Paris, le 11 juin 2013 Savoir donner, savoir recevoir

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Paris, le 11 juin 2013 Savoir donner, savoir recevoir
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Paris, le 11 juin 2013
Savoir donner, savoir recevoir 1….
Lorsque j’ai reçu de votre président Patrick Bertrand et de Pierre Cosar l’invitation à parler
sur cet étrange sujet : « savoir donner, savoir recevoir », j’ai été à la fois touché et intrigué.
Touché, il va de soi, car je pressens depuis longtemps que la question du don et de sa
réciprocité illumine les impasses de nos sociétés et que c’était une nouvelle occasion de les
explorer avec vous.
Intrigué, de comprendre quelle question se dissimulait sous cette affirmation de bon sens
et que nous rappellent de solides proverbe d’autres fois, tels que « la façon de donner vaut
mieux que ce que l’on donne », lesquelles rejoignent les sagesses contenues dans toutes
les grandes religions du monde « quand vous donnez, ne le faites pas avec ostentation,
mais efforcez vous que nul ne le sache ».
Le don créateur d’une relation.
Ce que ces sagesses nous disent, c’est que l’acte du don n’est pas unilatéral. Il crée une
relation entre donateur et bénéficiaire. Mais la qualité de cette relation, l’effet inattendu
qu’elle va engendrer, dépendra de l’intention du donateur comme de la disponibilité du
récepteur à engager cette relation. C’est parce que l’acte du don est d’abord initiateur
d’une relation que l’on ne peut séparer le fait de donner et le fait de recevoir. Et c’est parce
que ces actes et ces faits sont susceptibles de changer les manières de voir et d’être des
deux protagonistes que la question se pose de « savoir donner » comme celle de « savoir
recevoir ». Il y a un enjeu, il faut faire en sorte que l’acte initiateur, qui peut être un don ou
qui peut être une demande de soutien par un don, porte pleinement son fruit.
Nous avons ainsi une première réponse à la question posée. Il faut en effet être prêt à ce
que le don établisse une relation. Il faut savoir que le don signifie d’avantage que la perte
matérielle d’une jouissance ou que l’acquisition gratuite d’une richesse, pour que cette
relation porte son fruit de transformation et de découverte inattendue. En donnant, on
donne de soi, on se livre en quelque sorte et on s’expose. Et lorsqu’on reçoit on se lie, on
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Exposé à l’occasion de l’Assemblée générale de l’association « Passerelles et compétences «.
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s’ouvre à l’acceptation d’une dépendance. Dans les deux cas, savoir donner ou savoir
recevoir, c’est prendre le risque de se connaître incomplet, imparfait.
Donner avec discrétion, c’est renoncer aux dons qui n’en sont pas vraiment, mais servent à
acheter la considération d’autrui, ou à se libérer d’une obligation morale. Recevoir avec
gratitude, avec reconnaissance, c’est avouer selon les cas l’existence d’un manque ou d’une
découverte. Mais pour le donneur comme pour le receveur c’est prendre le risque de voir
sa vie changer.
L’exemple des cadeaux de Noël
Pour illustrer ces points de vue que vous prendrez peut être pour de la psychologie de
bazar, auquel cas vous feriez preuve d’une certaine incapacité à « recevoir » des idées
simples, j‘évoquerai le rituel des cadeaux de fin d’année en famille. Ce rituel est
indispensable mais c’est aussi un casse-tête. Indispensable car si quelqu’un de proche vient
à y manquer, la faute est difficilement réparable. En même temps c’est, d’après ce que les
publicités parviennent à nous faire croire, un casse tête que leurs listes d’idées toutes faites
viennent soulager.
Mais qu’est-ce que ces idées toutes faites, sinon la tentation de se dispenser de réfléchir à
l’avance à ce qui pourrait faire plaisir à la personne proche et souvent sincèrement aimée ?
