Peut-on développer la convivialité

Transcription

Peut-on développer la convivialité
Les Soirées-Débat du GREP Midi-Pyrénées
Saison 2012-2013
Peut-on développer
la convivialité
dans une société
sans croissance?
Alain CAILLÉ
professeur émérite de sociologie à l'Université Paris X Nanterre-La Défense
fondateur du MAUSS et directeur de la Revue du MAUSS
(Mouvement Anti Utilitariste en Sciences Sociales)
auteur de «Pour un manifeste du convivialisme» (Ed Le Bord de l'eau 2011)
conférence-débat tenue à Toulouse
le 8 février 2013
GREP Midi-Pyrénées 5, rue des Gestes BP 119 31013 Toulouse cedex 6
www.grep-mp.fr
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Peut-on développer la convivialité
dans une société sans croissance?
Alain CAILLÉ
professeur émérite de sociologie à l'Université Paris X Nanterre-La Défense
fondateur du MAUSS et directeur de la Revue du MAUSS
(Mouvement Anti Utilitariste en Sciences Sociales)
auteur de «Pour un manifeste du convivialisme» (Ed Le Bord de l'eau 2011)
Je voudrais commencer en parlant du titre de cette conférence «Peut-on développer
la convivialité dans une société sans croissance», qui ne me plait qu'à moitié (même
si c'est moi qui l'ai choisi). Il me gêne car il a trois interprétations possibles, à cause
de l'ambigüité du mot convivialité (ou convivialisme, dont je parlerai plus tard).
Les trois sens du mot convivialité
Convivialité est un mot inventé par Brillat-Savarin, célèbre critique gastronomique,
pour désigner l'art de bien manger et bien boire, et d'être heureux en mangeant et en
buvant bien. C'est tout à fait important, et j'espère bien que, même sans croissance, on
pourra continuer de le faire de manière agréable. Mais là n'est pas mon propos, vous
vous en doutez!
Un deuxième sens du mot convivialité, c'est celui que lui a donné le philosophe
(est-ce un philosophe? ou un essayiste, un critique?) Ivan Illich1 (mort il y a juste 10
ans), dans le livre éponyme2 qui résumait tous ses travaux antérieurs et tournait autour
de l'idée centrale (qui est toujours d'une grande actualité) que toutes nos institutions
démocratiques sont devenues contreproductives (alors qu'elles ne l'étaient pas à
l'origine) à cause de leur gigantisme. Passé un certain seuil, une taille critique,
l'hôpital ne soigne plus (et même il crée plus de maladies qu'il n'en soigne), l'école
n'enseigne plus (ou alors, elle enseigne l'ignorance, comme le dit Michéa), la prison
ne protège plus (voir sur ce sujet la dernière livraison de la Revue du MAUSS) mais
elle génère plus de criminalité qu'elle n'en élimine... On peut trouver le propos
discutable, voire excessif, mais c'est une critique profondément pertinente aujourd'hui
encore. La convivialité d'Illich est donc un plaidoyer pour des institutions à taille
humaine.
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Intellectuel, ancien prêtre et théologien, professeur itinérant, par ailleurs linguiste, philosophe, mais aussi historien: on peut
lire par exemple le petit livre de Thierry Paquot Introduction à Ivan Illich (Collection Repères, La Découverte 2012)
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La Convivialité, Seuil, 1973 (titre original: Tools for conviviality)
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Le troisième sens du mot convivialité, ou convivialisme (dont je veux parler ce
soir), et qui renvoie à l'idéologie politique et à la philosophie politique, c'est
(étymologiquement) l'art de vivre ensemble, qui est la question centrale de toutes les
sociétés humaines : comment organiser la vie commune pour que l'on puisse vivre
ensemble, et surtout, selon une phrase de Marcel Mauss - qui est mon grand
inspirateur- (une phrase que je vais commenter longuement) : Comment vivre
ensemble, et surtout « comment s'opposer sans se massacrer». ?
Convivialisme
Avant d'y revenir, je voudrais dire comment j'en suis venu à réfléchir sur ce sujet :
peut-il y avoir une doctrine convivialiste? Ce mot de convivialisme ne me plait (lui
aussi) qu'à moitié, mais je n'en ai pas trouvé de meilleur pour désigner ce que, je
pense, un grand nombre d'entre nous cherchons. Ce mot m'est apparu il y a deux ans,
lors d'un colloque à Tokyo autour d'Ivan Illich, où j'e me trouvais avec (entre autres)
mes amis Serge Latouche (qui est le champion de ce qu'on appelle d'un vilain mot, la
décroissance) et Patrick Viveret (philosophe proche d'Edgar Morin, champion des
nouveaux indicateurs de richesse alternatifs autres que le PIB, et héraut de ce qu'on
appelle développement personnel ou changement personnel, qui voudrait que l'on
change soi-même avant de vouloir changer les autres ou la société). J'avais quelques
appréhensions car si nous sommes amis et proches, nos idées sont quand même
différentes. Serge Latouche, par exemple, est membre du MAUSS depuis sa
fondation, mais on dit plaisamment qu'il est mon antipape et je craignais que chacun
rivalise pour promouvoir ses propres dadas. Mais pas du tout, les discussions furent
très amicales et consensuelles. Il en résulta l'idée qu'il fallait mettre en avant ce que
nous avions en commun plutôt que d'insister sur nos différences. Et c'est ce point que
je voudrais souligner ce soir.
Fondamentalement, l'idée importante est que nous cherchons tous des alternatives
au monde néolibéral qui nous dirige depuis le «consensus de Washington». Il existe
des centaines, des milliers de projets et de propositions d'alternatives pratiques.
Partout dans le monde les gens essaient de se réunir, de survivre, de s'associer pour
résister (et le GREP par exemple est l'une de ces formes de résistance). Il y a les
expériences de démocratie sociale et solidaire, de démocraties alternatives, des
dizaines d'auteurs d'ouvrages de réflexion ou de pamphlets, des courants de pensée
autour de l'altermondialisme, des monnaies locales, des indicateurs de richesse
alternatifs… Mais le problème est que toutes ces activités pratiques ou de pensée
n'arrivent pas à préciser ce qu'elles ont en commun: on peut dire que le monde
nouveau que nous souhaitons se cherche partout, il est en gestation, mais il ne réussit
pas encore à se nommer. La conclusion que nous avons tirée de ce colloque de Tokyo,
avec Marc Humbert, Serge Latouche et Patrick Viveret, était qu'il fallait exprimer ce
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que nous avions en commun, qui allait en direction de cette invention d'un monde
nouveau, et pour cela, comme nous sortions d'un colloque sur Ivan Illich, le meilleur
pavillon était le mot de convivialisme avec un «isme» à la fin pour montrer qu'il s'agit
d'une élaboration doctrinale qui se cherche.
En effet, ma conviction, (que je vais essayer de vous faire partager ce soir), est que
les problèmes auxquels nous sommes confrontés ne renvoient pas tant à des
alternatives économiques, technologiques ou écologiques (pour lesquelles nous avons
nombre de solutions à proposer) qu'à l'élaboration d'une philosophie ou d'une
idéologie politiques alternatives qui permettent de répondre à la question que j'ai
exprimée : comment penser une société dans laquelle les êtres humains puissent
s'opposer sans se massacrer. C'est pourquoi, avec mes trois amis, nous avons rédigé
ce petit livre: «De la convivialité: dialogue sur une société conviviale à venir». Dans
le sillage de ce livre, j'ai reçu commande d'un éditeur pour rédiger un manifeste du
convivialisme (puisque nous convergeons vers cette idée que la doctrine à expliciter et pas à inventer de toutes pièces- pourrait s'appeler le convivialisme). Au moment de
l'écrire, toutefois, j'ai pensé qu'il était paradoxal d'écrire seul un tel traité sur une
philosophie qui se cherche un peu partout dans le monde et qui en appelle au
commun : c'est pourquoi je l'ai appelé «Pour un manifeste du convivialisme», et c'est
pourquoi, après ce titre étrange, dès le début du livre, j'appelle d'autres chercheurs à
me rejoindre pour faire ensemble une rédaction finale de ce manifeste, car je me
refuse à la posture du penseur solitaire qui arrive avec une solution à tous nos
problèmes.
Ces personnes sont Serge Latouche et Patrick Viveret, bien sûr, Jean-Baptiste de
Foucauld ancien Commissaire au plan, Denis Clerc le fondateur d'Alternatives
Economiques, Hervé Kempf qui vient de sortir un livre qui fait un tabac sur la Fin de
l'Occident, Jean Gadrey et Dominique Méda spécialistes des indicateurs de richesses
alternatifs, Jean Louis Laville le champion de l'Economie Sociale et Solidaire,
Christian Laval, François Flahaut, Yann Moulier-Boutang l'équivalent français de
Toni Négri et animateur de la revue Multitudes, Geneviève Azam, Edgar Morin, JeanClaude Guillebaud, Paul Jorion, Thomas Coutrot le président d'ATTAC, Gus Massiah
etc. Et ce qui m'a fait plaisir c'est que tous ces auteurs ont accepté de se réunir (nous
en sommes à notre huitième réunion) pour élaborer quelque chose en commun qui
pourrait se ranger sous le terme de convivialisme (même si ce terme ne nous emballe
pas car il porte des connotations trop «gentillettes» du genre «si tous les gars du
monde voulaient se donner la main…» ou «on va se faire une bouffe ensemble»!). Si
vous avez un meilleur terme, je suis preneur!
Comment s'opposer sans se massacrer
Je vais maintenant, dans un premier temps, commenter la phrase de Marcel Mauss
«Comment s'opposer sans se massacre ? r». Puis dans un deuxième temps j'essaierai
de présenter brièvement le travail fait autour de la Revue du MAUSS depuis une
trentaine d'année, et qui renvoie à la question «Ne sommes-nous que des Homo
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Economicus, ou y a-t-il autre chose qui entre en jeu dans nos manières de penser et
d'agir? ». Et enfin dans un troisième temps je vous présenterai quelques réflexions
plus récentes qui me sont venues à l'esprit après la rédaction du Manifeste, car j'ai
l'impression de mieux percevoir le problème central auquel nous sommes confrontés.
