Peut-on développer la convivialité
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Peut-on développer la convivialité
Les Soirées-Débat du GREP Midi-Pyrénées Saison 2012-2013 Peut-on développer la convivialité dans une société sans croissance? Alain CAILLÉ professeur émérite de sociologie à l'Université Paris X Nanterre-La Défense fondateur du MAUSS et directeur de la Revue du MAUSS (Mouvement Anti Utilitariste en Sciences Sociales) auteur de «Pour un manifeste du convivialisme» (Ed Le Bord de l'eau 2011) conférence-débat tenue à Toulouse le 8 février 2013 GREP Midi-Pyrénées 5, rue des Gestes BP 119 31013 Toulouse cedex 6 www.grep-mp.fr 1 2 Peut-on développer la convivialité dans une société sans croissance? Alain CAILLÉ professeur émérite de sociologie à l'Université Paris X Nanterre-La Défense fondateur du MAUSS et directeur de la Revue du MAUSS (Mouvement Anti Utilitariste en Sciences Sociales) auteur de «Pour un manifeste du convivialisme» (Ed Le Bord de l'eau 2011) Je voudrais commencer en parlant du titre de cette conférence «Peut-on développer la convivialité dans une société sans croissance», qui ne me plait qu'à moitié (même si c'est moi qui l'ai choisi). Il me gêne car il a trois interprétations possibles, à cause de l'ambigüité du mot convivialité (ou convivialisme, dont je parlerai plus tard). Les trois sens du mot convivialité Convivialité est un mot inventé par Brillat-Savarin, célèbre critique gastronomique, pour désigner l'art de bien manger et bien boire, et d'être heureux en mangeant et en buvant bien. C'est tout à fait important, et j'espère bien que, même sans croissance, on pourra continuer de le faire de manière agréable. Mais là n'est pas mon propos, vous vous en doutez! Un deuxième sens du mot convivialité, c'est celui que lui a donné le philosophe (est-ce un philosophe? ou un essayiste, un critique?) Ivan Illich1 (mort il y a juste 10 ans), dans le livre éponyme2 qui résumait tous ses travaux antérieurs et tournait autour de l'idée centrale (qui est toujours d'une grande actualité) que toutes nos institutions démocratiques sont devenues contreproductives (alors qu'elles ne l'étaient pas à l'origine) à cause de leur gigantisme. Passé un certain seuil, une taille critique, l'hôpital ne soigne plus (et même il crée plus de maladies qu'il n'en soigne), l'école n'enseigne plus (ou alors, elle enseigne l'ignorance, comme le dit Michéa), la prison ne protège plus (voir sur ce sujet la dernière livraison de la Revue du MAUSS) mais elle génère plus de criminalité qu'elle n'en élimine... On peut trouver le propos discutable, voire excessif, mais c'est une critique profondément pertinente aujourd'hui encore. La convivialité d'Illich est donc un plaidoyer pour des institutions à taille humaine. 1 Intellectuel, ancien prêtre et théologien, professeur itinérant, par ailleurs linguiste, philosophe, mais aussi historien: on peut lire par exemple le petit livre de Thierry Paquot Introduction à Ivan Illich (Collection Repères, La Découverte 2012) 2 La Convivialité, Seuil, 1973 (titre original: Tools for conviviality) 3 Le troisième sens du mot convivialité, ou convivialisme (dont je veux parler ce soir), et qui renvoie à l'idéologie politique et à la philosophie politique, c'est (étymologiquement) l'art de vivre ensemble, qui est la question centrale de toutes les sociétés humaines : comment organiser la vie commune pour que l'on puisse vivre ensemble, et surtout, selon une phrase de Marcel Mauss - qui est mon grand inspirateur- (une phrase que je vais commenter longuement) : Comment vivre ensemble, et surtout « comment s'opposer sans se massacrer». ? Convivialisme Avant d'y revenir, je voudrais dire comment j'en suis venu à réfléchir sur ce sujet : peut-il y avoir une doctrine convivialiste? Ce mot de convivialisme ne me plait (lui aussi) qu'à moitié, mais je n'en ai pas trouvé de meilleur pour désigner ce que, je pense, un grand nombre d'entre nous cherchons. Ce mot m'est apparu il y a deux ans, lors d'un colloque à Tokyo autour d'Ivan Illich, où j'e me trouvais avec (entre autres) mes amis Serge Latouche (qui est le champion de ce qu'on appelle d'un vilain mot, la décroissance) et Patrick Viveret (philosophe proche d'Edgar Morin, champion des nouveaux indicateurs de richesse alternatifs autres que le PIB, et héraut de ce qu'on appelle développement personnel ou changement personnel, qui voudrait que l'on change soi-même avant de vouloir changer les autres ou la société). J'avais quelques appréhensions car si nous sommes amis et proches, nos idées sont quand même différentes. Serge Latouche, par exemple, est membre du MAUSS depuis sa fondation, mais on dit plaisamment qu'il est mon antipape et je craignais que chacun rivalise pour promouvoir ses propres dadas. Mais pas du tout, les discussions furent très amicales et consensuelles. Il en résulta l'idée qu'il fallait mettre en avant ce que nous avions en commun plutôt que d'insister sur nos différences. Et c'est ce point que je voudrais souligner ce soir. Fondamentalement, l'idée importante est que nous cherchons tous des alternatives au monde néolibéral qui nous dirige depuis le «consensus de Washington». Il existe des centaines, des milliers de projets et de propositions d'alternatives pratiques. Partout dans le monde les gens essaient de se réunir, de survivre, de s'associer pour résister (et le GREP par exemple est l'une de ces formes de résistance). Il y a les expériences de démocratie sociale et solidaire, de démocraties alternatives, des dizaines d'auteurs d'ouvrages de réflexion ou de pamphlets, des courants de pensée autour de l'altermondialisme, des monnaies locales, des indicateurs de richesse alternatifs… Mais le problème est que toutes ces activités pratiques ou de pensée n'arrivent pas à préciser ce qu'elles ont en commun: on peut dire que le monde nouveau que nous souhaitons se cherche partout, il est en gestation, mais il ne réussit pas encore à se nommer. La conclusion que nous avons tirée de ce colloque de Tokyo, avec Marc Humbert, Serge Latouche et Patrick Viveret, était qu'il fallait exprimer ce 4 que nous avions en commun, qui allait en direction de cette invention d'un monde nouveau, et pour cela, comme nous sortions d'un colloque sur Ivan Illich, le meilleur pavillon était le mot de convivialisme avec un «isme» à la fin pour montrer qu'il s'agit d'une élaboration doctrinale qui se cherche. En effet, ma conviction, (que je vais essayer de vous faire partager ce soir), est que les problèmes auxquels nous sommes confrontés ne renvoient pas tant à des alternatives économiques, technologiques ou écologiques (pour lesquelles nous avons nombre de solutions à proposer) qu'à l'élaboration d'une philosophie ou d'une idéologie politiques alternatives qui permettent de répondre à la question que j'ai exprimée : comment penser une société dans laquelle les êtres humains puissent s'opposer sans se massacrer. C'est pourquoi, avec mes trois amis, nous avons rédigé ce petit livre: «De la convivialité: dialogue sur une société conviviale à venir». Dans le sillage de ce livre, j'ai reçu commande d'un éditeur pour rédiger un manifeste du convivialisme (puisque nous convergeons vers cette idée que la doctrine à expliciter et pas à inventer de toutes pièces- pourrait s'appeler le convivialisme). Au moment de l'écrire, toutefois, j'ai pensé qu'il était paradoxal d'écrire seul un tel traité sur une philosophie qui se cherche un peu partout dans le monde et qui en appelle au commun : c'est pourquoi je l'ai appelé «Pour un manifeste du convivialisme», et c'est pourquoi, après ce titre étrange, dès le début du livre, j'appelle d'autres chercheurs à me rejoindre pour faire ensemble une rédaction finale de ce manifeste, car je me refuse à la posture du penseur solitaire qui arrive avec une solution à tous nos problèmes. Ces personnes sont Serge Latouche et Patrick Viveret, bien sûr, Jean-Baptiste de Foucauld ancien Commissaire au plan, Denis Clerc le fondateur d'Alternatives Economiques, Hervé Kempf qui vient de sortir un livre qui fait un tabac sur la Fin de l'Occident, Jean Gadrey et Dominique Méda spécialistes des indicateurs de richesses alternatifs, Jean Louis Laville le champion de l'Economie Sociale et Solidaire, Christian Laval, François Flahaut, Yann Moulier-Boutang l'équivalent français de Toni Négri et animateur de la revue Multitudes, Geneviève Azam, Edgar Morin, JeanClaude Guillebaud, Paul Jorion, Thomas Coutrot le président d'ATTAC, Gus Massiah etc. Et ce qui m'a fait plaisir c'est que tous ces auteurs ont accepté de se réunir (nous en sommes à notre huitième réunion) pour élaborer quelque chose en commun qui pourrait se ranger sous le terme de convivialisme (même si ce terme ne nous emballe pas car il porte des connotations trop «gentillettes» du genre «si tous les gars du monde voulaient se donner la main…» ou «on va se faire une bouffe ensemble»!). Si vous avez un meilleur terme, je suis preneur! Comment s'opposer sans se massacrer Je vais maintenant, dans un premier temps, commenter la phrase de Marcel Mauss «Comment s'opposer sans se massacre ? r». Puis dans un deuxième temps j'essaierai de présenter brièvement le travail fait autour de la Revue du MAUSS depuis une trentaine d'année, et qui renvoie à la question «Ne sommes-nous que des Homo 5 Economicus, ou y a-t-il autre chose qui entre en jeu dans nos manières de penser et d'agir? ». Et enfin dans un troisième temps je vous présenterai quelques réflexions plus récentes qui me sont venues à l'esprit après la rédaction du Manifeste, car j'ai l'impression de mieux percevoir le problème central auquel nous sommes confrontés. La phrase de Mauss complète, «Comment s'opposer sans se massacrer, et comment se donner sans se sacrifier», comme souvent chez Mauss, n'est pas flamboyante, et semble insignifiante, mais elle est pour moi très importante, parce qu'elle met en lumière une chose qu'on ne reconnait pas souvent spontanément dans la réflexion philosophique