Ne suggèrent elles pas qu’il est possible d’aimer au fond sans connaître vraiment ? Et n’est
il pas aussi vrai que les mêmes personnes qui ne savent pas quoi offrir à quelqu’un
(supposé déjà tout posséder), sont aussi celles qui ont du mal à imaginer ce dont elles
auraient besoin ? Je me souviens de ce que me disait l’un de mes fils à ce sujet alors que
mon cadeau de Noël n’avait vraisemblablement pas tapé dans le mille: « pour bien choisir
un cadeau, je pense à ce qui me ferait plaisir ». Quelle magnifique illustration du lien entre
savoir donner et savoir recevoir.
Pour bien donner, pour savoir donner, il faut bien évidemment être généreux mais il faut
aussi se reconnaître un désir, voire un manque. Reconnaître en soit un désir ou un manque,
c’est un pas dans la bonne direction, celle qui permet d’imaginer chez autrui, un manque ou
un désir. Savoir donner, c’est savoir exprimer par un don de l’affection, de l’amitié, voire de
l’amour. Et savoir recevoir, c’est reconnaître dans ce don de l’amitié, de l’affection et de
l’amour, au-delà du véhicule plus ou moins adroit qui en témoigne. Les amateurs des sites
de recyclage de cadeaux inutiles ou malvenus ne savent pas ce qu’ils perdent. Avec le
« recyclage « du cadeau transformé en bien ou service « utile », ils perdent définitivement
ce dont le cadeau était le signe : affection, amitié et peut être même amour. Or ce signe
était nécessaire pour nourrir en eux aussi la capacité d’amitié, d’affection, d’amour.
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Ce que signifie et révèle le don
Affection, amitié, amour ne sont durables, ne passent les caps de la déception que s’ils
trouvent une place, comblent un vide, apaisent un manque. Parce que justement cette
déception au cœur de toute relation sincère n’est autre que la découverte d’un défaut,
d’une imperfection chez soi même et chez autrui. Vivre ensemble durablement, c’est vivre
ensemble avec nos manques et nos imperfections souvent d’ailleurs complémentaires. Le
don réalise, s’il est authentique, la complémentarité des manques. Le manque se trouve
des deux cotés : chez celui qui reçoit bien sûr, mais aussi chez celui qui donne, puisqu’ainsi
il signale qu’aucune possession ne saurait remplacer le besoin de l’affection, de l’amitié,
de l’amour.
Savoir donner, savoir recevoir, pour que le geste du don porte un fruit durable, c’est donc,
dans le contexte d’une relation interpersonnelle, se reconnaître un manque, une
imperfection, une incomplétude, aussi bien du coté du donataire que du donateur.
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La place du don dans la vie sociale
En quoi cependant ces considérations ont-elles une implication dans la vie sociale, pour les
relations non plus seulement interpersonnelles mais économiques et sociales, voire
politiques ? Avant de revenir au sujet qui préoccupe Passerelles et compétences, je vous
propose de revenir sur deux grandes familles d’interprétation de la place du don et de la
générosité dans la vie sociale.
La première est due à l’anthropologue Marcel Mauss. Il soulignait dès les années 20 que les
relations commerciales d’échange marchand ne sont pas les seules capables d’apaiser les
relations entre les peuples. En observant la vie de tribus primitives, il constatait qu’elles
entretenaient des relations paisibles entre elles au travers du mécanisme du Potlatch. Le
potlatch est un vaste banquet généreusement offert par la tribu initiatrice à sa voisine. Par
ce don, celle-ci devient l’obligée de l’invitante et doit rendre l’invitation par un festin
encore plus généreux. La compétition dangereuse se transforme en rivalité de générosité.
En se privant de générosité, les relations internationales se privent d’un puissant
mécanisme de reconnaissance et d’attachement mutuel. Mauss connut une nouvelle
fortune après 1968, lorsqu’ont commencé les dénonciations des excès de la société de
consommation individuelle et marchande.
Savoir donner, selon Mauss, c’est savoir casser sa tirelire pour acheter la paix en quelque
sorte. Et savoir recevoir, dans ce même contexte, c’est se reconnaître en dette.