La phrase de Mauss complète, «Comment s'opposer sans se massacrer, et comment
se donner sans se sacrifier», comme souvent chez Mauss, n'est pas flamboyante, et
semble insignifiante, mais elle est pour moi très importante, parce qu'elle met en
lumière une chose qu'on ne reconnait pas souvent spontanément dans la réflexion
philosophique politique : en disant «comment s'opposer», elle admet que l'opposition
entre les êtres humains est parfaitement naturelle, inévitable, et même souhaitable. Ce
n'est pas évident dans toutes les approches; ce qui structure l'Islam, par exemple, c'est
l'idée que toute civilisation devrait reposer sur le consensus généralisé et l'harmonie.
On sait bien que ce n'est pas la réalité, mais on pense que c'est par des accidents de
l'histoire que les choses se sont mal passées, et qu'il doit être possible de les réparer
pour retrouver l'harmonie, le consensus, la transparence des sociétés en définitive.
Mais ce n'est pas la vérité, les sociétés sont nécessairement divisées, nécessairement
conflictuelles. Il y a des conflits nécessaires entre les jeunes et les vieux, entre les
hommes et les femmes, entre ceux qui sont plus riches et ceux qui ont moins de
moyens, entre ceux qui ont le pouvoir et ceux qui en ont moins. Et puis il y a conflit,
pour des raisons profondes sur lesquelles je vais revenir, parce que le désir de tous les
êtres humains est d'accéder à une certaine forme de reconnaissance de leur singularité
d'êtres humains, et la question est de savoir qui va leur reconnaître cette singularité.
Alors, dans cette quête de reconnaissance, chacun est à la fois solidaire des autres et
en conflit avec tous les autres. Il n'y a pas de société humaine vivante s'il n'y a pas de
conflits et de divisions. Mais en même temps il faut bien que ces divisions nécessaires
et fécondes ne dégénèrent pas en massacres. Voila la question centrale, en amont de
toutes les religions et de toutes les philosophies politiques : «est-ce que le bon régime
est la monarchie, la dictature, l'oligarchie, la démocratie, l'anarchie, l'aristocratie, le
socialisme, le communisme», c'est sans doute une question importante, mais d'abord
il faut répondre à la question fondamentale : comment s'opposer sans se massacrer. Et
à cette question les sociétés ont apporté trois grands types de réponses (plus une).
Les réponses des sociétés
La première réponse repose sur la projection de la haine et du conflit: car si on
s'oppose, c'est qu'il y a haine et division. Alors on projette cette haine sur les autres,
ceux qui sont dehors : on en fait des ennemis, et cela se traduit classiquement par la
guerre. Ou bien il y a projection de la haine sur une victime émissaire, selon le
mécanisme décrit par René Girard: on ne cherche pas les coupables à l'extérieur mais
à l'intérieur de la société
La deuxième réponse est l'introjection du conflit à l'intérieur de la société, par
l'institution de hiérarchies entre le désirable et le non désirable, le pur et l'impur, le
noble et l'ignoble…, chacun en fonction de son rang dans la hiérarchie sociale
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cristallisant une certaine partie des désirabilités, des légitimités, des valeurs, et une
certaine partie de l'abjection et du rejet. On a donc intériorisation de la haine, et sa
projection.
La troisième réponse est la dialectisation de la haine : c'est le régime
démocratique dans lequel, selon Aristote, chacun doit apprendre à être tantôt
dirigeant, tantôt dirigé, gouverner ou être gouverné, avec une réversibilité des
positions relatives. Il en va de même avec la théorie du don contre don telle que
l'analyse Marcel Mauss dans les sociétés qui reposent sur le don. On est, dans la
relation de don, tantôt donateur, tantôt récepteur, il faut savoir alterner entre ces deux
positions. Si on était toujours donateur, on serait au sommet de la hiérarchie, il n'y
aurait pas de retour possible, et la société basculerait dans le deuxième régime.
La nouvelle réponse: la croissance
Il y a donc trois solutions (que je viens de vous évoquer) plus une: cette solution
nouvelle est celle que nous connaissons fondamentalement depuis la fin de la
deuxième guerre mondiale, la forte croissance placée au cœur de la société. Cela nous
paraît aujourd'hui naturel, elle va de soi, nous sommes des enfants de cette société
basée sur la croissance, et l'aspiration à la croissance. Et cela a marché dans les
années 50 avec des taux de croissance annuelle de l'ordre de 5%. Puis à chaque
décennie ces taux ont baissé progressivement, passant à 4%, puis 3%, … et
aujourd'hui ils sont quasiment nuls, voire négatifs.
Ce qui est important à comprendre, c'est que la foi dans des lendemains qui allaient
chanter, dans la certitude que demain on serait plus riche qu'aujourd'hui, que nos
enfants vivraient mieux que leurs parents, et qu'une croissance continue et indéfinie
était possible, est ce qui a scellé l'adhésion, après la guerre, aux démocratie modernes
succédant aux horreurs totalitaires du XXe siècle. On est en apparence sorti des
régimes totalitaires parce qu'on a accédé à cette perspective d'un enrichissement
matériel illimité pour tous. Il est paradoxal de voir que cette aspiration partagée à un
enrichissement illimité a fonctionné comme un exact envers du bouc émissaire
girardien. Tant qu'il y a croissance, on n'est pas obligé de désigner un bouc émissaire
sur lequel on projette sa haine, mais on projette son espérance et son optimisme sur ce
qu’on peut appeler la «boucle émissaire» de la croissance, qui fait espérer à chacun un
progrès continu.
Comme je l'ai dit lors du colloque de Tokyo, je ne suis pas favorable aux thèses de
la décroissance de mon ami Latouche, mais c'est un débat qui me parait secondaire,
puisque cette décroissance est là,. Mais elle est là pour le pire car elle n'est pas
voulue. Toutes les assises de notre société reposent sur la nécessité d'une croissance
ininterrompue, de même que tous les mécanismes de redistribution des revenus. Sans
croissance tout s'écroule et on peut craindre une explosion de la société. Or, il faut
bien se rendre à l'évidence, la croissance n'est plus là dans nos sociétés avancées, pas
seulement depuis la crise de 2008, mais, je l'affirme, depuis les années 1970-1980.
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Mais cela a été masqué par le basculement de l'économie dans une économie rentière
spéculative, avec un gonflement de l'endettement (surtout aux USA) et une
augmentation de la valeur apparente des biens produits (particulièrement dans
l'immobilier et à la bourse). Ce qui s'est passé en 2008, c'est l'arrêt brutal de cette
croissance fictive par bulle immobilière et spéculative. En 90-2000, les 4/5 de l'
« enrichissement » des Américains provenaient de l'augmentation du cours des
actions et du prix des maisons: dès que ces prix s'affaissent, il n'y a plus
d'enrichissement, plus de croissance. Depuis plus de 20 ans le Japon est en croissance
quasiment nulle, et tous les pays européens (à l'exception, peut-être, de l'Allemagne)
sont en train de se retrouver en croissance nulle.
Alors que peut-on faire, si on accepte de ne plus affirmer qu'il serait possible de
retrouver de forts taux de croissance dans quelques années, et que tout rentrera dans
l'ordre qui a régi les cinquante dernières années. ? A quoi j'ajoute, bien que je n'aie
aucune compétence écologique, que même dans les pays qui connaissent encore la
croissance (Chine, Inde, Indonésie maintenant…), les taux de croissance sont
insoutenables sur le plan de l'environnement (voir les pollutions dramatiques de l'air
des grandes villes chinoises), et qu’on ne pourra pas continuer longtemps comme ça.
La réponse à la question dramatique de Mauss, (comment s'affronter sans se
massacrer?), qui a toujours été celle de l'espèce humaine, mais dont la gravité est
accrue car nous sommes beaucoup plus nombreux que jadis, et que nous disposons de
moyens beaucoup plus dangereux que dans le passé, devient donc très compliquée. À
cette question, il faut bien reconnaître que les doctrines, les philosophies, les
idéologies politiques dont nous sommes tous plus ou moins les héritiers n'apportent
guère de réponses satisfaisantes.
Ces quatre grandes idéologies qui nous imprègnent de façon variable : le
libéralisme (qui est la matrice fondatrice), le socialisme, le communisme et
l'anarchisme, et qui se réfèrent les unes aux autres par des systèmes de renversements
ou de combinaisons, ces quatre doctrines fortement opposées, ont en commun un
soubassement qui ne nous met pas en mesure d'imaginer des solutions aux problèmes
contemporains, et qui font que l'imagination politique patine. Ce soubassement
commun, c'est l'utilitarisme, ou, si vous préférez, l'économicisme. Ces doctrines
présupposent que le principal (voire le seul) problème de l'humanité est la rareté des
moyens matériels nécessaires pour satisfaire les besoins. Elles présupposent que les
humains sont des êtres de besoin, dont la principale préoccupation est de satisfaire
leurs besoins, surtout matériels. Et que, en conséquence, le premier problème à régler
en priorité est de satisfaire ces besoins, et que pour cela il faut favoriser la croissance,
avec des méthodes qui peuvent différer d'une doctrine à l'autre, peut-être, mais selon
une certitude commune du besoin de la croissance pour satisfaire la prospérité
matérielle.
Or on vient de voir que cette croissance a disparu, et il n'est pas tenable
écologiquement qu'elle revienne à long terme. Il nous faut donc apprendre à raisonner
d'une autre manière. Il ne faut certes pas balayer d'un revers de main toutes les leçons
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que nous ont apportées ces doctrines et les traditions religieuses dont nous sommes
les héritiers, mais cela ne suffit plus, il nous faut apprendre à raisonner dans un
monde fini et limité, dans lequel l'accroissement indéfini des richesses matérielles est
impossible.