politique : en disant «comment s'opposer», elle admet que l'opposition entre les êtres humains est parfaitement naturelle, inévitable, et même souhaitable. Ce n'est pas évident dans toutes les approches; ce qui structure l'Islam, par exemple, c'est l'idée que toute civilisation devrait reposer sur le consensus généralisé et l'harmonie. On sait bien que ce n'est pas la réalité, mais on pense que c'est par des accidents de l'histoire que les choses se sont mal passées, et qu'il doit être possible de les réparer pour retrouver l'harmonie, le consensus, la transparence des sociétés en définitive. Mais ce n'est pas la vérité, les sociétés sont nécessairement divisées, nécessairement conflictuelles. Il y a des conflits nécessaires entre les jeunes et les vieux, entre les hommes et les femmes, entre ceux qui sont plus riches et ceux qui ont moins de moyens, entre ceux qui ont le pouvoir et ceux qui en ont moins. Et puis il y a conflit, pour des raisons profondes sur lesquelles je vais revenir, parce que le désir de tous les êtres humains est d'accéder à une certaine forme de reconnaissance de leur singularité d'êtres humains, et la question est de savoir qui va leur reconnaître cette singularité. Alors, dans cette quête de reconnaissance, chacun est à la fois solidaire des autres et en conflit avec tous les autres. Il n'y a pas de société humaine vivante s'il n'y a pas de conflits et de divisions. Mais en même temps il faut bien que ces divisions nécessaires et fécondes ne dégénèrent pas en massacres. Voila la question centrale, en amont de toutes les religions et de toutes les philosophies politiques : «est-ce que le bon régime est la monarchie, la dictature, l'oligarchie, la démocratie, l'anarchie, l'aristocratie, le socialisme, le communisme», c'est sans doute une question importante, mais d'abord il faut répondre à la question fondamentale : comment s'opposer sans se massacrer. Et à cette question les sociétés ont apporté trois grands types de réponses (plus une). Les réponses des sociétés La première réponse repose sur la projection de la haine et du conflit: car si on s'oppose, c'est qu'il y a haine et division. Alors on projette cette haine sur les autres, ceux qui sont dehors : on en fait des ennemis, et cela se traduit classiquement par la guerre. Ou bien il y a projection de la haine sur une victime émissaire, selon le mécanisme décrit par René Girard: on ne cherche pas les coupables à l'extérieur mais à l'intérieur de la société La deuxième réponse est l'introjection du conflit à l'intérieur de la société, par l'institution de hiérarchies entre le désirable et le non désirable, le pur et l'impur, le noble et l'ignoble…, chacun en fonction de son rang dans la hiérarchie sociale 6 cristallisant une certaine partie des désirabilités, des légitimités, des valeurs, et une certaine partie de l'abjection et du rejet. On a donc intériorisation de la haine, et sa projection. La troisième réponse est la dialectisation de la haine : c'est le régime démocratique dans lequel, selon Aristote, chacun doit apprendre à être tantôt dirigeant, tantôt dirigé, gouverner ou être gouverné, avec une réversibilité des positions relatives. Il en va de même avec la théorie du don contre don telle que l'analyse Marcel Mauss dans les sociétés qui reposent sur le don. On est, dans la relation de don, tantôt donateur, tantôt récepteur, il faut savoir alterner entre ces deux positions. Si on était toujours donateur, on serait au sommet de la hiérarchie, il n'y aurait pas de retour possible, et la société basculerait dans le deuxième régime. La nouvelle réponse: la croissance Il y a donc trois solutions (que je viens de vous évoquer) plus une: cette solution nouvelle est celle que nous connaissons fondamentalement depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, la forte croissance placée au cœur de la société. Cela nous paraît aujourd'hui naturel, elle va de soi, nous sommes des enfants de cette société basée sur la croissance, et l'aspiration à la croissance. Et cela a marché dans les années 50 avec des taux de croissance annuelle de l'ordre de 5%. Puis à chaque décennie ces taux ont baissé progressivement, passant à 4%, puis 3%, … et aujourd'hui ils sont quasiment nuls, voire négatifs. Ce qui est important à comprendre, c'est que la foi dans des lendemains qui allaient chanter, dans la certitude que demain on serait plus riche qu'aujourd'hui, que nos enfants vivraient mieux que leurs parents, et qu'une croissance continue et indéfinie était possible, est ce qui a scellé l'adhésion, après la guerre, aux démocratie modernes succédant aux horreurs totalitaires du XXe siècle. On est en apparence sorti des régimes totalitaires parce qu'on a accédé à cette perspective d'un enrichissement matériel illimité pour tous. Il est paradoxal de voir que cette aspiration partagée à un enrichissement illimité a fonctionné comme un exact envers du bouc émissaire girardien. Tant qu'il y a croissance, on n'est pas obligé de désigner un bouc émissaire sur lequel on projette sa haine, mais on projette son espérance et son optimisme sur ce qu’on peut appeler la «boucle émissaire» de la croissance, qui fait espérer à chacun un progrès continu. Comme je l'ai dit lors du colloque de Tokyo, je ne suis pas favorable aux thèses de la décroissance de mon ami Latouche, mais c'est un débat qui me parait secondaire, puisque cette décroissance est là,. Mais elle est là pour le pire car elle n'est pas voulue. Toutes les assises de notre société reposent sur la nécessité d'une croissance ininterrompue, de même que tous les mécanismes de redistribution des revenus. Sans croissance tout s'écroule et on peut craindre une explosion de la société. Or, il faut bien se rendre à l'évidence, la croissance n'est plus là dans nos sociétés avancées, pas seulement depuis la crise de 2008, mais, je l'affirme, depuis les années 1970-1980. 7 Mais cela a été masqué par le basculement de l'économie dans une économie rentière spéculative, avec un gonflement de l'endettement (surtout aux USA) et une augmentation de la valeur apparente des biens produits (particulièrement dans l'immobilier et à la bourse). Ce qui s'est passé en 2008, c'est l'arrêt brutal de cette croissance fictive par bulle immobilière et spéculative. En 90-2000, les 4/5 de l' « enrichissement » des Américains provenaient de l'augmentation du cours des actions et du prix des maisons: dès que ces prix s'affaissent, il n'y a plus d'enrichissement, plus de croissance. Depuis plus de 20 ans le Japon est en croissance quasiment nulle, et tous les pays européens (à l'exception, peut-être, de l'Allemagne) sont en train de se retrouver en croissance nulle. Alors que peut-on faire, si on accepte de ne plus affirmer qu'il serait possible de retrouver de forts taux de croissance dans quelques années, et que tout rentrera dans l'ordre qui a régi les cinquante dernières années. ? A quoi j'ajoute, bien que je n'aie aucune compétence écologique, que même dans les pays qui connaissent encore la croissance (Chine, Inde, Indonésie maintenant…), les taux de croissance sont insoutenables sur le plan de l'environnement (voir les pollutions dramatiques de l'air des grandes villes chinoises), et qu’on ne pourra pas continuer longtemps comme ça. La réponse à la question dramatique de Mauss, (comment s'affronter sans se massacrer?), qui a toujours été celle de l'espèce humaine, mais dont la gravité est accrue car nous sommes beaucoup plus nombreux que jadis, et que nous disposons de moyens beaucoup plus dangereux que dans le passé, devient donc très compliquée. À cette question, il faut bien reconnaître que les doctrines, les philosophies, les idéologies politiques dont nous sommes tous plus ou moins les héritiers n'apportent guère de réponses satisfaisantes. Ces quatre grandes idéologies qui nous imprègnent de façon variable : le libéralisme (qui est la matrice fondatrice), le socialisme, le communisme et l'anarchisme, et qui se réfèrent les unes aux autres par des systèmes de renversements ou de combinaisons, ces quatre doctrines fortement opposées, ont en commun un soubassement qui ne nous met pas en mesure d'imaginer des solutions aux problèmes contemporains, et qui font que l'imagination politique patine. Ce soubassement commun, c'est l'utilitarisme, ou, si vous préférez, l'économicisme. Ces doctrines présupposent que le principal (voire le seul) problème de l'humanité est la rareté des moyens matériels nécessaires pour satisfaire les besoins. Elles présupposent que les humains sont des êtres de besoin, dont la principale préoccupation est de satisfaire leurs besoins, surtout matériels. Et que, en conséquence, le premier problème à régler en priorité est de satisfaire ces besoins, et que pour cela il faut favoriser la croissance, avec des méthodes qui peuvent différer d'une doctrine à l'autre, peut-être, mais selon une certitude commune du besoin de la croissance pour satisfaire la prospérité matérielle. Or on vient de voir que cette croissance a disparu, et il n'est pas tenable écologiquement qu'elle revienne à long terme. Il nous faut donc apprendre à raisonner d'une autre manière. Il ne faut certes pas balayer d'un revers de main toutes les leçons 8 que nous ont apportées ces doctrines et les traditions religieuses dont nous sommes les héritiers, mais cela ne suffit plus, il nous faut apprendre à raisonner dans un monde fini et limité, dans lequel l'accroissement indéfini des richesses matérielles est impossible. Cela pose une première question fondamentale, qui est au cœur du débat : si la croissance s'arrête, est-ce vraiment dramatique, est-ce très gênant¸ ? A court terme, on le voit bien, c'est catastrophique, comme le montrent tous ces cortèges de fermetures d'usines, de chômage en hausse, de misère qui se développe, on ne peut pas le contester. Mais en réfléchissant selon une autre perspective temporelle, on peut penser que ce ne serait peut-être pas si grave. Toutes les études menées