Mais il ya aujourd’hui un dépassement de Mauss. Il nous est suggéré par le philosophe et
académicien Jean Luc Marion2 pour qui le don au sens de Mauss n’est qu’une forme
particulière de l’échange, puisque le potlatch a pour objet une contrepartie qui sans être
monétaire, reste incontournable. Il y a bien gratuité, mais elle reste intéressée. Le don
ainsi conçu n’innove pas vraiment au regard des relations commerciales. Le don ne montre
son caractère innovant, créateur de relations inédites et imprévues que s’il est
véritablement désintéressé et ne comporte pas à priori la certitude d’une contre partie.
Je n’entrerai pas dans le détail de la démonstration de JL Marion, sauf pour souligner trois
dimensions qui me paraissent rejoindre le pari qui est fait par le bénévolat, le don sans
contrepartie de compétences.
 La dimension symbolique : dès lors qu’il n’ya pas de contrepartie, l’objet du don est
sans véritable prix. JL Marion donne l’exemple de la bague de fiançailles. Ce qu’offre
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Pour un approfondissement de la pensée de Jean Luc Marion, voir son intervention « Démocratie, quelle place pour la
gratuité » in « La démocratie une idée neuve «, actes des Semaines sociales de France en 2011, accessibles sur www.ssf-fr.org
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un amant avec un bijou, ce dont il fait don, c’est de quelque chose
d’incommensurable. Il peut ainsi signifier ce qui en réalité surpasse toute mesure, au
prix il est vrai d’un risque, celui malgré tout de ne pas être aimé. Ce que propose un
bénévole et qui est signifié par sa compétence, c’est plus qu’une compétence et
c’est plus que son temps. C’est une sympathie, une affection pour la cause servie par
ceux qu’il sert.
 Le risque, c’est le second aspect du don authentique et du bénévolat, en particulier
du bénévolat de compétence. Il est possible que le temps du bénévole et ses avis se
perdent, que derrière son dos la routine reprenne ses droits, qu’il ait été
instrumentalisé pour pas cher, par une association sans scrupule qui, elle, n’aurait
pas pris le risque de rémunérer un expert. Mais justement, sans ce risque, le don, le
bénévolat ne produirait pas ce que JL Marion appelle l’avance : l’avance, c’est
justement cette situation nouvelle, ce paysage de potentialités qui se révèle grâce au
don, qui permet d’avancer sur des territoires inconnus, inexplorés, tant du donateur
que du donataire. Certains voient l’aide Marshall des US comme une sorte
d’incarnation de ce risque et de cette avance, tant les circonstances de l’époque et la
gratitude des européens étaient incertaines. Mais c’est cette avance que permet le
risque qui est justement la source de la créativité du don.
 La troisième dimension est politique. Je ne m’y aventurerai pas longuement. JL
Marion voit dans les « échecs de la démocratie représentative aujourd’hui, la marque
d’un épuisement de ce qui a longtemps fondé la citoyenneté, à savoir l’identification
de l’individu, du citoyen avec ce qu’il fait, avec ce qu’il possède. Une autre
identification devient nécessaire : avec ce que la personne est en profondeur et qui
se révèle, justement dans le don. Si l’on suit cette interprétation, il ya continuité
entre bénévolat, économie sociale et solidaire, responsabilité sociale des entreprises
Retenons qu’avec JL Marion savoir donner, c’est être ouvert aux dimensions symboliques,
se montrer capable de prêter main forte non seulement dans un but d’efficacité, mais aussi
dans une motivation immatérielle, sensible de sympathie et de fraternité. En sorte que le
don n’est pas perdu s’il ne rencontre pas le succès espéré, il restera la signification qu’il
portait et qui se révélait si forte dans les témoignages que rassemblait l’ouvrage « des
talents en cadeau «. Avec JL Marion, savoir recevoir, c’est accepter de se laisser surprendre
par la nouveauté d’une situation qui nous interpelle, qui nous avance en terre inconnue.