Cela pose une première question fondamentale, qui est au cœur du débat : si la
croissance s'arrête, est-ce vraiment dramatique, est-ce très gênant¸ ? A court terme, on
le voit bien, c'est catastrophique, comme le montrent tous ces cortèges de fermetures
d'usines, de chômage en hausse, de misère qui se développe, on ne peut pas le
contester. Mais en réfléchissant selon une autre perspective temporelle, on peut
penser que ce ne serait peut-être pas si grave. Toutes les études menées sur la question
du rapport entre le degré de bonheur et le bien-être d'une part, et la croissance d'autre
part, montrent qu'il n'y a plus de corrélation évidente : c'est le paradoxe de
l'économiste Easterlin. Quand ils font des comparaisons entre les différents pays, les
spécialistes constatent que l'accroissement de richesses procure un surcroit de bienêtre et de bonheur uniquement jusqu'à un certain seuil de revenu (de l'ordre de 15.000
à 20.000 €/tête, qui correspond au revenu annuel moyen des Français dans les années
70) : passé ce seuil, l'accroissement du PIB (ou de la richesse matérielle produite) ne
produit plus de surcroît de bonheur.
L'état économique stationnaire
C'est John Stuart Mill, un des principaux économistes et philosophes anglais du
XIXe siècle, un des plus grands penseurs du libéralisme, et donc de la démocratie
moderne et de l'économie actuelle, qui explique (en 1849) que l'accroissement de la
production est souhaitable jusqu'à un certain niveau, mais que passé un certain degré
de civilisation il faudrait arrêter cette recherche de prospérité matérielle, car elle se
traduit par une société invivable, où chacun essaye d'écraser ses voisins pour devenir
plus riche qu'eux. Cette course à la prospérité matérielle (il ne parle pas de croissance)
est pour Stuart Mill favorable dans les premiers stades de la société industrielle, mais
il faut très vite la transformer en un état plus stable, ce qu'il appelle un état
économique stationnaire dont la recherche est pour lui un idéal de l'existence
humaine.
Je n'aime pas vraiment ce terme d'«état stationnaire» car il prête à confusion
(comme le mot de décroissance chez Latouche). Stationnaire ne veut pas dire que tout
s'arrête. Mieux vaudrait peut-être parler d'état stationnaire dynamique. Il est très
simple d'imaginer une société dans laquelle le PIB reste stable, mais où on voit
beaucoup d'inventions techniques, sociales et culturelles. De multiples changements.
En fait c'est ce qui s'est passé depuis trente ans, avec l'apparition d'Internet et des
techniques apparentées qui ont entièrement bouleversé nos modes de vie, alors que la
croissance réelle (si on élimine les artifices de la spéculation) a été très faible, voire
nulle. Un état économique stationnaire, cela veut dire que la valeur monétaire des
marchandises produites ne change pas, cela ne veut pas dire qu'il n'y a aucun
changement ni de progrès social.
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Plus concrètement, pour illustrer cela, on peut lire un petit livre de mon ami
Latouche (qui est très prolifique après avoir juré qu'il n'écrirait plus rien), «Bon pour
la casse», où il réactualise les idées du célèbre essayiste américain Vance Packard
(auteur de «L'art du Gaspillage» dans les années 60) qui avait montré, à la suite
d'analyses de terrain très précises comme savent les faire les Américains, que les
industries s'arrangeaient pour faire des produits très fragiles et à durée de vie courte
(la durée de vie des ampoules électriques est restée plafonnée à 400 heures pendant un
siècle). Serge Latouche montre que c'est toujours vrai aujourd'hui: les premières
tablettes numériques d'Apple étaient conçues pour durer un an et demi maximum
(mais il y a eu un tel scandale que Apple a du allonger leur durée de vie), et on est sûr
que tous les appareils que nous utilisons dans la vie courante sont conçus pour avoir
une durée de vie limitée. Et pourtant, si on y réfléchit bien, serait-ce si triste de ne
changer d'ordinateur que tous les quatre ans (au lieu de deux ans), de garder nos
réfrigérateurs dix ans plutôt que cinq… On voit bien que, si on imposait, par la loi,
des durées de vie plus longues pour l'ensemble de nos biens de consommation, on
pourrait facilement, sans qu'il y ait croissance économique, augmenter notre niveau de
vie de 20 à 30%. Or toutes les études faites sur le bonheur, dans toutes les sociétés
(quel que soit leur niveau de développement), montrent que les gens déclarent tous
que, s'ils gagnaient 25% de plus, ils se sentiraient vraiment heureux.( Evidemment, si
on reçoit ces 25%, on se sent immédiatement mieux, on augmente sa consommation,
… et six mois plus tard on se dit : «Ah, si seulement j'avais 25% de plus, ce que je
serais heureux!» …)
25% de plus, c'est ce qu'on obtiendrait facilement en augmentant un tout petit peu la
durée de vie de nos biens de consommation sans pour cela nécessiter de forte
croissance économique! Et avec ces 25% de plus on pourrait avoir bien des choses,
comme une justice qui ne mette pas 5 ou 10 ans pour juger des différends, une école
qui enseigne vraiment, et qui n'enseigne pas seulement l'ignorance, des hôpitaux pas
engorgés et qui soignent bien, des prisons pas surpeuplées et qui fassent de la
réinsertion et de la prévention plutôt que de fabriquer des délinquants à la chaine… on
pourrait développer les associations culturelles (comme le GREP), sportives,
artistiques, enrichissant la vie sociale. Cela montre que, même sans croissance, on
pourrait inventer une société plus humaine. Ce n'est pas un problème d'inventivité
technologique ou économique ou écologique, c'est un problème d'inventivité en
philosophie politique. Et la tache qui nous attend, de fabriquer un pavillon commun
pour réunir toutes nos espérances avec toutes les expériences qui voient le jour
partout dans le monde, implique d'aller plus loin que les idéologies libérales,
socialistes, communistes ou anarchistes et de dépasser leurs fondements utilitaristes
ou économicistes, en posant simplement la question: les humains sont-ils autre chose
que des hommes économiques, des hommes de besoin matériel. C'est à cette question
que nous essayons de répondre depuis une trentaine d'années à la revue du Mauss,
dont je vais vous parler maintenant.
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La Revue du MAUSS
La revue du MAUSS est une revue interdisciplinaire en sciences sociales
(sociologie, anthropologie, économie, philosophie politique…). MAUSS veut dire
Mouvement Anti Utilitariste en Sciences Sociales, c'est-à-dire anti-économiciste,
s'opposant au mouvement qui veut tout ramener toute analyse à celle des problèmes
économiques comme étant les seuls sérieux et dignes d'études scientifiques. C'est
aussi un hommage à Marcel Mauss, qui fut le neveu et l'héritier spirituel d’ Emile
Durkheim, le fondateur de la sociologie française dans les années 1900. Mauss est
l'auteur d'un texte fondamental à nos yeux: «Essai sur le don» (1923-1924). Il
rassemble l'ensemble des connaissances ethnologiques de l'époque, (ce qui reste
toujours d'actualité) et nous permet de jeter un autre regard sur les ressorts de l'être
humain autres que les motivations simplistes de l'Homo Economicus. Il est intéressant
d’expliquer pourquoi nous avons fondé cette revue en 1981, car cela permet de
comprendre l'évolution des idées depuis une quarantaine d'années, et l'univers mental
dans lequel nous évoluons.
Il est frappant de voir que les sciences sociales et la philosophie politique ont
complètement changé de nature depuis les années 70 : non pas qu'elles disent des
choses très nouvelles, mais c'est la répartition du travail entre les différentes sciences
sociales qui a été complètement bouleversée de façon intrigante et inquiétante.
Pendant à peu près deux siècles les économistes avaient recouru à la fiction de
l'Homo Economicus, à l'idée que les êtres humains sont des individus isolés,
mutuellement indifférents (je préfère cette formulation à «égoïstes» que je trouve
ambigüe), qui songent uniquement à maximiser leur utilité individuelle, leur intérêt
individuel, leur bonheur individuel. Pendant deux siècles, les économistes ont affirmé
: nous savons que cette représentation de l'être humain est fausse, tout à fait
insuffisante, mais elle nous suffit pour expliquer ce qui se passe sur le marché des
biens et services dans l'économie, pour expliquer comment se déterminent les
conditions d'achat et de vente de biens et services (même si c'est parfois plus
compliqué) : c'était la certitude des économistes jusqu'aux années 1970. Ils laissaient
l’étude des autres aspects de l'homme, la psyché, aux psychologues, aux écrivains,
aux moralistes.
Mais depuis les années 70, les économistes commencent à se dire que leur modèle
explicatif du monde économique pourrait s'appliquer à d'autres domaines des actions
sociales. Cela a commencé par la théorie de la formation du capital humain: est-il
rentable d'investir dans la formation et le savoir, est-il rentable de faire des études,
même payées par l'Etat? Et on passe à d'autres domaines: le mariage est-il rentable? Il
faut prendre en compte la probabilité du divorce et son coût, ce que rapporte le fait
que l'épouse permet au mari de poursuivre sa carrière en prenant les soucis
domestiques en charge… Est-ce que l'amour est rentable? Est-ce que croire en Dieu
est rentable (c'est le pari de Pascal actualisé!): ça ne coûte pas très cher et ça peut
rapporter gros…
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La science économique se présente alors, à partir des années 70 comme une science
sociale et psychologique généralisée, par la généralisation du modèle de l'Homo
Economicus. Et il est étonnant de constater que les autres disciplines de sciences
sociales, dont on aurait pu croire qu'elles allaient résister énergiquement à cet
impérialisme de l'économie, lui ont généralement emboité le pas! Prenez la sociologie
française des années 70-80, avec Raymond Boudon pour le camp «libéral» : il voit la
sociologie comme une généralisation du modèle économique, qu'il complète avec
l'étude des effets pervers des choix rationnels individuels. Prenez Pierre Bourdieu
dans le champ néomarxiste : il appelle sa sociologie une «économie générale de la
pratique », et il reproche à la sociologie qui l'a précédé de ne pas avoir suffisamment
généralisé ce modèle de l'Homo Economicus, ce que lui va faire mais en le sortant de
la sphère du libéralisme. Et du côté de la philosophie politique, le grand livre de la fin
du XXe siècle, qui a suscité des commentaires à foison dans le monde entier, le livre
de John Rawls : Théorie de la Justice (1971) pose la question : comment définir les
institutions justes d'une société juste? Et il pense que c'est en faisant le pari que ce
seraient celles que choisiraient des « hommes économiques ordinaire »s
(mutuellement indifférents les uns aux autres et ne songeant qu'à maximiser leurs
intérêts). C'est à partir de ce point de vue, dit Rawls, qu'il faut donc tenter de définir
les normes de justice d'une société libérale moderne.