sur la question du rapport entre le degré de bonheur et le bien-être d'une part, et la croissance d'autre part, montrent qu'il n'y a plus de corrélation évidente : c'est le paradoxe de l'économiste Easterlin. Quand ils font des comparaisons entre les différents pays, les spécialistes constatent que l'accroissement de richesses procure un surcroit de bienêtre et de bonheur uniquement jusqu'à un certain seuil de revenu (de l'ordre de 15.000 à 20.000 €/tête, qui correspond au revenu annuel moyen des Français dans les années 70) : passé ce seuil, l'accroissement du PIB (ou de la richesse matérielle produite) ne produit plus de surcroît de bonheur. L'état économique stationnaire C'est John Stuart Mill, un des principaux économistes et philosophes anglais du XIXe siècle, un des plus grands penseurs du libéralisme, et donc de la démocratie moderne et de l'économie actuelle, qui explique (en 1849) que l'accroissement de la production est souhaitable jusqu'à un certain niveau, mais que passé un certain degré de civilisation il faudrait arrêter cette recherche de prospérité matérielle, car elle se traduit par une société invivable, où chacun essaye d'écraser ses voisins pour devenir plus riche qu'eux. Cette course à la prospérité matérielle (il ne parle pas de croissance) est pour Stuart Mill favorable dans les premiers stades de la société industrielle, mais il faut très vite la transformer en un état plus stable, ce qu'il appelle un état économique stationnaire dont la recherche est pour lui un idéal de l'existence humaine. Je n'aime pas vraiment ce terme d'«état stationnaire» car il prête à confusion (comme le mot de décroissance chez Latouche). Stationnaire ne veut pas dire que tout s'arrête. Mieux vaudrait peut-être parler d'état stationnaire dynamique. Il est très simple d'imaginer une société dans laquelle le PIB reste stable, mais où on voit beaucoup d'inventions techniques, sociales et culturelles. De multiples changements. En fait c'est ce qui s'est passé depuis trente ans, avec l'apparition d'Internet et des techniques apparentées qui ont entièrement bouleversé nos modes de vie, alors que la croissance réelle (si on élimine les artifices de la spéculation) a été très faible, voire nulle. Un état économique stationnaire, cela veut dire que la valeur monétaire des marchandises produites ne change pas, cela ne veut pas dire qu'il n'y a aucun changement ni de progrès social. 9 Plus concrètement, pour illustrer cela, on peut lire un petit livre de mon ami Latouche (qui est très prolifique après avoir juré qu'il n'écrirait plus rien), «Bon pour la casse», où il réactualise les idées du célèbre essayiste américain Vance Packard (auteur de «L'art du Gaspillage» dans les années 60) qui avait montré, à la suite d'analyses de terrain très précises comme savent les faire les Américains, que les industries s'arrangeaient pour faire des produits très fragiles et à durée de vie courte (la durée de vie des ampoules électriques est restée plafonnée à 400 heures pendant un siècle). Serge Latouche montre que c'est toujours vrai aujourd'hui: les premières tablettes numériques d'Apple étaient conçues pour durer un an et demi maximum (mais il y a eu un tel scandale que Apple a du allonger leur durée de vie), et on est sûr que tous les appareils que nous utilisons dans la vie courante sont conçus pour avoir une durée de vie limitée. Et pourtant, si on y réfléchit bien, serait-ce si triste de ne changer d'ordinateur que tous les quatre ans (au lieu de deux ans), de garder nos réfrigérateurs dix ans plutôt que cinq… On voit bien que, si on imposait, par la loi, des durées de vie plus longues pour l'ensemble de nos biens de consommation, on pourrait facilement, sans qu'il y ait croissance économique, augmenter notre niveau de vie de 20 à 30%. Or toutes les études faites sur le bonheur, dans toutes les sociétés (quel que soit leur niveau de développement), montrent que les gens déclarent tous que, s'ils gagnaient 25% de plus, ils se sentiraient vraiment heureux.( Evidemment, si on reçoit ces 25%, on se sent immédiatement mieux, on augmente sa consommation, … et six mois plus tard on se dit : «Ah, si seulement j'avais 25% de plus, ce que je serais heureux!» …) 25% de plus, c'est ce qu'on obtiendrait facilement en augmentant un tout petit peu la durée de vie de nos biens de consommation sans pour cela nécessiter de forte croissance économique! Et avec ces 25% de plus on pourrait avoir bien des choses, comme une justice qui ne mette pas 5 ou 10 ans pour juger des différends, une école qui enseigne vraiment, et qui n'enseigne pas seulement l'ignorance, des hôpitaux pas engorgés et qui soignent bien, des prisons pas surpeuplées et qui fassent de la réinsertion et de la prévention plutôt que de fabriquer des délinquants à la chaine… on pourrait développer les associations culturelles (comme le GREP), sportives, artistiques, enrichissant la vie sociale. Cela montre que, même sans croissance, on pourrait inventer une société plus humaine. Ce n'est pas un problème d'inventivité technologique ou économique ou écologique, c'est un problème d'inventivité en philosophie politique. Et la tache qui nous attend, de fabriquer un pavillon commun pour réunir toutes nos espérances avec toutes les expériences qui voient le jour partout dans le monde, implique d'aller plus loin que les idéologies libérales, socialistes, communistes ou anarchistes et de dépasser leurs fondements utilitaristes ou économicistes, en posant simplement la question: les humains sont-ils autre chose que des hommes économiques, des hommes de besoin matériel. C'est à cette question que nous essayons de répondre depuis une trentaine d'années à la revue du Mauss, dont je vais vous parler maintenant. 10 La Revue du MAUSS La revue du MAUSS est une revue interdisciplinaire en sciences sociales (sociologie, anthropologie, économie, philosophie politique…). MAUSS veut dire Mouvement Anti Utilitariste en Sciences Sociales, c'est-à-dire anti-économiciste, s'opposant au mouvement qui veut tout ramener toute analyse à celle des problèmes économiques comme étant les seuls sérieux et dignes d'études scientifiques. C'est aussi un hommage à Marcel Mauss, qui fut le neveu et l'héritier spirituel d’ Emile Durkheim, le fondateur de la sociologie française dans les années 1900. Mauss est l'auteur d'un texte fondamental à nos yeux: «Essai sur le don» (1923-1924). Il rassemble l'ensemble des connaissances ethnologiques de l'époque, (ce qui reste toujours d'actualité) et nous permet de jeter un autre regard sur les ressorts de l'être humain autres que les motivations simplistes de l'Homo Economicus. Il est intéressant d’expliquer pourquoi nous avons fondé cette revue en 1981, car cela permet de comprendre l'évolution des idées depuis une quarantaine d'années, et l'univers mental dans lequel nous évoluons. Il est frappant de voir que les sciences sociales et la philosophie politique ont complètement changé de nature depuis les années 70 : non pas qu'elles disent des choses très nouvelles, mais c'est la répartition du travail entre les différentes sciences sociales qui a été complètement bouleversée de façon intrigante et inquiétante. Pendant à peu près deux siècles les économistes avaient recouru à la fiction de l'Homo Economicus, à l'idée que les êtres humains sont des individus isolés, mutuellement indifférents (je préfère cette formulation à «égoïstes» que je trouve ambigüe), qui songent uniquement à maximiser leur utilité individuelle, leur intérêt individuel, leur bonheur individuel. Pendant deux siècles, les économistes ont affirmé : nous savons que cette représentation de l'être humain est fausse, tout à fait insuffisante, mais elle nous suffit pour expliquer ce qui se passe sur le marché des biens et services dans l'économie, pour expliquer comment se déterminent les conditions d'achat et de vente de biens et services (même si c'est parfois plus compliqué) : c'était la certitude des économistes jusqu'aux années 1970. Ils laissaient l’étude des autres aspects de l'homme, la psyché, aux psychologues, aux écrivains, aux moralistes. Mais depuis les années 70, les économistes commencent à se dire que leur modèle explicatif du monde économique pourrait s'appliquer à d'autres domaines des actions sociales. Cela a commencé par la théorie de la formation du capital humain: est-il rentable d'investir dans la formation et le savoir, est-il rentable de faire des études, même payées par l'Etat? Et on passe à d'autres domaines: le mariage est-il rentable? Il faut prendre en compte la probabilité du divorce et son coût, ce que rapporte le fait que l'épouse permet au mari de poursuivre sa carrière en prenant les soucis domestiques en charge… Est-ce que l'amour est rentable? Est-ce que croire en Dieu est rentable (c'est le pari de Pascal actualisé!): ça ne coûte pas très cher et ça peut rapporter gros… 11 La science économique se présente alors, à partir des années 70 comme une science sociale et psychologique généralisée, par la généralisation du modèle de l'Homo Economicus. Et il est étonnant de constater que les autres disciplines de sciences sociales, dont on aurait pu croire qu'elles allaient résister énergiquement à cet impérialisme de l'économie, lui ont généralement emboité le pas! Prenez la sociologie française des années 70-80, avec Raymond Boudon pour le camp «libéral» : il voit la sociologie comme une généralisation du modèle économique, qu'il complète avec l'étude des effets pervers des choix rationnels individuels. Prenez Pierre Bourdieu dans le champ néomarxiste : il appelle sa sociologie une «économie générale de la pratique », et il reproche à la sociologie qui l'a précédé de ne pas avoir suffisamment généralisé ce modèle de l'Homo Economicus, ce que lui va faire mais en le sortant de la sphère du libéralisme. Et du côté de la philosophie politique, le grand livre de la fin du XXe siècle, qui a suscité des commentaires à foison dans le monde entier, le livre de