est ce que fait l’écrivain belge Xavier Hanotte dans son très beau roman Les lieux communs. Un même lieu est alternativement le cadre de deux histoires se déroulant à deux époques différentes. En 1915, lors des violents combats autour du saillant d’Ypres, il s’agit de Frezenberg ; aujourd’hui, c’est l’emplacement du parc d’attraction de Bellewaerde. Par cette localisation commune, des liens insoupçonnés se créent entre les deux époques. Un autre roman d’Hanotte, Derrière la colline, situé dans la vallée de la Somme en 1916, suggère un nouvel aspect de la notion de territoire. Un lieutenant britannique se demande ce qu’il y a « derrière la colline », lieu inaccessible parce que situé au-delà des lignes allemandes. Malgré les photos aériennes, malgré les cartes et les rapports, ce lieu est et restera peut-être à jamais inconnu, plus étranger que certains territoires lointains sur d’autres continents. Et, peut-être, seule la mort permettrait-elle au lieutenant de savoir ce qu’il y a derrière la colline. L’offensive du 1er juillet 1916 sera pour un des protagonistes l’occasion d’une expérience sensorielle déroutante de raccourci dans le temps, par le fait du lieu même. Et cela devient l’expression d’un moment de vérité. Il apparaît donc que, autant pour les écrivains combattants de 14-18 que pour les auteurs contemporains, le paysage et le territoire (parce qu’il mélange un sens concret et un sens abstrait) sont des éléments importants de leur perception imaginaire et de leur expression littéraire. Les écrivains deviennent alors les chantres du nationalisme et leurs textes reprennent une rhétorique ronflante et ampoulée pour stigmatiser l’invasion allemande, bien loin de la réalité de la guerre. À lire Max DEAUVILLE, Jusqu’à l’Yser, (1917), éditions De Schorre, 2013. Max DEAUVILLE, La boue des Flandres et autres récits de la Grande Guerre, Espace Nord, 2012 (le livre propose un choix de textes significatifs parmi les livres de Deauville). Xavier HANOTTE, Derrière la colline, (2000) ; Espace Nord, 2008 ; Belfond, 2014 (édition revue). Xavier HANOTTE, Les lieux communs, (2002), Espace Nord, 2013. La collection « Espace Nord » rassemble plus de 300 titres du patrimoine littéraire francophone belge, édités au format de poche. Pour faciliter une approche des œuvres en milieu scolaire, un appareil pédagogique est disponible en fin de volume. Cette collection de référence est la propriété de la Fédération WallonieBruxelles. www.espacenord.com