On assiste donc à une généralisation à toutes les sciences sociales (et même à la
biologie) et à la pensée politique, du modèle de l'Homo Economicus défini au départ
par les seuls économistes, et c'est à cela que la revue du MAUSS tente de réagir. Car
cette vision de l'Homo Economicus généralisée a précédé la mondialisation, je le
souligne avec force, d'au moins une dizaine d'années. Les esprits avaient donc été
séduits par la vulgate de l'Homo Economicus avant que les marchés ne se généralisent
à l'ensemble de la planète et à l'ensemble du monde social. En effet, pour être
persuadé que la seule norme de gestion rationnelle dans une société c'est le marché
généralisé (et aujourd'hui le marché financier), il faut être persuadé que tous les
humains se comportent suivant le modèle de l'Homo Economicus obéissant aux lois
du marché.
La pensée de Marcel Mauss
Qu'avons-nous à opposer à cette vulgate économiciste qui est au cœur de la pensée
néolibérale? A la fois tout, et pas grand-chose. Tout, parce que toutes les morales,
toutes les religions, toute la littérature, nous affirment que l'homme est bien autre
chose : mais il s'agit là de savoirs diffus, qui ne font pas corps, qui n'entrent pas assez
dans le domaine des sciences sociales et encore moins dans le domaine de la science
économique. Pour y entrer, on peut s'appuyer sur deux grands auteurs : l'historien
économique Karl Polanyi, auteur de La grande transformation (écrit en 1944, et
traduit en français 40 ans plus tard!), et Marcel Mauss dont je vais vous résumer
maintenant les grandes idées a présentées en 1923-1924 dans son Essai sur le don, où
il synthétise toutes les connaissances ethnographiques de son temps. Ses élèves
12
disaient de lui: « Mauss sait tout ». Il parle une vingtaine de langue, il connait
finement les sociétés le plus variées… Il réunit ici toutes ses découvertes empiriques
(que l'on peut donc discuter empiriquement) qui montrent que les sociétés premières
ou archaïques ne reposent pas sur le marché, ni sur l'échange marchand ni sur le troc,
ne reposent donc pas sur le donnant-donnant, ni sur le contrat (ce qui est important car
toutes les fictions de la philosophie politique moderne portent sur l'existence d'un
contrat social originel), mais reposent sur ce que Mauss appelle la triple obligation de
donner, recevoir et rendre. Voila la découverte de Mauss, et il faut faire attention,
quand on dit qu’elle celle du don, de ne pas faire de contresens, en ne retenant que
l'aspect gentillet du don tel que nous considérons le don aujourd'hui, inconditionnel et
désintéressé, assimilé à la charité.
Le don que découvre et dont parle Mauss est un opérateur politique par excellence.
Cela n'a rien à voir avec la charité (qui viendra plus tard avec la religion), le don
premier est au contraire une forme de guerre : Mauss parle de don agonistique (agon,
la rivalité en grec), la rivalité par le don. Dans le don archaïque, agonistique, le but (je
cite Marcel Mauss) est d'aplatir son rival, le mettre à l'ombre de son nom. C'est une
guerre de générosité, il faut apporter la preuve qu'on est plus généreux, et donc d'une
certaine manière plus puissant que son partenaire de don. C'est une sorte de jeu de
qui-perd-gagne, c'est celui qui donne le plus (et donc qui perd le plus) qui sort
vainqueur de ce jeu. Le don à l'origine est donc une forme de guerre, très particulière,
qui a la vertu singulière de permettre en fait de mettre fin à la guerre réelle, d'éviter la
guerre réelle, de transformer les ennemis, les rivaux, les combattants en alliés. Pour le
dire différemment le don, opérateur politique par excellence, est l'opérateur de
l'alliance. Et je vais détailler un peu cette notion, pour mettre en lumière la structure
de ces sociétés premières.
Le don est l'opérateur d'une triple alliance.
Il y a d'abord l'alliance horizontale entre les jeunes hommes, les guerriers, qui au
lieu de se battre, déposent les lances et échangent des mots et des présents plutôt que
des blessures et des morts. C'est une alliance précaire et qui peut basculer facilement
en conflit.
Il faut donc la renforcer par le deuxième type d'alliance, qu'on pourrait appeler
alliance diagonale, qui se scelle par le don des femmes, des filles ou des sœurs. Et,
les femmes procréant, ce deuxième type d'alliance s'étend entre les générations, entre
les ancêtres et les descendants.
Et le troisième registre de l'alliance, celui qui inscrit les sociétés premières dans le
registre symbolique, l'alliance qu'on pourrait dire verticale avec les entités
invisibles.
La première alliance, horizontale, procure la paix, la deuxième alliance diagonale
produit la fécondité et l'avenir, et la troisième alliance verticale avec les entités
invisibles permet d'espérer obtenir des choses propices, de la chance, de l'efficacité.
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Voici la structure centrale des sociétés archaïques scellée par la triple opération du
donner-recevoir-rendre, et la triple alliance horizontale, diagonale et verticale.
Les quatre motivations fondamentales de l'être humain.
Quelle conclusion peut-on en tirer? «L'homme n'a pas toujours été un animal
économique. Il n'y a que peu de temps qu'il l'est devenu, et qu'il s'est doublé d'une
machine à calculer» selon les propos de Mauss en 1923-24. Mais alors, qu'était-il
auparavant? Le problème du modèle économique généralisé dont je vous ai parlé,
c'est qu'il ne voit comme seul mobile à nos actions individuelles que l'intérêt
personnel, et plus précisément l'intérêt matériel. Il ne s'agit pas de nier l'existence de
cette motivation, mais il n'y a pas que cela : le problème de la vision économiciste,
c'est son monisme, son réductionnisme qui ramène tout aux motivations
économiques.
Si on détaille la découverte de Mauss, on s'aperçoit que, derrière nos actions, on
découvre quatre mobiles fondamentaux, (c'est précis), toujours entrecroisés, dont le
premier est assurément l'intérêt pour soi. Mais il y a aussi, de façon symétrique, un
mobile qui est tout aussi originel, l'intérêt pour autrui, que j’appelle aussi aimance, ou
qui relève de ce qu’on appelle souvent en ce moment l’empathie, et qu'on voit
apparaître dès la naissance, à travers la réceptivité du nourrisson aux réactions des
autres, puis avec la relation amoureuse. Là, l'intérêt pour soi et l'intérêt pour autrui
sont bien difficiles à démêler.
Il y a une autre paire de mobiles opposés : dans toutes nos actions il entre une part
d'obligation (en l'occurrence les obligations sociales, qui nous obligent par exemple à
être généreux en fêtant les anniversaires et en offrant alors des cadeaux…). Mais à ces
obligations s'oppose une part de liberté (nous sommes libres de choisir quels cadeaux
offrir, de quelle valeur, de quelle manière, et à qui nous allons véritablement donner).
On peut parler ici de liberté- créativité.
Et ces quatre mobiles doivent exister ensemble à tous moment, c'est la découverte
philosophique fondamentale de Mauss: le don archaïque est un « hybride » qui mêle
de façon obligatoire ces quatre dimensions. Si on n'avait que de l'intérêt pour soi, on
aurait le néolibéralisme le plus débridé, le marché ne pourrait même pas exister car
chacun ne songerait qu'à tromper tout le monde, aucune institution ne pourrait exister,
même pas le marché généralisé. Si on n'avait que de l'intérêt pour autrui, on
basculerait dans le sacrifice (c'est ce qui est arrivé avec l'aventure communiste), et du
sacrifice on bascule dans le massacre généralisé! S'il n'y avait que de l'obligation, il
n'y aurait que du rituel, du formalisme, de la stérilité, nous serions mécanisés. Et s'il
n'y avait que de la liberté, on aurait ce que Gide appelle des actes gratuits, mais
dénués de sens. La bonne formule sociale, politique et individuelle, c'est donc
d'associer intimement ces quatre motivations.
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Le besoin de reconnaissance.
Autre leçon fondamentale à retenir de l'Essai sur le Don, c'est que les êtres humains
ne sont pas fondamentalement en recherche de satisfactions de leurs besoins
matériels, ce qu'ils recherchent (on rejoint là des thèmes qui furent développés avant
Marx par Hegel et qui sont repris aujourd'hui par de nombreux philosophes dont Axel
Honneth) c'est la reconnaissance individuelle, c'est d'être reconnus. Avoir de la
richesse ou des biens, cela peut faciliter cette reconnaissance, mais ce besoin de
reconnaissance est premier. On peut ajouter, pour faire le lien avec Mauss, que l'on
veut voir sa valeur individuelle reconnue par les autres, mais plus précisément nous
voulons que soit reconnue notre valeur de donateur, le fait que notre vie et nousmêmes ont donné quelque chose aux autres, que notre vie n'a pas été stérile. On veut
voir reconnu que nous participons d'une certaine forme de gratuité, de grâce : c'est
une autre dimension du don. Cette découverte fondamentale de Mauss et de notre
tradition philosophique, que nous ne sommes pas des êtres économiques mais des
êtres de désir, et que notre désir est d'être reconnus, et d'être reconnus comme des
donateurs ou comme participants du don, est à la fois une bonne et une mauvaise
nouvelle. C'est une bonne nouvelle si elle développe l'imagination politique, en lui
ouvrant un champ au-delà du marché. C'est une mauvaise nouvelle, parce que si nous
désirons tous être reconnus cela va engendrer des conflits, des luttes pour la
reconnaissance qui seront très violentes s'il n'y a pas de régulateurs. Mais quels
régulateurs? On risque de basculer dans la démesure, dans l'hubris. On pourrait donc
compléter la question de Mauss ainsi : comment s'opposer sans se massacrer, et sans
basculer dans l'hubris ?