John Rawls : Théorie de la Justice (1971) pose la question : comment définir les institutions justes d'une société juste? Et il pense que c'est en faisant le pari que ce seraient celles que choisiraient des « hommes économiques ordinaire »s (mutuellement indifférents les uns aux autres et ne songeant qu'à maximiser leurs intérêts). C'est à partir de ce point de vue, dit Rawls, qu'il faut donc tenter de définir les normes de justice d'une société libérale moderne. On assiste donc à une généralisation à toutes les sciences sociales (et même à la biologie) et à la pensée politique, du modèle de l'Homo Economicus défini au départ par les seuls économistes, et c'est à cela que la revue du MAUSS tente de réagir. Car cette vision de l'Homo Economicus généralisée a précédé la mondialisation, je le souligne avec force, d'au moins une dizaine d'années. Les esprits avaient donc été séduits par la vulgate de l'Homo Economicus avant que les marchés ne se généralisent à l'ensemble de la planète et à l'ensemble du monde social. En effet, pour être persuadé que la seule norme de gestion rationnelle dans une société c'est le marché généralisé (et aujourd'hui le marché financier), il faut être persuadé que tous les humains se comportent suivant le modèle de l'Homo Economicus obéissant aux lois du marché. La pensée de Marcel Mauss Qu'avons-nous à opposer à cette vulgate économiciste qui est au cœur de la pensée néolibérale? A la fois tout, et pas grand-chose. Tout, parce que toutes les morales, toutes les religions, toute la littérature, nous affirment que l'homme est bien autre chose : mais il s'agit là de savoirs diffus, qui ne font pas corps, qui n'entrent pas assez dans le domaine des sciences sociales et encore moins dans le domaine de la science économique. Pour y entrer, on peut s'appuyer sur deux grands auteurs : l'historien économique Karl Polanyi, auteur de La grande transformation (écrit en 1944, et traduit en français 40 ans plus tard!), et Marcel Mauss dont je vais vous résumer maintenant les grandes idées a présentées en 1923-1924 dans son Essai sur le don, où il synthétise toutes les connaissances ethnographiques de son temps. Ses élèves 12 disaient de lui: « Mauss sait tout ». Il parle une vingtaine de langue, il connait finement les sociétés le plus variées… Il réunit ici toutes ses découvertes empiriques (que l'on peut donc discuter empiriquement) qui montrent que les sociétés premières ou archaïques ne reposent pas sur le marché, ni sur l'échange marchand ni sur le troc, ne reposent donc pas sur le donnant-donnant, ni sur le contrat (ce qui est important car toutes les fictions de la philosophie politique moderne portent sur l'existence d'un contrat social originel), mais reposent sur ce que Mauss appelle la triple obligation de donner, recevoir et rendre. Voila la découverte de Mauss, et il faut faire attention, quand on dit qu’elle celle du don, de ne pas faire de contresens, en ne retenant que l'aspect gentillet du don tel que nous considérons le don aujourd'hui, inconditionnel et désintéressé, assimilé à la charité. Le don que découvre et dont parle Mauss est un opérateur politique par excellence. Cela n'a rien à voir avec la charité (qui viendra plus tard avec la religion), le don premier est au contraire une forme de guerre : Mauss parle de don agonistique (agon, la rivalité en grec), la rivalité par le don. Dans le don archaïque, agonistique, le but (je cite Marcel Mauss) est d'aplatir son rival, le mettre à l'ombre de son nom. C'est une guerre de générosité, il faut apporter la preuve qu'on est plus généreux, et donc d'une certaine manière plus puissant que son partenaire de don. C'est une sorte de jeu de qui-perd-gagne, c'est celui qui donne le plus (et donc qui perd le plus) qui sort vainqueur de ce jeu. Le don à l'origine est donc une forme de guerre, très particulière, qui a la vertu singulière de permettre en fait de mettre fin à la guerre réelle, d'éviter la guerre réelle, de transformer les ennemis, les rivaux, les combattants en alliés. Pour le dire différemment le don, opérateur politique par excellence, est l'opérateur de l'alliance. Et je vais détailler un peu cette notion, pour mettre en lumière la structure de ces sociétés premières. Le don est l'opérateur d'une triple alliance. Il y a d'abord l'alliance horizontale entre les jeunes hommes, les guerriers, qui au lieu de se battre, déposent les lances et échangent des mots et des présents plutôt que des blessures et des morts. C'est une alliance précaire et qui peut basculer facilement en conflit. Il faut donc la renforcer par le deuxième type d'alliance, qu'on pourrait appeler alliance diagonale, qui se scelle par le don des femmes, des filles ou des sœurs. Et, les femmes procréant, ce deuxième type d'alliance s'étend entre les générations, entre les ancêtres et les descendants. Et le troisième registre de l'alliance, celui qui inscrit les sociétés premières dans le registre symbolique, l'alliance qu'on pourrait dire verticale avec les entités invisibles. La première alliance, horizontale, procure la paix, la deuxième alliance diagonale produit la fécondité et l'avenir, et la troisième alliance verticale avec les entités invisibles permet d'espérer obtenir des choses propices, de la chance, de l'efficacité. 13 Voici la structure centrale des sociétés archaïques scellée par la triple opération du donner-recevoir-rendre, et la triple alliance horizontale, diagonale et verticale. Les quatre motivations fondamentales de l'être humain. Quelle conclusion peut-on en tirer? «L'homme n'a pas toujours été un animal économique. Il n'y a que peu de temps qu'il l'est devenu, et qu'il s'est doublé d'une machine à calculer» selon les propos de Mauss en 1923-24. Mais alors, qu'était-il auparavant? Le problème du modèle économique généralisé dont je vous ai parlé, c'est qu'il ne voit comme seul mobile à nos actions individuelles que l'intérêt personnel, et plus précisément l'intérêt matériel. Il ne s'agit pas de nier l'existence de cette motivation, mais il n'y a pas que cela : le problème de la vision économiciste, c'est son monisme, son réductionnisme qui ramène tout aux motivations économiques. Si on détaille la découverte de Mauss, on s'aperçoit que, derrière nos actions, on découvre quatre mobiles fondamentaux, (c'est précis), toujours entrecroisés, dont le premier est assurément l'intérêt pour soi. Mais il y a aussi, de façon symétrique, un mobile qui est tout aussi originel, l'intérêt pour autrui, que j’appelle aussi aimance, ou qui relève de ce qu’on appelle souvent en ce moment l’empathie, et qu'on voit apparaître dès la naissance, à travers la réceptivité du nourrisson aux réactions des autres, puis avec la relation amoureuse. Là, l'intérêt pour soi et l'intérêt pour autrui sont bien difficiles à démêler. Il y a une autre paire de mobiles opposés : dans toutes nos actions il entre une part d'obligation (en l'occurrence les obligations sociales, qui nous obligent par exemple à être généreux en fêtant les anniversaires et en offrant alors des cadeaux…). Mais à ces obligations s'oppose une part de liberté (nous sommes libres de choisir quels cadeaux offrir, de quelle valeur, de quelle manière, et à qui nous allons véritablement donner). On peut parler ici de liberté- créativité. Et ces quatre mobiles doivent exister ensemble à tous moment, c'est la découverte philosophique fondamentale de Mauss: le don archaïque est un « hybride » qui mêle de façon obligatoire ces quatre dimensions. Si on n'avait que de l'intérêt pour soi, on aurait le néolibéralisme le plus débridé, le marché ne pourrait même pas exister car chacun ne songerait qu'à tromper tout le monde, aucune institution ne pourrait exister, même pas le marché généralisé. Si on n'avait que de l'intérêt pour autrui, on basculerait dans le sacrifice (c'est ce qui est arrivé avec l'aventure communiste), et du sacrifice on bascule dans le massacre généralisé! S'il n'y avait que de l'obligation, il n'y aurait que du rituel, du formalisme, de la stérilité, nous serions mécanisés. Et s'il n'y avait que de la liberté, on aurait ce que Gide appelle des actes gratuits, mais dénués de sens. La bonne formule sociale, politique et individuelle, c'est donc d'associer intimement ces quatre motivations. 14 Le besoin de reconnaissance. Autre leçon fondamentale à retenir de l'Essai sur le Don, c'est que les êtres humains ne sont pas fondamentalement en recherche de satisfactions de leurs besoins matériels, ce qu'ils recherchent (on rejoint là des thèmes qui furent développés avant Marx par Hegel et qui sont repris aujourd'hui par de nombreux philosophes dont Axel Honneth) c'est la reconnaissance individuelle, c'est d'être reconnus. Avoir de la richesse ou des biens, cela peut faciliter cette reconnaissance, mais ce besoin de reconnaissance est premier. On peut ajouter, pour faire le lien avec Mauss, que l'on veut voir sa valeur individuelle reconnue par les autres, mais plus précisément nous voulons que soit reconnue notre valeur de donateur, le fait que notre vie et nousmêmes ont donné quelque chose aux autres, que notre vie n'a pas été stérile. On veut voir reconnu que nous participons d'une certaine forme de gratuité, de grâce : c'est une autre dimension du don. Cette découverte fondamentale de Mauss et de notre tradition philosophique, que nous ne sommes pas des êtres économiques mais des êtres de désir, et que notre désir est d'être reconnus, et d'être reconnus comme des donateurs ou comme participants du don, est à la fois une bonne et une mauvaise nouvelle. C'est une bonne nouvelle si elle développe l'imagination politique, en lui ouvrant un champ au-delà du marché. C'est une mauvaise nouvelle, parce que si nous désirons tous être reconnus cela va engendrer des conflits, des luttes pour la reconnaissance qui seront très violentes s'il n'y a pas de régulateurs. Mais quels régulateurs? On risque de basculer dans la démesure, dans l'hubris. On pourrait donc compléter la question de Mauss ainsi : comment s'opposer sans se massacrer, et sans basculer dans l'hubris ? Réflexions finales en guise de conclusion. Ces réflexions me sont venues à l'esprit à l'occasion d'un colloque sur André Gorz, qui fut l'ami et le disciple d'Ivan Illich, et l'un des penseurs alternatifs français les plus importants de ces quarante dernières années dont on tentait de mesurer ce qu'on pouvait retenir de sa pensée. Ces réflexions vont pourtant au-delà de cette pensée, et je voudrais les formuler de façon assez radicale: une des raisons pour lesquelles nous avons du mal à renouer avec l'inventivité politique, à inventer de nouvelles formes d'idéologies politiques mobilisatrices, c'est la difficulté qu'il y a à se situer par rapport au marxisme, qui reste la seule pensée radicale de l'émancipation. Nous sommes tous, consciemment ou non, des héritiers de cette pensée, mais nous ne savons pas la dépasser. Pour le dire de façon un peu provocatrice, pour sortir du modèle capitaliste dominant, il faut d'abord sortir du marxisme, et donc savoir ce que l'on peut conserver et ce qu'il ne faut pas garder de la tradition marxiste. 