Rien ne nous contraint, pas même la nécessité « d’en avoir pour son argent », de suivre les
routes ouverts par l’intrus qu’est le bénévole compétent. C’est pourquoi il peut vraiment
changer le visage de notre association.
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Pourquoi est- il difficile de donner et de recevoir ?
J’en viens enfin à la question posée, ou plutôt au pourquoi de la question : pourquoi est- il
si difficile parfois de donner, ou de recevoir ?
Si difficile de donner vraiment au sens symbolique de JL Marion. Peut être , ce n’est qu’une
hypothèse , parce que le mécénat de compétence recèle une tension : entre la plénitude
humaine du don qui implique un dévoilement de soi et l’affichage d’une certaine
vulnérabilité , et la notion même de compétence qui exprime une solidité , une technicité
derrière laquelle la personne bénévole se protège, se rendant moins capable de s’ouvrir
aux besoins profonds et aux richesses de ceux qu’elle vient aider . En ce sens, la
compétence n’est en réalité qu’une passerelle pour se rendre à hauteur d’homme vers ceux
dont on veut partager la vocation.
Pourquoi inversement apparaît-il si difficile de recevoir ? Nous évoquions avec Patrick et
Pierre ce décalage entre le nombre des interventions réalisées chaque année, de l’ordre de
300 et le nombre des bénévoles compétents disponibles, près de 4000. Ne serait ce pas
parce que le monde associatif, particulièrement celui du bénévolat de solidarité, et
particulièrement ses fondateurs et animateurs ont une si profonde estime d’eux mêmes
qu’ils en deviennent incapables d’apprécier les manques de leur organisation ? Qu’ils
s’identifient si forts avec les buts altruistes qu’elle poursuit que tout aveu d’insuffisance
sonnerait comme une critique personnelle. Etre l’inventeur et l’animateur d’une démarche
de solidarité ne met nullement à l’abri d’une quête cachée de reconnaissance qui ferme la
porte au don véritable.
A cette difficulté inhérente à l’engagement bénévole de solidarité s’ajoute sans doute une
difficulté relative au contexte général de l’évolution du monde des associations de
solidarité dans notre pays. Souvent héritières d’une tradition très ancienne qui a précédé
l’Etat providence, les associations d’action « sanitaire et sociale « se trouvent aujourd’hui
coincées entre d’un coté des pouvoirs publics qui exigent d’elles de plus en plus de
rationalisation et de rigueur, de l’autre les étoiles montantes de l’économie sociale et
solidaire qui n’ont aucun complexe en matière d’efficacité et de recours aux techniques
managériales. Pour se reconnaître en manque, en insuffisance, pour être prêt à recevoir, il
vaut mieux ne pas être trop sous pression.
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Savoir donner et savoir recevoir : une ascèse
Savoir donner, savoir recevoir sont donc les fruits d’une ascèse, d’une démarche volontaire
qui est tout sauf naturelle. C’est sans doute pourquoi, pour pallier la difficulté, on fait appel
à des évaluations, à des processus qui débusquent les égoïsmes et les routines qu’ils
engendrent.
Puisque nous sommes sur le registre de l’ascèse et de la connaissance lucide de « soi
comme imparfait » dans la relation à autrui, je vous propose en conclusion de retourner
notre question initiale. Plutôt que savoir donner, savoir recevoir, je vous propose de
comprendre que c’est en donnant que l’on commence à savoir qui l’on est, à quoi on est
appelé, ce qui peut combler vraiment nos attentes. Et c’est aussi en recevant que l’on
découvre, au-delà du don, les terres inconnues de nos potentialités, de nos richesses, des
potentialités et des richesses de ceux que nous entendons servir.
Savoir donner, savoir recevoir, c’est au fond savoir que c’est seulement par le don et
l’accueil du don que l’on entre dans la vérité de l’existence.
Jérôme Vignon
Président des Semaines sociales de France