Réflexions finales en guise de conclusion.
Ces réflexions me sont venues à l'esprit à l'occasion d'un colloque sur André Gorz,
qui fut l'ami et le disciple d'Ivan Illich, et l'un des penseurs alternatifs français les plus
importants de ces quarante dernières années dont on tentait de mesurer ce qu'on
pouvait retenir de sa pensée.
Ces réflexions vont pourtant au-delà de cette pensée, et je voudrais les formuler de
façon assez radicale: une des raisons pour lesquelles nous avons du mal à renouer
avec l'inventivité politique, à inventer de nouvelles formes d'idéologies politiques
mobilisatrices, c'est la difficulté qu'il y a à se situer par rapport au marxisme, qui reste
la seule pensée radicale de l'émancipation. Nous sommes tous, consciemment ou non,
des héritiers de cette pensée, mais nous ne savons pas la dépasser. Pour le dire de
façon un peu provocatrice, pour sortir du modèle capitaliste dominant, il faut d'abord
sortir du marxisme, et donc savoir ce que l'on peut conserver et ce qu'il ne faut pas
garder de la tradition marxiste.
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Le post-marxisme.
Si l'on faisait le tour de toutes les grandes pensées alternatives qui continuent à être
importantes et influentes au niveau mondial, on pourrait en dénombrer cinq grands
types qui entretiennent tous des liens manifestes avec l'univers de la pensée marxiste.
Premier bloc de penseurs, évidemment, ceux qui se réclament encore de Marx,
comme Alain Badiou, Jacques Rancière, Toni Negri…
Deuxième bloc, la tradition allemande regroupée autour de l'école de Francfort,
Adorno, Horkheimer, Habermas, et aujourd'hui Honneth, une tradition postmarxiste
Un troisième groupe regroupe les penseurs issus de l'école structuraliste à la
française, et connus notamment comme la «french theory» qui a été très populaire sur
les campus américains dans les années 80: Althusser, Lacan, Derrida, Foucault… des
penseurs qui entretiennent des liens (même ténus) avec le marxisme.
Le quatrième bloc, le plus actif à l'échelle mondiale aujourd'hui, l'héritier de la
french theory, qui pratique les études de genre (gender studies), les études
postcoloniales, les études des subalternes… : ce sont des écoles de pensée
déconstructionnistes.
Et dans le dernier groupe on trouve des penseurs alternatifs déconstructeursreconstructeurs, comme Ivan Illich, André Gorz et d'autres, qui essaient de penser de
nouveaux contours d'une société à bâtir possible en s'éloignant peu ou prou du
marxisme tçout en procédant.
Mais ces cinq blocs s'ignorent superbement et n'arrivent pas à stabiliser leur intercritique, et il nous faut aujourd'hui d'urgence avancer plus loin dans cette sortie du
marxisme. Je propose pour cela une réflexion en quatorze thèmes (que je ne ferai
qu'effleurer ici, mais qui feront l'objet d’un prochain ouvrage).
Quatorze idées pour dépasser le marxisme
Première idée: Marx est un penseur plein de contradictions. Il est à la fois le
plus économiciste et le plus anti-économiciste de tous les penseurs, le plus scientiste
et le plus anti-scientiste. La pensée marxiste est à la fois très autoritaire et très
antiautoritaire, très humaniste et très anti humaniste, très pessimiste et très optimiste.
C'est probablement cette tension exacerbée entre ces extrêmes qui explique le succès
historique de Marx, puisqu'on peut l'aborder par des côtés très différents. Mais on a
besoin d'une stabilité des oppositions, ce que ces antagonismes ne permettent pas.
Deuxième idée: en dernière analyse, le courant dominant du marxisme reste son
économicisme, la certitude que ce sont les intérêts matériels qui déterminent l'histoire
et qui conduisent le monde. On ne peut pas bâtir une société alternative sur ce
postulat-là. Il faut donc dépasser cet économicisme de Marx
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Troisième idée: cela implique de bâtir une anthropologie alternative, une autre
vision du sujet humain que celle du travailleur, du sujet de besoin. J'ai essayé d'en
présenter les contours en puisant dans la pensée de Mauss l'implication des êtres
humains dans la triple obligation de donner-recevoir-rendre en vue d'obtenir la
reconnaissance
Quatrième idée: que faire du capitalisme? Qu'est-ce en fait que le capitalisme?
Les définitions sont nombreuses et je me contenterai de donner la mienne, après avoir
rappelé que l'idée centrale qui a cours à gauche de la gauche, notamment dans les
milieux altermondialistes, est qu'il faut se débarrasser du capitalisme mais en gardant
le marché. Or ça ne me paraît pas possible, parce que, pour moi, le capitalisme c'est la
démesure du marché, c'est l'illimitation du marché, c'est la perversion du marché!
Sortir du capitalisme, c'est donc un bon objectif s'il s'agit de sortir de cette hubris.
Cinquième idée: il faut comprendre que cette démesure du marché et de la soif de
richesses qui se répand dans tout le monde n'est qu'une face d'un phénomène qui
affecte l'ensemble de nos sociétés, une hubris généralisée, une démesure générale.
Notre problème n'est donc pas seulement de lutter contre la démesure du marché,
mais de lutter contre l'illimitation en général, la démesure en général, et c'est
beaucoup plus compliqué.
Sixième idée: sur la question du désirable, là encore on touche à la limite du
marxisme. Le marxisme, comme néolibéralisme d'ailleurs, ont réalisé un télescopage
(peu perçu, c'est un tour de force), entre l'idée de la nécessité et l'idée du désirable.
Pourquoi fallait-il, lorsqu'on était militant révolutionnaire au milieu du XXe siècle,
s'engager pour faire la révolution? La réponse qui était donnée, et qui semblait aller
de soi, était que cela allait dans le sens de l'histoire, que l'histoire devait
nécessairement aller vers le communisme, et qu'il fallait donc le désirer. Il y a en
permanence au sein du marxisme (et également au sein du libéralisme) cette idée qu'il
nous faut apprendre à désirer ce qui est inévitable, ce qui doit nécessairement advenir.
Ce qui doit nécessairement advenir, c'était hier le communisme, et c'est aujourd'hui le
marché généralisé. Ce doit être désirable puisque cela ne peut manquer d'advenir!
Lutter contre la démesure, contre l'hubris, c'est au contraire bien isoler la question de
ce que nous souhaitons vraiment, ce que doit être la société proprement humaine, sans
nous laisser intimider par les prophéties sur ce qui est absolument inévitable, et donc
nécessaire et indispensable.
Septième idée: il faut aller au delà de l'imaginaire de la révolution permanente
(que l'on trouve dans le marxisme et dans le néolibéralisme) qui tend à faire accroire
que tout ce qui détruit ce qui existe, les croyances établies, les institutions établies, est
souhaitable, qu'il faut balayer tout ce qui est déjà là et qui doit être déconstruit, selon
le vocabulaire révolutionnaire moderne, parce que ce qui viendra après sera
nécessairement mieux que ce qui existait ou existe encore.
Pour moi la véritable conception progressiste à faire prévaloir aujourd'hui (il ne faut
pas rompre avec l'imaginaire du progrès) ne doit plus être de faire litière du passé
mais d'avoir le souci de tout ce qui doit être impérativement conservé ou préservé : la
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nature bien sûr, mais aussi tout un ensemble de valeurs dont nous sommes les
héritiers et qui font que les sociétés existent et permettent de s'opposer sans se
massacrer. Il faut donc préserver tout autant que modifier ou innover.
Huitième idée: il faut donc aller au-delà du socialisme et du communisme, en
dépassant leurs soubassements économicistes
Neuvième idée : la tache est rendue d'autant plus complexe que, je le pense, nous
sommes sortis depuis longtemps du cadre d'une société démocratique. Les fléaux
du XXe siècle ont été les totalitarismes, idéologies pour lesquelles l'individu n'est rien
et peut être sacrifié au grand tout, (grand tout qui peut être l'Etat, ou le parti, ou
l'Eglise … ), le seul qui compte. Eh bien je pense que depuis une trentaine d'années
nous vivons dans une forme de totalitarisme inversé, qu'on pourrait appeler
parcellitarisme, un régime social symbolique politique qui tend à tout réduire en
parcelles : les savoirs, les institutions, les collectifs…, et qui fait apparaître tout ce qui
relève du commun comme aussi obscène qu'apparaissait obscène dans le cadre du
totalitarisme tout ce qui relevait de l'individu. Et cela est un obstacle, (extrêmement
difficile à combattre car il est invisible et insidieux, que cela nous paraît naturel) qui
nous empêche de refaire du commun, et de réunir nos désirs et nos actions pour bâtir
quelque chose qui fasse le poids face à ce monde à la fois néolibéral et parcellitaire.
Dixième idée : dans ce monde parcellitaire, totalitaire inversé dans lequel les
sociétés contemporaines ont basculé, les idéologies individualistes jouissent d'un
statut très complexe et ambigu. Nous sommes tous favorables à l'accomplissement
des possibilités individuelles mais en même temps nous voyons bien que
l'individualisme qui triomphe aujourd'hui est presque exclusivement celui de l'Homo
Economicus, c'est l'assomption du sujet marchand, celui qui a les moyens de satisfaire
ses besoins sur le marché généralisé.
Onzième idée: cela pose la question de la morale que nous pouvons, que nous
devrions édifier. Et c'est la question la plus difficile à aborder : l'idée même qu'il
faudrait réinventer de nouvelles normes morales est pratiquement impossible à
présenter et à défendre aujourd'hui, je m'en suis aperçu en en parlant devant divers
publics, y compris des publics très bien intentionnés. En 1968, on disait «il est interdit
d'interdire». Eh bien aujourd'hui il est interdit d'énoncer quelque norme morale que ce
soit. Enoncer une norme morale, dans une société où l'on veut s'opposer sans se
massacrer, cela veut dire affirmer que les sujets sociaux n'ont pas seulement des droits
mais aussi des devoirs. Or l'idée même que les individus contemporains puissent avoir
des devoirs est inacceptable, indéfendable, imprésentable. Et il nous faut pourtant
l'affronter si nous voulons savoir ce que nous devons préserver à la fois de la nature et
des valeurs morales éditées.