15 Le post-marxisme. Si l'on faisait le tour de toutes les grandes pensées alternatives qui continuent à être importantes et influentes au niveau mondial, on pourrait en dénombrer cinq grands types qui entretiennent tous des liens manifestes avec l'univers de la pensée marxiste. Premier bloc de penseurs, évidemment, ceux qui se réclament encore de Marx, comme Alain Badiou, Jacques Rancière, Toni Negri… Deuxième bloc, la tradition allemande regroupée autour de l'école de Francfort, Adorno, Horkheimer, Habermas, et aujourd'hui Honneth, une tradition postmarxiste Un troisième groupe regroupe les penseurs issus de l'école structuraliste à la française, et connus notamment comme la «french theory» qui a été très populaire sur les campus américains dans les années 80: Althusser, Lacan, Derrida, Foucault… des penseurs qui entretiennent des liens (même ténus) avec le marxisme. Le quatrième bloc, le plus actif à l'échelle mondiale aujourd'hui, l'héritier de la french theory, qui pratique les études de genre (gender studies), les études postcoloniales, les études des subalternes… : ce sont des écoles de pensée déconstructionnistes. Et dans le dernier groupe on trouve des penseurs alternatifs déconstructeursreconstructeurs, comme Ivan Illich, André Gorz et d'autres, qui essaient de penser de nouveaux contours d'une société à bâtir possible en s'éloignant peu ou prou du marxisme tçout en procédant. Mais ces cinq blocs s'ignorent superbement et n'arrivent pas à stabiliser leur intercritique, et il nous faut aujourd'hui d'urgence avancer plus loin dans cette sortie du marxisme. Je propose pour cela une réflexion en quatorze thèmes (que je ne ferai qu'effleurer ici, mais qui feront l'objet d’un prochain ouvrage). Quatorze idées pour dépasser le marxisme Première idée: Marx est un penseur plein de contradictions. Il est à la fois le plus économiciste et le plus anti-économiciste de tous les penseurs, le plus scientiste et le plus anti-scientiste. La pensée marxiste est à la fois très autoritaire et très antiautoritaire, très humaniste et très anti humaniste, très pessimiste et très optimiste. C'est probablement cette tension exacerbée entre ces extrêmes qui explique le succès historique de Marx, puisqu'on peut l'aborder par des côtés très différents. Mais on a besoin d'une stabilité des oppositions, ce que ces antagonismes ne permettent pas. Deuxième idée: en dernière analyse, le courant dominant du marxisme reste son économicisme, la certitude que ce sont les intérêts matériels qui déterminent l'histoire et qui conduisent le monde. On ne peut pas bâtir une société alternative sur ce postulat-là. Il faut donc dépasser cet économicisme de Marx 16 Troisième idée: cela implique de bâtir une anthropologie alternative, une autre vision du sujet humain que celle du travailleur, du sujet de besoin. J'ai essayé d'en présenter les contours en puisant dans la pensée de Mauss l'implication des êtres humains dans la triple obligation de donner-recevoir-rendre en vue d'obtenir la reconnaissance Quatrième idée: que faire du capitalisme? Qu'est-ce en fait que le capitalisme? Les définitions sont nombreuses et je me contenterai de donner la mienne, après avoir rappelé que l'idée centrale qui a cours à gauche de la gauche, notamment dans les milieux altermondialistes, est qu'il faut se débarrasser du capitalisme mais en gardant le marché. Or ça ne me paraît pas possible, parce que, pour moi, le capitalisme c'est la démesure du marché, c'est l'illimitation du marché, c'est la perversion du marché! Sortir du capitalisme, c'est donc un bon objectif s'il s'agit de sortir de cette hubris. Cinquième idée: il faut comprendre que cette démesure du marché et de la soif de richesses qui se répand dans tout le monde n'est qu'une face d'un phénomène qui affecte l'ensemble de nos sociétés, une hubris généralisée, une démesure générale. Notre problème n'est donc pas seulement de lutter contre la démesure du marché, mais de lutter contre l'illimitation en général, la démesure en général, et c'est beaucoup plus compliqué. Sixième idée: sur la question du désirable, là encore on touche à la limite du marxisme. Le marxisme, comme néolibéralisme d'ailleurs, ont réalisé un télescopage (peu perçu, c'est un tour de force), entre l'idée de la nécessité et l'idée du désirable. Pourquoi fallait-il, lorsqu'on était militant révolutionnaire au milieu du XXe siècle, s'engager pour faire la révolution? La réponse qui était donnée, et qui semblait aller de soi, était que cela allait dans le sens de l'histoire, que l'histoire devait nécessairement aller vers le communisme, et qu'il fallait donc le désirer. Il y a en permanence au sein du marxisme (et également au sein du libéralisme) cette idée qu'il nous faut apprendre à désirer ce qui est inévitable, ce qui doit nécessairement advenir. Ce qui doit nécessairement advenir, c'était hier le communisme, et c'est aujourd'hui le marché généralisé. Ce doit être désirable puisque cela ne peut manquer d'advenir! Lutter contre la démesure, contre l'hubris, c'est au contraire bien isoler la question de ce que nous souhaitons vraiment, ce que doit être la société proprement humaine, sans nous laisser intimider par les prophéties sur ce qui est absolument inévitable, et donc nécessaire et indispensable. Septième idée: il faut aller au delà de l'imaginaire de la révolution permanente (que l'on trouve dans le marxisme et dans le néolibéralisme) qui tend à faire accroire que tout ce qui détruit ce qui existe, les croyances établies, les institutions établies, est souhaitable, qu'il faut balayer tout ce qui est déjà là et qui doit être déconstruit, selon le vocabulaire révolutionnaire moderne, parce que ce qui viendra après sera nécessairement mieux que ce qui existait ou existe encore. Pour moi la véritable conception progressiste à faire prévaloir aujourd'hui (il ne faut pas rompre avec l'imaginaire du progrès) ne doit plus être de faire litière du passé mais d'avoir le souci de tout ce qui doit être impérativement conservé ou préservé : la 17 nature bien sûr, mais aussi tout un ensemble de valeurs dont nous sommes les héritiers et qui font que les sociétés existent et permettent de s'opposer sans se massacrer. Il faut donc préserver tout autant que modifier ou innover. Huitième idée: il faut donc aller au-delà du socialisme et du communisme, en dépassant leurs soubassements économicistes Neuvième idée : la tache est rendue d'autant plus complexe que, je le pense, nous sommes sortis depuis longtemps du cadre d'une société démocratique. Les fléaux du XXe siècle ont été les totalitarismes, idéologies pour lesquelles l'individu n'est rien et peut être sacrifié au grand tout, (grand tout qui peut être l'Etat, ou le parti, ou l'Eglise … ), le seul qui compte. Eh bien je pense que depuis une trentaine d'années nous vivons dans une forme de totalitarisme inversé, qu'on pourrait appeler parcellitarisme, un régime social symbolique politique qui tend à tout réduire en parcelles : les savoirs, les institutions, les collectifs…, et qui fait apparaître tout ce qui relève du commun comme aussi obscène qu'apparaissait obscène dans le cadre du totalitarisme tout ce qui relevait de l'individu. Et cela est un obstacle, (extrêmement difficile à combattre car il est invisible et insidieux, que cela nous paraît naturel) qui nous empêche de refaire du commun, et de réunir nos désirs et nos actions pour bâtir quelque chose qui fasse le poids face à ce monde à la fois néolibéral et parcellitaire. Dixième idée : dans ce monde parcellitaire, totalitaire inversé dans lequel les sociétés contemporaines ont basculé, les idéologies individualistes jouissent d'un statut très complexe et ambigu. Nous sommes tous favorables à l'accomplissement des possibilités individuelles mais en même temps nous voyons bien que l'individualisme qui triomphe aujourd'hui est presque exclusivement celui de l'Homo Economicus, c'est l'assomption du sujet marchand, celui qui a les moyens de satisfaire ses besoins sur le marché généralisé. Onzième idée: cela pose la question de la morale que nous pouvons, que nous devrions édifier. Et c'est la question la plus difficile à aborder : l'idée même qu'il faudrait réinventer de nouvelles normes morales est pratiquement impossible à présenter et à défendre aujourd'hui, je m'en suis aperçu en en parlant devant divers publics, y compris des publics très bien intentionnés. En 1968, on disait «il est interdit d'interdire». Eh bien aujourd'hui il est interdit d'énoncer quelque norme morale que ce soit. Enoncer une norme morale, dans une société où l'on veut s'opposer sans se massacrer, cela veut dire affirmer que les sujets sociaux n'ont pas seulement des droits mais aussi des devoirs. Or l'idée même que les individus contemporains puissent avoir des devoirs est inacceptable, indéfendable, imprésentable. Et il nous faut pourtant l'affronter si nous voulons savoir ce que nous devons préserver à la fois de la nature et des valeurs morales éditées. Douzième idée: la question du sujet collectif, du sujet de l'histoire, est une question que Marx avait cru régler facilement en s'inventant un sujet de l'histoire, le prolétariat, qui allait porter tous les idéaux révolutionnaires,( qui est ensuite devenu la 18 classe ouvrière, le parti communiste...) Quel serait aujourd'hui le sujet social, porteur de nouveaux projets et de nouvelles valeurs dans une société sans croissance? Il n'est pas facile à identifier, il est extrêmement diffus. Treizième idée : voila qui pose la question de l'organisation et du niveau d'organisation comment ceux qui veulent s'opposer au monde néolibéral pourraient-ils s'organiser. La révolution, il y a un siècle, c'était facile (conceptuellement, s'entend) : ça se passait dans un pays déterminé, avec un Etat déterminé, contre une armée déterminée…, c'était bien localisé, on pouvait faire la révolution dans un seul pays. Mais comment faire la révolution contre des maffias insaisissables, des banques insaisissables, des capitaux très volatils et donc insaisissables : c'est une autre paire de manches de savoir comment on pourrait s'y prendre. Quatorzième idée: concrètement, à quoi tout cela nous mène-t-il? J'ai présenté ce soir des considérations plutôt anthropologiques et philosophiques, or ce dont nous avons besoin éventuellement à terme, c'est de mots d'ordre politique, et qui soient universalisables, pas seulement valables en France et à un moment donné, mais qui puissent être généralisés. Mais il me semble, sans qu'il soit nécessaire de faire un catalogue de mesures, qu'il y a deux principes de solutions politiques qui pourraient être universalisables (et même devraient l'être). Premier mot d'ordre universalisable (et je suis bien conscient que la question de savoir comment le traduire concrètement est d'une difficulté considérable! Encore faut-il l'énoncer!), est qu'il faut lutter contre la corruption. Cette corruption qui introduit la gangrène sociale partout (en lien avec les organisations criminelles qui se sont, elles aussi, mondialisées). Toutes les révolutions arabes, par exemple, se sont faites d'abord contre la corruption. Et on l'a encore vu récemment en Argentine. Et le nouveau Premier secrétaire du Parti communiste chinois a largement parlé, dans son discours d'investiture, du combat à mener contre ce mal endémique en Chine. Et au Mali, ce qui a favorisé l'irruption des islamistes et ce qui empêche la reconstruction de l'Etat malien, c'est l'état de corruption de l'armée et de la classe politique malienne. C'est donc là une très vaste tache, mais elle est prioritaire, et on peut entrer dans cette lutte à partir de motivations éthiques ou religieuses très diverses. Deuxième mot d'ordre politique, moins facile à défendre, il faut lutter contre la démesure, l'illimitation, l'hubris, dont la conséquence concrète est l'extraordinaire explosion des inégalités économiques à travers le monde et à l'intérieur des pays. Dans les années 70 aux USA, l'écart habituel de rémunération entre un patron et ses salariés de base était de 40 à 1. Il est aujourd'hui de 1000 à 1 : les taux d'inégalité ont été multipliés par 25 en quarante ans! C'est vertigineux. Il est impensable de concevoir la construction d'un monde humain commun, durable, dans lequel on puisse s'opposer sans se massacrer, si on garde de telles inégalités. Personnellement je ne suis pas du tout un égalitariste, mais il faut retrouver la raison! Et très concrètement¨, si on veut traduire ce constat que tout le monde peut faire et qui est accablant en mots d'ordre politiques universalisables, il me semble que cela peut se faire selon deux formules : 19 -il y a des seuils de pauvreté insupportables en dessous desquels on ne peut pas tolérer que des gens tombent, basculant alors de la pauvreté à la misère. Ceci implique l'instauration inconditionnelle, dans tous les pays, pour chaque citoyen, du principe d'un niveau de revenu minimal (qui est différent d'un revenu inconditionnel) qui peut prendre différentes formes. - et symétriquement si on veut reconstruire des sociétés à visage humain, et lutter contre la démesure, il faut instaurer un seuil de revenu maximum (qui peut être très élevé) et dire qu'au-delà, on n'appartient plus à la même société (on en a eu des exemples récents). Il faut rebâtir une société dans laquelle riches et pauvres peuvent encore vivre ensemble, et pour cela il faut qu'il n'y ait ni extrême pauvreté ni extrême richesse. Débat Une participante - Merci d'avoir le courage de dire qu'il faudrait limiter les hauts revenus! Je voudrais vous demander de préciser ce que vous appelez «obscène» (dans votre neuvième point je crois), et quelle différence vous faites entre l'attribution inconditionnelle d'un revenu minimum, et l'attribution d'un revenu minimum inconditionnel? Alain Caillé - Sur le premier point, c'est une longue histoire qui nous renvoie à toute la théorie du totalitarisme et à son envers. Ma conviction, c'est qu'au bout du compte nous ne comprenons encore rien à ce qui s'est passé au XXe siècle, pourquoi des sociétés ont basculé, qui dans le fascisme, qui dans le nazisme, qui dans le stalinisme, et sont sorties de l'orbite de la démocratie. Pour de nombreux essayistes, tels François Furet, qui a écrit «Le passé d'une illusion», les gens se sont alors trompés, mais c'est du passé, passons à autre chose, au développement sain d'une bonne démocratie. De même que l'historien-sociologue Jean Baechler, qui a écrit «La grande parenthèse» où il explique que les totalitarismes n'auraient pas dû survenir, que c'était une erreur de l'histoire, conséquence de la guerre 14-18 qui avait ellemême été une bêtise qui n'aurait jamais du se produire. Mais c'est fini, laissons la parenthèse se refermer et passons à autre chose! Mais je ne crois pas du tout à ces thèses, je crois que les pulsions qui ont conduit à ces aberrations sont toujours potentiellement actives (elles sont vraiment actives dans le cas de l'islamisme radical, qui est une variante des totalitarismes d'hier). Au fond, ce qui s'est passé, c'est que le 20 seul moyen qu'on ait trouvé pour les combattre ou les contourner, pour les contenir pour ne pas qu'elles ressurgissent, cela a été de basculer dans l'excès inverse : c'est ce qui s'est passé à partir des années 70, où l'on a commencé de liquider toutes les régulations sociales et keynésiennes. Pour tenir les masses ensemble sans qu'elles rebasculent dans le totalitarisme tout en gardant une certaine forme de viabilité, la réponse la plus efficiente a été ce gigantesque travail de parcellisation généralisée. Alors pour en montrer le côté «obscène»: par exemple dans le domaine du savoir, comme sociologue je constate que parler de théorie générale de sociologie est impossible, en parler c'est comme dire des gros mots, c'est obscène, il n'y a plus que des terrains partiels, propriétés des experts d'un micro-domaine (qu'on voit parader à la télévision!). Dans le totalitarisme, il y avait de prétendus grands savoirs en surplomb («le génial mécanicien de l'histoire», comme disait Staline, qui savait tout). Aujourd'hui au contraire on n'a que des experts d'un tout petit domaine, et même les politiciens se présentent de cette façon. Ce qui est obscène aujourd'hui, fondamentalement, ce sont les grands partis, les grandes associations : c'est totalement ringard. La véritable valeur, ce n'est même pas l'avènement individuel de soi, mais celui de parcelles de soi, qui peuvent mises en scène sur Internet, ou d'autres médias, dans des rôles variables qui ne sont même pas sensés être cohérents entre eux. Les individus eux-mêmes sont donc parcellisés entre une multitude de rôles, il ne faut pas qu'ils aient de consistance par eux-mêmes. Sur la deuxième question, technique, certains penseurs (comme Philippe Van Parijs) prônent l'attribution à tout le monde, inconditionnellement, d'une même somme (une allocation universelle), quelle que soit la situation de chacun, riche ou pauvre, jeune ou vieux, homme ou femme, … Je ne partage pas ce point de vue mais je pense qu'il faut poser en principe inconditionnel qu'il ne faut laisser personne sombrer dans la misère, en faisant en sorte qu'il puisse disposer d'un revenu minimum (si c'est déjà le cas, pas la peine d'en rajouter!). Une participante - Comme vous l'avez dit, nous vivons dans le monde de la compétition généralisée, et de l'ambition personnelle illimitée. Mais en réalité, c'est dès le plus jeune âge, et à travers les méthodes d'enseignement, que l'on inculque cette forme de comportement, avec les notes, les classements, les concours… Pourtant, il existe des méthodes d'enseignement par la non-violence. Alors pourquoi ne pas les promouvoir et leur faire une plus grande place (de même qu'il faudrait faire plus de place aux femmes dans ce monde machiste). Alain Caillé - Ca renvoie à ce que disait Marx: qui éduquera les éducateurs? On mise sur l'éducation, mais il faudrait définir à quoi, à quel type de société nous voulons éduquer. Aussi longtemps que n'aurons pas une idée claire de ce que devrait être une société post-croissance, nous continuerons à être tirés à hue et à dia, et incapables de mener réellement une réflexion pédagogique. 