Douzième idée: la question du sujet collectif, du sujet de l'histoire, est une
question que Marx avait cru régler facilement en s'inventant un sujet de l'histoire, le
prolétariat, qui allait porter tous les idéaux révolutionnaires,( qui est ensuite devenu la
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classe ouvrière, le parti communiste...) Quel serait aujourd'hui le sujet social, porteur
de nouveaux projets et de nouvelles valeurs dans une société sans croissance? Il n'est
pas facile à identifier, il est extrêmement diffus.
Treizième idée : voila qui pose la question de l'organisation et du niveau
d'organisation comment ceux qui veulent s'opposer au monde néolibéral pourraient-ils
s'organiser. La révolution, il y a un siècle, c'était facile (conceptuellement, s'entend) :
ça se passait dans un pays déterminé, avec un Etat déterminé, contre une armée
déterminée…, c'était bien localisé, on pouvait faire la révolution dans un seul pays.
Mais comment faire la révolution contre des maffias insaisissables, des banques
insaisissables, des capitaux très volatils et donc insaisissables : c'est une autre paire de
manches de savoir comment on pourrait s'y prendre.
Quatorzième idée: concrètement, à quoi tout cela nous mène-t-il? J'ai présenté
ce soir des considérations plutôt anthropologiques et philosophiques, or ce dont nous
avons besoin éventuellement à terme, c'est de mots d'ordre politique, et qui soient
universalisables, pas seulement valables en France et à un moment donné, mais qui
puissent être généralisés. Mais il me semble, sans qu'il soit nécessaire de faire un
catalogue de mesures, qu'il y a deux principes de solutions politiques qui pourraient
être universalisables (et même devraient l'être).
Premier mot d'ordre universalisable (et je suis bien conscient que la question de
savoir comment le traduire concrètement est d'une difficulté considérable! Encore
faut-il l'énoncer!), est qu'il faut lutter contre la corruption. Cette corruption qui
introduit la gangrène sociale partout (en lien avec les organisations criminelles qui se
sont, elles aussi, mondialisées). Toutes les révolutions arabes, par exemple, se sont
faites d'abord contre la corruption. Et on l'a encore vu récemment en Argentine. Et le
nouveau Premier secrétaire du Parti communiste chinois a largement parlé, dans son
discours d'investiture, du combat à mener contre ce mal endémique en Chine. Et au
Mali, ce qui a favorisé l'irruption des islamistes et ce qui empêche la reconstruction de
l'Etat malien, c'est l'état de corruption de l'armée et de la classe politique malienne.
C'est donc là une très vaste tache, mais elle est prioritaire, et on peut entrer dans cette
lutte à partir de motivations éthiques ou religieuses très diverses.
Deuxième mot d'ordre politique, moins facile à défendre, il faut lutter contre la
démesure, l'illimitation, l'hubris, dont la conséquence concrète est l'extraordinaire
explosion des inégalités économiques à travers le monde et à l'intérieur des pays.
Dans les années 70 aux USA, l'écart habituel de rémunération entre un patron et ses
salariés de base était de 40 à 1. Il est aujourd'hui de 1000 à 1 : les taux d'inégalité ont
été multipliés par 25 en quarante ans! C'est vertigineux. Il est impensable de
concevoir la construction d'un monde humain commun, durable, dans lequel on puisse
s'opposer sans se massacrer, si on garde de telles inégalités. Personnellement je ne
suis pas du tout un égalitariste, mais il faut retrouver la raison! Et très concrètement¨,
si on veut traduire ce constat que tout le monde peut faire et qui est accablant en mots
d'ordre politiques universalisables, il me semble que cela peut se faire selon deux
formules :
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-il y a des seuils de pauvreté insupportables en dessous desquels on ne peut pas
tolérer que des gens tombent, basculant alors de la pauvreté à la misère. Ceci implique
l'instauration inconditionnelle, dans tous les pays, pour chaque citoyen, du principe
d'un niveau de revenu minimal (qui est différent d'un revenu inconditionnel) qui peut
prendre différentes formes.
- et symétriquement si on veut reconstruire des sociétés à visage humain, et lutter
contre la démesure, il faut instaurer un seuil de revenu maximum (qui peut être très
élevé) et dire qu'au-delà, on n'appartient plus à la même société (on en a eu des
exemples récents). Il faut rebâtir une société dans laquelle riches et pauvres peuvent
encore vivre ensemble, et pour cela il faut qu'il n'y ait ni extrême pauvreté ni extrême
richesse.
Débat
Une participante - Merci d'avoir le courage de dire qu'il faudrait limiter les hauts
revenus!
Je voudrais vous demander de préciser ce que vous appelez «obscène» (dans votre
neuvième point je crois), et quelle différence vous faites entre l'attribution
inconditionnelle d'un revenu minimum, et l'attribution d'un revenu minimum
inconditionnel?
Alain Caillé - Sur le premier point, c'est une longue histoire qui nous renvoie à
toute la théorie du totalitarisme et à son envers. Ma conviction, c'est qu'au bout du
compte nous ne comprenons encore rien à ce qui s'est passé au XXe siècle, pourquoi
des sociétés ont basculé, qui dans le fascisme, qui dans le nazisme, qui dans le
stalinisme, et sont sorties de l'orbite de la démocratie. Pour de nombreux essayistes,
tels François Furet, qui a écrit «Le passé d'une illusion», les gens se sont alors
trompés, mais c'est du passé, passons à autre chose, au développement sain d'une
bonne démocratie. De même que l'historien-sociologue Jean Baechler, qui a écrit «La
grande parenthèse» où il explique que les totalitarismes n'auraient pas dû survenir,
que c'était une erreur de l'histoire, conséquence de la guerre 14-18 qui avait ellemême été une bêtise qui n'aurait jamais du se produire. Mais c'est fini, laissons la
parenthèse se refermer et passons à autre chose! Mais je ne crois pas du tout à ces
thèses, je crois que les pulsions qui ont conduit à ces aberrations sont toujours
potentiellement actives (elles sont vraiment actives dans le cas de l'islamisme radical,
qui est une variante des totalitarismes d'hier). Au fond, ce qui s'est passé, c'est que le
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seul moyen qu'on ait trouvé pour les combattre ou les contourner, pour les contenir
pour ne pas qu'elles ressurgissent, cela a été de basculer dans l'excès inverse : c'est ce
qui s'est passé à partir des années 70, où l'on a commencé de liquider toutes les
régulations sociales et keynésiennes. Pour tenir les masses ensemble sans qu'elles
rebasculent dans le totalitarisme tout en gardant une certaine forme de viabilité, la
réponse la plus efficiente a été ce gigantesque travail de parcellisation généralisée.
Alors pour en montrer le côté «obscène»: par exemple dans le domaine du savoir,
comme sociologue je constate que parler de théorie générale de sociologie est
impossible, en parler c'est comme dire des gros mots, c'est obscène, il n'y a plus que
des terrains partiels, propriétés des experts d'un micro-domaine (qu'on voit parader à
la télévision!). Dans le totalitarisme, il y avait de prétendus grands savoirs en
surplomb («le génial mécanicien de l'histoire», comme disait Staline, qui savait tout).
Aujourd'hui au contraire on n'a que des experts d'un tout petit domaine, et même les
politiciens se présentent de cette façon. Ce qui est obscène aujourd'hui,
fondamentalement, ce sont les grands partis, les grandes associations : c'est totalement
ringard. La véritable valeur, ce n'est même pas l'avènement individuel de soi, mais
celui de parcelles de soi, qui peuvent mises en scène sur Internet, ou d'autres médias,
dans des rôles variables qui ne sont même pas sensés être cohérents entre eux. Les
individus eux-mêmes sont donc parcellisés entre une multitude de rôles, il ne faut pas
qu'ils aient de consistance par eux-mêmes.
Sur la deuxième question, technique, certains penseurs (comme Philippe Van
Parijs) prônent l'attribution à tout le monde, inconditionnellement, d'une même
somme (une allocation universelle), quelle que soit la situation de chacun, riche ou
pauvre, jeune ou vieux, homme ou femme, … Je ne partage pas ce point de vue mais
je pense qu'il faut poser en principe inconditionnel qu'il ne faut laisser personne
sombrer dans la misère, en faisant en sorte qu'il puisse disposer d'un revenu minimum
(si c'est déjà le cas, pas la peine d'en rajouter!).
Une participante - Comme vous l'avez dit, nous vivons dans le monde de la
compétition généralisée, et de l'ambition personnelle illimitée. Mais en réalité, c'est
dès le plus jeune âge, et à travers les méthodes d'enseignement, que l'on inculque cette
forme de comportement, avec les notes, les classements, les concours… Pourtant, il
existe des méthodes d'enseignement par la non-violence. Alors pourquoi ne pas les
promouvoir et leur faire une plus grande place (de même qu'il faudrait faire plus de
place aux femmes dans ce monde machiste).
Alain Caillé - Ca renvoie à ce que disait Marx: qui éduquera les éducateurs? On
mise sur l'éducation, mais il faudrait définir à quoi, à quel type de société nous
voulons éduquer. Aussi longtemps que n'aurons pas une idée claire de ce que devrait
être une société post-croissance, nous continuerons à être tirés à hue et à dia, et
incapables de mener réellement une réflexion pédagogique.
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Un participant - Je pense que la société stationnaire que vous appelez de vos vœux
ne peut conduire qu'à un paroxysme des inégalités, car, dans notre société qui s'appuie
sur le paradigme de l'Homo Economicus, le partage d'un gâteau qui n'augmente pas
va conduire à ce que certains s'arrogent de plus grosses parts, et au détriment des plus
faibles, ce qui va aggraver les inégalités. Et c'est bien ce qu'on constate depuis ces
dernières années où la croissance est faible, voire nulle : une explosion des inégalités.