21 Un participant - Je pense que la société stationnaire que vous appelez de vos vœux ne peut conduire qu'à un paroxysme des inégalités, car, dans notre société qui s'appuie sur le paradigme de l'Homo Economicus, le partage d'un gâteau qui n'augmente pas va conduire à ce que certains s'arrogent de plus grosses parts, et au détriment des plus faibles, ce qui va aggraver les inégalités. Et c'est bien ce qu'on constate depuis ces dernières années où la croissance est faible, voire nulle : une explosion des inégalités. Et le fait d'augmenter la longévité des produits manufacturés ne va-t-il pas conduire à aggraver la destruction du potentiel industriel, et donc détruire encore plus d'emplois, du moins à court terme? Il me semble qu'il y a là des contradictions insolubles. Qu'en pensez-vous? Alain Caillé - Ce constat est hélas très vrai, et le groupe de réflexion auquel j'ai fait allusion au début s'y est heurté ! Et je me demande si nous serons capables d'écrire un manifeste commun, avec toutes nos divergences : je n'en suis pas sûr du tout. On pourrait mentir face à la gravité de la situation, en disant «Haut les cœurs, allons-y» mais ce ne serait pas très intéressant. Pourtant il faudrait pouvoir répondre aux questions que vous vous posez. Je pense comme vous qu'à court terme, la désindustrialisation de la France est une catastrophe, dont nos politiques de tous bords sont responsables, mais aussi les économistes qui, depuis 20 ans, répètent que l'industrie n'est pas importante, sauf pour les pays sous-développés. L'Allemagne n'est pourtant pas sous-développée, mais en préservant son tissu industriel elle est la seule à tirer son épingle du jeu en Europe. Il y a donc une tension intolérable entre les nécessités à court terme de sauver ce qui peut l'être (et même de redynamiser notre activité face à une concurrence mondiale effrénée), d'éviter le déclin de l'occident, et de l'Europe en particulier, y compris sur le plan des idées, et d'autre part la nécessité de commencer à mettre en place malgré tout une société plus juste, plus humaine, plus équitable. Mais je ne partage pas votre avis sur le fait que la stagnation économique devrait nécessairement engendrer une société plus inégalitaire. L'humanité a vécu dans la stagnation pendant la plus grande part de son histoire, et la croissance économique structurelle à grande vitesse n'existe que depuis un demi-siècle. Dans Le Monde d'il y a quelques jours, on rappelait que le grand économiste anglais des années 50, John Hicks3, disait que le discours sur la croissance obligatoire, avec un taux de croissance régulière si possible d'au moins 2 à 3%, est une invention récente des économistes. Et des chercheurs américains ont montré que cette société de la croissance est apparue de façon exceptionnelle, en lien avec l'apparition de certains types de biens matériels et d'innovations technologiques (comme les voitures et les équipements électroménagers) qui ne se reproduira plus. Votre point était un peu différent : vous pensez qu'avec la stagnation économique il y aurait une rareté matérielle, mais je ne le crois pas, je pense qu'on peut devenir plus riches globalement malgré la stagnation économique. 3 il fut lauréat du Prix de la Banque royale de Suède en sciences économiques en mémoire d'Alfred Nobel (abusivement appelé souvent Prix Nobel d'économie) en 1972 22 Une participante - En Argentine, au plus fort de la crise qui a secoué ce pays au début des années 2000, on a vu les gens, les pauvres gens, revenir à des systèmes de troc, qui leur permettaient de survivre en dehors du système économique. N'ont-ils pas ainsi, avec une sorte de sagesse innée, redécouvert le principe du don de Marcel Mauss? Et je trouve passionnants tous ces documentaires ethnologiques qu'on peut découvrir (ou redécouvrir) en ce moment au cinéma et à la télévision (et ce n'est peutêtre pas un hasard qu'ils aient tant de succès aujourd'hui), et qui nous montrent la solidité et la cohérence de ces sociétés premières où les valeurs communautaires sont très fortes. J'ai revu récemment le film «La forêt d'émeraude», et j'ai eu le sentiment que ces gens connaissaient tout ce qu'il y a à savoir sur le fonctionnement des sociétés (que nous redécouvrons à grand peine), qu'ils avaient su créer des paradis rousseauistes. Pensez-vous que ces sociétés pourraient nous fournir des modèles de référence dans le cas de la survenue d'une crise convulsive qui viendrait mettre à mal notre société. Alain Caillé - Question redoutable! De toute évidence, en crise monétaire on est obligé de revenir à des formes de coopération qui permettent de se tirer d'affaire. Et cela prouve que, même sur le plan économique, la coopération est utile. Je prends un exemple très simple qui va nous mettre tout de suite au cœur du débat : les statisticiens de l'INSEE considèrent que, lors d'un divorce, chaque membre du couple perd 40% de son niveau de vie. Cela prouve que la forme plus communautaire du couple est plus intéressante économiquement. Et on peut élargir cela aux relations de voisinage, de vie villageoise… Lorsqu'il y a pénurie, on se remet à croire aux mérites de la coopération, on redécouvre nécessairement la pratique du «don contre don». Mais alors, la question est : pourquoi sommes-nous sortis d'un tel système, et peut-on revenir à ce qu'on a perdu? En partie oui, il y a des choses qui marchent déjà un peu : on m'a, par exemple, demandé récemment d'analyser le phénomène de développement du site d'échange «Le bon coin», qui supplante complètement eBay, sur des valeurs de voisinage, d'interconnaissance et de ton. Ca renvoie à cette question fondamentale: qu'est-ce qui fait tenir des communautés humaines ensemble? Et ce qui peut rendre très difficile le retour à ces sociétés coopératives traditionnelles, c'est que nous ne sommes plus dans des sociétés agricoles (sur lequel ces sociétés premières étaient assises), et qu'il y eu l'émancipation des femmes. Or ce qui faisait tenir ces sociétés ou groupes familiaux ou villageois, c'était la place qui y était réservée aux femmes. Et cela renvoie donc à la recherche des valeurs partageables sur lesquelles refonder des sociétés contemporaines plus coopératives. Un participant - Vous n'avez guère parlé ce soir des problèmes d'éducation (que vous abordez dans votre livre). Pourtant, nos sociétés occidentales sont des sociétés autoréférencées, qui proclament que leurs valeurs sont universelles, c'est-à-dire que les autres devraient les adopter. Et on n'enseigne pas chez nous le respect des différences. Notre conception de la démocratie, c'est hélas que c'est un système où la 23 minorité doit se soumettre à la majorité. C'est Paul Ricœur qui affirme que, dans les débats éthiques les plus élaborés, où les gens s'affrontent de façon rationnelle avec la meilleure bonne foi, il reste toujours une certaine quantité d'irréductibilité, de désaccord, qu'il faut savoir respecter. Et il me semble qu'il faudrait mettre dans les préconisations basiques la nécessité d'apprendre le respect des différences, qui est le chainon manquant pour lier toutes vos préconisations. Vous parlez de lutter contre la corruption, par exemple, mais la corruption commence quand on laisse penser à un enfant qu'il peut avoir raison tout seul. Alain Caillé - Je suis d'accord avec vous. Et une des raisons pour lesquelles je propose le mot de convivialisme c'est que je pense que l'on a besoin d'un pavillon commun, d'un signifiant commun qui permette à des gens qui ne se connaissent pas, qui sont très éloignés géographiquement, et qui font des choses semblables, de se dire qu'ils cherchent la même chose, qu'ils participent d'un même mouvement. C'est ce qui a fait la force du communisme et du socialisme, il y a une dimension quasi-religieuse nécessaire à toute mobilisation. Alors le mot convivialisme est-il le bon? Après, l'autre difficulté, c'est qu'il ne faudrait pas que ce concept, cette idée, apparaisse comme un pur produit occidental, français, de la rive gauche, l'idée de vieux mâles blancs bobos parisiens! Et c'est vrai que notre effectif de penseurs devrait être plus diversifié (ce qui est difficile pour des raisons pragmatiques). Et l'autre chantier fondamental, vous avez raison, est de remettre la tradition occidentale (qui s'est voulue hégémonique) à sa place plus modeste dans l'ensemble des cultures humaines et des traditions. La difficulté étant de ne pas se gargariser de mots trop faciles (dialogue, ouverture à l'autre), mais de bien insister sur la relativisation des valeurs occidentales (ce qui ne veut pas dire abjuration ni même abandon). Et effectivement cela passe par l'école: et peut-être est-ce cela que veut faire Vincent Peillon quand il parle de l'enseignement de la morale laïque à l'école. Et il a du mérite à tenir ce langage par les temps qui courent. Mais il faut voir quel contenu il y mettra, et qui fera cet enseignement (qui éduquera les éducateurs). Cela rejoint une proposition de Régis Debray, il y a une dizaine d'années, et que je trouvais intéressante, de donner des cours d'histoire des religions pendant tout le cursus scolaire. C'est une bonne réponse à la question que vous posez, mais qui le fera? Un participant - Vous avez parlé de prolonger la durée de vie des équipements, de lutter contre l'obsolescence intégrée. Mais ce combat est dépassé, car l'obsolescence est inscrite dans nos esprits. On est entrés de façon irréversible dans le monde de l'innovation technologique. Et je pense (comme André Gorz) que c'est la technologie qui conduit à la démesure. Alors la première lutte à mener, c'est contre l'idéologie techno-scientiste qui vise à créer sans cesse de nouveaux désirs. Vous avez aussi demandé : comment organiser le monde ? Mais vous n'y avez pas donné de réponse : peut-être sera-t-elle dans votre futur manifeste, mais sera-t-il un manifeste mondialisé (pour un monde dominé par l'économie) ou un manifeste universel (le monde où l'on partage des valeurs communes). 24 Alain Caillé - On cherche à faire un manifeste universel, bien entendu, je viens de l'expliquer juste avant. Sur l'obsolescence, vous avez raison, elle est intégrée dans les têtes, mais là encore il faut chercher des voies étroites, passer par des inflexions et des bascules (cela renvoie aussi au conflit entre les décisions à long terme et les actions immédiates). Et il ne faut pas être trop entier: le désir de changement est dans les têtes, mais si vos ampoules duraient 3.000 heures au lieu de 500, vous ne trouveriez pas ça si mal! Votre ordinateur pourrait durer 4 ans, votre voiture 10 ans, sans que vous vous sentiez frustré! Et ça pourrait faire du changement dans le domaine matériel ! Et symétriquement, pour ce qui est du changement dans les têtes (c'est mon pari), il ne peut survenir qu'au nom d'une idéologie alternative qui dit qu'une autre société est possible, dans laquelle on ne sera pas plus malheureux (et même certainement moins), mais il faut le montrer plus concrètement, et convaincre les gens que tout le monde a à gagner à vivre dans une société qui ne repose pas sur des perspectives de croissance infinie. Si on était dans cette logique-là, s'il y avait un sentiment partagé que l'on pouvait tous ensemble aller en direction de cette société (c'est important que personne ne reste seul dans son coin, avec son ordinateur), que c'est un combat commun pour des valeurs communes, universalisables, pas seulement valables ici, mais partout dans le monde en Inde ou en Amérique latine, là ça commencerait à prendre du sens: c'est mon espoir. Un (jeune) participant - Cette soirée se tient dans une école de commerce, c'est intéressant (mais il est dommage qu'il y ait si peu, voire pas, d'élèves de L'ESC dans la salle: ça aurait pu leur apprendre des choses, je ne suis pas sûr qu'ils aient déjà entendu parler de Marcel Mauss!). Les ESC sont pour moi des hauts lieux de diffusion de la pensée néolibérale, pensez-vous qu'il faille les conserver en l'état? Alain Caillé - Ma réponse va peut-être vous surprendre: sur ce point je suis relativement optimiste. Les ESC ne sont pas fatalement fermées à tout, ni le patronat. J'ai eu l'occasion récemment de discuter avec le numéro 2 de Danone, Emmanuel Faber, qui vient d'écrire un livre plutôt étonnant (Les chemins de traverse), et qui m'a convaincu, malgré mon réflexe gauchiste de départ, qu'il y avait en effet un pari possible, pour les grandes entreprises comme Danone, de responsabilité économique et sociale, qui ne soit pas seulement du semblant ou du publicitaire. La personnalité de Faber est étonnante, il va régulièrement passer du temps dans les Ashrams pour aider les pauvres… J'ai appris avec surprise que les professeurs de l'Ecole de commerce Audencia de Nantes sont très férus de la revue du MAUSS. Mais pour en faire quoi? On peut en faire beaucoup de choses! Et l'idée qu'on peut avoir un management moderne différent du new management, avec des patrons qui respectent tout un ensemble de valeurs démocratiques et humanistes, est un pari plausible. Je suis en train d'écrire un petit livre sur ce sujet. Et j'ai découvert des choses sidérantes: par 25 exemple, la principale compagnie aérienne américaine repose sur une gestion du personnel très décentralisée et autonomisée: ce sont les salariés qui gèrent directement leur temps de présence, et ça marche très bien. Je pense donc qu'on peut faire le pari qu'il peut y avoir un cercle vertueux (même si ça ne marchera pas à tous les coups), le pari de la vertu en quelque sorte, le pari que la confiance faite aux salariés, l'autonomie qui leur est donnée, la hiérarchie et le taux de contrainte minimale, tout cela conduit à des entreprises résistantes et donc prospères (et tant mieux si cette politique est aussi profitable économiquement). Et ça joue non seulement dans le secteur de l'entreprise, mais aussi dans l'Université, l'Université qui a adopté les normes du privé il y a 10 à 15 ans, avec des résultats catastrophiques sur la qualité de la recherche. Partout la lutte contre le néo-management est une lutte prioritaire, et même dans les écoles de commerce il faut la mener! Un participant - Nous avons reçu au GREP récemment des gens dont vous avez parlé, Jean-Baptiste de Foucauld sur l'abondance frugale (un titre repris tel quel par Serge Latouche…), Pierre Larrouturou dont certains collaborateurs viennent de votre équipe, … Tout ce monde se lance dans une lutte plus ou moins coordonnée contre la pensée dominante, mais on ne voit guère émerger d'action cohérente. Pouvez-vous nous donner quelques recettes pratiques pour que nous soyons moins sceptiques? Alain Caillé - Je vais vous donner l'exemple d'une démarche que je n'ai pas réussi à faire aboutir il y a quelques années, mais que l'on pourrait reprendre ensemble. Je me déplace beaucoup en France pour donner des conférences devant des publics comme vous au GREP, très actifs, plus ou moins nombreux, plus ou moins jeunes, mais qui cherchent à réfléchir ensemble, qui ont un désir extraordinaire de participer à des débats culturels et politiques. Et il ne serait pas difficile, avec quelques moyens, de créer un espace commun à tous ces lieux, les cafés philo, le GREP, des associations comparables que j'ai rencontrées récemment à Caen et à Nantes, par exemple… Et le fait de se dire qu'on n'est pas tous seuls, qu'il y a ailleurs en France d'autres associations comparables, qui ont les mêmes objectifs de permettre à des citoyens qui ont envie de faire quelque chose, de réfléchir en commun, voire d'entreprendre des actions en commun, voila qui donne de l'énergie. On pourrait maintenant, avec Internet, créer un site commun où chacun afficherait et ferait connaître aux autres ses actions avec leurs spécificités… On pourrait même imaginer de discuter chaque année d'un thème commun, partout en France, en faisant une synthèse en fin d'année de toutes les idées échangées et des conclusions qu'on en a tirées, en donnant ainsi corps aux opinions citoyennes diffuses qui autrement n'arrivent pas à émerger. Voila une chose concrète, pas très difficile… mais il faut que quelqu'un s'y engage pour la faire aboutir. Pourquoi pas l'équipe du GREP? Je vous passe le flambeau! Un participant - Nous vivons dans un système où l'enfant est très tôt conditionné, comme le montre un livre de Barber, par le monde du marché et du biseness. Le capitalisme nous infantilise, et fait de nos enfants les premiers prescripteurs d'achats, 26 et les porteurs de ce consumérisme que vous dénoncez, de cette frénésie du changement pour le changement. Comment peut-on lutter contre cette situation? Alain Caillé - Le problème fondamental est de pouvoir offrir des perspectives intéressantes et crédibles à cette jeunesse, en termes de philosophie politique mais aussi de description d'un monde vivable. Car l'avenir n'est pas rose pour eux: l'emploi se fait rare, et la possibilité d'avoir un jour un niveau de vie supérieur à celui de leurs parents devient une chimère. Les Indignados ne pourront plus se contenter d'aller manifester 2 ou 3 fois par an sur la Plaza del Sol, il leur faut commencer à définir un monde à bâtir. Mon pari personnel (et c'est pourquoi j'essaie de réunir des intellectuels), c'est qu'il faut commencer par écrire, penser, et ça peut (mais ce n'est pas garanti) déboucher sur des idées permettant d'inventer un autre monde plausible et meilleur. Et des groupes comme les vôtres, s'ils pouvaient se fédérer, pourraient servir de formidables caisses de résonance pour ces idées. Toulouse le 8 février 2013 27 Alain Caillé a rédigé sa thèse d'étudiant en sociologie et en économie (sur l'idéologie de la planification) sous la direction de Raymond Aron, et à 23 ans, il est devenu l'assistant en sociologie de Claude Lefort à l'Université de Caen. Il est professeur émérite de sociologie à l'Université de Paris X, où il dirigeait la spécialité du Master Science Sociale et Sociologie : Société, Économie et Politique. Membre du directoire de l'école doctorale Économie, Organisations et Société, il était également co-directeur du SOPHIAPOL (ex-GEODE), Laboratoire de sociologie, philosophie et anthropologie politiques de cette université. Il a fondé le MAUSS (Mouvement Anti-utilitariste dans les sciences sociales) en 1981, et dirige la Revue du MAUSS, publiée aux Éditions La Découverte, depuis sa fondation. Alain Caillé s'impose au cours des années 1980 et 1990 comme l'un des chefs de file d'une critique radicale de l'économie contemporaine et de l'utilitarisme dans les sciences sociales. Son manifeste Critique de la raison utilitaire constitue ainsi un tournant dans les sciences humaines et sociales : il appelle à la mise en place d'une alternative au paradigme utilitariste qui domine selon lui ces sciences depuis plusieurs siècles. La critique faite par Alain Caillé du paradigme utilitariste s'étend à tous les savoirs - de la psychologie freudienne (fondée sur le principe du plaisir), à la micro-économie, en passant par la philosophie, la sociologie, l'anthropologie, etc. Sa démarche critique se veut donc pluridisciplinaire. Elle doit aller au-delà des clivages idéologiques. On ne peut ainsi la confondre avec celle d'un économiste ou d'un sociologue d'obédience marxiste, puisqu'il rejette les présupposés utilitaristes de l'économie politique marxiste. Dans les faits, ses travaux mêlent des analyses sociologiques, historiques, anthropologiques, philosophiques et économiques. Mais loin de nier que l'intérêt soit un motif puissant de l'action, il critique surtout la position qui consiste à en faire une explication ultime de tous les phénomènes sociaux. D'ailleurs, le paradigme du don (inspiré de l’Essai sur le don de Marcel Mauss) qu'il propose avec d'autres, accorde toute sa place à l'échange intéressé. Il a également produit des études anthropologiques et sociologiques sur l'économie vue sous l'angle du don. Il a participé à la redécouverte de Marcel Mauss dont les analyses avaient parfois été délaissées au profit de celles d'Émile Durkheim. Publications: elles sont très nombreuses. Retenons Critique de la raison utilitaire, La Découverte, 1989 et récemment: Du convivialisme, dialogues sur la société conviviale à venir, Alain Caillé, Marc Humbert, Serge Latouche et Patrick Viveret, Editions La Découverte, 2011 Pour un manifeste du convivialisme, Editions Le Bord de l'Eau, 2011 De l'idée même de richesse, Editions La Découverte, 2012 et bien entendu La Revue du MAUSS, fondée en 1981, éditée aux Editions La Découverte depuis 1988, avec une parution semestrielle depuis 1993 28