Et le fait d'augmenter la longévité des produits manufacturés ne va-t-il pas conduire
à aggraver la destruction du potentiel industriel, et donc détruire encore plus
d'emplois, du moins à court terme? Il me semble qu'il y a là des contradictions
insolubles. Qu'en pensez-vous?
Alain Caillé - Ce constat est hélas très vrai, et le groupe de réflexion auquel j'ai fait
allusion au début s'y est heurté ! Et je me demande si nous serons capables d'écrire un
manifeste commun, avec toutes nos divergences : je n'en suis pas sûr du tout. On
pourrait mentir face à la gravité de la situation, en disant «Haut les cœurs, allons-y»
mais ce ne serait pas très intéressant. Pourtant il faudrait pouvoir répondre aux
questions que vous vous posez. Je pense comme vous qu'à court terme, la
désindustrialisation de la France est une catastrophe, dont nos politiques de tous bords
sont responsables, mais aussi les économistes qui, depuis 20 ans, répètent que
l'industrie n'est pas importante, sauf pour les pays sous-développés. L'Allemagne n'est
pourtant pas sous-développée, mais en préservant son tissu industriel elle est la seule
à tirer son épingle du jeu en Europe. Il y a donc une tension intolérable entre les
nécessités à court terme de sauver ce qui peut l'être (et même de redynamiser notre
activité face à une concurrence mondiale effrénée), d'éviter le déclin de l'occident, et
de l'Europe en particulier, y compris sur le plan des idées, et d'autre part la nécessité
de commencer à mettre en place malgré tout une société plus juste, plus humaine, plus
équitable.
Mais je ne partage pas votre avis sur le fait que la stagnation économique devrait
nécessairement engendrer une société plus inégalitaire. L'humanité a vécu dans la
stagnation pendant la plus grande part de son histoire, et la croissance économique
structurelle à grande vitesse n'existe que depuis un demi-siècle. Dans Le Monde d'il y
a quelques jours, on rappelait que le grand économiste anglais des années 50, John
Hicks3, disait que le discours sur la croissance obligatoire, avec un taux de croissance
régulière si possible d'au moins 2 à 3%, est une invention récente des économistes. Et
des chercheurs américains ont montré que cette société de la croissance est apparue de
façon exceptionnelle, en lien avec l'apparition de certains types de biens matériels et
d'innovations technologiques (comme les voitures et les équipements
électroménagers) qui ne se reproduira plus.
Votre point était un peu différent : vous pensez qu'avec la stagnation économique il
y aurait une rareté matérielle, mais je ne le crois pas, je pense qu'on peut devenir plus
riches globalement malgré la stagnation économique.
3
il fut lauréat du Prix de la Banque royale de Suède en sciences économiques en mémoire d'Alfred Nobel
(abusivement appelé souvent Prix Nobel d'économie) en 1972
22
Une participante - En Argentine, au plus fort de la crise qui a secoué ce pays au
début des années 2000, on a vu les gens, les pauvres gens, revenir à des systèmes de
troc, qui leur permettaient de survivre en dehors du système économique. N'ont-ils
pas ainsi, avec une sorte de sagesse innée, redécouvert le principe du don de Marcel
Mauss? Et je trouve passionnants tous ces documentaires ethnologiques qu'on peut
découvrir (ou redécouvrir) en ce moment au cinéma et à la télévision (et ce n'est peutêtre pas un hasard qu'ils aient tant de succès aujourd'hui), et qui nous montrent la
solidité et la cohérence de ces sociétés premières où les valeurs communautaires sont
très fortes. J'ai revu récemment le film «La forêt d'émeraude», et j'ai eu le sentiment
que ces gens connaissaient tout ce qu'il y a à savoir sur le fonctionnement des sociétés
(que nous redécouvrons à grand peine), qu'ils avaient su créer des paradis
rousseauistes. Pensez-vous que ces sociétés pourraient nous fournir des modèles de
référence dans le cas de la survenue d'une crise convulsive qui viendrait mettre à mal
notre société.
Alain Caillé - Question redoutable! De toute évidence, en crise monétaire on est
obligé de revenir à des formes de coopération qui permettent de se tirer d'affaire. Et
cela prouve que, même sur le plan économique, la coopération est utile. Je prends un
exemple très simple qui va nous mettre tout de suite au cœur du débat : les
statisticiens de l'INSEE considèrent que, lors d'un divorce, chaque membre du couple
perd 40% de son niveau de vie. Cela prouve que la forme plus communautaire du
couple est plus intéressante économiquement. Et on peut élargir cela aux relations de
voisinage, de vie villageoise… Lorsqu'il y a pénurie, on se remet à croire aux mérites
de la coopération, on redécouvre nécessairement la pratique du «don contre don».
Mais alors, la question est : pourquoi sommes-nous sortis d'un tel système, et peut-on
revenir à ce qu'on a perdu? En partie oui, il y a des choses qui marchent déjà un peu :
on m'a, par exemple, demandé récemment d'analyser le phénomène de développement
du site d'échange «Le bon coin», qui supplante complètement eBay, sur des valeurs de
voisinage, d'interconnaissance et de ton.
Ca renvoie à cette question fondamentale: qu'est-ce qui fait tenir des communautés
humaines ensemble? Et ce qui peut rendre très difficile le retour à ces sociétés
coopératives traditionnelles, c'est que nous ne sommes plus dans des sociétés
agricoles (sur lequel ces sociétés premières étaient assises), et qu'il y eu
l'émancipation des femmes. Or ce qui faisait tenir ces sociétés ou groupes familiaux
ou villageois, c'était la place qui y était réservée aux femmes. Et cela renvoie donc à
la recherche des valeurs partageables sur lesquelles refonder des sociétés
contemporaines plus coopératives.
Un participant - Vous n'avez guère parlé ce soir des problèmes d'éducation (que
vous abordez dans votre livre). Pourtant, nos sociétés occidentales sont des sociétés
autoréférencées, qui proclament que leurs valeurs sont universelles, c'est-à-dire que
les autres devraient les adopter. Et on n'enseigne pas chez nous le respect des
différences. Notre conception de la démocratie, c'est hélas que c'est un système où la
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minorité doit se soumettre à la majorité. C'est Paul Ricœur qui affirme que, dans les
débats éthiques les plus élaborés, où les gens s'affrontent de façon rationnelle avec la
meilleure bonne foi, il reste toujours une certaine quantité d'irréductibilité, de
désaccord, qu'il faut savoir respecter. Et il me semble qu'il faudrait mettre dans les
préconisations basiques la nécessité d'apprendre le respect des différences, qui est le
chainon manquant pour lier toutes vos préconisations. Vous parlez de lutter contre la
corruption, par exemple, mais la corruption commence quand on laisse penser à un
enfant qu'il peut avoir raison tout seul.
Alain Caillé - Je suis d'accord avec vous. Et une des raisons pour lesquelles je
propose le mot de convivialisme c'est que je pense que l'on a besoin d'un pavillon
commun, d'un signifiant commun qui permette à des gens qui ne se connaissent pas,
qui sont très éloignés géographiquement, et qui font des choses semblables, de se dire
qu'ils cherchent la même chose, qu'ils participent d'un même mouvement. C'est ce qui
a fait la force du communisme et du socialisme, il y a une dimension quasi-religieuse
nécessaire à toute mobilisation. Alors le mot convivialisme est-il le bon?
Après, l'autre difficulté, c'est qu'il ne faudrait pas que ce concept, cette idée,
apparaisse comme un pur produit occidental, français, de la rive gauche, l'idée de
vieux mâles blancs bobos parisiens! Et c'est vrai que notre effectif de penseurs devrait
être plus diversifié (ce qui est difficile pour des raisons pragmatiques). Et l'autre
chantier fondamental, vous avez raison, est de remettre la tradition occidentale (qui
s'est voulue hégémonique) à sa place plus modeste dans l'ensemble des cultures
humaines et des traditions. La difficulté étant de ne pas se gargariser de mots trop
faciles (dialogue, ouverture à l'autre), mais de bien insister sur la relativisation des
valeurs occidentales (ce qui ne veut pas dire abjuration ni même abandon). Et
effectivement cela passe par l'école: et peut-être est-ce cela que veut faire Vincent
Peillon quand il parle de l'enseignement de la morale laïque à l'école. Et il a du mérite
à tenir ce langage par les temps qui courent. Mais il faut voir quel contenu il y mettra,
et qui fera cet enseignement (qui éduquera les éducateurs). Cela rejoint une
proposition de Régis Debray, il y a une dizaine d'années, et que je trouvais
intéressante, de donner des cours d'histoire des religions pendant tout le cursus
scolaire. C'est une bonne réponse à la question que vous posez, mais qui le fera?
Un participant - Vous avez parlé de prolonger la durée de vie des équipements, de
lutter contre l'obsolescence intégrée. Mais ce combat est dépassé, car l'obsolescence
est inscrite dans nos esprits. On est entrés de façon irréversible dans le monde de
l'innovation technologique. Et je pense (comme André Gorz) que c'est la technologie
qui conduit à la démesure. Alors la première lutte à mener, c'est contre l'idéologie
techno-scientiste qui vise à créer sans cesse de nouveaux désirs.
Vous avez aussi demandé : comment organiser le monde ? Mais vous n'y avez pas
donné de réponse : peut-être sera-t-elle dans votre futur manifeste, mais sera-t-il un
manifeste mondialisé (pour un monde dominé par l'économie) ou un manifeste
universel (le monde où l'on partage des valeurs communes).
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Alain Caillé - On cherche à faire un manifeste universel, bien entendu, je viens de
l'expliquer juste avant.
Sur l'obsolescence, vous avez raison, elle est intégrée dans les têtes, mais là encore
il faut chercher des voies étroites, passer par des inflexions et des bascules (cela
renvoie aussi au conflit entre les décisions à long terme et les actions immédiates). Et
il ne faut pas être trop entier: le désir de changement est dans les têtes, mais si vos
ampoules duraient 3.000 heures au lieu de 500, vous ne trouveriez pas ça si mal!
Votre ordinateur pourrait durer 4 ans, votre voiture 10 ans, sans que vous vous sentiez
frustré! Et ça pourrait faire du changement dans le domaine matériel ! Et
symétriquement, pour ce qui est du changement dans les têtes (c'est mon pari), il ne
peut survenir qu'au nom d'une idéologie alternative qui dit qu'une autre société est
possible, dans laquelle on ne sera pas plus malheureux (et même certainement moins),
mais il faut le montrer plus concrètement, et convaincre les gens que tout le monde a
à gagner à vivre dans une société qui ne repose pas sur des perspectives de croissance
infinie. Si on était dans cette logique-là, s'il y avait un sentiment partagé que l'on
pouvait tous ensemble aller en direction de cette société (c'est important que personne
ne reste seul dans son coin, avec son ordinateur), que c'est un combat commun pour
des valeurs communes, universalisables, pas seulement valables ici, mais partout dans
le monde en Inde ou en Amérique latine, là ça commencerait à prendre du sens: c'est
mon espoir.
Un (jeune) participant - Cette soirée se tient dans une école de commerce, c'est
intéressant (mais il est dommage qu'il y ait si peu, voire pas, d'élèves de L'ESC dans
la salle: ça aurait pu leur apprendre des choses, je ne suis pas sûr qu'ils aient déjà
entendu parler de Marcel Mauss!). Les ESC sont pour moi des hauts lieux de
diffusion de la pensée néolibérale, pensez-vous qu'il faille les conserver en l'état?
Alain Caillé - Ma réponse va peut-être vous surprendre: sur ce point je suis
relativement optimiste. Les ESC ne sont pas fatalement fermées à tout, ni le patronat.
J'ai eu l'occasion récemment de discuter avec le numéro 2 de Danone, Emmanuel
Faber, qui vient d'écrire un livre plutôt étonnant (Les chemins de traverse), et qui m'a
convaincu, malgré mon réflexe gauchiste de départ, qu'il y avait en effet un pari
possible, pour les grandes entreprises comme Danone, de responsabilité économique
et sociale, qui ne soit pas seulement du semblant ou du publicitaire. La personnalité
de Faber est étonnante, il va régulièrement passer du temps dans les Ashrams pour
aider les pauvres…
J'ai appris avec surprise que les professeurs de l'Ecole de commerce Audencia de
Nantes sont très férus de la revue du MAUSS. Mais pour en faire quoi?
On peut en faire beaucoup de choses! Et l'idée qu'on peut avoir un management
moderne différent du new management, avec des patrons qui respectent tout un
ensemble de valeurs démocratiques et humanistes, est un pari plausible. Je suis en
train d'écrire un petit livre sur ce sujet. Et j'ai découvert des choses sidérantes: par
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exemple, la principale compagnie aérienne américaine repose sur une gestion du
personnel très décentralisée et autonomisée: ce sont les salariés qui gèrent directement
leur temps de présence, et ça marche très bien. Je pense donc qu'on peut faire le pari
qu'il peut y avoir un cercle vertueux (même si ça ne marchera pas à tous les coups), le
pari de la vertu en quelque sorte, le pari que la confiance faite aux salariés,
l'autonomie qui leur est donnée, la hiérarchie et le taux de contrainte minimale, tout
cela conduit à des entreprises résistantes et donc prospères (et tant mieux si cette
politique est aussi profitable économiquement). Et ça joue non seulement dans le
secteur de l'entreprise, mais aussi dans l'Université, l'Université qui a adopté les
normes du privé il y a 10 à 15 ans, avec des résultats catastrophiques sur la qualité de
la recherche. Partout la lutte contre le néo-management est une lutte prioritaire, et
même dans les écoles de commerce il faut la mener!
Un participant - Nous avons reçu au GREP récemment des gens dont vous avez
parlé, Jean-Baptiste de Foucauld sur l'abondance frugale (un titre repris tel quel par
Serge Latouche…), Pierre Larrouturou dont certains collaborateurs viennent de votre
équipe, … Tout ce monde se lance dans une lutte plus ou moins coordonnée contre la
pensée dominante, mais on ne voit guère émerger d'action cohérente. Pouvez-vous
nous donner quelques recettes pratiques pour que nous soyons moins sceptiques?
Alain Caillé - Je vais vous donner l'exemple d'une démarche que je n'ai pas réussi à
faire aboutir il y a quelques années, mais que l'on pourrait reprendre ensemble. Je me
déplace beaucoup en France pour donner des conférences devant des publics comme
vous au GREP, très actifs, plus ou moins nombreux, plus ou moins jeunes, mais qui
cherchent à réfléchir ensemble, qui ont un désir extraordinaire de participer à des
débats culturels et politiques. Et il ne serait pas difficile, avec quelques moyens, de
créer un espace commun à tous ces lieux, les cafés philo, le GREP, des associations
comparables que j'ai rencontrées récemment à Caen et à Nantes, par exemple… Et le
fait de se dire qu'on n'est pas tous seuls, qu'il y a ailleurs en France d'autres
associations comparables, qui ont les mêmes objectifs de permettre à des citoyens qui
ont envie de faire quelque chose, de réfléchir en commun, voire d'entreprendre des
actions en commun, voila qui donne de l'énergie. On pourrait maintenant, avec
Internet, créer un site commun où chacun afficherait et ferait connaître aux autres ses
actions avec leurs spécificités… On pourrait même imaginer de discuter chaque année
d'un thème commun, partout en France, en faisant une synthèse en fin d'année de
toutes les idées échangées et des conclusions qu'on en a tirées, en donnant ainsi corps
aux opinions citoyennes diffuses qui autrement n'arrivent pas à émerger. Voila une
chose concrète, pas très difficile… mais il faut que quelqu'un s'y engage pour la faire
aboutir. Pourquoi pas l'équipe du GREP? Je vous passe le flambeau!
Un participant - Nous vivons dans un système où l'enfant est très tôt conditionné,
comme le montre un livre de Barber, par le monde du marché et du biseness. Le
capitalisme nous infantilise, et fait de nos enfants les premiers prescripteurs d'achats,
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et les porteurs de ce consumérisme que vous dénoncez, de cette frénésie du
changement pour le changement. Comment peut-on lutter contre cette situation?
Alain Caillé - Le problème fondamental est de pouvoir offrir des perspectives
intéressantes et crédibles à cette jeunesse, en termes de philosophie politique mais
aussi de description d'un monde vivable. Car l'avenir n'est pas rose pour eux: l'emploi
se fait rare, et la possibilité d'avoir un jour un niveau de vie supérieur à celui de leurs
parents devient une chimère. Les Indignados ne pourront plus se contenter d'aller
manifester 2 ou 3 fois par an sur la Plaza del Sol, il leur faut commencer à définir un
monde à bâtir. Mon pari personnel (et c'est pourquoi j'essaie de réunir des
intellectuels), c'est qu'il faut commencer par écrire, penser, et ça peut (mais ce n'est
pas garanti) déboucher sur des idées permettant d'inventer un autre monde plausible et
meilleur. Et des groupes comme les vôtres, s'ils pouvaient se fédérer, pourraient servir
de formidables caisses de résonance pour ces idées.
Toulouse le 8 février 2013
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Alain Caillé a rédigé sa thèse d'étudiant en sociologie et en économie (sur
l'idéologie de la planification) sous la direction de Raymond Aron, et à 23 ans, il
est devenu l'assistant en sociologie de Claude Lefort à l'Université de Caen. Il est
professeur émérite de sociologie à l'Université de Paris X, où il dirigeait la
spécialité du Master Science Sociale et Sociologie : Société, Économie et
Politique. Membre du directoire de l'école doctorale Économie, Organisations et
Société, il était également co-directeur du SOPHIAPOL (ex-GEODE),
Laboratoire de sociologie, philosophie et anthropologie politiques de cette
université. Il a fondé le MAUSS (Mouvement Anti-utilitariste dans les sciences
sociales) en 1981, et dirige la Revue du MAUSS, publiée aux Éditions La
Découverte, depuis sa fondation.
Alain Caillé s'impose au cours des années 1980 et 1990 comme l'un des chefs de
file d'une critique radicale de l'économie contemporaine et de l'utilitarisme dans
les sciences sociales. Son manifeste Critique de la raison utilitaire constitue ainsi
un tournant dans les sciences humaines et sociales : il appelle à la mise en place
d'une alternative au paradigme utilitariste qui domine selon lui ces sciences depuis
plusieurs siècles.
La critique faite par Alain Caillé du paradigme utilitariste s'étend à tous les
savoirs - de la psychologie freudienne (fondée sur le principe du plaisir), à la
micro-économie, en passant par la philosophie, la sociologie, l'anthropologie, etc.
Sa démarche critique se veut donc pluridisciplinaire. Elle doit aller au-delà des
clivages idéologiques. On ne peut ainsi la confondre avec celle d'un économiste
ou d'un sociologue d'obédience marxiste, puisqu'il rejette les présupposés
utilitaristes de l'économie politique marxiste. Dans les faits, ses travaux mêlent
des analyses sociologiques, historiques, anthropologiques, philosophiques et
économiques.
Mais loin de nier que l'intérêt soit un motif puissant de l'action, il critique surtout
la position qui consiste à en faire une explication ultime de tous les phénomènes
sociaux. D'ailleurs, le paradigme du don (inspiré de l’Essai sur le don de Marcel
Mauss) qu'il propose avec d'autres, accorde toute sa place à l'échange intéressé.
Il a également produit des études anthropologiques et sociologiques sur
l'économie vue sous l'angle du don. Il a participé à la redécouverte de Marcel
Mauss dont les analyses avaient parfois été délaissées au profit de celles d'Émile
Durkheim.
Publications: elles sont très nombreuses. Retenons
Critique de la raison utilitaire, La Découverte, 1989
et récemment:
Du convivialisme, dialogues sur la société conviviale à venir, Alain Caillé, Marc
Humbert, Serge Latouche et Patrick Viveret, Editions La Découverte, 2011
Pour un manifeste du convivialisme, Editions Le Bord de l'Eau, 2011
De l'idée même de richesse, Editions La Découverte, 2012
et bien entendu
La Revue du MAUSS, fondée en 1981, éditée aux Editions La Découverte depuis 1988,
avec une parution semestrielle depuis 1993
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